L’Immortel/Chapitre 12

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Lemerre (p. 261-296).


XII


Le lendemain de cette représentation où elle avait voulu se montrer et sourire sous son désastre, donner aux femmes de la société une suprême leçon de tenue, la duchesse Padovani était partie pour Mousseaux, selon son habitude à cette époque de l’année. Rien de changé aux apparences de sa vie. Ses invitations faites pour la saison, elle ne les décommanda pas ; mais avant l’arrivée de la première série, durant cette solitude de quelques jours qu’elle employait d’ordinaire à surveiller minutieusement l’installation de ses hôtes, ce fut du matin au soir dans ce parc de Mousseaux vallonnant à perte de vue les coteaux de la Loire, une course furieuse de bête blessée, traquée, qui s’arrêtait un moment, engourdie de fatigue, puis repartait sous une poussée de douleur. « Lâche !… Lâche !… Canaille !… » Elle invectivait l’absent comme s’il était à côté d’elle, comme s’il marchait du même pas fiévreux dans ce tournoiement d’allées vertes descendant jusqu’au fleuve en longs et ombreux lacets. Et, plus duchesse ni mondaine, démasquée, humaine enfin, elle livrait tout son désespoir moins grand peut-être que sa colère, car l’orgueil criait en elle plus fort que tout, et les quelques larmes débordant ses cils ne coulaient pas, jaillissaient, grésillaient en pointes de feu. Se venger, se venger ! Elle cherchait un moyen sanglant, tantôt imaginait un de ses gardes, Bertoli ou Salviato, allant lui mettre une chevrotine dans le front le jour même du mariage… Puis, non ! Frapper soi-même, sentir la joie de la vendetta au bout de son bras… Elle enviait celles du peuple qui guettent l’homme sous une porte, lui envoient par la figure une potée de vitriol dans un vomissement de mots épouvantables… Oh ! pourquoi n’en connaissait-elle pas de ces abominations qui soulagent, une ignoble injure à crier au traître et vil compagnon qu’elle voyait toujours avec le regard hésitant, le sourire faux et pénible de leur dernière rencontre. Mais même dans son patois corse de l’île-Rousse, la patricienne ne savait pas de ces vilenies et quand elle avait bien crié : « Lâche !… Lâche !… Canaille !… » sa belle bouche se tordait de rage impuissante.

Le soir, après son repas solitaire dans l’immense salle tendue de vieux cuirs que dorait le soleil mourant, la course de fauve recommençait. C’était dans la galerie à pic sur le fleuve, si curieusement restaurée par Paul Astier avec la dentelle ajourée de ses arcades et ses deux jolies tourelles en encorbellement. En bas, la Loire étalée comme un lac gardait du jour tombé un pâlissement d’argent fin où s’espaçaient, vers Chaumont, les saulaies, les îlots de sable du fleuve lent, à la molle atmosphère ; mais elle ne regardait pas le paysage, la pauvre Mari’ Anto, quand fatiguée d’errer sur les pas de son chagrin elle s’appuyait des deux coudes à la rampe, les yeux perdus. Sa vie lui apparaissait dévastée, en détresse, et à un âge où il est difficile de la recommencer. Des voix grêles montaient de Mousseaux groupant quelques maisons basses sur la levée ; l’amarre d’un bateau grinçait dans la nuit fraîchissante. Comme c’eût été facile, rien qu’en accentuant un peu son mouvement découragé, jeté en avant… Mais que dirait le monde ? À son âge, une femme de son rang, ce suicide de grisette abandonnée.

Le troisième jour, arriva le billet de Paul et, en même temps, dans les journaux, le procès-verbal circonstancié du duel. Elle en eut comme la chaleur joyeuse d’une étreinte. Quelqu’un l’aimait donc encore, qui avait voulu la venger au prix de la vie ; et cela ne signifiait pas l’amour à ses yeux, seulement une affection reconnaissante, le souvenir des services rendus à ce jeune homme et aux siens, peut-être aussi le besoin de réparer la traîtreuse attitude de la mère. Noble enfant, brave enfant ! À Paris, elle serait allée vers lui tout de suite, mais ses invités s’annonçant, elle ne put que lui écrire, envoyer son médecin.

