L’Imitation de Jésus-Christ (Lamennais)/Préface

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Traduction par Félicité de Lamennais.
Texte établi par M. Pagès, Bonne Presse (p. 27-32).


PRÉFACE

PAR
L’ABBÉ F. DE LAMENNAIS


Décembre 1824.

On ne connaît point l’auteur de l’Imitation. Les uns l’attribuent à Thomas A-Kempis, les autres à l’abbé Gerson : et cette diversité d’opinions a été la source de longues controverses, selon nous assez inutiles. Mais il n’est point d’objet frivole pour la curiosité humaine. On a fait des recherches immenses pour découvrir le nom d’un pauvre solitaire du xiiie siècle. Qu’est-il résulté de tant de travaux ? Le solitaire est demeuré inconnu, et l’heureuse obscurité où s’écoula sa vie a protégé son humilité contre notre vaine science.

Au reste, si l’on se divise sur l’auteur, tout le monde est d’accord sur ce livre, le plus beau, dit Fontenelle, qui soit sorti de la main des hommes, puisque l’Évangile n’en vient pas. Il y a, en effet, quelque chose de céleste dans la simplicité de ce livre prodigieux. On croirait presque qu’un de ces purs esprits qui voient Dieu face à face soit venu nous expliquer sa parole et nous révéler ses secrets. On est ému profondément à l’aspect de cette douce lumière qui nourrit l’âme et la fortifie, et l’échauffe sans la troubler. C’est ainsi qu’après avoir entendu Jésus-Christ lui-même, les disciples d’Emmaüs se disaient l’un à l’autre : Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au dedans de nous lorsqu’il nous parlait dans le chemin et nous ouvrait les Écritures[1] ?

On a dit que l’Imitation était le livre des parfaits ; elle ne laisse pas néanmoins d’être utile à ceux qui commencent. Nulle part on ne trouvera une plus profonde connaissance de l’homme, de ses contradictions, de ses faiblesses, des plus secrets mouvements de son cœur. Mais l’auteur ne se borne pas à montrer nos misères, il en indique le remède, il nous le fait goûter ; et c’est un des caractères qui distinguent les écrivains ascétiques des simples moralistes. Ceux-ci ne savent guère que sonder la plaie de notre nature ; ils nous effraient de nous-mêmes, et affaiblissent l’espérance de tout ce qu’ils ôtent à l’orgueil. Ceux-là, au contraire, ne nous abaissent que pour nous relever ; et, plaçant dans le ciel notre point d’appui, ils nous apprennent à contempler sans découragement, du sein même de notre impuissance, la perfection infinie où les chrétiens sont appelés.

De là ce calme ravissant, cette paix inexprimable qu’on éprouve en lisant leurs écrits avec une foi docile et un humble amour. Il semble que les bruits de la terre s’éteignent autour de nous. Alors, au milieu d’un grand silence, on n’entend plus qu’une seule voix, qui parle du Sauveur Jésus, et nous attire à lui comme par un charme irrésistible. L’âme transportée aspire au moment où se consommera son union avec le céleste Époux. Et l’esprit et l’épouse disent : Venez ! et que celui qui écoute dise : Venez ! Oui ! je viens, je me hâte de venir. Ainsi soit-il ! Venez, Seigneur Jésus[2].

Que sont les plaisirs du monde près de ces joies inénarrables de la foi ? Comment peut-on sacrifier le seul vrai bonheur à quelques instants, bientôt suivis de longs regrets et d’un amer dégoût ? Oh ! si vous connaissiez le don de Dieu, si vous saviez quel est Celui qui vous appelle[3], qui vous presse de vous donner à lui, afin de se donner lui-même à vous, avec quelle ardeur vous répondriez aux invitations de son amour ! Venez donc et goûtez combien le Seigneur est doux[4] ; venez et vivez. Maintenant vous ne vivez pas, car ce n’est pas vivre que d’être séparé de Celui qui a dit : Je suis la vérité et la vie[5]. Mais quand vous l’aurez connu, quand votre cœur fatigué se sera délicieusement reposé sur le sien, il ne vous restera que cette parole : Mon Bien-Aimé est à moi, et moi à lui[6]. J’ai trouvé Celui qu’aime mon âme : je l’ai saisi et ne le laisserai point aller[7].

Et vous qui souffrez, vous que le monde afflige, venez aussi, venez à Jésus : il bénira vos larmes, il les essuiera de sa main compatissante. Son âme est toute tendresse et commisération. Il a porté nos infirmités et connu nos langueurs[8] : il sait ce que c’est que pleurer.

