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L’Image de la femme nue/01

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 5-11).

I

La Vénus Impudique.

Stéphane Bréhange sauta de la barque et atterrit sur les cailloux de la berge, tandis que le batelier de Locqmariaquer qui, depuis quelques jours, le pilotait dans le golfe du Morbihan, au milieu de la poussière d’îles dont il est criblé, lui disait :

— Pas de danger de vous perdre. C’est un des plus petits îlots. Suivez, sans en démordre, le sentier qui biaise sur la gauche, et, en quelques minutes, vous êtes aux Quatre-Fées. Ah ! ça ne vaut pas les pierres des Moines ou de Gavrinis ! N’empêche qu’il y a une couple d’années, un monsieur voulait s’y faire bâtir une villa avec des portiques ! Vous y verrez même dans la grotte deux fûts de colonne et des dalles toutes prêtes.

Stéphane se mit en marche. C’était un grand garçon solide, aux épaules carrées, de figure sympathique et régulière. Ses yeux bleus, ses cheveux blonds, sa carnation claire à peine teintée par des semaines de soleil révélaient des origines d’homme du Nord. Fervent d’archéologie, d’une belle culture générale, dès sa trentième année il avait acquis une certaine notoriété par ses études sur « la civilisation gallo-romaine au-dessus de la Loire », et, pour les achever, il parcourait, l’été, de nouvelles provinces en compagnie d’une amie chaque fois renouvelée.

Cette année, il avait conduit en Bretagne une jeune personne qu’il aimait furieusement, mais à qui la passion dont il s’enflamma pour les monuments druidiques, dolmens, cromlechs et menhirs, fit un tort considérable. Il semblait s’intéresser beaucoup plus aux formes de ces vieilles pierres qu’à celles de sa jolie maîtresse, et elle ne lui pardonna pas de changer son nom d’Alphonsine en celui de Velléda. Il y eut querelles, fâcheries, rupture à l’amiable, si bien qu’une heureuse chance lui accorda, en automne, le plaisir de voyager seul, presque toujours à pied et le sac sur le dos, dans les landes du Finistère et les calmes paysages du Morbihan.

Il était riche. En dehors de son père, le célèbre sculpteur Guillaume Bréhange, qu’il voyait peu d’ailleurs, et d’un de leurs parents éloignés, le docteur Gassier, il n’avait aucune famille et pas d’autres liens dans la vie que des amitiés et des relations professionnelles, C’était donc la bonne et pleine liberté.

Les arbres commençaient, sous le frisson de novembre, à perdre leur parure de feuilles rousses et jaunes, et, très vite, il aperçut, au bout du sentier, la clairière où se dressent les Quatre-Fées. Un demi-cercle de sapins, brûlés par le vent, les enferme d’un côté, et, de l’autre, elles s’adossent à une terrasse de granit sur laquelle se penche l’ouverture d’une grotte dont le fronton abrite tout le terre-plein.

Par elles-mêmes, les pierres, peu imposantes mais identiques de forme et de volume, ne présenteraient qu’un intérêt relatif. Mais le lieu est d’un caractère druidique impressionnant. L’autel est prêt pour le sacrifice. Les prêtres sortent de la grotte obscure. Le sang, par les interstices des cailloux cimentés qui soutiennent la terrasse, coulera jusqu’au pied des quatre divinités.

Stéphane s’assit et prit sur son album une esquisse des Quatre-Fées. Puis il pénétra dans la grotte, laquelle n’offrait rien de curieux.

Contre une des parois étaient rangées deux des colonnes destinées au portique de la villa qui n’avait pas été construite, et une demi-douzaine de dalles assez larges ; appuyées les unes contre les autres.

Or, le soleil, encore assez bas, car il n’était pas dix heures, éclairait vivement la première dalle et les yeux de Stéphane se fixèrent distraitement sur cette plaque blanche, lisse et nette, où une image retint son attention. C’était le dessin d’une femme nue, creusé profondément, à la pointe d’un ciseau, par un trait ferme, sûr, et d’une prodigieuse habileté. Debout, presque aussi grande que nature, la femme offrait un visage inachevé, des jambes et des bras simplement ébauchés, mais un torse admirable, une courbe charmante des épaules et une gorge pleine, harmonieuse et parfaite.