D’heure en heure, les arrivages se succédaient, par Blois, par Onzain, Mousseaux se trouvant à égale distance des deux stations ; et le landau, la calèche, deux grands breaks déposaient au perron de la cour d’honneur où retentissaient les coups de timbres, d’illustres habitués de la rue de Poitiers, académiciens et diplomates, le comte et la comtesse de Foder, les Brétigny comte et vicomte, celui-ci secrétaire d’ambassade, M. et Mme Desminières, le philosophe Laniboire venant écrire au château son rapport sur les prix de vertu, le jeune critique de Shelley très poussé par le salon Padovani, et Danjou, le beau Danjou, tout seul, sans sa femme, invitée cependant, mais qui l’eût gêné pour les projets qu’il roulait sous les frisures d’un breton tout neuf. Aussitôt l’existence s’organisa comme aux années précédentes. Le matin, les visites ou le travail dans les chambres, les repas, la réunion, les siestes ; puis, la chaleur tombée, de grandes courses en voiture à travers bois, ou sur le fleuve dans la légère flottille amarrée au bout du parc. On lunchait dans une île, on allait en partie relever les verveux toujours garnis et frétillants, le garde-pêche ayant soin la veille de chaque expédition de les charger à pleins filets. En rentrant, la toilette pour le dîner en grand apparat, après lequel les hommes ayant fumé au billard ou dans la galerie venaient au merveilleux salon qui fut l’ancienne « salle du conseil » de Catherine de Médicis.

Des tapisseries y déployaient tout du long les amours de Didon et son désespoir devant la fuite des galères troyennes ; étrange et ironique actualité, que personne ne remarquait du reste, par cette incuriosité des formes extérieures si générale dans le monde, et qui résulte moins d’une maladresse des yeux que de la constante et exclusive préoccupation de soi, de la tenue à garder, de l’effet produit. Le contraste était pourtant saisissant des tragiques fureurs de la reine abandonnée, les bras levés, les yeux en pleurs dans l’effacement du petit point, au calme souriant dont la duchesse présidait les réunions, gardant sa souveraineté sur les femmes présentes dont elle régentait les toilettes, les lectures, se mêlant aux discussions de Laniboire avec le jeune critique, aux débats de Desminières et de Danjou sur les candidatures du fauteuil Loisillon. Vraiment, si le prince d’Athis eût pu la voir, ce traître Samy auquel ils pensaient tous et dont personne ne parlait, son orgueil aurait souffert du peu de vide laissé par son absence dans cette existence de femme, non plus qu’en cette royale maison de Mousseaux agitée et bruyante où, du haut en bas de la longue façade, trois persiennes seulement restaient closes, dans ce qu’on appelait le pavillon du prince.

« Elle prend bien ça… » disait Danjou dès le premier soir ; et la petite comtesse de Foder, son bout de nez pointu tout affairé de curiosité dans un embobelinage de dentelles, la sentimentale Mme Desminières, préparée aux doléances, aux confidences, n’en revenaient pas d’un si beau courage. Au fond, elles lui en voulaient comme du « relâche » d’un spectacle dramatique très attendu ; tandis que pour les hommes, cette sérénité de l’Ariane semblait un encouragement à la succession ouverte. Et c’était le changement significatif dans la vie de la duchesse, l’attitude de tous ou de presque tous avec elle, attitude plus libre, plus pressante, une ardeur à lui plaire, un pavanement autour de son fauteuil qui visait directement la femme et non plus son influence.

