L’Illustre Maurin/XXXIX

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (p. 344-348).

CHAPITRE XXXIX


Où l’on verra, grâce à la visite singulière que fît à M. Cabissol une veuve éplorée, qu’il y a morale et morale.

— J’ai, à mon tour, dit M. Cabissol, une histoire à vous conter à propos de votre réflexion sur ce goût de donner, qui est si touchant dans le peuple.

— Voyons votre anecdote, dit M. Rinal. Elle n’aura pas de peine à être plus intéressante que la mienne, laquelle n’est à proprement parler qu’un simple exemple de la facilité qu’ont les primaires à se monter la tête et à se croire des savants parce qu’ils ont découvert l’alphabet, qui fut en son temps une bien belle invention. Nous vous écoutons, monsieur Cabissol.

— À vos souhaits, dit M. Cabissol.

Et il commença :

— L’autre matin, une brave femme, en grand deuil, vint frapper à ma porte. Elle arrivait d’un village voisin, à pied, pour me consulter.

« — Je suis veuve. Mon mari est mort il n’y a pas quinze jours.

« — Et que voulez-vous ?

« — Je viens vous voir, monsieur Cabissol, pour que vous me fassiez la morale ! »

« Pour le coup, je tombai de mon haut, et vous auriez fait comme moi.

« — La morale ? quelle morale ?

« — Mettez-moi par écrit une petite morale !

« — Coumpreni pas !

« — Une morale, monsieur, que tout le monde pourra lire dans le journal !

« — Donnez-moi un peu d’explication, ma brave dame ! »

« Et voici l’explication que me donna la veuve :

« — Ah ! monsieur ! Figurez-vous que mon mari, le pauvre homme, en toute sa vie n’a jamais bu que de l’eau ! Je lui disais quelquefois : « Marius, un doigt de vin te remonterait ; un peu de vin te donnerait de l’estomac ; le vin fait la force ! » C’est comme si j’avais chanté Le patron Vincent qui a gagné la targue à un gavot (montagnard), qui n’a jamais vu la mer ! Toujours il me refusait : « Ma Touninetto, l’eau me suffit ; le bon Dieu a fait l’eau et n’a pas fait le vin Tu ne donnerais pas de vin à un enfant de naissance, pas vrai ? Alors, pourquoi veux-tu m’en donner ? » Et vous imaginez bien, monsieur, que s’il ne prenait pas de vin, ce n’était pas pour prendre de l’assinte, ni aucune aliqueur forte de point de manière, rien de tout ça ! Il savait bien que toutes ces boissons du diable vous empoisonnent le sang, vous rendent rageur et facile aux grandes colères ! Il était sobre ; alors, comment voulez-vous qu’il ne fût pas brave homme ? En dix-neuf ans et demi de mariage, il ne m’a jamais dit une parole plus haute que l’autre ; jamais il n’a seulement levé son petit doigt sur moi, pour me menacer un tant soit peu que rien ! Il me disait toujours au contraire : « J’aimerais mieux me couper la main que de te frapper, « pechère ! »

« Et c’était tout le jour Touninetto par-ci, Touninetto par-là, que le cœur m’en remue encore, rien que d’y songer !… Eh bien, voyez pourtant, monsieur, jusqu’où peut aller la malice du monde ! Les gens de chez nous — et c’est bien le pays tout entier, monsieur, — disent qu’il était un ivrogne et que, du soir au matin, il me battait comme poulpe[1] ! »

« La pauvre veuve s’essuya longuement les yeux et, après un silence pendant lequel je me sentis très ému, elle acheva :

« — Alors, je me suis dit : M. Cabissol, qui est si bon, me fera une petite morale dans le journal, pour que tout le monde sache que mon mari ne s’est jamais empégué (saoulé) de sa vie, et que jamais, au grand jamais il ne m’a battue ! »

« De plus en plus attendri, je demandai quelques renseignements supplémentaires, puis je pris une belle feuille de papier blanc et j’écrivis, en m’appliquant à être bien lisible :

« Ici repose Marie-Marius Siblet, cordonnier de son état, habile à faire du neuf avec le vieux. La rumeur publique l’a injustement accusé de boire et de battre. Sur sa tombe, sa veuve inconsolée déclare que ces propos sont de purs mensonges. Et devant Dieu elle le jure, en foulant aux pieds la calomnie !