Stéphane regardait avec une curiosité croissante. Sans aucun doute, le dessin ne remontait pas à plus de quelques années, puisque la dalle était intacte, et le bord non ébréché. Mais où donc avait-il contemplé ces lignes pures et ce beau corps voluptueux ? Le spectacle évoquait en lui le souvenir confus d’une vision familière. Était-ce la copie de quelque chef-d’œuvre ? une réminiscence fortuite ? ou bien était-ce ?…

La dernière hypothèse qui se formula dans son esprit le remplit de trouble, tellement elle lui semblait absurde et folle, et tellement, néanmoins, elle correspondait à une réalité indiscutable. Oui, l’inspiration qui avait suscité cette silhouette, il la reconnaissait comme ayant imaginé d’autres lignes pareilles à celles-ci et dont sa mémoire avait gardé le fidèle souvenir.

— Bah ! se dit-il, en s’arrachant à cette vaine contemplation, c’est là une de ces coïncidences qui ne signifient rien. Mon père n’a jamais été en Bretagne, donc l’image n’a pas été tracée par lui. N’y pensons plus.

Il y pensa encore quand il eut rejoint sa barque, et durant la visite qu’il fit de plusieurs îles. Mais d’autres pensées le bercèrent, tandis qu’il effectuait la longue et charmante traversée qui le conduisit vers Vannes, sous un doux ciel d’automne, gris et bleu pâle.

À Vannes, il savait que l’attendait, depuis la veille, une lettre chargée de son éditeur.

On la lui remit, et il fut très surpris de trouver également un télégramme. Il n’en conçut d’ailleurs aucune inquiétude, son existence, peu compliquée en général, malgré des liaisons successives, ne laissant guère de prise au destin.

Il décacheta et lut :

« Ton père malade. Viens immédiatement. » Signé : « Docteur Gassier. »

Très pâle, il tourna distraitement le télégramme entre ses doigts, essayant de réfléchir, et comprenant peu à peu que la situation devait être grave pour qu’un tel appel lui fût adressé par un homme aussi pondéré que le docteur Gassier.

Il voulut avoir la communication téléphonique avec le docteur, mais comme on lui annonçait une heure d’attente, il ne s’y résigna pas. Il lui fallait arriver, arriver sans perdre une minute. Il courut à la gare et s’y renseigna. Un train partait pour Redon où passe l’express de Paris. Il eut juste le temps d’envoyer une dépêche au docteur, d’acheter un journal de Paris, daté de la veille au soir, et de sauter dans ce train.

Ce n’est qu’une heure après que, en première page du journal qu’il avait jeté sans l’ouvrir sur la banquette, il aperçut le nom de son père, suivi de quelques mots effrayants :

Le célèbre statuaire Guillaume Bréhange a tenté de se suicider ce matin.
On craint une issue fatale.

Il balbutia, effaré :

— Oh ! est-ce possible ?… Non… non… je ne veux pas croire…

Les mains tremblantes, les yeux mouillés de larmes, il lut, il épela plutôt, avec un effort pour comprendre, le terrifiant article.

« Ce matin, comme il entrait chez son maître, à l’heure habituelle où il lui apporte son petit déjeuner, le valet de chambre, Paulin Denat, a été surpris de ne pas le trouver et de constater que le lit n’avait pas été défait. Le domestique savait cependant que M. Bréhange n’était pas sorti. De fait, il entendit du bruit dans la pièce voisine qui est l’atelier du sculpteur. Ayant frappé et ne recevant pas de réponse, il essaya d’ouvrir. La porte était fermée à clef, Au même moment, le claquement d’une détonation parvint, suivi aussitôt de plaintes étouffées et d’une sorte de râle. Affolé, il appela les autres domestiques. Ils essayèrent vainement de démolir la porte, tandis que l’on téléphonait au commissariat de police et au docteur Gassier, ami de la famille.

« Quand M. Chenu, le commissaire du quartier d’Auteuil, eut fait ouvrir par un serrurier, on aperçut M. Bréhange, étendu sur un divan, avec, près de lui, sur le parquet, un revolver. À l’endroit du cœur, la chemise montrait une tache de sang. Cependant, le docteur constata que le blessé, évanoui maintenant, vivait encore et respirait, mais si faiblement !

« Si l’on avait pu envisager un instant l’hypothèse d’un crime, crime d’ailleurs bien improbable, puisqu’il n’y avait personne dans l’atelier et qu’aucune autre porte n’y donnait accès, cette hypothèse fut démentie par la découverte, sur une petite table proche du divan, d’un papier portant ces cinq mots tracés au crayon d’une main ferme :

« Prévenir mon fils


« et la signature :

« Guillaume Bréhange.

