L’Illustre Maurin/XLIX

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E. Flammarion (p. 415-429).

CHAPITRE XLIX


De la cachette où Pastouré et Maurin se réfugièrent au milieu de l’incendie ; où l’on verra l’agréable conversation qu’ils eurent ensemble au sujet de la déesse Vérité, et comment Pastouré en vint à conter à son compagnon l’histoire de l’Aviron et celle du Matelot de Calas.

Les seaux dont Pastouré et Maurin avaient eu la bonne idée de se munir pour pénétrer dans la fournaise, ils les avaient pris, avant que le feu l’eût conquise, auprès d’une habitation bâtie au bord du chemin, à côté des auges d’une vaste porcherie. Devant la porcherie était un puits. C’est vers ce point que retournaient les deux chasseurs… ils couraient sur des braises.

— Mouille tes espadrilles !

Ils baignèrent leurs pieds dans les seaux.

— En avant !… li sian ! (nous y sommes !)

Maurin saisit une lourde perche noircie par le feu et la précipita dans le puits profond. Pastouré comprit, il en saisit une seconde et la précipita de même. Sans se débarrasser de leurs seaux, ils entrèrent dans le puits dont ils avaient enjambé la margelle brûlante. Maintenant, ils descendaient vers la fraîcheur… Il était temps ! Une risée de mistral se levait sur les bois mal brûlés qui avoisinaient la ferme et qui se remirent à flamber…

Les deux hommes, ayant empoigné la chaîne, descendaient, les jambes écartées, accrochant leurs pieds crispés aux parois crevassées du puits étroit, et s’agrippant parfois d’une main aux saillies d’une pierre.

Quand ils approchèrent de l’eau :

— Attends un peu, dit le calme Pastouré, que je fasse du feu.

— Comment, du feu !… Encore ! s’écria Maurin gaîment.

Pastouré fit flamber une allumette. Ils regardèrent au-dessous d’eux et constatèrent avec joie que leur manœuvre avait réussi : les perches touchaient évidemment le fond de l’eau, et elles émergeaient en s’entre-croisant au-dessus. Quelle que fût la profondeur du puits, ils pourraient s’y maintenir sans péril… Ils descendirent encore.

— C’est bas ! dit Maurin.

— Ah ! coquin de sort ! il me vient une idée, fit Pastouré. C’est ça, par exemple, qui serait drôle !…

— Et quoi donc ?

— De mourir noyé au beau milieu d’un feu !

Ils atteignirent les perches émergeantes.

— C’est bon l’eau, quand on sort du feu, dit Maurin.

— Voilà, ajouta Pastouré, un bain de pieds qui arrive à son heure.

Il chantonna :

En attendant que la soupe il se fait,
Anan dabas si lava’n pàou leï péds.

— Emplis les seaux, nous aurons de l’eau propre, car nous voilà dans cette sauce pour je ne sais combien de temps !

Ils emplirent les seaux et les accrochèrent aux branchettes rompues qui hérissaient les perches.

— Sens-tu le fond avec tes pieds ?

— Comment veux-tu ! les bigues que voilà mesurent deux mètres d’eau, et c’est tant mieux.

— Si elles ne cassent pas.

— Chacun la sienne.

— Appuie-toi un peu sur les pierres. Il y en a par là plusieurs qui font saillie ; c’est comme des étagères qu’on aurait mises exprès.

— Nous sommes, dit Maurin, deux écureuils bien mal assis ! Mais nous avons la liberté de nos bras.

— Je voudrais voir, déclara Pastouré, la tête de Sandri à cette heure.

— On va nous croire morts.

— C’est bien justement ce qu’il faut…

Les deux hommes gardèrent un moment le silence.

— On s’ennuie ici, gémit Maurin.

— Pense, dit Pastouré, aux malheureux qu’on enfermait dans les souterrains de la Bastille, et tu deviendras content, rien qu’à l’idée qu’on l’a démolie !

Après un silence il ajouta, gouailleur, en tirant sa pipe :

— Tu ne crains pas la fumée, qué ?

— Noum dé pas Diou ! s’écria Maurin tout à coup, j’ai perdu la mienne !

