L’Illustre Maurin/XLII
CHAPITRE XLII
Quand les paresseux chasseurs qui s’étaient refusés à chasser virent au loin Maurin revenir, suivi de Mme Labarterie, rayonnante de joie pour avoir tué deux perdrix, ils étalèrent bien vite les linges blancs sur une litière de feuilles de pins lisses et dorées… Pastouré arrivait de son côté presque en même temps.
De tous les carniers sortirent pâtés, conserves diverses, bouteilles et pain tendre. Les petites serviettes furent dépliées, les timbales trinquèrent avec les gobelets de chêne liège ou de bois de bruyère.
Quand tout le monde fut assis en cercle autour de la nappe :
— Messieurs, dit Maurin, quel est celui d’entre vous qui, pendant que nous étions encore à cent pas d’ici, a tiré un coup de fusil ?
— C’est moi, dit le juge d’instruction… Une pie a passé sur ma tête, j’ai tiré…
— Et mal vous en a pris, monsieur ! J’admirais (je visais), juste à ce moment, deux lapins à la fois, dans une melonnière qui est là, au fond du creux, près de la pousaraque et, de sûr, je les aurais enfilés tous deux, lorsque votre maladroit coup de fusil a fait un bruit du diable… les lapins naturellement ont fichu le camp.
Tout le monde riait…
— Alors, poursuivit Maurin qui ouvrit son immense carnier posé à côté de lui, alors, à la place… j’ai pris deux melons.
Il tira de son sac deux beaux melons bien mûrs et sans doute juteux à point, et les déposant sur la nappe :
— Quand vous les aurez assez vus, j’irai les mettre à rafraîchir dans le puits.
Les melons furent flairés par les amateurs.
Le procureur du roi de la République impériale regarda d’un air d’intelligence et de reproche son voisin M. Cabissol.
— Eh bien, monsieur ? souffla-t-il à son oreille… que dites-vous de cela ?
Et le juge d’instruction acheva durement :
— C’est le vol, tout simplement !
— Peuh ! fit M. Cabissol en riant… à la chasse… en Provence… quand il fait si chaud… un grain ou deux de raisin !… un melon ou deux !… Si le propriétaire vous voit, on lui crie : « Je prends ça, ou ça ! » et il répond : « Faites, faites… à votre convenance… »
— Vous croyez ? dirent les magistrats.
— C’est aussi naturel, dans ce pays-ci, que de dire à des gens, qu’on devine en route pour aller se baigner dans les calanques du voisinage : « Eh bien, vous allez voir s’il y a toujours d’eau à la mer ? »
— Aussi naturel ! répliquèrent à la fois les deux magistrats, sur un ton d’incrédulité…
— Demandez à Maurin.
Le malicieux Maurin n’avait pas perdu un mot de cette conversation.
— Ma foi de Dieu ! fit-il, c’est vraiment vrai que j’ai pris ces deux melons sans croire les voler. La terre me les offrait, le soleil aussi…… Je me suis pensé comme ça qu’au dessert ils feraient plaisir à tout le monde ; qu’un sanglier cette nuit aurait bien pu les ronger jusqu’à l’os, pechère !… Et puis en fin de compte j’aurais dû ne pas vous dire comment je me les suis procurés, et vous en auriez mangé sans remords… Allons, à table, messiès !… J’ai bougrement faim, dit-il pour terminer ; le bain ouvre l’appétit.
— Vous vous êtes baigné, Maurin ? questionna M. Labarterie sans attacher d’importance à sa question.
— Je suis même encore en nage ! répondit Maurin, équivoque.
Il se leva, emportant les melons pour les mettre à rafraîchir dans le puits.
Quand il revint, on avait attaqué les vivres étalés sur les serviettes blanches :
— Bougre de bougre ! que vous me feriez dire, — si j’étais resté encore trois minutes absent, vous ne m’auriez rien laissé !
— Regardez donc votre assiette, dit Labarterie, ma femme a pris soin de vous.