« La volonté de suicide ne fait donc aucun doute.

« On cherche actuellement l’adresse de M. Stéphane Bréhange, l’écrivain d’art bien connu, qui voyage en Bretagne, et qui, d’après les déclarations de son éditeur, n’apprendra guère la nouvelle qu’aujourd’hui à Vannes. »

Aujourd’hui, c’était hier. Stéphane n’arriverait donc que le surlendemain du jour où son père avait tenté de se tuer,

Il n’y avait jamais eu, entre le père et le fils, de rapports d’intimité affectueuse. Le caractère et la vie ardente de Guillaume Bréhange ne s’y prêtaient pas.

Marié jeune, avec une jeune femme pour qui sa passion n’avait été qu’éphémère, il eut, dès la naissance de leur fils Stéphane, des aventures qu’il ne prenait même pas la peine de dissimuler. Il disparaissait tout à coup, prévenait de son absence par un mot écrit à la hâte, ne donnait plus signe de vie pendant des mois, puis s’en revenait, pour repartir soudain, en proie à un nouveau caprice. Travaillant avec acharnement, mais par à-coups, il avait conquis la célébrité, d’une main brutale — selon ses habitudes de conquérant — en exposant au Salon de 1912 sa fameuse « Vénus Impudique ».

Combien Stéphane s’en souvenait, de la merveilleuse statue ! Guillaume Bréhange, après l’avoir créée loin de Paris, on ne savait où, l’avait ramenée dans son atelier, à l’abri de tous les regards. Une fois achevé, le marbre était resté durant des mois caché par un rideau et enveloppé d’une toile. Nul n’était admis à le contempler. Et puis, un jour, il se décidait à l’exposer au Salon, où ce fut, aussitôt, le triomphe.

« La Vénus Impudique »… Son père l’avait conduit devant elle, lui frayant un passage parmi les groupes enthousiasmés. Stéphane, qui n’était alors âgé que de dix ans, ne devait jamais oublier, depuis, l’image de cette femme nue, toute blanche, qui s’était dressée soudain en face de lui. Mais pourquoi ce nom d’impudique ? Il avait consulté son dictionnaire :

« Impudique : qui fait des actions contraires à la pudicité. »

Explication bien vague. Et cette phrase de Bourdaloue, citée en exemple, n’éclaira guère l’enfant qu’il était : « Où est l’impudique qui ne met pas son bonheur dans ses infâmes voluptés ? »

Il avait lu tous les articles de journaux où on célébrait le chef-d’œuvre, et même découpé certains d’entre eux qu’il jetait pêle-mêle dans un tiroir avec des photographies de la statue. Et il se rappelait fort bien en avoir parlé à sa mère, la suppliant de le conduire une fois encore au Salon. Mais c’était là un souvenir pénible, car sa mère avait pleuré. Et toute cette époque, d’ailleurs, quand il l’évoquait, lui représentait sa mère, étendue, malade, les yeux rouges, l’embrassant et lui disant tout bas des choses qu’il ne comprenait point. De sorte que, en fin de compte, les deux souvenirs se mêlaient, opposés l’un à l’autre, celui de la statue impudique, et celui de cette mère, douce et aimante, qui pleurait.

Et puis, soudain, un double coup de théâtre avait donné, à la gloire de Guillaume Bréhange, ce côté de scandale qui est, du vivant de l’artiste, une consécration souvent plus décisive que le génie.

Aux derniers jours de l’Exposition, devant la Vénus, une altercation se produisait entre un monsieur et Guillaume Bréhange. Le monsieur, dans un accès de colère, de démence même, au dire des témoins, tira un coup de revolver qui atteignait la statue à l’épaule droite, puis, tournant l’arme vers lui-même, se brûlait la cervelle.

Dans sa poche, on trouva des cartes de visite au nom du prince Wassilof. Mais qui était ce prince ? D’où sortait-il ? Il n’existait aucune famille Wassilof. Personne ne le réclama. On n’en sut jamais davantage.

Guillaume Bréhange déclara que ce monsieur, qui paraissait très agité, l’avait abordé sans se nommer et avait offert de lui acheter la statue à n’importe quel prix. Refus de Bréhange. Sur quoi, altercation et coups de revolver.

