L’Image de la femme nue/02

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 12-16).

II

Guillaume Bréhange.

— La Vénus impudique…, répéta Stéphane interdit. C’est bien elle n’est-ce pas ? Il la refaisait ? Il la rappelait à la vie ?

Le docteur Gassier, un homme d’une cinquantaine d’années, au regard fin et souvent narquois, qui aimait Stéphane d’une affection sincère, reprit :

— Écoute-moi, mon petit, et parlons sans détours. Je pense que tu es au courant de beaucoup de choses du passé et que, en particulier, ton imagination d’enfant et tes réflexions d’homme ont dû bien souvent évoquer le drame de jadis qui avait brisé le cœur de ta mère. Sur ce drame, au fond, je n’en sais guère plus que tu n’en peux savoir, c’est-à-dire pas grand’chose. Jamais ton père ne m’a fait la plus petite confidence à ce propos, et sur rien d’ailleurs, car il fut l’être le plus mystérieux et le plus renfermé.

« J’ignore donc ce que c’était que ce prince Wassilof qui s’est tué, et pourquoi il s’est tué, de même que j’ignore qui servit de modèle à la Vénus impudique. Comme tu le sais, Guillaume Bréhange travaillait dans la solitude, jaloux de l’œuvre qu’il créait et des regards qui pouvaient la contempler. Tout ce qu’on est en droit de supposer, c’est qu’à une époque de sa vie il a été inspiré par un amour violent, exclusif, tyrannique, torturant, qui s’est exprimé par une œuvre admirable, c’est qu’il est arrivé un moment où, affranchi plus ou moins de cet amour obsédant (fût-ce trahison ou lassitude ?) il a consenti à exposer cette œuvre — et que, en fin de compte — après la révélation triomphale de la Vénus, et après le vol dont elle fut l’objet, il y a eu chez lui affaissement, abolition de la faculté créatrice. Et voilà, tout à coup, après vingt ans d’oubli, voilà que cette femme surgit une seconde fois et que le miracle se renouvelle. Est-ce une inspiration spontanée, une réminiscence imprévue du passé et de la femme qui en était le symbole ? Ou bien… ou bien y a-t-il eu dans ces derniers mois, dans la dernière année de sa vie, une seconde femme, qui est venue, et qui a suscité une autre forme, pareille à la première ? En tout cas, le résultat est également néfaste. Jadis l’œuvre entraîne la défaillance de l’ouvrier ; aujourd’hui, son suicide. »

Le docteur s’était levé et marchait de long en large, parlant avec une animation douloureuse. Il revint auprès de Stéphane et lui demanda :

— Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Je sais que vous n’étiez guère en confiance, ton père et toi. Il n’a jamais fait allusion au passé ?

— Si, une fois. Lors de notre dernière rencontre avant les vacances, il m’a dit à brûle-pourpoint, et d’un air grave : « S’il m’arrivait malheur, Stéphane, promets-moi de faire l’impossible pour retrouver la statue. J’ai souffert mortellement de sa disparition, et je serais heureux de savoir que tu continueras mes recherches, et qu’un jour, peut-être, elle reprendra sa place et me sauvera de l’oubli. »

« Comme j’hésitais, me souvenant de ma mère, il devina ma pensée et murmura :

« — Ta mère m’a pardonné…

« Alors, je lui fis le serment qu’il réclamait de moi, et il fut convenu que, dès mon retour, il me donnerait certaines explications. Je ne l’ai pas revu. Mais ce serment, je suis résolu à le tenir, envers et contre tout. »

— Tu as raison, Stéphane, dit le docteur, seulement si le suicide avait été foudroyant, je crois que jamais le problème n’aurait été résolu. Tu te serais trouvé en face d’une énigme indéchiffrable, et tu n’aurais jamais su dans quelles circonstances ton père s’était élevé jusqu’au génie, pourquoi le destin semblait lui rendre de nouveau ce génie perdu, et pourquoi il s’est tué. Ainsi, sans doute, au dernier moment, a-t-il voulu cette ombre autour de sa mort. Mais les circonstances ne s’y sont pas prêtées entièrement. Le hasard a fait qu’il a survécu quelques heures, que le désarroi de l’agonie a fléchi un peu de sa volonté, et que des mots, balbutiés par lui dans la fièvre, jettent une certaine lueur sur la vérité… Je m’explique.

