L’Illustre Maurin/XXXVI

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (p. 320-328).

CHAPITRE XXXVI


De l’agréable conversation que la jolie Corsoise eut avec son mousquetaire, et comment, en sa qualité de dragon chargé d’une reconnaissance, Parlo-Soulet se vit dans la nécessité de rendre compte de sa mission et fut prolixe sans être ennuyeux, bien qu’il ne se parlât pas à lui-même.

À l’aubette, lorsque Saulnier se rendit à son travail, Pastouré partit. Il se rendait aux Cabanes-Vieilles, pour changer d’habits. Il devait au retour prendre à Cogolin ceux de Maurin et les lui rapporter aussitôt. Saulnier poussa la complaisance jusqu’à s’en aller, ce jour-là, travailler du côté de la cantine du Don. Il put de cette manière prévenir Tonia que Maurin s’ennuyait tout seul dans son cabanon, forcé, par son habit de demeurer bien caché.

Elle vint le retrouver dès que cela fut possible, en se cachant elle aussi de son mieux, et elle s’était arrangée pour apporter à son Maurin de quoi boire et manger agréablement.

De même qu’il lui plaisait à elle mieux qu’un gendarme, elle lui plaisait à lui mieux que toute autre, cette fille armée, et ils étaient très heureux quand ils étaient ensemble. Vraiment il négligeait pour elle toutes les autres, mais elle n’y croyait guère, Il le lui répéta pourtant cette fois, mais ces jalouses ne se contentent pas d’une parole.

— Quand je pense, dit-elle, — en regardant autour d’elle, d’un air colère, les quatre murs de la cabane de Saulnier, — quand je pense que tu as reçu ici cette Secourgeon ! et que, pour jouer un tour à Sandri, tu t’es fait surprendre avec une « serviciale » d’auberge !… Je ne sais pas comment j’ai fait pour accepter de te rejoindre dans cet endroit-ci. J’ai envie de tout prendre, tout ce qui s’y trouve, et de tout jeter dehors, puisque d’autres femmes sont pour toi venues ici !

— Garde-t’en bien, dit le mousquetaire, qui pour sa commodité s’était mis en bras de chemise et n’avait plus d’un mousquetaire que la culotte…

Son épée était accrochée à un clou par dessus son pourpoint, lequel était coiffé de son chapeau ; — et ses bottes évasées traînaient dans un coin, au pied de son tromblon debout et incliné contre le mur. Sa trompe de chasse ornait le dessus d’une méchante armoire…

— Songe que, excepté mes frusques de mousquetaire qui n’ont commis aucun péché et qui viennent de mes ancêtres, tout ici appartient à Saulnier… Il ne faut rien lui abîmer, pechère ! Il est si brave… quoique braconnier !

— Oui ! j’ai envie de m’en aller d’une maison où tu en as reçu d’autres, dit-elle, s’exaltant dans sa rancune contre des choses passées… Tout ici me fait horreur !

— Voilà bien la jalousie ! dit le mousquetaire qui s’assit en attirant la belle fille sur ses genoux. Ça n’a pas de bon sens. Voyons ! Pourquoi t’en prendrais-tu à des meubles ou à des murailles ? Il y aurait plus de raison à m’ôter la peau, car c’est elle qui est coupable, et après la peau ce qui est dessous, l’âme ou le cœur ! Enfin, la jalousie devrait tout détruire. Et si elle est, après tout, marque d’amour, on regretterait tout de suite de s’être privé de ce qu’on aime ; et je trouverais ça bien bête, Tonia, tout bête comme je suis moi-même.

Elle boudait, farouche, excitée à sa rancune par les images que présentait à son esprit cette chambre où ils étaient.

Se levant avec violence, elle s’éloigna de lui tout à coup :

— Il ne faudrait pas jouer avec ces choses, Maurin ! cria rageusement la Corsoise. Ta peau dont tu parles, ta peau vivante qui a péché contre moi, je te l’arracherais très bien, dans une colère d’amour, comme à un lapin qu’on dépouille !

— Bougre ! dit-il, ça ne serait pas une petite besogne !… Allons ! allons ! du passé au moins ne sois pas jalouse… Vrai, tu me plais tant, petite, qu’aux autres, depuis des jours, je ne pense plus.

— De sûr ? interrogea-t-elle, subitement radoucie.

— De sûr… Tiens, hier, je n’avais d’yeux que pour toi.

— Oh ! tu ne me regardais guère !

— C’est qu’il y avait beaucoup de choses à regarder, dit Maurin : d’abord ces musiciens du diable, puis ces gendarmes qui me guettaient, et encore toreros et taureaux et le reste, — mais sur tant de belles filles qui grouillaient endimanchées, sois sûre qu’autrefois je m’en serais choisi au moins une, tandis qu’hier, je n’y ai pas songé, ma foi de Maurin ! Pas même les belles pipières de Cogolin, qui étaient toutes présentes aux courses, ne m’ont détourné de penser à toi. Je pensais à toi dès que j’en avais loisir, et quand j’ai traité si bien les Espagnols, c’était à la vérité parce que j’étais grisé par la poudre et le besoin de faire du mouvement, mais c’était beaucoup aussi parce que je te sentais présente et témoin de tout, et que je voulais te plaire !… N’est-ce pas qu’aux belles filles cela plaît toujours, de voir leur amoureux, l’épée à la main, se battre en homme hardiment ?