— Va la chercher ! répliqua Pastouré en riant silencieusement.

Il ajouta :

— Une pipe suffit. Nous fumerons l’un après l’autre.

— La fumée va nous trahir, fit observer Maurin joyeusement.

— Une fumée de pipe dans la fumée d’une montagne qui brûle, ça ne se voit pas guère ! déclara Pastouré.

Il bourra sa pipe.

— Elle est bourrée ; qui commence ? fit-il poliment.

— Toi, dit Maurin.

Pastouré alluma sa pipe.

Leurs yeux levés voyaient un rond de ciel, bizarre, noir et bleu, et les furieuses étincelles de l’incendie qui s’y éparpillaient, comme mêlées aux étoiles tranquilles.

Un assez long temps s’écoula.

— Crois-tu qu’ils penseront à nous chercher ici ?

— Nous penserons, nous autres, dit Maurin, à sortir avant qu’ils n’arrivent… Té ! je retourne un instant là-haut voir ce qui se passe.

Il remonta ; sa tête se souleva un peu au-dessus de la margelle du puits. Le ciel solennel brillait de toutes ses étoiles au-dessus du cercle de terre noire et étoilée formé autour de Maurin par son royaume incendié. Le feu avait marché bien au delà de l’endroit qu’ils avaient quitté peu d’instants auparavant. Au bord du feu, à travers les flammes, il apercevait la petite armée postée pour s’emparer de lui, et qui battait en retraite.

De là-haut, Maurin expliqua la situation à Pastouré :

— Le feu les force à reculer, dit-il.

— C’est un bon chien de garde, répliqua Pastouré.

— À propos de chiens, et les nôtres ? interrogea Maurin ; que sont-ils devenus dans cet « escŏoufestre ? »

— Je les ai confiés hier à M. Cigalous, que j’ai rencontré.

— Bon ! monte respirer l’air libre. On ne nous pourra pas voir, à cette heure.

Pastouré monta ; puis, un peu avant le jour, ils eurent peur d’être aperçus, et ils allaient regagner l’ombre humide, quand Maurin dit :

— J’ai faim.

— Ramassons des pignes, suggéra Pastouré. Nous aurions dû y penser plus tôt… Té ! en voilà de toutes rôties.

Ils en jetèrent bon nombre dans le puits.

— Voilà des vivres pour huit jours, déclara Maurin.

— Et la boisson ne manquera pas, assura Pastouré.

— Et puis j’ai à la poche ma fiasque plate pleine d’aïguarden.

Ils redescendirent dans l’obscurité fraîche. Ils ouvrirent les pignes et ils mangèrent les pignons. Puis ils burent l’eau puisée avec les seaux. Puis la pipe se ralluma et ils la fumèrent l’un après l’autre…

— À quoi penses-tu ? demanda Pastouré.

— À m’en aller d’ici au plus tôt, répondit Maurin. J’aimerais beaucoup être ailleurs.

— Pourquoi ? dit Pastouré. Il fait bon ici, l’été. Tu vois bien que les Russes, en été, vont dans les vallées de la Suisse. Et pourquoi ? pour avoir frais. Beaucoup de riches, l’été, voudraient être à notre place… Ils le pourraient, avec leur fortune ! ils pourraient se faire des puits exprès pour se mettre à rafraîchir ; seulement, ils n’y pensent pas.

Là-haut, le rond du ciel perdit ses étoiles. Des fumées passaient. Le jour se fit, pâle, puis éclatant.

Les pieds contre la pierre, le dos contre les perches qu’ils avaient calées solidement, ils étaient là si bien que Maurin ne tarda pas à sommeiller.

Pastouré, se voyant comme seul, se mit alors à parler abondamment.

