L’Image de la femme nue/03

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Flammarion (p. 17-25).

III

Adrienne et Barbara.

Stéphane, frappé par l’exemple de son père, s’était toujours défié des complications sentimentales et des passions excessives où l’on ne rencontre, se disait-il, qu’amertume, déceptions et catastrophes. Il avait trop vu pleurer sa mère pour ne pas se mettre en garde contre la souffrance, et l’agitation douloureuse de son père lui semblait le pire malheur.

Bien équilibré, d’apparence placide, heureux de vivre et conscient de sa faculté d’être heureux, il réservait ses enthousiasmes pour les spectacles de la nature ou les joies de sa profession, et ne s’exaltait que devant un coucher de soleil, l’élégance d’un clocher d’église ou la sonnerie d’un Angélus. C’était une âme religieuse, mais sans croyance, sensible, mais qui se défiait tellement de toute sensibilité qu’il avait pris l’habitude de l’insouciance et même de la nonchalance. Le bonheur qui peut s’appuyer sur la réalité quotidienne gagne en solidité ce qu’il perd en émotion.

Somme toute, la vie lui donnait beaucoup parce qu’il lui demandait peu. Ce n’était pas un aventurier de l’amour comme son père, lequel brûlait toujours d’une flamme mystique. Mais il attirait par une séduction plus naïve, inconsciente, et qu’il n’eût jamais exercée, s’il l’avait connue.

Bien que n’étant pas soutenu par une armature de principes et d’obligations morales, s’il discernait un devoir à accomplir, il s’y tenait avec fermeté. En l’occurrence, redevable d’une part de l’héritage paternel, il se proposa aussitôt de découvrir la statue et de trouver la femme que son père n’avait pas eu le temps de désigner, et, tout de suite, il se mit en rapport avec le détective Denizon et l’envoya faire une enquête sur les bords du Rhône.

De son côté, chaque matin, il vint à Auteuil. Le vieux domestique de Guillaume Bréhange, qu’il avait gardé, le servait, et Stéphane rangeait les tiroirs et interrogeait les papiers.

En fait de papiers intimes et de lettres, il ne trouva rien. Mais, par ailleurs, dans un cartonnier clos, à multiples tiroirs, que de documents il recueillit sur la pensée profonde, sur l’âme même de son père ! Documents étiquetés, dessins, esquisses, quelquefois marqués de chiffres et d’initiales, mais dont les sortes différentes de papier trahissaient, par leurs teintes et leurs plis, les époques successives. Et tous se résumaient en un seul, qui était l’image de la femme impudique. C’était une suite d’efforts acharnés, de tentatives, de maladresses, d’échecs, d’aspirations douloureuses vers un idéal une seule fois rencontré sans doute, et après quoi Guillaume Bréhange avait couru jusqu’aux derniers mois de son existence, ne le retrouvant que pour en mourir.

Avec quelle avidité et quelle angoisse Stéphane les contemple, ces fantômes auxquels son père s’efforçait vainement de donner la vie et l’absolue perfection qu’il entrevoyait ! Et avec quelle curiosité il les compare à la statue inachevée où le rêve ancien s’est épanoui de nouveau.

Ainsi, l’image définitive se fondait devant ses yeux, et l’image qu’il a surprise sur la dalle des Quatre-Fées ajoute encore à la netteté de sa vision. L’Impudique est là, qui s’étale devant ses yeux. Plus il la regarde et la connaît, et plus il la comprend. Sans immodestie à première vue, ni provocation, presque chaste même, elle dégage peu à peu, de tout son corps nu, une impression non pas tant de perversité que de volupté ardente et de sensualité naturelle. Le buste se renverse légèrement. Les jambes, longues, s’entr’ouvrent, prêtes à l’accueil. La chair, savoureuse et frémissante, défaille. Les seins, un peu trop gros dans leur perfection, gonflés de désir, se tendent vers la caresse des lèvres. L’expression du visage, qui semble d’abord angélique, devient trouble, mystérieuse, inquiétante, avec un sourire d’extase et des yeux noyés de langueur. Et même, sur le visage inachevé de la dernière statue, on discerne cette ivresse de la femme qui s’abandonne avant même de se donner.