C’est vrai que jamais Maria-Antonia n’avait été plus belle ; son entrée dans la salle à manger, l’éclat mat de son teint, de ses épaules en clair décolletage d’été illuminaient la table autour d’elle, même quand la marquise de Roca-Nera se trouvait là, venue de son château voisin, de l’autre rive de la Loire. La marquise était plus jeune, mais qui aurait pu s’en douter en les regardant ? Puis la belle Antonia devait au brusque départ de son amant le charme inavouable, la mystérieuse griffe du diable, cet attrait de la place chaude auquel tant d’hommes se laissent prendre. Le philosophe Laniboire, rapporteur des prix de vertu, le subissait violemment, ce mystérieux et vilain attrait ; veuf, d’âge mûr, la joue violacée, les traits mélancoliques, il essayait de subjuguer la châtelaine par un déploiement de grâces viriles et sportiques qui lui valaient quelques mésaventures. Un jour, en bateau, voulant manier la godille à grand renflement de biceps, il tombait dans la Loire ; une autre fois, qu’il caracolait à la portière du landau, sa bête le serrait si durement contre la roue, qu’on était obligé de le garder et cataplasmer à la chambre plusieurs jours. Mais c’est au salon qu’il faisait beau le voir « danser devant l’arche, » selon le mot de Danjou, ployer, dérouler son grand corps, appeler en combat singulier de dialectique le jeune critique, pessimiste farouche âgé de vingt-trois ans, que le vieux philosophe écrasait de son optimisme imperturbable. Il avait ses raisons pour trouver la vie bonne, et même excellente, le philosophe Laniboire, dont la femme était morte d’une angine gagnée au chevet de ses enfants, emportés tous les deux avec la mère ; et toujours, dans son dithyrambe en faveur de l’existence, le bonhomme terminait l’exposé de ses doctrines par une sorte de démonstration au tableau, un geste adulateur vers le corsage en demi-peau de la duchesse : « Trouvez-donc la vie mauvaise devant ces épaules-là ! »

Le jeune critique, lui, faisait sa cour d’une façon plus subtile, pas mal scélérate même. Grand admirateur du prince d’Athis, encore à l’âge ingénu qui traduit admiration par imitation, il copiait dès son entrée dans le monde les attitudes, la démarche, jusqu’aux airs de tête de Samy, son dos en voûte, son sourire vague et fermé de méprisants silences ; maintenant, il accentuait cette ressemblance de détails de toilette, guettés, ramassés enfantinement, depuis la manière d’épingler la cravate dans l’évasement du col jusqu’au carrelé fauve d’un pantalon de coupe anglaise. Trop de cheveux, malheureusement, et pas un poil de barbe, d’où ses efforts perdus et l’absence de tout revenez-y troublant chez l’ancienne maîtresse du prince, aussi indifférente à son carrelage anglais qu’aux mourantes oeillades de Brétigny le fils ou aux pressions vigoureuses de Brétigny le père, quand il lui prenait le bras pour aller à table. Seulement cela entretenait autour d’elle cette atmosphère tiède, empressée et galante, à laquelle d’Athis l’avait longtemps habituée, jouant jusqu’à la courbature son personnage d’attentif ; et l’orgueil de la femme sentait moins la déchéance de l’abandon.

Parmi tous ces prétendants, Danjou gardait une attitude à l’écart, amusant la duchesse de ses potins de coulisses, la faisant rire, ce qui, avec certaines, réussit quelquefois très bien. Puis, quand il jugea la femme suffisamment préparée, un matin qu’elle commençait en compagnie de ses chiens sa promenade solitaire à travers le parc, cette course violente où elle secouait sa colère dans les taillis pleins de réveils d’oiseaux, la trempait, l’apaisait dans la mouillure des pelouses et l’égouttement des branches, brusquement, à un tournant d’allée, il se montra et tenta le coup. En complet de laine blanche, le pantalon dans la botte, béret basque, la barbe faite, il cherchait le dénouement d’une pièce en trois actes que les Français lui demandaient pour l’hiver ; titre : Les Apparences, sujet mondain, très dur. Tout écrit, excepté sa dernière scène.

« Eh bien ! cherchons ensemble… » dit-elle gaîment en claquant la longue lanière à manche court et sifflet d’argent dont elle se servait pour rallier sa meute. Mais dès les premiers pas, il parla d’amour, de la tristesse qu’il y aurait pour elle à vivre seule, s’offrit enfin carrément, cyniquement, à la Danjou. La duchesse, redressée d’un fier et vif mouvement de tête, serrait le manche du petit fouet à chiens, prête à cingler l’insolent qui osait la traiter comme une marcheuse derrière un portant d’opéra. Mais l’outrage à sa dignité était un hommage à sa beauté sur le retour, et dans la rougeur subite de ses joues montait autant de plaisir que d’indignation. Lui, pourtant, continuait, la pressait, tâchait de l’éblouir de ses mots à facettes, affectant de traiter la chose moins en affaire de coeur qu’en alliance d’intérêts, en association cérébrale. Un homme comme lui !… une femme comme elle !… À eux deux, ils tiendraient le monde.