Maurin, entr’ouvrant un œil, une oreille, le regarda et l’écouta dans un demi-songe :

— On dit, grommelait Parlo-Soulet, que la Vérité, comme nous à cette heure, habite au fond d’un puits. Seulement elle est toute nue. L’été, ça doit lui aller, à la Vérité, d’être à l’humide. Mais si, pour l’empêcher de sortir, elle a, tout autour d’elle, autant de raisons que nous autres, autant de raisons dans les choses et dans les gens, autant de soldats, de préfets, de maires et de gendarmes pour ennemis, alors — noum dé pas Dĭous — je lui conseille, à la Vérité, de rester où elle est, car dehors on l’étoufferait, tandis qu’au moins dans sa cachette, elle boit, elle se nourrit, elle vit, elle espere… Je vous demande un peu ! ils disent que c’est Maurin qui a mis le feu !… C’est comme si on disait que c’est moi ! Le feu aux Maures, Maurin ? le feu à sa chasse, le chasseur ! Faire rôtir — pour qui ? pour personne, — tant de perdreaux, pechère ! et de lapins, de lièvres, et de sangliers, comme il s’en est brûlé depuis quatre jours ? Il faudrait être le dernier des imbéciles… Noum dé pas Diou ! voilà que j’ai froid maintenant… La chaleur m’est sortie du corps en fumée et je me refroidis comme une gargoulette… Pardi ! nous attrapons ici le chaud et froid le mieux préparé qui soit, comme fait exprès !… Si nous allions mettre là-haut nos habits sur un gril, à sécher ? Il y a du feu assez pour ça, que je pense, et du soleil aussi !…

— Que dis-tu, Parlo-Soulet ? murmura Maurin assoupi.

— Qu’on serait ici mieux tout nu, comme est, dit-on, la Vérité, dans un puits profond comme est celui-ci… Je vais mettre là-haut ma veste à sécher.

— Ne sors pas, Pastouré, puisqu’il est jour. Les gens de là-bas nous veillent… Si tu sors, nous sommes pris !

— C’est qu’il a raison ! grogna Pastouré… Je l’ai vue sur une image, la Vérité toute nue… Elle voulait sortir du trou rond de son puits, mais tout le monde, hommes et femmes, cognait dessus et la renfonçait comme un pauvre bouchon de rusque dans un goulot de dame-jeanne.

— Pastouré ! cria tout à coup Maurin joyeusement.

— Ooŭ ? dit Pastouré.

— Nous sommes sauvés !

— Encore !

— Oui, regarde derrière notre dos !

— Une galerie !

— On avait commencé ici une noria.

— Comment ne l’avons-nous pas vue tout de suite, cette galerie ?

— Il faisait si noir !

— Entre le premier ; de combien longue ?

— Elle a été abandonnée, mais elle a plus de cinq mètres de long et presque un mètre de hauteur.

— Mets-y les ferrats pleins.

— Passe-les-moi.

— Té, voici à présent les pignes.

— Maintenant, déclara Maurin, nous pouvons attendre que cela passe.

— Tout passe ! dit Pastouré, et c’est dommage ! nous sommes bien ici ! Ce n’est pas étonnant qu’on ne rencontre pas le bon Dieu là-haut sur la terre puisqu’il est au fond de ce puits. Sian émé Dĭou ! nous sommes avec Dieu !

— Té ! il y en a une autre, en face de la tienne, — de galerie !

— Mettons-nous tous deux ensemble dans la même.

— Pardi ! nous nous réchaufferons l’un par l’autre.

Et allongés côte à côte, après avoir mangé les graines de pin et bu à leur soif, éreintés par trois nuits d’insomnie, les deux amis profondément s’endormirent.

Quand ils se réveillèrent, ils revirent là-haut, au-dessus de leur tête, les étoiles amies.

— Attends un peu ! dit Maurin, je vais aux nouvelles.

Il remonta à l’air libre, écouta, entendit au loin les appels des hommes qui étaient partout de garde au bord de l’incendie éteint. Il ne pouvait pas encore songer à la fuite, — mais il se dirigea vers la ferme voisine, qu’avait abandonnée, en toute hâte, depuis le commencement du sinistre, le berger qui l’habitait. Sous l’action de la chaleur, la porte du logis s’était déjetée et ouverte d’elle-même.

Maurin entra et poussa un cri de joie. Il avait aperçu sur la table deux gros pains. Il les prit et courut au puits. Il fit remonter un bout de la chaîne double (qui ne portait plus de seau) y attacha les pains et, penché au-dessus de la margelle, il cria à Pastouré :

— Voici de quoi souper.

