L’Illustre Maurin/LVII

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E. Flammarion (p. 473-478).

CHAPITRE LVI


Une agonie de sanglier.

Tonia avait jeté son arme et aussitôt crié à tue-tête : « Maurin !… »

Elle voulut le rejoindre au plus vite, et tout en courant de son mieux : « Il rira bien, quand je lui dirai que j’ai voulu le tuer ! »

Cependant, nul cri n’avait répondu au sien.

« Il veut me troubler, pensa-t-elle, il fait le mort ! il a compris, il se venge à son tour ! »

Elle s’arrêta, essoufflée, mit la main sur son cœur, qui battait à faire éclater son corsage, — puis se reprit à courir. Elle allait ainsi, forcée de faire un long détour pour ne pas se perdre aux ravins, elle allait, courait, butait, se relevait, descendant des pentes, remontant des mamelons, à travers les genêts épineux, se déchirant les jupes, s’ensanglantant les jambes, les bras, le visage fouetté de branches élastiques… s’arrêtant parfois une seconde pour écouter et repartant de nouveau…

— Mon Dieu ! pensa-t-elle tout à coup, si je l’avais tué !

L’épouvante alors la prit et elle se hâta davantage. Puis elle s’arrêta, plus terrifiée encore à l’idée qu’elle le trouverait tombé à terre, sanglant, mort, défiguré peut-être… Elle croyait le voir, là, à ses pieds, dans la broussaille et les pierres…

Enfin le sentiment simple et net de la situation lui revint. Elle avait essayé de tuer son amant parce qu’elle l’aimait. Mort ou vivant, elle devait le rejoindre, et le soigner… ou l’ensevelir ! Alors, elle alla droit son chemin, jusqu’au Puits des Arbouses.

Maurin, tout pâle, les yeux clos, haletait, couché sur le dos ; son chien léchait son visage ; du sang, il n’en paraissait guère. Le chasseur avait reçu une balle au-dessous de l’épaule droite ; sans doute l’épanchement était intérieur.

Tonia ouvrit le carnier du chasseur, y prit la gourde d’eau-de-vie, lui en mit quelques gouttes sur les lèvres, et lui mouilla les tempes.

— Maurin ! Maurin ! criait-elle en sanglotant !… Mon Dieu, Maurin ! qu’ai-je fait ! reviens à toi, mon pauvre Maurin !… Maurin !… Mon Dieu !… Maurin !… pourvu que tu vives, le reste ne me fait plus rien !… Tu prendras toutes celles que tu voudras, Maurin ! je ne serai plus jalouse !… ah ! misère de moi ! qu’ai-je fait de toi ! tu n’étais pas parjure, n’ayant rien promis !… Je n’étais pas ta femme ! tu m’avais prise, mais je peux bien le dire à présent, je t’avais désiré, voulu, je t’avais cherché ! … Reviens à toi, Maurin ! Maurin !

Elle le souleva légèrement, mit le carnier en oreiller sous sa tête, lui fit boire encore un peu d’aïguarden.

Il ouvrit les yeux.

— Ah ! c’est toi, Tonia ? je comprends, dit-il… c’était ton caractère. Je ne suis pas étonné !… c’était mon destin.

Elle se mit à sangloter en silence :

— Pardonne-moi, Maurin !

— Eh bé, oui, pardi, que je te pardonne ! ce qui est dans notre destin ne nous aregarde pas… je devais mourir de cette manière !

— Mourir ! Mourir ! cria Tonia éperdue ! ne meurs pas, mon Maurin, mon homme ! je serai tienne comme tu voudras… Ce que tu voudras, je le dirai, je le ferai, — je le serai.

— Il est un peu tard ! dit Maurin doucement.

— Oh ! par pitié ! pardonne-moi, gémit Tonia.

Et elle se pencha, lui prit la tête à deux mains et l’embrassa à pleines lèvres, sur le front, sur les joues… sur les lèvres.

— Brigand de sort ! dit-il, tu es une belle fille et tu m’aimais, je le vois, mais ça fait bougrement mal !

Là-dessus il s’évanouit de nouveau.

Quand il revint à lui :

— À présent, dit-il lentement et par petites phrases courtes, mon compte est bon… Comment vas-tu faire ? Il faut me tirer d’ici… Il faut prévenir des amis, ils feront ce qu’il faudra… Il faut quatre hommes au moins… et qu’on ne sache rien… je dirai que mon fusil est parti tout seul… brûle une cartouche… bon. À présent, va-t’en… Ça sera dur, la nuit. Je calcule qu’avant le jour tu ne peux pas être ici…

Elle retira son cotillon, lui en enveloppa les jambes, mit son foulard autour de son cou, fixa son feutre sur sa tête, mit la gourde auprès de lui, l’arrangea enfin pour le mieux. Au-dessus de sa tête elle fit un toit de branchages.