« Merci bien, mon cher Danjou, ces beaux raisonnements, je les connais. J’en pleure encore… » et d’un geste hautain, sans réplique, qui montrait à l’auteur l’ombreuse allée à suivre : « Cherchez votre dénouement, moi, je rentre… » Il restait sur place, déconcerté, la regardant partir de sa belle démarche à jambes longues, si tentante.

« Pas même comme zèbre ?… » demanda-t-il plaintivement.

Elle se retourna, ses noirs sourcils rejoints : « Ah ! oui, c’est vrai… Le poste est vacant… » Elle songeait à ce Lavaux, à ce bas subalterne à qui elle avait fait tant de bien… Et sans rire, d’une voix lasse : « Comme zèbre, si vous voulez… » Puis elle disparut derrière un bosquet de roses jaunes, superbes, trop épanouies, dont le premier souffle un peu vif allait éparpiller les grappes.

C’était déjà bien beau qu’elle l’eût écouté jusqu’au bout, la fière Mari’ Anto ! Jamais probablement aucun homme, pas même son prince, ne lui avait parlé sur ce ton. Plein d’espoir et d’entrain, secoué par les belles tirades qu’il venait d’improviser, l’auteur dramatique ne fut pas long à trouver sa dernière scène. Il remontait pour l’écrire avant le déjeuner, quand il s’arrêta, saisi de voir entre les branches les fenêtres du prince large ouvertes au soleil. Pour qui ? À quel favorisé faisait-on l’honneur de cette installation somptueuse et si commode, avec ses ouvertures sur la Loire et sur le parc ? Il s’informa, se rassura. C’était pour l’architecte de madame la duchesse, venu en convalescence au château. Étant connus les liens d’intimité qui unissaient les Astier et la châtelaine, quoi de plus naturel que Paul fut reçu comme l’enfant de la maison dans ce Mousseaux, un peu son œuvre. Pourtant, quand le nouvel hôte vint s’asseoir au déjeuner, sa jolie figure affinée que le blanc d’un fichu de Chine pâlissait encore, son duel, sa blessure, l’idée romanesque autour de ces choses, parut faire une si vive impression sur les femmes, la duchesse elle-même le favorisait de tant de soins, d’égards affectueux, que le beau Danjou, un de ces terribles absorbeurs à qui tout succès rival semble un dommage et presque un vol, sentit comme une morsure jalouse. Les yeux dans son assiette, profitant de sa place d’honneur, il commença à voix basse un démolissage du joli jeune homme si malheureusement déparé par le nez de sa mère ; il raillait son duel, sa blessure, ces réputations de salles d’armes qu’une piqûre dégonfle à la première rencontre. Il ajouta, ne croyant pas si bien dire : « Une frime, vous savez, leur querelle de jeu… C’est pour une femme…

— Le duel… vous croyez ? »

Il fit signe de la tête : « J’en suis sûr ! » et, ravi de sa prodigieuse astuce, s’occupa de la table qu’il éblouit de mots, d’anecdotes dont il arrivait toujours pourvu comme d’un petit feu d’artifice de poche. À ce jeu, Paul Astier n’était pas de force ; et la sympathie féminine revint vite à l’illustre causeur, surtout quand il eut annoncé que son dénouement étant trouvé, sa pièce finie, il la lirait au salon pendant les heures de chaleur. Il n’y eut qu’un cri de toutes ces dames pour acclamer cette diversion rare à la monotonie des journées ; et quelle aubaine pour ces privilégiées, déjà si fières de leurs lettres datées de Mousseaux, d’envoyer à toutes les bonnes amies absentes le compte rendu d’une pièce inédite de Danjou, lue par Danjou lui-même, puis de pouvoir dire cet hiver, au moment des répétitions : « La pièce de Danjou ! je la connais, il nous l’a lue au château. »