Puis il rejoignit les pains que Pastouré avait décrochés.

— Avec ça et de l’eau-de-vie on se soutiendrait trois jours… Soupons.

Ils s’assirent au fond du puits, au bord de leur galerie, les pieds pendant jusqu’au ras de l’eau, leurs pains et leur fiasque d’aïguarden entre eux. Ils tirèrent leurs couteaux et… « à votre service, si vous voulez faire comme nous ».

Quand ils eurent bien mangé de ce bon pain auquel les pignes donnaient un goût de forêt délicieux, ils se mirent à lever le coude plus souvent que de raison.

— Nous ne sommes pas dans une situation à nous regretter un coup d’aïguarden, — ça réchauffe ! ça nous fera éviter quelque mauvais mal…

Et tant et si bien ils burent, sans craindre d’ailleurs d’épuiser leur fiasque, que Pastouré, en compagnie de son Maurin, devint aussi loquace que s’il eût été seul :

— Pour t’en revenir à la Vérité, dit-il, laquelle est comme nous dans un puits, — où est l’âne bâté, l’imbécile, l’ignorant, qui a eu la sottise de la peindre habillée en femme comme je l’ai vue sur une image, ou plutôt, sous la figure d’une femme, oui, toute nue ? Il ne savait donc pas, celui-là, que la femme et la « messonge », ami Maurin, c’est tout un. C’est la messonge qui est une femme, crois-le-toi, — et tout ce qui est vrai est un homme… Voilà mon idée. Aux femmes il ne faut pas se fier, et je profite pour te le dire de ce que je rencontre ici, dans une place où il ne passera personne, et je te le répète : « Méfie-toi des femmes ! » Té, à propos de ça, connais-tu, ô Maurin ! l’histoire de la fille qui ne savait pas ce que c’est qu’un aviron ?

— Conte-la moi, dit Maurin, — que nous avons besoin de distraction, tous les deux, ici.

— Je te la conterai très bien parce que la chaleur m’est revenue…

S’éro pas lou frascou
N’en sérîou ben mouart :

…et parce que mon grand-père me la contait une fois par jour, et enfin parce que tu ne la connais pas ! Et que tu ne la connaisses pas, ça m’étonne, car c’est une des plus vieilles histoires que l’on se répète dans nos veillées… Elle est fameuse, cette eau-de-vie.

— Tu te vas empéguer, Pastouré ! prends-toi garde !

— Pour une fois, je l’ai bien gagné !… Donc, il y avait un jour un matelot qui se voulait marier, mais comme toute sa vie il était resté dans des ports de mer, excepté seulement pendant le temps où il habitait sur la mer même, pour ses traversées, — il savait que dans les ports de mer les femmes connaissent trop de choses. Pendant que les marins naviguent, elles leur augmentent leurs familles, pechère !… Et là les filles sont sujettes à être avant l’âge aussi malignes, et rusées, et menteuses, et débauchées que leurs mères, tu m’as compris ! Notre matelot savait très bien tout cela et voilà pourquoi, se voulant marier, il décida qu’il n’épouserait qu’une fille qui n’aurait jamais vu la mer, même de loin ! une fille si pure, si innocente — mon homme ! — qu’elle ne saurait pas distinguer un gouvernail d’un aviron, et ignorerait en un mot toutes les choses de la marine. « Quand j’aurai trouvé une fille comme ça, se pensa-t-il, j’aurai trouvé un trésor, et aussitôt, mouille ! je jetterai l’ancre, et, dans le pays où sera la fille, je m’établirai, assuré enfin de n’être pas pareil, pour mon malheur, à tous les maris qui habitent des ports de mer. »

Pastouré interrompit son récit pour crier joyeusement :

— Me suis-tu, Maurin ? le plus beau approche !

— Vas-y, Pastouré. J’écoute ! Faï tira !