Une pause. Et le docteur continua :

— Je suis entré ici en même temps que le commissaire de police, une demi-heure après le coup de revolver. Ton père agonisait. Au premier examen de la plaie, et dès auscultation, je vis qu’il ne restait aucun espoir. Une intervention chirurgicale était impossible. La mort était en lui. Il demeura assoupi durant deux heures. Je ne le quittais pas des yeux, et j’écoutais son souffle, de plus en plus court et rauque. Cependant, ses paupières se soulevèrent. Il me regarda et, sans le moindre doute, il me reconnut. Et je vis distinctement le grand, le terrible effort qu’il fit pour reprendre conscience. Sa fièvre était forte… 40 degrés… Les mots qu’il réussit à formuler furent des mots de délire. L’un d’eux, cependant, parut le soulager, et il le répéta plusieurs fois. C’est ton nom, Stéphane. J’estime que, durant quelques minutes, il eut sa raison et qu’il sut ce qu’il disait. Penché sur lui, je demandais :

« — Tu voudrais voir Stéphane, n’est-ce pas ? Il est prévenu… Il ne tardera pas à venir.

« Il essaya de se soulever, et son regard se tourna vers le rideau comme s’il m’ordonnait de l’ouvrir et de regarder. J’allai le tirer. Je défis les linges et, à ma grande surprise, je vis cette statue. Alors, revenant près de lui, je murmurai :

« — C’est à ce propos que tu voudrais parler à ton fils ?

« — Oui… oui, fit-il, dans un souffle.

« Il aurait voulu dire autre chose. Il n’y parvenait pas. Cependant, je parlais au hasard, cherchant une approbation dans ses yeux…

« — C’est une réplique de la femme d’autrefois, n’est-ce pas ? Que doit faire Stéphane ? La faire mouler… Non, ce n’est pas cela ? Alors ?…

« Ses lèvres remuèrent… Je finis par entendre :

« — De l’argent…

« — Tu veux qu’il la vende ? Non ?

« Et soudain, j’eus une idée :

« — C’est une femme, n’est-ce pas ? et tu veux que l’on donne de l’argent à cette femme ?

« À son regard, je compris que j’avais touché juste, et j’insistai :

« — Combien ? Dix mille francs ? Vingt mille ?

« Ses yeux disaient non. J’enflais le chiffre ; j’étais confondu. À la fin, ses paupières s’abattirent et je dis, plus fort :

« — Tu veux que ton fils lui donne une pareille somme ? Un million ? Tu veux vraiment cela ? Ce n’est donc pas un modèle, cette femme ? Non ? Alors qui est-ce ? Comment s’appelle-t-elle ? Où la retrouver ?

« Mais l’effort l’avait épuisé. Sa tête se renfonça dans l’oreiller. Il luttait cependant… il luttait de toutes ses forces, et j’écoutais, haletant, les mots incohérents, inachevés, que le délire lui arrachait. Ce ne furent bientôt plus que des gémissements. Puis, le silence. Et, une heure plus tard, après quelques soupirs, il s’éteignait. »

Le docteur réfléchit longuement, puis conclut :

— Tu agiras comme tu l’entendras, Stéphane. Mais que vaut cette mission qu’il avait jugé bon de ne pas te donner avant sa tentative, et qu’il te lègue plus tard, dans la fièvre ? Si tu t’inclines devant cette volonté, sans doute irréfléchie, je me demande, d’autre part, si son délire croissant lui a permis de comprendre le chiffre prononcé par moi. Et moi-même, Stéphane, puis-je affirmer que je ne me trompe pas en interprétant comme une approbation le clignement de ses yeux ?

— C’est cependant, déclara Stéphane, le seul chiffre que je veuille retenir. Je considère qu’il y a corrélation entre cette dernière volonté, si vague qu’elle soit, et le serment, très net, qu’il m’avait demandé. Seulement, quelle est cette femme ? Est-elle celle d’autrefois ? Ou bien y en a-t-il une nouvelle qui lui a rappelé la première ? Nous nous heurtons toujours au même problème.