Tonia souriait, charmée, domptée.

— C’est vrai que tu étais magnifique, Maurin ! Tu avais l’air de leur roi à tous. Et mon père disait : « Ah ! le bon bougre ! » Et le monsieur sénateur et les maires ont applaudi… sans le vouloir, car il paraît que tu étais en faute.

— On est toujours en faute, dit le mousquetaire, dans ce pays-ci. En France, tout est défendu. Si je voulais casser des cailloux à la place de Saulnier, il serait en faute, je parie, et moi aussi. Si je voulais travailler le dimanche, je serais en faute, tout comme du temps où les curés nous gouvernaient. Sous la République, il faut être empereur pour tout se permettre.

— Empereur, dit-elle en riant, ou roi ! roi des Maures !

Ils s’embrassèrent joyeusement. Puis elle dit :

— Pour te revenir, le monsieur sénateur, pas loin duquel je passais, disait en sortant : « C’est un rude homme que ce Maurin ! Savez-vous bien que nous venons d’assister à un duel pour de bon ?… Le toréador volontiers lui aurait piqué le ventre ! »

— Je me méfiais ! fit le mousquetaire.

— Et figure-toi, c’était si drôle, si drôle — qu’on oubliait que vous couriez tous deux péril de mort.

— C’est ça le mérite, affirma le mousquetaire. Nous avions chacun trois choses pointues à éviter puisqu’il faut compter les deux poignards qu’un taureau porte sur sa tête à la manière de Secourgeon mon compère.

Elle lui tira la barbe, dans un mouvement d’irritation qui n’était pas chose feinte.

Lui, il aimait ces violences, le bravadeur.

— Il devait être bien drôle en effet, le toréador, reprit-il, quand mon pied crevait sa culotte et qu’il n’osait se retourner, occupé qu’il était à maintenir la bête à cornes en respect. Il est clair qu’à ce moment-là, s’il s’était occupé de son derrière, il était perdu.

Et dans la cabane de Saulnier, le mousquetaire et la belle fille riaient follement et entremêlaient de baisers leurs rires jeunes, leurs rires fous.

Elle lui dit :

— Je ne riais pas tout le temps, moi, je t’assure !… J’avais peur pour toi, je tremblais toute… Avec tout ça, acheva-t-elle, te voilà encore dans de beaux draps ! On va t’accuser d’avoir excité le monde à mettre le feu aux arènes !…

— On m’accuse de tout, dit Maurin. Un peu plus, un peu moins, à présent, qu’est-ce que ça peut faire ? Tout prend fin à la fin, et nous verrons la suite, et la fin aussi nous la verrons. Mais ce qu’il y a de bien sûr, c’est qu’ils ne m’auront pas de sitôt.

— Et que vas-tu faire maintenant ?

— Mon prince russe veut maintenant collectionner, après les oiseaux, les bêtes puantes de la montagne ; il lui faut des fouines, des belettes, des martres, et jusqu’à des musaraignes et des tortues des Maures ! Je m’associerai Lagarrigue qui est un piégeur fameux et, pendant tout juillet et jusqu’à l’ouverture de la chasse, nous piégerons de compagnie toute cette vermine. Et pour quant à l’ouverture, j’ai promis de la faire avec de beaux messieurs et notre député…

Ainsi ils passèrent, à deviser, deux heures bien agréables.

Tonia dut le quitter enfin, lui laissant de bonnes provisions de bouche et promettant de revenir le lendemain.

Le lendemain, vers la fin du jour, elle était là, lorsque reparut Pastouré.

— Eh bien ? dit Maurin, et mes frusques ? Tu arrives sans ?…

— Il a bien fallu ! j’ai dû les laisser dans les bois !… Les gendarmes en sont la cause.

— Mais sacrebleu ! s’écria Maurin, je ne peux pourtant pas passer ma vie habillé en mousquetaire !… Si Saulnier avait deux pantalons il m’en prêterait un, mais il n’en a qu’un, péchère ! et qui lui est bien utile pour être convenable sur la route publique. Je ne peux pas rester avec ces bottes du temps d’Hérode et ce chapeau à plume qui ferait courir, devant moi, même les tortues des Maures ! J’ai l’air d’un de ces fantômes qu’on met debout au milieu d’un champ de petits pois pour épouvanter les moineaux. Trouve-moi un costume de personne naturelle, poursuivit Maurin avec douleur. Le mousquetaire que je suis commence à m’embêter autant qu’un Espagnol ! Et je m’ennuie à la fin d’être ici prisonnier par la faute du grand saint Tropez !

— Tu t’emballes, déclara Pastouré… Tes habits ne sont pas très loin.

— Et où sont-ils ?

— Je vais te le dire.

