L’Image de la femme nue/04

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Flammarion (p. 26-30).

IV

Sur la piste.

Arles, lundi 29 mars.

« Eh bien, oui, cher docteur, je suis ici depuis plusieurs semaines, et sans vous avoir écrit. Ce qui m’a décidé, au dernier moment, c’est un petit fait sans importance. Le lendemain de notre conversation, j’hésitais encore, lorsque j’ai été passer une heure au musée du Louvre… pour voir… pour regarder d’autres statues. Or, j’ai suivi un instant, à son insu, une jeune femme habillée sans élégance ni souci de la mode, d’une grande tunique lourdement froncée aux hanches. Malgré cela, une allure admirable… vraiment oui, la marche d’une déesse. Tenez, je pensais que c’est ainsi qu’elle doit marcher, elle, la femme que mon père a représentée. La même noblesse… Le même rythme… Je n’ai pu voir sa figure. Elle s’en allait vers la sortie, et, dans le vestibule, elle a acheté une photographie. Je me suis informé. C’était le numéro 157, c’est-à-dire la Vénus d’Arles, une statue qu’on a découverte, au siècle dernier, dans les ruines du théâtre d’Arles. « Simple coïncidence », direz-vous. Soit, mais, à certains moments d’hésitation, ce sont ces petits faits-là qui nous déterminent. Et je suis venu.

« Aime Dieu et va ton chemin », m’avez-vous dit, cher docteur. Je vais donc mon chemin, et je découvre dans l’émouvante ville d’Arles et dans ses environs tous les dieux que j’adore, sous la forme de pierres disposées en arènes, en théâtres, ou en sarcophages, et toutes les divinités de l’espace : le soleil, la pluie, le vent, les arbres et l’horizon.

« J’habite un hôtel fort simple, mais confortable, bien connu des touristes et des commis voyageurs, et gouverné par un excellent homme attentif à la cuisine et soucieux de propreté. Aucune femme, par bonheur !

« Voilà déjà des semaines de silence et d’isolement durant lesquelles je n’ai guère pensé au but de mon voyage. Enquête sur la statue, solution des énigmes, poursuite de l’individu dont mon père avait reçu la mystérieuse visite, tout cela s’est effacé de mon esprit, pour laisser place à des préoccupations d’un tout autre genre, études archéologiques, flâneries au musée lapidaire, promenades aux Alys-Camps, contemplations dans le cloître de Saint-Trophime. Et puis, excursions jusqu’à l’extraordinaire village des Baux, jusqu’aux paysages grecs des Alpilles, jusqu’aux Antiques de Saint-Rémy… Quelles joies profondes ! que de motif d’exaltation ! Vous me connaissez, mon cher grand ami : j’ai vécu dans un délire sacré.

« Mais les plus beaux délires ont une fin, et j’ai été rappelé à l’ordre assez brutalement.

« Il faut vous dire tout d’abord qu’à l’hôtel je suis comblé de gentillesses. Chaque matin, on m’apporte quelques fleurs nouvelles, narcisses, jacinthes ou mimosa. L’après-midi en revenant de promenade, je trouve toujours de l’eau fraîche, du papier à lettres, un carnet de timbres. Bref, je m’aperçois que, pour un oui ou pour non, on s’introduit dans ma chambre, qu’on touche à mes papiers et qu’on range mes vêtements.

« Mais, d’autre part, vers le milieu de la semaine dernière, un soir, j’ai constaté que j’étais suivi dans la rue par une sorte de romanichel comme on en rencontre beaucoup dans le pays. Le lendemain et le surlendemain, même manège autour de moi, comme si on voulait savoir où j’habitais. Espion ? Mais à la solde de qui ? Je supposais plutôt la manœuvre d’un cambrioleur.

« Et cette hypothèse — assez absurde d’ailleurs — me fut confirmée lorsque, dans la nuit d’avant-hier, vers une heure, je fus réveillé par un léger grincement. On essayait d’entrer en tournant la clef dans la serrure. Ayant mis le verrou, je ne m’effrayais pas. Cependant, je courus à la porte et j’ouvris. Personne.

« Hier, je raconte l’aventure au garçon d’étage qui me répondit à juste titre que quelqu’un avait dû se tromper de chambre.

« — C’est mon avis, lui dis-je. Au cas, cependant, où il y aurait un cambrioleur dans la maison, avertissez-le que, cette nuit, je ne mettrai pas le verrou, mais que j’ai le sommeil très léger et qu’il risque gros.