Comme on quittait la table dans l’effervescence de cette bonne nouvelle, la duchesse s’approcha de Paul Astier et, lui prenant le bras avec sa grâce un peu despotique : « Un tour de galerie… on étouffe… » L’air était lourd, même à ces hauteurs où la Loire, comme étamée, envoyait une buée de cuve chaude, épandue et noyant le désordre vert de ses rives et de ses îlots à demi-submergés. Elle entraîna le jeune homme tout au bout de la dernière arcade, loin des fumeurs, et lui pressant les mains : « Ainsi c’est moi… c’est pour moi…

— Pour vous, duchesse… »

Et il ajouta, la lèvre mince : « Ce n’est pas fini… nous recommencerons…

— Voulez-vous bien vous taire, malheureux enfant. »

Elle s’interrompit à l’approche d’un pas rôdeur et curieux : « Danjou !

— Duchesse ?…

— Mon éventail que j’ai laissé à ma place dans la salle… voulez-vous ?… serez gentil… » et quand il fut loin : « Je vous défends, Paul… d’abord, on ne se bat pas avec un pareil misérable… Ah ! si nous étions seuls… si je pouvais vous dire… » Il y avait dans l’énervement de sa voix et de ses mains un transport dont Paul Astier s’étonna. Au bout d’un mois, il espérait la trouver plus résignée. Ce fut une déception, qui lui coupa un irrésistible : « Je vous aime… Je vous ai toujours aimée… » préparé pour les premières explications de l’arrivée. Il se contentait de lui raconter le duel dont elle semblait très curieuse, quand l’académicien rapporta l’éventail. « Bon zèbre, Danjou… » dit-elle en remerciement. L’autre eut un petit tournement de bouche, et sur le même ton, à mi-voix : « Oui… mais promesse d’avancement… sans quoi…

— Des exigences, déjà ! » Elle le corrigeait d’un léger coup d’éventail, et, le voulant de bonne humeur pour sa lecture, revint à son bras dans le salon où le manuscrit s’étalait à même une coquette table à jeu dans le jour direct d’une haute fenêtre, entr’ouverte sur les verdures fleuries, les grandes masses boisées du parc.

« Les Apparences… pièce en trois actes… personnages… »

Toutes les femmes en cercle, le plus près possible, eurent ce joli pelotonnement frileux, ce frisson que leur donne l’attente du plaisir. Danjou lisait en vrai cabotin de Picheral, prenait des temps pour s’humecter les lèvres au bord de son verre d’eau, les essuyait d’un léger mouchoir de batiste, et, chaque page finie, haute et large, brouillée de sa toute petite écriture, il la laissait tomber négligemment à ses pieds sur le tapis. Chaque fois, Mme de Foder, l’étrangère pour hommes célèbres, se penchait sans bruit, ramassait la feuille tombée, la posait avec vénération sur un fauteuil à côté d’elle, bien dans le sens. Discret et délicieux manége qui la rapprochait du maître, la mêlait à son œuvre, comme si Lizt ou Rubinstein était au piano et qu’elle tournât les feuillets de la partition. Tout alla bien jusqu’à la fin du premier acte, amusante et chatoyante exposition qu’accueillait un délire de petits cris, de rires extasiés, de bravos enthousiastes ; puis, après un grand silence dans lequel on entendait aux profondeurs du parc la rumeur bourdonnante et vibrante des moucherons en haut des arbres, le lecteur reprit en s’essuyant la moustache :

« Acte II… la scène représente… » mais sa voix s’altérait, s’étranglait de réplique en réplique. Il venait d’apercevoir un fauteuil vide, au premier rang, parmi les dames, justement le fauteuil d’Antonia, et son oeil cherchait par-dessus le lorgnon dans l’immense salon rempli d’arbustes verts, de paravents où les auditeurs s’abritaient pour mieux écouter ou mieux dormir… Enfin dans un de ces temps fréquents et méthodiques que son verre d’eau lui ménageait, un chuchotement, la lueur d’une robe claire, et tout au fond, sur un divan, la duchesse lui apparut, à côté de Paul Astier, continuant la conversation interrompue dans la galerie. Pour un enfant gâté de tous les succès comme Danjou, l’outrage était sensible. Il eut pourtant le courage de continuer son acte, jetant avec fureur sur le tapis les pages qui volaient, forçaient la petite de Foder à les rattraper à quatre pattes. À la fin, comme les chuchotements ne se taisaient pas, il cessa de lire, s’excusant sur un enrouement subit qui l’obligeait à remettre au lendemain. Et toute à ce duel dont elle ne se lassait pas, la duchesse, croyant la pièce finie, criait de loin avec un vif mouvement de ses petites mains : « Bravo, Danjou… très joli, le dénouement ! »