— Allons les retrouver, s’écria Maurin qui enfila le manches de son pourpoint et qui mit ses bottes. Là-bas, je laisserai le costume de mes ancêtres… Tu le rapporteras chez moi.

— Allons-y ! allons-y ! grogna Pastouré en secouant la tête… C’est facile à dire. Écoute d’abord mes explications. En te quittant, j’ai pris la diligence ; je suis allé aux Cabanes-Vieilles, chez moi ; j’ai remis dans le coffre mon costume de dragon et je suis revenu à Cogolin…

— Chez moi ?

— Chez toi ; j’entre ; je prends tes habits de tous les jours, je ressors…un gendarme que tu connais se présente à moi !

— Nom de pas Dieu ! nous y voilà encore ! dit Maurin en soupirant. Elle ne pense donc qu’à moi, la gendarmerie ? Et qu’est-ce qu’il t’a dit, celui-là ?

— Ils étaient deux, comme de juste : « Nous savons que Maurin s’est enfui en tenue de bravadeur. Vous venez, c’est clair, chercher ses vêtements de tous les jours. Vous êtes requis de nous dire en quel endroit Maurin se cache à cette heure. »

— Tu n’as pas voulu me vendre, pardi ! et que leur as-tu répliqué ?

— Espère un peu ! — « Volontiers je vous le dirais, gendarme, si je le savais. — Allons donc ! puisque vous portez ses habits, vous ne pouvez pas ignorer où il se trouve ! — C’est ce qui vous trompe, gendarmes, comme je vais vous le faire comprendre. L’ami Maurin est beaucoup trop intelligent, voyez-vous, beaucoup trop pour ne pas prévoir que vous pouviez me rencontrer par hasard et me poser des questions à son endroit ; et pour m’éviter l’ennui de vous mentir ou de le trahir sans le vouloir, il a pris la précaution de ne pas me dire où il fait son gîte. — Et où était-il quand il ne vous l’a pas dit ? — Il était à cheval. — Mais où ? — Sur la route qui va de Saint-Tropez à Cogolin. — Et où alliez-vous présentement ? — Ah ! voilà ! J’allais comme il me l’a demandé, déposer ce paquet dans un endroit du bois qu’il m’a expliqué, et où, à son loisir, je ne sais pas quand il viendra le quérir. — Et quel est cet endroit ? » — Je voulus rire un peu et je répondis : « À la Fontaine des Darnagas. — Je ne connais pas cet endroit. Il n’est pas sur la carte. — Vous le connaîtrez quand vous y serez. C’est un endroit qui s’appelle comme ça sans le faire exprès, vu que c’est nous, Maurin et moi, qui l’avons baptisé de la manière. — Marchez, nous vous suivons. » Ils me suivirent en effet, et je les ai conduits sous le Chêne des Palombes que tu connais, près de la source, dans le bois des Arnaud.

« Arrivé près de la source, j’ai déposé le paquet ! et ils sont en train de le regarder, postés à quelques pas de là, comme des chasseurs à l’affût. Ils comptent, comme deux imbéciles, que tu viendras chercher tes habits et te faire prendre au piège.

— Et comment est-ce qu’ils n’ont pas deviné que tu allais m’avertir ?

— Ils ont cru se précautionner suffisamment en me mettant dans la diligence qui retournait à Cogolin… J’y suis monté par leur ordre, sous leurs yeux… mais j’en suis redescendu un quart de lieue plus loin, j’ai pris par nos sentiers d’escourche (de raccourci) et me voilà avec toi ! C’est étonnant tout de même, à la réflexion, qu’ils n’aient pas eu l’idée de venir te chercher dans le cabanon de Saulnier.

— Le cabanon rappelle trop à Sandri une histoire où je lui ai fait jouer un rôle d’imbécile.

— De manière, dit Tonia jusque-là silencieuse et très attentive, de manière que ces deux pauvres gendarmes à l’espère dans la broussaille, sont en train de regarder tout le temps un paquet de vieux habits ?

Elle se mit à rire à pleine gorge. Pastouré compléta :

— En train de regarder fixement la culotte, la veste, le chapeau et les souliers de Maurin, proprement ficelés en un joli paquet à longues oreilles !… Ils t’espèrent, Maurin, ils te guettent ; ils sont prêts, si tu y vas, à te mettre la main au collet. Ma foi, ils peuvent les garder tant qu’ils voudront, tes culottes, puisque tu n’es pas dedans !

— Mais j’ai besoin d’y être ! s’écria Maurin, j’en ai assez, je te dis, du métier de mousquetaire ! j’irai là-bas ; j’y vais ! je reprendrai mes effets à leur barbe.

Tonia jusqu’à son départ, et Parlo-Soulet une partie de la nuit, et, avec Pastouré, Saulnier, — qui rentrait du travail, — tous eurent beau supplier Maurin de renoncer à son périlleux projet ; il s’entêtait…

— Tu te feras prendre !

— Non !

— Si !

— Enfin, dit Pastouré, demain il fera jour : nous verrons mieux l’affaire au soleil.