L’Imitation ne contient pas seulement des réflexions propres à toucher l’âme, elle est encore remplie d’admirables conseils pour toutes les circonstances de la vie. En quelque position qu’on se trouve, on ne la lit jamais sans fruit. M. de la Harpe en est un exemple frappant ; écoutons-le parler lui-même :

« J’étais dans ma prison, seul, dans une petite chambre, et profondément triste. Depuis quelques jours j’avais lu les psaumes, l’Évangile et quelques bons livres. Leur effet avait a été rapide, quoique gradué. Déjà j’étais rendu à la foi ; je voyais une lumière nouvelle ; mais elle m’épouvantait et me consternait, en me montrant un abîme, celui de quarante années d’égarement. Je voyais tout le mal et aucun remède : rien autour de moi qui m’offrît les secours de la religion. D’un autre côté, ma vie était devant mes yeux telle que je la voyais au flambeau de la vérité céleste : et de l’autre, la mort, la mort que j’attendais tous les jours, telle qu’on la recevait alors. Le prêtre ne paraissait plus sur l’échafaud pour consoler celui qui allait mourir, il n’y montait plus que pour mourir lui-même. Plein de ces désolantes idées, mon cœur était abattu, et s’adressait tout bas à Dieu, que je venais de retrouver, et qu’à peine connaissais-je encore. Je lui disais : « Que dois-je faire ? Que vais-je devenir ? J’avais sur une table l’Imitation ; et l’on m’avait dit que dans cet excellent livre je trouverais souvent la réponse à mes pensées. Je l’ouvre au hasard et je tombe, en l’ouvrant, sur ces paroles : Me voici, mon fils, je viens à vous parce que vous m’avez invoqué. Je n’en lus pas davantage : l’impression subite que j’éprouvai est au-dessus de toute expression, et il ne m’est pas plus possible de la rendre que de l’oublier. Je tombai la face contre terre, baigné de larmes, étouffé de sanglots, jetant des cris et des paroles entrecoupées. Je sentais mon cœur soulagé et dilaté, mais en même temps comme prêt à se fendre. Assailli d’une foule d’idées et de sentiments, je pleurai assez longtemps, sans qu’il me reste d’ailleurs d’autre souvenir de cette situation, si ce n’est que c’est, sans aucune comparaison, ce que mon cœur a jamais senti de plus violent et de plus délicieux ; et que ces mots : Me voici, mon fils ! ne cessaient de retentir dans mon âme, et d’en ébranler puissamment toutes les facultés. »

Que de grâces cachées renferme un livre dont un seul passage, aussi court que simple, a pu toucher de la sorte une âme longtemps endurcie par l’orgueil philosophique ! Qu’on ne s’y trompe pas cependant : pour produire ces vives et soudaines impressions, et même un effet vraiment salutaire, l’Imitation demande un cœur préparé. On peut, jusqu’à un certain point, en sentir le charme, on peut l’admirer sans qu’il résulte de cette stérile admiration aucun changement dans la volonté ni dans la conduite. Rien n’est utile pour le salut que ce qui repose sur l’humilité. Si vous n’êtes pas humble, ou si, au moins, vous ne désirez pas le devenir, la parole de Dieu tombera sur votre âme comme la rosée sur un sable aride. Ne croire que soi est le caractère de l’orgueil. Or, privé de foi et d’amour, de quel bien l’homme est-il capable ? À quoi lui peuvent servir les instructions les plus solides, les plus pressantes exhortations ? Tout se perd dans le vide de son âme, ou se brise contre sa dureté. Humilions-nous, et la foi et l’amour nous seront donnés : humilions-nous, et le salut sera le prix de la victoire que nous remporterons sur l’orgueil. Quand le Seigneur voulut montrer, pour ainsi dire, aux yeux de ses disciples la voie du ciel, que fit-il ? Jésus, appelant un petit enfant, le plaça au milieu d’eux et dit : En vérité, je vous le dis, si vous ne vous convertissez et ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux[9].

P. S. On a cru qu’il serait utile de placer à la fin des chapitres de l’Imitation quelques Réflexions qui en fussent comme le résumé. Elles tiendront lieu des pratiques du P. Gonnelieu. Ces pratiques, qui furent écrites dans un siècle où il y avait encore de la foi dans les cœurs et de la simplicité dans les esprits, semblent être devenues insuffisantes dans des temps malheureux où le raisonnement a tout attaqué et tout corrompu. On s’est néanmoins efforcé d’atteindre, par des moyens différents, le même but que s’était proposé ce pieux écrivain, en fixant l’attention sur les principaux préceptes ou sur les plus importants conseils contenus dans chaque chapitre.

Nous finirons par un mot sur les principales traductions faites dans notre langue du livre de l’Imitation.

La plus ancienne de celles qui méritent d’être citées a pour auteur le chancelier de Marillac, et fut publiée en 1621. Cette traduction, qui se rapproche plus qu’aucune autre du texte original, a, dans son vieux langage, beaucoup de grâce et de naïveté : il est remarquable qu’elle n’a été que rarement imitée par les traducteurs qui sont venus après.