« Cette nuit donc, je m’endormis comme à l’ordinaire. Et, comme l’avant-veille, nouveau grincement.

« La main sur la poire électrique, je ne bouge pas. Je me tais. Le battant est entre-bâillé avec précaution et livre passage à une silhouette, laquelle referme la porte.

« Avant d’allumer, j’attends. J’ai l’impression qu’une main tâtonne le long du mur et cherche le commutateur. Et, soudain, elle le trouve et c’est la lumière dans la chambre.

« Avant que le geste ne fût accompli, je m’étais levé, en pyjama, et m’étais élancé. Une femme est là, bouleversée sans doute, car elle tombe assise sur une chaise.

« — Qui êtes-vous ?

« Elle balbutie :

« — Ne faites pas de bruit… j’ai à vous parler.

« Elle est vêtue comme en plein jour, toute pâle, très brune de cheveux, un beau type d’Arlésienne.

« — Vous avez à me parler ?

« — Oui.

« — Pourquoi la nuit ? Pourquoi pas dehors ?

« — J’habite l’hôtel.

« — Je ne vous ai jamais vue.

« — Mon mari m’a enfermée dans ma chambre depuis votre arrivée.

« — Qui est votre mari ?

« — Le propriétaire de l’hôtel.

« — Et c’est à cause de moi qu’il vous a enfermée ?

« — Vous êtes le fils de Guillaume Bréhange.

« Je n’ai pas envie de rire. Celle-là a un visage pathétique et des yeux douloureux. Elle a dû aimer profondément et souffrir. Si elle vient à moi, ce ne peut être que pour des raisons graves. Elle me les dit aussitôt.

« — Votre père a passé deux mois ici, il y a un an et demi. Il ne mangeait pas à l’hôtel et chaque jour, comme vous, s’en allait à la recherche dans les environs et jusqu’aux abords de la grande plaine de Camargue.

« — Et pourquoi est-il parti ?

« — C’est ce que je veux vous confier parce que cela peut vous être utile. Un jour on lui a téléphoné. L’appareil est près d’un bureau où je me tiens en temps ordinaire. J’ai entendu.

« — Et alors ?

« — Il ne connaissait pas la personne. Une femme évidemment, puisqu’il a répondu : « Oui, c’est moi-même, madame. » Puis elle a parlé une minute ou deux. Sur quoi, il a dit : « Nous sommes d’accord. J’y serai après-demain mercredi. En résumé, n’est-ce pas, je prends le train jusqu’aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Là, je loue un cheval. Je vous retrouve deux ou trois heures plus tard à un endroit que vous appelez l’Arche-d’Ormet, et je continue ensuite jusqu’à Port-Saint-Louis-du-Rhône où j’envoie d’avance mes bagages. » Et le lendemain matin, il est parti pour les Saintes-Maries.

« — Vous ne l’avez pas revu ?

« — Si. Comme je savais qu’il traverserait toute la Camargue de l’ouest à l’est, j’ai été l’attendre à Port-Saint-Louis. Il est arrivé à pied, après avoir abandonné son cheval. Il rayonnait de joie et n’a guère fait attention à moi. Cependant, comme il montait sur le bateau qui devait le conduire à Marseille, il m’a embrassée tendrement. C’est ce geste que quelques personnes d’Arles ont surpris et dont mon mari eut connaissance. Depuis, mon ménage est brisé et la vie est dure entre nous. C’est parce que mon mari était absent cette nuit que j’ai profité…

« Je l’interroge encore.

« — Qui donc pénétra dans ma chambre ?

« — Moi. Il me semblait que, en souvenir de votre père, je devais veiller sur vous, fleurir votre table et chercher dans vos papiers si vous ne receviez pas quelque lettre de menace.

« — Je suis donc menacé ?

« — Je le crois. J’ai lu les journaux à la mort de votre père. Sa mort fut dramatique comme sa vie… et j’ai peur pour vous.

« — J’ai été suivi ces jours-ci par un romanichel.

« Elle s’effara.

« — Vous voyez ! vous voyez ! La Camargue est infestée de ces gens-là… Et il y a des trous, dans la boue liquide, où l’on s’enfonce. Et il y a la Dame de la Camargue…

« — La Dame de la Camargue ?

« — Oui, une mauvaise créature.