Mais qui est-elle ? La question ne cesse de se poser à Stéphane. Lors de l’enterrement de son père, beaucoup de femmes sont venues. Était-elle au nombre de ces femmes, de ces dévotes qui venaient dire adieu à celui qu’elles avaient aimé ? Comment la reconnaître ? Et, première énigme, quel âge lui donner ? En toute certitude, la femme que représentait la statue dérobée était une femme en plein épanouissement, qui ne pouvait avoir moins de vingt-cinq ans. Et l’artiste ayant mis deux ou trois ans à la créer, si l’on ajoutait les vingt années d’intervalle, le calcul donnait près de cinquante ans. Alors ? Alors, les dernières images révélant une femme du même âge que la première, Guillaume Bréhange aurait décidément retrouvé un autre être de même forme et de même jeunesse ?

Durant les semaines qui suivirent, Stéphane élargit son enquête parmi les relations que Guillaume Bréhange entretenait autour de lui. Tout ce qu’il apprit lui montra son père tel qu’il le connaissait, aimable, séduisant, contradictoire dans ses actes, enthousiaste et découragé, ardent et faible, et toujours compliqué, mystérieux, fantasque, poursuivant des buts qu’ignoraient ses meilleurs amis, soucieux parfois, et même terriblement triste.

Un jour, il rencontra l’avocat de Guillaume Bréhange, avec lequel il étudiait un procès commencé par son père. Me Maubrez lui présenta sa femme et dit :

— Un vrai charmeur que votre père ! Je n’oublierai jamais les vacances qu’il a passées près de nous en Bretagne, tu te rappelles, Adrienne ? Nous étions à Port-Navalo, et, tandis que je pêchais, vous exploriez en barque le golfe du Morbihan, l’île aux Moines, Gavrinis… Il voulait même faire construire une villa avec portiques dans une petite île… Comment diable s’appelait-elle, Adrienne ?

— N’est-ce pas l’île aux Quatre-Fées ? dit Mme Maubrez en rougissant.

— C’est cela même, l’île aux Quatre-Fées. Il en était fou, je ne sais pas trop pourquoi, et il se passionnait pour les plans de sa villa. Il faisait si beau, d’ailleurs ! Tu as même préféré rester là-bas tout le mois d’octobre, plutôt que de m’accompagner en Amérique, et tu as eu fichtre raison !… Ah ! ce voyage raté !… Figurez-vous qu’une affaire importante…

Me Maubrez acheva la relation de son voyage.

— Et, pour comble, dit-il, après toutes ces mésaventures, qu’est-ce que je trouve à Paris, dès mon retour ? Ma femme malade, couchée, neurasthénique, abandonnée aux soins du docteur Gassier, l’ami de votre père, monsieur Bréhange. Tu te souviens, Adrienne ?… tout ton hiver dans une maison de repos ?

Stéphane se renseigna près du docteur Gassier.

— C’est ton père qui m’a envoyé chez elle, fit le docteur. Il arrivait de Bretagne, et il partait subitement pour une de ces fugues inexplicables décidées en quelques minutes, et qui avaient toujours une apparence de coup de tête.

Stéphane se rendit souvent chez Mme Maubrez. Contre toute évidence, il ne voulait pas croire que cette femme timide, effacée, jolie d’ailleurs, mais d’une beauté si discrète, eût été la maîtresse de son père. Cependant, comment ne pas voir en elle la femme dessinée par lui sur la première pierre de la villa que Guillaume Bréhange avait rêvé de bâtir ?

Il l’observait attentivement, Le buste se présentait, harmonieux et ample. Quand elle se tenait droite, son corsage se gonflait et s’abaissait au rythme d’une respiration souvent agitée, et il n’en pouvait détacher les yeux, comme s’il cherchait à retracer à son tour les formes prisonnières.

Elle le recevait avec une amabilité distraite, sans avoir l’air étonné de visites dont rien, dans les paroles du jeune homme, ne justifiait le retour presque quotidien. Il y avait entre eux de longs silences, qui ne semblaient pas les embarrasser. Ils causaient aussi beaucoup, mais de choses tout à fait indifférentes, et jamais de Guillaume Bréhange, bien que Stéphane fît souvent allusion à son père.

Une atmosphère étrange les enveloppait. Le plaisir troublant d’être ensemble ne s’appuyait sur aucune raison qui pût être formulée. Ils s’apercevaient bien l’un et l’autre de leurs regards furtifs, mais tous les deux demeuraient sur des terrains différents sans qu’il y eût contact entre eux. Stéphane se représentait la jeune femme de l’île aux Fées posant en plein air, le torse nu, et Adrienne se rappelait son amour merveilleux et brisé. C’était pour elle de la douceur, de la consolation, et un oubli charmant où s’enfonçaient peu à peu, comme dans de l’eau paisible, tant de souvenirs cruels. Et, ni l’un ni l’autre, ils ne discernaient où les conduisait cette dangereuse intimité, si chargée de tentations dont ils ne se rendaient pas compte.