— Évidemment, là-dessus, aucune indication. Je sais par les domestiques que, depuis des mois, ton père n’a pas reçu ici une seule femme. Il vivait très retiré, dans cet état de frénésie intérieure qui était pour lui l’état de travail.

— Cependant, il avait des liaisons ?

— Oui, mais, en ces derniers temps, il voyait très peu ses maîtresses et toujours en dehors de chez lui. À la fin du jour, il enveloppait de linges mouillés son bloc de glaise et tirait le rideau. Le valet de chambre ne pénétrait dans cet atelier qu’en sa présence, et ton père, quand il sortait, fermait à clef.

— Donc, nul n’est entré ici durant les derniers jours ?

— Si, la veille.

— Hein ! que dites-vous ?

— La veille, quelqu’un est entré, amené par ton père.

— Mais qui ?

— Je ne sais pas, mais quelqu’un est entré, et c’est le second point essentiel de notre conversation.

Et le docteur raconta :

— Ce soir-là, Guillaume dîna de quelques fruits dans la salle à manger, au premier étage. À neuf heures et demie, les domestiques gagnaient leurs chambres. L’un d’eux, qui couche au-dessus du garage, vit alors, plus tard, son maître traverser la cour, ouvrir la porte de la rue, et ramener un individu qui est remonté avec lui dans cet atelier. L’atelier, en effet, s’éclaira. Le domestique vit les deux ombres.

« L’entretien dura plus de deux heures. Un peu avant minuit, Guillaume reconduisit le visiteur et referma à clef et au verrou la porte de la cour sur la rue. À huit heures du matin, il se tuait.

— Donc, entre le suicide et la visite de cet individu, il y avait un rapport ?

— Cela me paraît indéniable.

— Mais le sujet de cette visite ?

— La statue… elle est au centre du drame…

— Hypothèse ?

— Certitude. Toute la nuit qui suivit la conversation, Guillaume Bréhange la passa à ranger ses papiers et à brûler certains d’entre eux. Ceux-là, il les jetait dans le poêle qui — nous sommes au début de novembre — chauffe cet atelier en attendant le chauffage central. Or, il est advenu que ce poêle, n’étant pas alimenté de combustible, s’est à moitié éteint, et que les derniers papiers jetés ne furent qu’à demi consumés. C’est ainsi que j’ai pu reconstituer une lettre et une enveloppe, toutes deux déchirées en petits morceaux, et dont voici le texte :

« Monsieur,

« La statue d’autrefois a été jetée à la mer, donc inutile de la chercher. D’autre part, ces mois derniers, j’ai intercepté les trois lettres que vous avez écrites à qui vous savez. Mercredi prochain, à dix heures du soir, je vous apporterai de vive voix ma réponse personnelle. Je n’affirme pas qu’elle vous sera agréable. »

« Pas de signature, pas de date. Mais nous savons que le rendez-vous fixé a eu lieu un mercredi, et à dix heures du soir. Et, en outre, on peut voir encore, sur le timbre de la poste, la provenance… Arles. Rhône…, c’est-à-dire, n’est-ce pas, Arles, Bouches-du-Rhône. Or…

Le docteur s’interrompit.

— Je dois te dire que toute cette petite enquête, je la mène depuis trois jours avec la collaboration d’un détective privé, ancien brigadier de la police judiciaire, le sieur Denizon, un homme très habile et qui m’est dévoué. Hier, Denizon a pu étudier minutieusement le dossier de 1912 qui concerne le vol de la statue de marbre originale, et il a pu constater que l’affaire fut poussée plus loin que le public ne l’a su. En effet, on détermina jadis la route suivie par le camion qui emporta la statue… Mâcon… Lyon… les bords du Rhône… la Provence… Là, on perd ses traces. Mais, deux mois plus tard, on découvrait, dans un hangar abandonné, un camion presque démoli, sans numéro ni plaque. C’était le camion que l’on recherchait. Or, où se trouve-t-on ? Dans la banlieue d’Arles.

Et le docteur ajouta :

— Ne penses-tu pas que le rapprochement est suffisamment établi ? L’œuvre de Guillaume Bréhange est amenée dans la région d’Arles. Vingt ans plus tard, la visite d’un homme, venant de cette même région, détermine le suicide de Guillaume Bréhange au moment même où il ressuscite l’œuvre disparue !…