— Madame, dit Maurin, je ne sais plus comment vous dire mon gramaci !
Et quand l’excitation d’un déjeuner solide, arrosé de vins actifs, eut animé les conversations et les rires :
— Vous ne savez pas, monsieur le juge ? dit gaîment Cabissol, Maurin vous a qualifié ce matin d’homme dangereux.
Le juge eut un haut-le-corps.
— Un juge, dit-il gravement, n’est dangereux qu’aux consciences troublées.
— Faites bien excuse, déclara Maurin qui vidait une dernière fois sa coupe taillée dans une racine de bruyère, legs touchant du chasseur Casimir, qui en avait lui-même hérité de Prime, devancier de Maurin des Maures, — faites excuse, monsieur le juge. Parlant par respect, il devrait en être comme vous le dites, mais c’est bien tout le contraire, et, dans ce pays-ci du moins, c’est plutôt les innocents qui ont tout à craindre des juges !
— Comment cela ?
— Eh bé, fit Maurin, à avoir affaire aux juges, les coupables ne perdent jamais rien… mais les innocents perdent toujours tout. Je ne vous l’envoie pas dire et comme je le dis, prenez-le.
— Il vous le met dans la main, proféra le silencieux Pastouré qui riait dans sa barbe.
— Il y a du vrai dans ce que pense M. Maurin, affirma Mme Labarterie.
Son mari, cette fois, lui adressa un regard sévère.
— Qu’en savez-vous ? dit-il à sa femme.
— Eh ! fit-elle en riant, supposons une honnête femme que son mari croit coupable d’adultère ; il demande la constatation d’un flagrant délit imaginaire. Le juge obtempère. Le commissaire de police fait buisson creux. La chose est connue, et la femme est compromise quoique innocente.
— En ce cas, dit le juge, c’est le mari qui a égaré la justice.
— Et tout au contraire, reprit Maurin, de plus en plus narquois, voilà une belle femme qui a oublié un instant qu’elle est mariée ; personne n’en sait rien ; il n’y a pas de juges dans l’affaire : tout le monde est content. Ce sont les juges qui gâtent toujours tout. Je regrette que M. Vérignon, notre député, ne soit pas là. Il vous expliquerait tout ça très bien.
— Il est vrai, dit Labarterie, — qui pensait à sa candidature éventuelle, — il est vrai que M. Vérignon a dit, le jour du congrès, des choses fort sensées ; et ses paroles, je le sais presque par cœur. Il a dit :
« — Un juge d’instruction a entre les mains un pouvoir terrible. »
— M. Vérignon, confirma M. Cabissol, soutient qu’un juge d’instruction peut faire durer jusqu’au scandale et à la pire injustice — l’emprisonnement préventif. Les mandats d’arrêt peuvent être, selon son expression, de véritables lettres de cachet, et le juge qui s’en tient au texte du code, celui qui ne cherche pas à satisfaire l’équité par-dessus tout, peut conduire un honnête homme à tous les déshonneurs, en mettant servilement la loi de son côté.
— Je ne le lui ai pas fait dire ! s’écria Maurin.
— Ah çà ! s’exclama le juge qui finissait par prendre gaiement son parti de la situation, sommes-nous à la chasse ou à la Chambre des députés ?
— Nous sommes à table, assis par terre, dit Maurin dont les saillies amusaient Mme Labarterie… Et je ne suis pas fâché d’y être avec des juges, pour leur faire entendre, puisque l’occasion se présente, ce qu’eux-mêmes ils savent bien… Tel que vous me voyez, on m’a condamné pour coups et blessures, comme ils disent, et pour vol d’un chien ! et le chien, je ne l’ai pas volé : un chien n’est pas un melon… J’ai une demi-douzaine de procès-verbaux qui me cherchent… Les brigades me traquent… Et tout cela pourquoi ? pour des soi-disant fautes qui n’en sont pas.