En 1662, parut celle de M. le Maistre de Saci : elle eut un grand succès. Toutefois ce n’est le plus souvent qu’une paraphrase élégante du texte. Le P. Lallemant, qui publia la sienne en 1740[10], et M. Beauzée, dont la traduction fut imprimée en 1788, évitèrent ce défaut, mais laissèrent encore beaucoup à désirer. Beauzée, correct, quelquefois même élégant, manque de chaleur et d’onction ; le P. Lallemant, avec plus de précision que Saci et moins de sécheresse que Beauzée, est loin cependant d’avoir fidèlement rendu le tour animé et plein de sentiment, l’expression souvent si hardie et si pittoresque de l’original. Du reste, l’un et l’autre s’emparèrent sans scrupule de tout ce qu’ils jugèrent bien traduit par leurs devanciers.

La traduction de Saci a été depuis revue et corrigée par l’abbé de la Hogue, qui l’a fort améliorée, sans avoir cependant rien changé au système de paraphrase adopté par ce traducteur.

Il nous reste à parler de la traduction qui, depuis un siècle, a été le plus souvent réimprimée, et qui, sous le nom du P. Gonnelieu, auteur des pratiques et des prières dont elle est constamment accompagnée, passe pour la plus parfaite de toutes. Habent sua fata libelli, ce singulier jugement que répète, à peu près dans les mêmes termes, chaque nouvel éditeur de cette traduction, l’a rendue en quelque sorte l’objet d’un respect religieux, qu’il semble bien hardi de vouloir essayer de détruire. La vérité est cependant que le P. Gonnelieu n’a jamais traduit l’Imitation ; que cette traduction, depuis si longtemps honorée d’une si grande faveur, est d’un libraire de Paris, nommé Jean Cusson, qui la fit paraître pour la première fois en 1673 ; et que, bien qu’elle ait été retouchée et corrigée par J.-B. Cusson, son fils, qui la publia de nouveau en 1712[11], y joignant alors, pour la première fois, les pratiques du P. Gonnelieu, elle n’est, en effet, qu’une continuelle et faible copie de celle de Saci, et, à notre avis, la plus médiocre de toutes les traductions que nous venons de citer[12].

Quoique M. Genoude, surtout dans les deux premiers livres, les ait quelquefois corrigées heureusement, peut-être laisse-t-il encore quelque chose à désirer. Il nous a paru du moins qu’on pouvait, en conservant ce qu’il y a de bon dans les traductions anciennes[13], essayer de reproduire plus fidèlement quelques unes des beautés de l’Imitation. En ce genre de travail, venir le dernier est un avantage : heureux si nous avons su en profiter pour le bien des âmes, et si nous pouvons ainsi avoir quelque petite part dans les fruits abondants que produit tous les jours ce saint livre.

  1. Luc, xxiv, 32.
  2. Apoc., xxii, 17 et 20.
  3. Joan., iv, 10.
  4. Ps. xxxiii, 9.
  5. Joan., xiv, 6.
  6. Cant., ii, 16.
  7. Ibid., iii, 4.
  8. Is., liii, 3 et 4.
  9. Matth., xviii, 2 et 3.
  10. Il avait alors quatre-vingts ans.
  11. Ces documents bibliographiques ont été puisés dans une dissertation très savante et très bien faite sur soixante traductions françaises de l’Imitation, publiée en 1812 par M. A.-A. Barbier, bibliothécaire du roi.
  12. Tous les traducteurs de l’Imitation n’ont cessé de se copier les uns les autres, et Saci est celui auquel on a le plus fréquemment emprunté. (Voy. la dissertation déjà citée.) Du reste, tel est le désordre qui règne dans les réimpressions continuelles que l’on fait de ce livre, que ces pratiques du P. Gonnelieu se trouvent, dans plusieurs éditions, à la suite des traductions de Beauzée, de Lallemant, etc., etc., néanmoins, dans l’avertissement de l’éditeur, c’est toujours « l’excellente traduction du P. Gonnelieu que l’on présente aux lecteurs, cette traduction qui surpasse toutes les autres pour la fidélité et l’onction. »
  13. Le P. Lallemant justifie cette manière de traduire l’Imitation par une réflexion pleine de sens : « Il y a, dit-il à la fin de sa préface, dans l’Imitation un nombre d’expressions si simples, qu’il n’est pas possible de les rendre bien en deux façons. On ne doit donc pas être surpris de trouver en cette traduction plusieurs versets exprimés de la même manière que dans les éditions précédentes. Il ne serait point juste de vouloir obliger un auteur de traduire moins bien un texte pour s’éloigner de ceux qui ont saisi la seule bonne manière de le traduire. »