Et dix jours après, autre scandale, plus retentissant encore. La Vénus impudique fut enlevée.

Enlevée en plein jour, par les moyens les plus simples, et avec le succès le plus inexplicable. À la fermeture du Salon, dans le tumulte et dans l’encombrement des œuvres d’art que les déménageurs viennent chercher et emportent sur toutes sortes de véhicules, un camion s’était présenté une heure avant celui de la maison chargée par Guillaume du transport de sa statue. Un monsieur, ayant tous les papiers nécessaires, et accompagné de quatre gaillards, avait fait rouler marbre et piédestal jusqu’à la voiture, qui s’en était allée. Où ? L’enquête, si bien menée qu’elle fût, ne devait pas aboutir.

La vie, un moment suspendue, avait repris chez les Bréhange. Mais il sembla que le choc reçu par Guillaume l’eût profondément atteint. On aurait dit que son inspiration, tarie dans sa source la plus pure, le conduisait vers d’autres réalisations, bas-reliefs, sculptures plutôt architecturales, allégories, décorations des monuments aux Morts. Mais, dans son œuvre, pas un seul effort pour représenter la beauté féminine.

Le ménage se désunit de plus en plus. Guillaume avait pris un atelier dans un quartier lointain. Aventures mondaines, duels retentissants… on parlait souvent de lui. À peine si, de temps en temps, entre deux escapades, deux voyages, il revenait au logis conjugal. Sa dernière visite fut provoquée par une maladie plus grave de sa femme, que la souffrance morale avait épuisée. Il se trouvait là quand elle mourut. Stéphane avait dix-huit ans. Le père et le fils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Mais l’élan ne se renouvela pas. La victime était entre eux.

Deux ans après, au retour de son service militaire, Stéphane prit un appartement. Leurs relations ne devinrent jamais plus cordiales, et aucune intimité ne les réunit jamais. Lorsqu’ils se rejoignaient à Paris, ils dînaient parfois au restaurant. Ils s’écrivaient rarement. Malgré tout, Stéphane était fier de son père, et Guillaume, bien que mal informé des travaux et des succès de son fils, n’y était pas indifférent.

Et voilà que cet homme dont il admirait la silhouette si jeune (Guillaume n’avait que cinquante-trois ans), l’air de force et de santé, la puissante musculature, voilà que cet homme tentait de se tuer. Pour quel motif ? Très riche, Guillaume Bréhange n’avait aucun souci d’argent. Déception d’amour ? Drame passionnel ?

À la gare, au petit matin, Stéphane trouva le docteur Gassier, qui s’avança vers lui, les mains tendues.

Tout de suite, Stéphane comprit. Il murmura :

— Trop tard, n’est-ce pas ?

— Tout était déjà fini quand je t’ai envoyé le télégramme. Il n’a survécu que quelques heures.

— Il a souffert ?

— Non.

— Il a repris connaissance ?

— Il a prononcé ton nom… Il a dit quelques mots.

— Pourquoi s’est-il tué ?

— Je ne sais pas. Nous reparlerons de tout cela…

L’enterrement eut lieu le lendemain. En revenant du cimetière, le docteur Gassier emmena Stéphane déjeuner chez lui. Après quoi, il lui dit :

— Nous avons à parler longuement, mon petit, et, si tu n’y vois pas d’inconvénient, notre conversation aura lieu dans l’atelier de ton père.

Ils gagnèrent à pied une rue provinciale d’Auteuil. L’atelier occupait le deuxième étage d’un hôtel particulier, dont Guillaume Bréhange habitait le rez-de-chaussée et le premier. Aucune statue sur les socles. Aucune toile, aucune esquisse sur les murs. Des bahuts et des crédences anciennes.

Une partie de la vaste pièce était agrandie d’un angle en retrait, dont la séparait une forte tringle de cuivre, avec rideau.

Le docteur Gassier écarta le rideau, monta sur un escabeau, et défit les linges mouillés qui enveloppaient une statue de terre glaise.

Stéphane, après un moment, murmura, stupéfait :

Elle !… elle ! Il a donc pu la recréer ?…

Il reconnaissait la Vénus impudique dont les lignes s’étaient imprimées jadis dans son cerveau d’enfant. Et il ne doutait point que ce fût la même image qu’il eût retrouvée, deux jours auparavant, sur la dalle de l’île aux Quatre-Fées…