— Les délits que Maurin a pu commettre, dit M. Cabissol, il les a commis en faveur de l’équité.
— J’en connais quelques-uns, avoua le juge, quoique je ne sois à Draguignan que depuis quinze jours à peine.
— Alors, monsieur le juge, vous devez savoir que le plus grave de tous devrait me faire voter des félicitations par la Chambre des députés : c’est mon aventure du chien fou. Mais bah ! nous sommes tous un peu d’Auriol dans notre contrée et, au fond, l’opinion publique de mon royaume me juge comme je devrais être jugé partout.
— Et pourquoi ne vous constituez-vous pas prisonnier pour vous défendre ?
— Voilà justement le diable ! dit Maurin. Je ne vais pas m’expliquer avec la justice parce que… je m’en méfie ! Si je vais vous voir dans votre palais pour vous dire ce qu’ici je vous dis dans le palais du bon Dieu, de sûr vous me coffrerez.
— Dame j’y serai sans doute forcé, déclara le juge.
— Tandis que je voudrais pouvoir, déclara Maurin, me faire rendre justice sans être puni par avance.
— La loi est la loi ! Nous jugeons des faits et non des intentions.
— Et des lois il en faut, affirma fortement Maurin, mais le journal racontait l’autre jour qu’une jeune mère, pechère ! n’ayant que sa pauvreté qui fût bien à elle, avait volé chez le boulanger trois pains d’un sou parce que son petit avait faim. On te la coffre. Elle est jugée un mois après, on la condamne à la prison et à l’amende. Que dites-vous de ça ? je dis, moi que c’est elle qui est volée.
Il s’anima, en poursuivant :
— Vous lui avez pris vingt-cinq jours de son travail, mossieu ! Vingt-cinq jours, nom de pas Dieu ! c’est une fortune que personne ne peut rendre à personne ! Vingt-cinq jours que je ne vous dois pas, tas de voleurs de juges que vous me feriez dire !
Tout le monde éclata de rire ; et le juge et le procureur eurent assez d’esprit pour faire comme tout le monde.
— Et voilà pourquoi, moi, Maurin, je vous condamne, mais vous vous en fichez pas mal ! C’est peut-être dommage. Vous autres, vous jugez avec vos livres à la main. À votre place, je jugerais avec ça et avec ça…
Ayant frappé énergiquement sur son front et sur sa poitrine, il ajouta :
— Je ne sais pas si je me fais bien comprendre !
Un nouvel éclat de rire général accueillit cette saillie un peu trop libre, et si le juge fit la grimace, du moins ne la laissa-t-il pas apercevoir.
Et déjà Maurin, excité par le succès, ajoutait encore :
— Et puis, en fin de compte, tant qu’un gouvernement protégera les Espagnols qui viennent tuer des veaux en France, devant le public, et qu’il les laissera donner au peuple des leçons de boucherie, et qu’il les applaudira à seule fin de faire les affaires des marchands d’alcool, qui choisissent nos députés, lesquels font nos lois, je calcule qu’il ne sera pas bien étonnant que les juges parlent français comme des vaches espagnoles et que le peuple se fasse méchant !… Sans rancune, monsieur le juge, si vous le voulez bien ! je parle selon mon idée et comme un gros sauvage, mais au fond je ne vous en veux pas… Et même…
Un sourire de raillerie imperceptible courut dans ses moustaches :
— Et même, tel que vous me voyez, je suis bougrement content d’avoir fait votre connaissance, parce que je comprends qu’il est bon, pour un homme comme moi, qu’il est fameux, qu’il est même nécessaire d’avoir un ami comme vous, que si jamais je faisais un mauvais coup, vous n’auriez qu’à un peu le vouloir pour me tirer d’affaire, vu et attendu qu’aujourd’hui comme sous les rois tout n’arrive que par protection !
La-dessus, sans dire autre chose, il se leva pour aller quérir, dans le puits voisin, les melons qu’il y avait mis à rafraîchir.