— Il se met donc un aviron sur son épaule, tourne le dos à la mer, et s’enfonce dans les grosses montagnes. Quand il fut arrivé loin, loin, là-haut dans le nord à Draguignan, il rencontra une fille : « Eh ! oh ! la belle fille ? Qu’est-ce que c’est que je porte là sur mon épaule ? le sais-tu ? sais-tu comment ça s’appelle ? » La Draguignaise, sans malice : « Té ! c’est un aviron, pardine ! » — « Allons plus loin, repensa le matelot. Ce n’est pas à Draguignan qu’habite la vertu que moi je veux trouver ! »

« Il passa par Figuanières ; il y fit pareille rencontre, fit même question, reçut même réponse… À Calas semblable affaire.

— J’en sais une, moi, d’histoire sur Calas, interrompit Maurin, une fameuse !

— Veux-tu que je te la conte, celle de Calas ? demanda sans s’émouvoir Pastouré, décidément gris.

— À ton aise ! dit Maurin qui fumait gravement.

— À Calas, commença Pastouré… Il faut te dire que dans ce village les ânes habitent le troisième étage des maisons.

— Si tu me finissais premièrement celle du matelot ? implora le malicieux Maurin…

— Le matelot, reprit docilement Pastouré, arriva tout là-bas, là-bas, au milieu des terres lointaines, tout au nord, à Digne…

« Passe une belle fille avec une poupe, mon ami ! comme la poupe d’une frégate ! des hanches, mon ami, comme les hanches d’une frégate !… « Savez-vous la belle fille, ce que je porte là ? — Un aviron, pardi, grosse bête ! — Ça n’est pas encore à Digne que je trouverai la vertu que je cherche. » Et il s’enfonça toujours dans les terres, dans les grosses montagnes. Enfin, loin, bien loin de la mer, il rencontra encore une fille, avec des hanches, une poitrine et tout ce qu’il faut. Elle était petite, avec des yeux, des cheveux, des dents… enfin tout ce qu’il faut, « Qu’est-ce que c’est que ça que je porte ? » Celle-là le regarde en baissant les yeux : « Ça, dit-elle, mon brave monsieur, c’est une pelle à four ! — Noum dé pas Dĭou ! j’ai trouvé le merle blanc ! En voilà une, à cette fois, qui est comme la prune à l’arbre quand elle a sa flourette que personne n’a jamais touchée ! Je l’épouse ! » Et comme, après avoir si souventes fois fait le tour du monde, il avait amassé le magot, les parents lui donnent la fille.

« Voilà les novi au moment de se mettre au lit. Lui, il était en chemise ; elle, déjà couchée. Et comme il allait pour se mettre au lit à son tour : « Où voulez-vous, dit-elle, que je me place, capitaine ? sur tribord ou sur bâbord ? — Noum dé pas Dĭou ! dit le matelot en s’arrachant les cheveux, elle avait déjà vu un aviron !… J’ai donc fait à pied, pauvre moi ! un long chemin bien inutile ! Et me voilà empoissé maintenant avec une poix qui ne fond pas au soleil !… » Et il fut, tout comme un autre, juste ce qu’il ne voulait pas être.

— C’est une jolie histoire ! dit Maurin qui riait de tout son cœur.

— Comment ! s’étonna Pastouré, comment ne la connaissais-tu pas ? Si c’est Dieu possible !

— Bien entendu que je la connaissais, riposta Maurin, quand ça ne serait que pour te l’avoir entendu conter plus de cent fois ! Mais nous ne sommes pas ici pour inventer des histoires neuves ; — et puis les plus connues sont les meilleures pour la raison que les autres s’oublient. Conte-moi à présent celle de Calas.

— Non, toi, que tu la sais.

— Non, toi.

— À toi, voyons, insista Pastouré.

— À toi, insista Maurin…

— À Calas, dit Pastouré sans se faire prier plus longtemps, les ânes habitent le troisième étage des maisons parce que les maisons sont bâties le dos contre la montagne ; et, au troisième étage, elles ont leur porte de derrière qui ouvre sur un chemin. C’est donc au grenier qu’on fait habiter les ânes, qui entrent par la porte de derrière ouverte sur le chemin, et qui, par les fenêtres ouvertes sur la façade, regardent devant eux, au midi, les collines qui leur cachent la mer et la plage de Saint-Raphaël, lesquelles sont à sept lieues de là. Dans les maisons qui n’ont point d’âne, ce sont les gens qui habitent le troisième. Un de ceux-là, un matin en s’éveillant, regarda par sa fenêtre, et vit un brouillard qui couvrait tout l’Estérel et toutes les collines et tout, et qui arrivait juste au bord de la fenêtre ; il était bleu et gris, le brouillard, et épais.