« Je tranquillise la jolie Arlésienne. Je la remercie. En réalité, j’éprouve la même joie que mon père, et j’ai hâte d’utiliser les renseignements qui viennent de m’être donnés.

« L’entretien est fini. Je n’ai plus revu mon visiteur nocturne.

« Le même jour, j’ai fait porter une petite note énigmatique dans les journaux de la région et de Marseille.

« Je désire rencontrer la personne qui a téléphoné à mon père il y a dix-huit mois, et la retrouver près de l’Arche. Qu’on me prévienne au même hôtel. »

« Aurai-je une réponse ? J’attends avec anxiété. Mais vous l’avais-je pas dit, cher docteur, que ce serait encore une amie de mon père qui m’indiquerait la voie à suivre ? »

Vendredi, Saintes-Maries-de-la-Mer.

« Je rouvre cette lettre.

« Hier, surlendemain du jour où mes annonces ont paru, j’ai reçu un coup de téléphone. C’était la dame qui avait, l’an dernier, téléphoné à mon père et la preuve en est qu’elle me fit les mêmes recommandations et qu’elle me fixa le même but de pèlerinage : l’Arche-d’Ormet. La communication fut rapide, un peu haletante, comme si l’on avait peur d’être entendu. Timbre de voix jeune, que l’on s’efforçait d’altérer.

« Et voilà ! J’ai expédié mes valises, comme mon père l’avait fait, en gare de Port-Saint-Louis-du-Rhône, et j’ai pris le train qui m’emporta, parmi les ténèbres du soir, à travers la fantastique région de la Camargue. Dernière étape, je l’espère.

« Vous décrirai-je, cher ami, la petite ville des Saintes-Maries ? Non, je n’ai rien vu au cours de la visite que j’y ai faite ce matin… Rien… On m’a envoyé chez une vieille femme qui loue des chevaux et qui fournit même un guide pour la Camargue.

« — Pas besoin de guide, répondis-je. Je me débrouillerai tout seul.

« Mais elle proteste :

« — Difficile. On s’y perd plus qu’on ne voudrait. Il n’y a de chemin que pour ceux qui les connaissent. Où allez-vous ?

« — À l’Arche-d’Ormet.

« Elle m’observe.

« — Diable ! comme le monsieur de l’an dernier…

« — Quel monsieur ?

« — Un homme grand comme vous… mais avec une moustache grise. Lui non plus n’a pas voulu de guide, et le cheval est revenu tout seul. Depuis, je ne loue plus sans guide. Ou alors on paie le prix de la bête, et je rembourse au retour… si on revient.

« — Si on revient ?

« — Ma foi, il y a des gouffres où l’on disparaît. Sans compter qu’on peut rencontrer la Dame de la Camargue…

« — La Dame de la Camargue ?

« — Oui, une belle fille, d’après les racontars… qui galope sur les « sansouires » et qui glisse à la surface des marais… Elle a deux ou trois cabanes par-ci, par-là, où elle couche… Elle est toujours seule… sauf les fois…

« — Sauf les fois ?…

« — Où elle n’est pas seule. Il y a de beaux garçons en Camargue.

« Elle ricane et, sans en dire plus long sur ce sujet, conclut :

« — On est d’accord ? Deux mille francs et vous aurez un bon cheval… Sauvageon ?… celui du grand monsieur de l’année dernière.

« Docteur, je m’en vais au petit matin, et je suis tout ému. J’irai où mon père a été et sur la même monture que lui ! N’est-ce pas inconcevable ?

« D’ici là, je tue la journée comme je peux. J’erre dans les ruelles des Saintes-Maries. J’escalade la tour fortifiée de l’église, d’où l’on avise la déconcertante plaine et la Méditerranée toute proche. Je vais jusqu’au rivage où, dix-neuf siècles plus tôt, ont débarqué sainte Marie-Jacobé, sœur de la Vierge, et sainte Marie-Salomé. J’explore les campements de nomades et de gitanes venus de tous les coins d’Europe en pèlerinage à la ville sainte des Bohémiens. Mais je ne vois rien. La grande aventure m’a repris tout entier, et elle devient mon aventure. Je pense, certes, aux volontés de mon père, et c’est pour y obéir et pour le venger que je suis venu ici. Mais je pense surtout, mon cher ami, à la Vénus impudique. Elle m’obsède. Je veux la voir, et la tenir sous mes yeux, comme une femme que l’on désire.

« Je vous embrasse…

« Stéphane. »