— Tu m’as pardonné, Maurin ?…

— Oui, dit-il, mais ne me tourmente plus.

Elle l’embrassa. Il se disait : « C’est bien le dernier baiser que je reçois ! » Et tout haut :

— Il y a un homme, Tonia, à qui tu pourras tout dire, c’est M. Rinal, à Bormes, avec bien des remercîments de ma part parce qu’il a instruit un de mes enfants, mon petit Bernard… À présent, va-t’en au plus vite, pour plus vite revenir…

Elle s’éloigna, il la rappela.

— Que veux-tu, Maurin ?

— N’oublie pas de dire à M. Rinal bien des remercîments de ma part… et que le bon Dieu te bénisse !

Elle dut le laisser seul. Il lui fallut plusieurs heures pour trouver du secours.

La nuit était venue.

Seul, là-bas, Maurin était à terre, brûlé de fièvre. Un lourd sommeil l’écrasa, et son esprit excité se démenait, tout en visions, sous le poids de plomb du sommeil.

Une sensation plus nette que toutes les autres revenait sans cesse. Il se croyait transformé en porc sauvage, selon son expression habituelle, en sanglier blessé. Et tantôt il sentait couler le sang de sa hure déchirée et le long de ses défenses. Alors il fonçait sur un chasseur, et, parvenu près de ce chasseur, il reconnaissait avec épouvante que c’était lui-même… Mais il était lancé et il enfonçait un de ses crocs de sanglier dans sa propre cuisse d’homme, puis il s’enfuyait, à grands bonds, cassant sous lui les bruyères sèches.

Alors le chasseur, qui était Maurin, le visait et lui brisait la jambe. Et il tombait sur son train de derrière et se traînait dans la broussaille, tandis qu’au loin on criait : « À la barre ! » Par-dessus tous les autres cris, il reconnaissait la voix de Tonia… puis celle de Pastouré : « À la barre ! »

Les chasseurs accouraient tous… et parmi eux Maurin, le plus acharné ! — Et lui-même il sautait sur le sanglier, c’est-à-dire sur un autre lui-même !

Alors il ressentait une double douleur horrible, dans sa jambe de sanglier et dans sa jambe d’homme, et le chasseur Maurin frappait sur le crâne du sanglier Maurin, à grands coups d’une pierre aiguë qu’il avait ramassée…

Et, entr’ouvrant les yeux sous la lune, le blessé murmura :

— C’est la fièvre. Je suis à demi-mort. Tout ça, c’est des mauvais rêves…

« Pourquoi, dans le rêve, ai-je souffert de la jambe, puisque je suis blessé à la poitrine ?… c’est drôle, les songes !…

« Tonia va revenir… On m’emportera.

La nuit était sereine. À travers les branchages, il pouvait voir le fourmillement des étoiles… Et le murmure des grandes vagues s’entendait, ressemblant à celui du vent dans les pinèdes, mais rythmé à temps égaux…

— Qui regretterai-je, si je dois quitter ce monde ? se demanda-t-il un moment, à travers son délire… Les gendarmes ? les préfets ? les braconniers ? les députés ? les femmes ? le gibier ? ou Tonia ? mon fils ? Mon fils. M. Rinal l’instruit : tout va bien… M. Rinal ? celui-là oui, et pas d’autre… je n’en regretterai aucun autre, pas un… ah ! si !… pauvre Pastouré !

Tout à coup, dans son cauchemar, il reconnut Fanfarnette : son corps jeune, blanc, frais, tout nu, sortait d’une jarre… Mais il la regarda au visage, elle avait un bec de tardarasse et elle lui répétait : « Tout le déshonneur sera pour toi ! » Alors une sourde terreur s’engouffra en lui ; toutes les douleurs de sa chair le mordirent à la fois comme des chiens enragés et, calme, il dit tout haut, à la manière de Pastouré : « C’est bon de mourir — pour ne plus rien voir de tout ça. Les choses vont bien ainsi… »

Une douleur contracta sa jambe… il se raidit et parvint à se mettre sur son séant. Il s’aperçut qu’il était dans une flaque de son sang. Il eut la volonté d’en sortir. Il se tourna sur le ventre, appuya son menton dans ses mains et, marchand sur ses coudes, il se traîna un peu… comme le sanglier, dont on a cassé les reins, se traîne encore sur ses pattes de devant. À ce moment-là, une lueur de lanterne apparut sur la colline, en face de lui à travers les chênes-lièges aux troncs écorchés et comme sanglants. Il s’étendit sur le dos en soupirant, et perdit connaissance.

Un train sifflant et ronflant passait là-bas, au bord de la mer. La voix de fer du siècle couvrait la plainte du moribond.

Son chien, couché à ses pieds, gémissait inconsolablement.