Elle fut donc stupéfaite, à la fin d’une journée, lorsque, assis près d’elle, à sa droite, dans le boudoir demi-obscur où elle l’avait reçu, il passa le bras autour de son cou, et sans un mot, doucement mais impérieusement, glissa la main par la soie entr’ouverte de son corsage, et saisit le plus précieux des trésors, le sein sous lequel battait un cœur éperdu. Elle n’eut pas la force de résister, et n’y songea même pas, engourdie des pieds à la tête comme s’il se fût emparé du point même qui gouvernait tout son être. Et elle murmurait, suffoquée :

— Ah ! mon Dieu… je vous en prie… je vous en prie…

De quoi le priait-elle ? De l’épargner ou d’achever sa défaite ? Renversée contre lui, elle ne détournait pas sa bouche entr’ouverte, et ses dents humides. Elle palpitait, prête à tous les événements, et soucieuse de n’y pas mettre obstacle. Stéphane ne bougeait pas, étonné comme la jeune femme, et embarrassé de l’acte qu’il avait accompli non pas tant comme un geste de convoitise ou une prise de possession, que comme un acte de perquisition destinée à se rendre compte. Il aurait bien rendu la liberté à la proie adorable qu’il tenait entre ses doigts, d’autant qu’il la jugeait plus lourde qu’il ne l’avait estimée, et de forme moins pure que l’image ne l’indiquait. Cependant il s’y attachait énergiquement et l’aidait à se dégager de sa prison, tandis que, malgré tout, un impérieux désir l’obligeait à donner à l’entreprise commencée sa conclusion logique.

Adrienne s’enflamma aussitôt et répondit par des élans spontanés et une ardeur sans réserve. Et vraiment, Stéphane ne pouvait supposer que, quand ils seraient désunis, elle s’effondrerait en sanglots, comme elle le fit sans transition, tordrait ses mains jointes, invoquerait la Sainte Vierge, et balbutierait avec un désespoir qui le froissait :

— Allez-vous-en… Je ne veux plus vous voir jamais… Allez-vous-en… Ah ! quelle honte ! Comment oublier ?…

Le lendemain, il reçut cette lettre :

« Adieu. Tout s’est fait en dehors de notre volonté et par manque de confiance. Nous aurions dû parler du passé sans détour et nous serions devenus de grands amis, ce qui eût été plus digne de nous. — « Adrienne. »

— Elle a mille fois raison, pensa Stéphane, furieux contre lui-même. Si cette femme a été l’amie de mon père, mon premier devoir était de la respecter.

Trois semaines plus tard, l’inspecteur Denizon lui envoyait de Provence les résultats assez importants de son enquête. Le camion, abandonné jadis dans le vieux hangar, avait, auparavant, déposé sur le quai d’Arles une caisse de grandes dimensions. La nuit même, cette caisse était embarquée dans un vapeur qui, le lendemain, descendait le Rhône. Le vapeur s’appelait à cette époque Le Prince-de-Galles et, aménagé en yacht de plaisance, il avait été vendu, un mois avant le vol, par une Anglaise, Lady Chomley. Vendu à qui ? Lady Chomley ne vivait plus, mais elle avait laissé une filleule, adoptée par elle, et qui, étoile de cinéma connue sous le nom de Barbara Réal, tournait depuis un an à Hollywood.

« — Actuellement, concluait l’inspecteur, elle fait un voyage en Europe et j’ai vu son nom parmi les arrivants à Monte-Carlo. J’y vais.

Le lendemain soir, télégramme de Denizon :

« La star partie tantôt en excursion. S’embarque mercredi pour retourner en Amérique. Ai pris toutes dispositions pour la rencontrer. »

Stéphane attendit impatiemment. Savoir qui fut l’acheteur du Prince-de-Galles constituerait un progrès sérieux, puisqu’on saurait par là même qui fut le voleur de la statue.

Il passa l’après-midi suivante dans l’atelier.

À quatre heures, on sonnait.

Le domestique alla ouvrir, puis lui annonça qu’une dame demandait à le voir.

— Faites entrer, dit Stéphane.

Une grande femme blonde apparut et se présenta :

— Barbara Réal.