« Mère, crie celui-là, qui était un jeune homme, la mer a débordé !… Elle est venue à Calas !… Vite, vite ! vite ! une chaloupe ! — — De chaloupe, nous n’en avons point ! — Je le sais, parbleu, bien ! mais je veux dire par là qu’il faut que vous me donniez le pétrin. » « Avec l’aide de sa mère, il mit sur l’appui de la fenêtre le pétrin qui avait, comme de juste, à peu près la forme d’une petite embarcation. « Attendez, que je m’embarque, et puis, vous pousserez la chaloupe à l’eau ! »

« Il monta dans le pétrin. Pour godiller, il avait pris la pelle à four, et quand il cria « pousse ! » sa mère le poussa, pechère ! et, comme un âne, du troisième étage il tomba, crevant le brouillard, et s’écrasa contre terre !

« Et voilà l’histoire de Calas, que tu n’as pas voulu me conter. J’aurais eu cependant beaucoup de plaisir à l’entendre !

— C’est que, quand tu es gris, tu la contes mieux que moi, Pastouré. Ceux qui ont des livres, souventes fois, dit-on, les relisent lorsque ils s’ennuient et que les livres sont amusants, ou que, sans être amusants, ils leur paraissent bons. Tu as parlé comme un livre que moi j’ai relu en t’écoutant, mais, pour l’amour de Dieu, laisse le fiasque, qu’à la fin tu seras trop gris !

— Jamais, affirma Pastouré, je ne retrouverai occasion pareille de me griser un peu sans être vu de personne. Que j’aie bu, au fond d’un puits, autre chose que de l’eau, jamais personne ne le croira, mon homme !…

« C’est pas l’embarras, ajouta-t-il après un silence, chaque pays a ses usages ; à Calas, comme tu viens de le voir, les ânes habitent le troisième étage des maisons et quelquefois ils en tombent par la fenêtre ; et à Saint-Tropez les habitants aiment beaucoup se tenir un canari sur le derrière.

À cette dernière parole, Maurin fut très étonné, et il demeura silencieux un moment, puis, tout à coup, poussant un grand éclat de rire :

— Sur le derrière de leur maison, tu veux dire ?

— Pardine ! fit Pastouré, ça n’est pas sur le leur, bien sûr, quoique à la vérité on pourrait s’y méprendre, vu qu’on ne sait jamais ce que les filles de ce siècle pourront bien s’y mettre un jour ; j’ai connu le temps où elles y attachaient un petit traversin, et sur leur tête elles ont toutes, encore aujourd’hui, tout un potager, des choux-fleurs et des artichauts… Mais peut-être serait-il temps de sortir ?

— Attends, je vais te renseigner, dit Maurin.

— Monte dans la hune, gabier ! criait Pastouré pendant que Maurin grimpait.

Et de là-haut, Maurin cria :

— Pastouré, tu peux monter aussi !

Au bout de quelques minutes, n’entendant rien venir :

— Eh bien, Pastouré ? Je te dis que tu peux monter, tu le peux !

Une voix lamentable s’éleva des profondeurs du puits :

— Je le peux ! je le peux, ça te plaît à dire ! mais ce n’est pas bien sûr ! Monter je le voudrais, mais je ne le peux pas, la preuve est faite, viens voir ! Mes jambes refusent service. Si ce n’est pas la faute aux rhumatismes, c’est pour sûr la faute à l’aïguarden !

— Allons, dit Maurin, qui était redescendu, donne-moi le fiasque, cette fois, que je t’en prive. Nous monterons quand tu auras fini d’être saoul.

— Ça ne sera pas long, ami Maurin. Mais causons en attendant, dit Parlo-Soulet — qui, décidément, avait l’eau-de-vie loquace.