« — Voilà, ma bonne dame, la morale demandée. »

« Elle prit le papier, le regarda attentivement, me le rendit, se le fit lire et relire, me remerciant après chaque nouvelle lecture, avec des paroles toujours plus abondantes, comme ses larmes.

« — Ah ! que cela est bien dit ! C’est bien ça que je voulais !… Et cette morale, le journal la mettra ?

« — Non pas ! vous ferez encadrer comme un tableau ce papier que je vous donne. Et ce tableau, vous le suspendrez au bout d’une bigue (perche) que vous planterez, au cimetière, sur la tombe de votre mari.

« — Oh ! monsieur Cabissol, quelle bonne idée ! »

« Et la pauvre femme déposa timidement sur le bord de ma table une belle pièce de cinq francs.

« — Reprenez ça, lui dis-je, j’ai seulement voulu vous faire plaisir, je ne fais pas ça par métier. »

« Elle reprit son écu, se leva en remerciant, avec une émotion portée à son comble, fit retomber sur son visage son voile de deuil qui traînait jusqu’à terre, et se dirigea vers la porte.

« Tout à coup, sur le seuil, elle se retourna, hésitante, puis, brusquement, revint vers moi, et dans un élan de reconnaissance, parlant par saccades, à travers des sanglots :

« — Puisque vous êtes si brave, monsieur Cabissol, vraiment je ne peux pas vous tromper… je comprends qu’on doit la vérité à un homme qui ne veut pas recevoir d’argent… ça me coûte un peu à vous dire, mais je comprends que je vous le dois… Non, non, je ne veux pas me le garder… Il faut que je vous le dise, à vous !… »

« Elle s’interrompit, secouée par le hoquet de la douleur, puis d’une voix suraiguë, comme pour dominer le bruit de ses sanglots, elle dit très vite, très vite, en criant :

« — Il était toujours saoul, monsieur, toujours saoul, pechère ! Et il me battait toutes les nuits beaucoup, et un peu tous les jours !… Merci, mon brave monsieur, merci. »

« Elle sortit, apaisée, et j’admirai le pieux mensonge de cette sublime veuve qui eût été digne vraiment d’avoir épousé un plus grand homme.

« Eh bien ! Maurin, qu’en pensez-vous ?

— Je pense comme vous, monsieur Cabissol, cette pauvre femme était sublime.

— Et devais-je, moi, qu’en dites-vous, accepter ses cinq francs ?

— Vous savez bien que non ! dit Maurin. En vous venant voir, elle a d’abord cru que vous vendiez par métier des conseils comme un avocat ou un médecin. Elle voulait donc, et c’était une idée de justice, vous payer avec de l’argent. Vous lui avez fait comprendre que vous vouliez, vous, lui rendre un service de voisin, par bonté pure. C’est elle alors qui, par respect, devait accepter votre cadeau. Lorsqu’elle le comprend… alors elle ne peut plus vous payer, et cependant, il faut qu’elle vous offre quelque chose parce qu’elle est une bonne femme dans son genre, une vraie femme de notre peuple… Et dans le mouvement de son cœur, monsieur Cabissol, elle vous a donné ce qu’elle avait de plus précieux : sa confiance et son secret. Je trouve ça magnific, monsieur Cabissol. Ah ! là, pour exemple, voici que je reconnais mon peuple ! Il est brave, au fond, allez ! Seulement, dans le peuple pauvre comme dans le peuple riche, ceux qui font le plus parler d’eux ne sont pas toujours les plus honnêtes !…

M. Rinal et Cabissol se regardaient, contents de leur ami Maurin.


  1. On bat les poulpes pour les attendrir avant de les faire cuire.