Stéphane la reconnut, l’ayant vue sur l’écran, dans un de ces rôles de « vamp » où elle s’était illustrée. En ville, elle n’avait rien de la « vamp », ni air fatal, ni pâleur excessive, ni attitude mystérieuse. Elle était, au contraire, fort naturelle, rose de visage, de physionomie heureuse, très gaie, très vivante, et très franche dans sa coquetterie.

— Voilà, dit-elle — et quel joli sourire mit en valeur une bouche assez grande, à lèvres épaisses et sensuelles ! — voilà. Je suis venue à Paris pour quelques heures seulement, et avec le désir de les passer ici, dans cet atelier. Vous ne me refuserez pas cela, n’est-ce pas, monsieur, puisque je reprends le train ce soir ? Et je suis si contente de vous rencontrer, j’ai une chose si grave à vous demander !

Elle riait joyeusement, d’un rire chantant, mêlé à ses phrases, et qui donnait à ses intonations une légèreté de vocalises.

Stéphane riait aussi, amusé et intrigué par elle.

— Votre demande est accordée d’avance, mademoiselle. Mais peut-être une explication…

— Une explication est nécessaire ?… Oui… mais difficile… Un peu gênante… parce que… parce que…

Pour la mettre à l’aise, Stéphane prononça gaiement :

— Voulez-vous que je commence, moi, et que je vous demande un service ?

— Un service, à moi ! Comme je serais contente ! Mais ce n’est pas possible.

— Très possible, puisque, justement, je désirais vous voir. J’ai même envoyé quelqu’un à votre recherche. Tenez, voici son télégramme.

Elle battit des mains, enchantée :

— Vite ! Parlez ! Jamais je n’ai été curieuse à ce point. Vite !

— Vous êtes bien la filleule, la fille adoptive de Lady Chomley ?

— Certes.

— Et Lady Chomley avait acheté jadis un yacht ?…

Là-dessus, Barbara éclata de rire !

— Oui… un yacht… le Prince-de-Galles… et vous voudriez savoir à qui elle l’a vendu, et à qui appartenait le bateau qui emportait la statue, n’est-ce pas ? Ah ! que c’est drôle ! que c’est drôle !…

— Qui vous a raconté ?…

— Votre père !… votre père !… C’est même pour cela qu’il était venu vers moi… tenez… il y a deux ans… en octobre. Il a connu ma présence à Nice et il est accouru de Bretagne.

Stéphane se renfrogna, certain que c’était encore là une conquête de son père, lequel, suivant la même piste que lui, avait quitté précipitamment Adrienne Maubrez et s’était épris de la belle Barbara.

Il demanda, d’un ton maussade :

— Et vous avez pu lui expliquer ?…

— Rien du tout ! Je n’ai rien pu dire à ce propos… Lady Chomley ne m’avait jamais parlé de cela… Mais que c’est drôle !

La glace était rompue. Barbara allait et venait dans l’atelier comme chez elle. Elle sonna le domestique, se fit servir du porto, en avala un verre, puis un autre, ôta son vêtement et s’écria :

— Quel homme charmant que votre père ! Un grand seigneur ! Comme il a été bon pour moi ! Et si indulgent ! Il me disait souvent : « Barbara, vous êtes très belle, et il faudra que je fasse votre portrait. » Il a même commencé… Seulement, il n’a pas eu le temps de finir. J’avais un engagement. Et comme je voulais emporter l’esquisse, il a refusé, désirant s’en servir pour une œuvre importante qu’il avait en train. Mais il me promit qu’à mon retour, je n’aurais qu’à réclamer… Et… alors… je réclame…

Stéphane commençait à s’inquiéter :

— C’est votre visage qu’il avait dessiné ? Votre buste ?

— Mais non, dit-elle en riant. Un portrait grandeur nature.

De plus en plus, Stéphane sentait le danger. Tâchant d’y parer, il objecta :

— C’est que j’ignore… mon père a laissé beaucoup de dessins…

— Il a mis l’initiale de mon prénom et la date de mon départ le 10 novembre.

Ne pouvant plus se dérober, il chercha dans les cartons et, au bout d’un instant, comme malgré lui, il murmura :

— Le 10 novembre… et la lettre B… Barbara évidemment.

Il lui tendit la feuille. Elle s’écria, ravie :

— C’est moi ! c’est bien moi ! Il a retouché certaines lignes… Ainsi j’ai une gorge moins forte, plus à la mode… et des jambes un peu plus fines… Mais c’est bien moi… Quel bonheur ! Regardez, Stéphane, si c’est beau !