Le soir, le grand homme eut ou prétexta une crise de foie, et quitta Mousseaux à l’aurore, sans revoir personne. Fut-ce un simple dépit d’auteur ? Croyait-il réellement que le jeune Astier allait remplacer le prince ? En tout cas, huit jours après son départ, Paul en était encore à glisser une parole tendre. On se montrait avec lui tout en égards, en attentions presque maternelles, on s’informait de sa santé, s’il ne faisait pas trop chaud dans la tourelle exposée au midi, si le mouvement du landau ne le fatiguait pas, ou encore si ce n’était pas rester trop tard sur la rivière ; mais dès qu’il essayait un mot d’amour, on s’échappait vite sans comprendre. Il y avait loin, cependant, de la fière Antonia des précédentes saisons à celle qu’il retrouvait. L’autre, hautaine et calme, remettant les indiscrets à leur rang, rien que d’un froncement de sourcils. La sécurité d’un beau fleuve entre ses digues. Maintenant, la digue craquait, laissait deviner une fêlure par où débordait la vraie nature de la femme. Il lui passait des bouffées de révolte contre les usages, les conventions sociales autrefois si bien respectées par elle, et des besoins de changer de place, de s’éreinter en courses extravagantes. Des projets de fêtes, d’illuminations, de grandes chasses à courre pour l’automne, qu’elle-même conduirait, qui depuis des années n’était plus montée à cheval. Attentif, le beau jeune homme guettait les écarts de cette agitation, surveillait tout de son œil aigu d’émouchet, bien décidé par exemple à ne pas lanterner deux ans comme avec Colette de Rosen.

On s’était séparé de bonne heure, ce soir-là, après une fatigante journée de voiture et d’excursion. Paul remonté chez lui, défublé de l’habit, du plastron, en chemise de soie, ses pantoufles, un bon cigare, écrivait à sa mère, cherchant et pesant tous ses mots. Il fallait persuader à m’man, en villégiature à Clos-Jallanges, et se brûlant les yeux à chercher sur l’horizon, par delà les tournants du fleuve, les quatre tourelles de Mousseaux, qu’il n’y avait pas de réconciliation, même d’entrevue possible pour le moment entre elle et son amie… Merci bien ! trop gaffeuse, la bonne femme ; il l’aimait mieux loin de ses affaires personnelles… Lui rappeler aussi la traite fin courant et sa promesse d’envoyer les fonds au brave petit Stenne resté seul rue Fortuny pour défendre l’immeuble Louis XII. Si l’argent de Samy manquait encore, emprunter aux Freydet qui ne refuseraient pas cette avance de quelques jours, puisque le matin même les journaux de Paris, dans leur correspondance étrangère, annonçaient le mariage de notre ambassadeur à Pétersbourg, mentionnant la présence du grand-duc, les toilettes de la mariée, le nom de l’évêque polonais qui avait béni les deux époux. Et m’man pouvait se figurer si à Mousseaux le déjeuner s’était ressenti de cette nouvelle que chacun connaissait, que la maîtresse du logis lisait dans tous les yeux et dans l’affectation de ses invités à parler d’autre chose. Silencieuse tout le repas, la pauvre duchesse, en sortant de table et malgré l’horrible chaleur, avait éprouvé le besoin de se secouer et d’emmener tout son monde en trois voitures au château de la Poissonnière où naquit le poète Ronsard ; six lieues de route au soleil, dans la poussière blanche et craquante, pour la joie d’entendre l’affreux Laniboire, hissé sur un vieux socle effrité comme lui, débiter : « Mignonne, allons voir si la rose… » Au retour, visite à l’orphelinat agricole fondé par le vieux Padovani. — M’man devait connaître sans doute — inspection du dortoir, de la buanderie, des instruments aratoires, des cahiers de classes : et ça empoisonnait, et il faisait chaud, et Laniboire haranguait les jeunes agriculteurs à pauvres têtes de forçats, leur affirmant que la vie était excellente. Pour finir, encore une halte exténuante à dos hauts-fourneaux près d’Onzain, une heure au chaud soleil déclinant, dans la fumée et l’odeur du charbon vomies par trois énormes tours briquelées, à buter sur des rails, à éviter les vagonnets et les pelles chargées de fonte incandescente, en blocs énormes gouttant du feu comme des quartiers de glace vermeille en train de fondre. Pendant ce temps, la duchesse entraînée, infatigable, ne regardait rien, n’écoutait rien, marchant au bras de Brétigny le père avec qui elle semblait discuter violemment, aussi étrangère aux forges et hauts-fourneaux qu’au poète Ronsard ou à l’orphelinat agricole…

