L’Illustre Maurin/XLVI

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E. Flammarion (p. 400-403).

CHAPITRE XLVI


Comme quoi les présomptions trompent vite ceux qui ne demandent qu’à être trompés.

— Me suivez-vous ? dit Sandri.

— Je vous suis !

— Pourvu que nous soyons dans la bonne direction !

— La bonne direction c’est de tourner le dos à l’incendie.

— Incendiaire ! grommela Sandri. Il paiera ça avec le reste. Ce bandit-là mourra sur l’échafaud.

— Nous n’en sortirons pas !

— Si, si, j’entrevois les bruyères… nous y voici.

— Plus vite donc ! l’issue est par là.

Poursuivis par le pétillement toujours croissant de l’incendie en marche, ils entrèrent dans la tranchée et la suivirent en la descendant.

Quand ils arrivèrent tout au bas :

— C’est particulier ! dit Sandri, plus nous nous éloignons du feu, mieux je l’entends !

— Parbleu ! cria l’autre, nous nous en rapprochons au contraire… Ah ! malheur ! il y a deux foyers !… un devant nous, l’autre derrière ! Regarde… devant toi… la fumée !

— Grondard ! eh ! Grondard !

Rien ne répondit, que le pétillement des flammes courtes qui léchaient, mordaient et mâchaient les broussailles enchevêtrées, desséchées par tout un mois caniculaire.

— Que faire, Sandri ?

— Essayons d’éteindre !

— Que diable veux-tu éteindre ? puisque je te dis qu’il y a deux foyers ! Le soleil a préparé la besogne de ce gredin. Tout cela va flamber comme du papier. Vois, vois, par ici ! ça part !

— Montons sur ce rocher !

— Impossible !… Sur cet arbre ?

Un grand pin était là, les branches taillées en échelons par quelque chasseur. Posant carabine et gibebière, Sandri y grimpa.

— Trois foyers, trois ! cria-t-il du haut de son observatoire. Et rien à faire ! ils sont allumés à des distances de cent, de deux cents mètres devant moi.

— Que faire, Sandri ?

— À la maison forestière ! Préviens les forestiers, fais jouer les sémaphores, les télégraphes… Je vais te suivre, je te suis, mais cette fois, du moins, nous en tenons un, de ces incendiaires de malheur ! Ah ! misère de misère ! acheva Sandri en sautant à terre. Filons à présent, mais il faut que, de mes yeux, je le voie en train de faire sa jolie besogne, ce bandit du diable… et alors !…

— Sandri, dit l’autre gendarme, tout bien réfléchi les sémaphores, crois-moi, ont déjà aperçu la fumée. Il me faudrait plus d’une heure et demie pour gagner la maison forestière. Le secours est déjà peut-être demandé. Veillons sur place, cela vaut mieux : et essayons d’éteindre.

— Tu as raison.

Ils gagnèrent un sommet tout proche d’où ils regardèrent attentivement ce qui se passait aux alentours.

Du pied de plusieurs coteaux s’élevaient déjà de hautes flammes, qui montaient à l’assaut des cimes. Elles étaient d’un jaune pâle dans la blanche incandescence d’un soleil d’août… Elles montaient presque droites avec des extrémités qui s’ondulaient en s’amincissant et se terminaient en une sorte de coup de langue de serpent, vite lancé et aussi vite retiré. On croyait voir à la pointe des flammes leur prolongement en chaleur effilée ; quelques-unes, çà et là, se cassaient brusquement au-dessous de la pointe, et une flèche de feu, telle une immense fleur qui s’envolerait séparée de sa tige, fasceyait un instant, effacée aussitôt, fondue dans la clarté solaire…

Le paysage tremblotait tout entier dans le frémissement de l’air surchauffé.

Le « gros bois deïs fados » semblait un fagot de boulanger dans un four de Titan. Il s’en dégageait une pyramide de fumée qui déjà s’élevait très haut sur le bleu du ciel… et dont la cime, parvenue à cette grande hauteur, se recourbait en panache, atteinte par un courant d’air.

— Là-bas ! là-bas ! regarde, Sandri ! encore un foyer !…

— Ah ! l’enragé ! le gueux ! le forçat ! il brûle les Maures ! cria Sandri. Ah ! si je le voyais faire, je lui enverrais volontiers une balle dans la tête !

Là-bas, sur le point que se désignaient du doigt les gendarmes, au pied d’une des nombreuses collines qu’ils apercevaient de l’endroit où ils étaient juchés, un cinquième feu commençait à gronder.

— Nous ne verrons rien de plus ! dit Sandri. Le bandit ne se laissera pas surprendre. Allons au-devant des forestiers.

Comme ils descendaient la colline, ils s’arrêtèrent, tendant l’oreille :

— Eh ! cria une voix assez éloignée, tu es toi, Maurin ?

— C’est toi, Pastouré ? répliqua Maurin.

— Oui, où trouverons-nous ce qu’il faut ?

— Ici près, avance.

Les voix s’éloignèrent.

Les gendarmes savaient ce qu’ils voulaient savoir : c’est bien le roi des Maures qui avait incendié les Maures. Ils en étaient convaincus du moins, tant les présomptions trompent facilement ceux qui le veulent bien.