Stéphane regardait la copie fidèle que Guillaume Bréhange avait donnée de la femme qui était là, près de lui, et dont le parfum le grisait. Il était fort ému, mais il demeura maître de lui et Barbara, si « vamp » qu’elle fût sur l’écran, ne se douta pas de son trouble. Elle chantait victoire, montrait du doigt les beautés de son corps, et finit par rouler dans un grand papier le trésor précieux, et par s’en aller en dansant, après avoir embrassé Stéphane sur les deux joues.

— Merci, mon petit Stéphane, vous êtes un amour… Oh ! comme je suis contente !

Trois heures plus tard, Stéphane, à la fois satisfait de lui-même et un peu irrité, racontait brièvement ses deux aventures au docteur Gassier.

— Voyez-vous, mon cher ami, disait-il en riant, ce n’est pas ces jolies femmes que j’ai désirées, quoiqu’elles soient bien désirables, mais c’est la Vénus Impudique qui me tentait à travers elles et que j’aurais voulu atteindre. La vérité n’est ni dans Barbara, ni dans Adrienne, et elle n’est dans aucune des ébauches que Guillaume Bréhange s’épuisait à tracer. Chacune des mille et une femmes que Don Juan a séduites n’en contient qu’une partie. Ce sont les épaules de celle-ci, le visage de celle-là, les jambes de cette dernière, et leurs images ne se ressemblent que par ce quelque chose qu’il cherchait éperdument et dont il les dotait en imagination.

— Alors ?

— Alors, il n’y a que deux témoignages vivants, oui, vivants, du passé. La statue d’autrefois, qui lui fut dérobée. Et celle d’aujourd’hui, la statue inachevée où il recréait son rêve, d’après ses souvenirs sans doute. Celle-ci ne nous apprenant rien, c’est l’autre qu’il faut atteindre, la statue de marbre qui ne peut pas avoir été détruite.

— Qu’en sais-tu ?

— On ne vole pas pour détruire, on vole pour posséder.

— Ou pour qu’un autre ne possède pas.

— Peut-être. En tout cas, elle existe.

Le docteur hocha la tête, et souriant :

— Tu as donc l’intention d’offrir le million à la statue ?

— Non, mais c’est en déchiffrant l’énigme qu’elle présente que j’arriverai jusqu’à la femme qui en fut l’inspiratrice… jusqu’à la femme d’aujourd’hui, s’il y en a une. Ne l’oubliez pas, docteur, vous m’avez prouvé que les deux drames se tiennent, ou plutôt qu’il n’y en a qu’un, qui s’est renouvelé à vingt ans d’intervalle.

— Bref, tu t’en vas ?

— Très probablement. Tout d’abord, je congédie cet excellent Denizon.

— Et tu vas en Provence ?

— Oui, puisque les seuls renseignements que nous ayons évoquent tous la Provence.

— Renseignements bien vagues.

— J’en aurai d’autres. Là-bas, comme ici, le hasard m’offrira certainement quelque ancienne amie de mon père qui me guidera. Il en avait partout.

— Prends garde, mon petit, dit le docteur Gassier, après un silence. J’ai peur pour toi de cette aventure qui a déjà causé tant de mal. C’est une aventure à forme tragique. Ton père y a trouvé la mort. Est-il bien nécessaire que tu recommences l’épreuve ?

Stéphane ne sembla nullement impressionné par la gravité soudaine de son vieil ami. Il dit gaiement :

— Si vous saviez combien les femmes tiennent peu de place dans ma vie ! Elles me passionnent, mais d’une passion qui s’évapore en quelques heures. Toutes celles que j’ai connues ont gardé de moi un gentil souvenir, celui d’un garçon amusant, qui rit volontiers et qui considère l’amour comme le plus délicieux des plaisirs. Vous voyez, je n’ai rien à craindre d’elles. Et puis, quoi, ce n’est même pas une femme après qui je cours, mais une statue. Si je finis par l’aimer, cette statue, doit-on s’en tourmenter ? Elle est en marbre, mon cher docteur.

Il montrait un visage paisible. Ses yeux avaient une candeur insouciante et de la sérénité. Ce fut le docteur qui s’attendrit.

— Allons, tu as raison. Ton père était un tragique, qui ne respirait et ne vivait que dans le tragique, et tu n’adores pas les mêmes dieux que lui. Les tiens sont pacifiques et souriants. « Aime Dieu et va ton chemin », comme j’ai lu quelque part, sur un modeste calvaire.