Paul en était là de sa lettre, s’appliquant surtout, pour diminuer les regrets de sa mère, à une peinture férocement ennuyeuse de la vie à Mousseaux cette année, quand un léger coup toqua sa porte. Il pensa au jeune critique, au fils Brétigny, même à Laniboire très agité depuis quelque temps, qui prolongeaient souvent la soirée dans sa chambre, la plus vaste, la plus commode, annexée d’un coquet fumoir, et fut très étonné, ayant ouvert, de voir la longue galerie du premier étage, dans l’irisement de ses vitraux, silencieuse et vide jusqu’au fond, jusqu’à la massive porte de la salle des gardes dont un rayon de lune découpait les sculptures. Il retournait s’asseoir, mais on frappa encore. Cela venait du fumoir qu’une petite porte sous tenture, par un étroit couloir dans l’épaisseur de la tour, mettait en communication avec les appartements de la duchesse. Cet aménagement bien antérieur à la restauration de Mousseaux, lui était inconnu ; et, tout de suite, se rappelant certaines conversations entre hommes, ces derniers jours, surtout les histoires terriblement salées du père Laniboire : « Bigre ! si elle nous a entendus… » se dit le joli gouailleur. Le verrou tiré, la duchesse passa devant lui sans un mot, et posant sur la table où il écrivait une liasse de papiers jaunis que froissait nerveusement sa main fine :

« Conseillez-moi, dit-elle, la voix grave… vous êtes mon ami… Je n’ai confiance qu’en vous… »

Qu’en lui, malheureuse femme. Et ce regard de proie, sournois, guetteur, ne l’avertissait pas, allant de la lettre imprudemment restée ouverte sur la table et qu’elle aurait pu lire, à ses beaux bras découverts sous le grand peignoir de dentelle, à ses lourdes nattes tordues pour la nuit. Il pensait : « Que veut-elle ? Qu’est-ce qu’elle vient chercher ? » Et elle, toute à sa colère, à ce remous furieux de rancune qui l’étouffait depuis le matin, haletait très bas, en phrases courtes : « Quelques jours avant votre arrivée, il m’a envoyé Lavaux… oui, il a osé… pour me demander ses lettres… Ah ! je l’ai reçu, la face plate, à lui ôter le goût de revenir… Ses lettres, allons donc !… c’est ceci qu’il voulait. »

Elle lui tendait la liasse, histoire et dossier de leur amour, la preuve de ce que cet homme lui coûtait, de ce qu’elle avait payé pour lui en le tirant de la boue. « Oh ! prenez, regardez… c’est curieux, allez. » Et pendant qu’il feuilletait ces paperasses bizarres, imprégnées de son odeur à elle, mais plutôt dignes de la devanture de Bos, des factures hypothétiques de marchands de curiosités, bijoutiers en chambre, lingères, constructeurs de yachts, courtiers en vins de Touraine champanisés, des traites de cent mille francs à des filles fameuses, mortes maintenant, disparues ou richement mariées, des reçus de maîtres d’hôtel, de garçons de cercle, toutes les formes de l’usure parisienne et d’une liquidation de viveur, Mari’ Anto grondait sourdement : « Plus cher que Mousseaux, vous voyez, la restauration de ce gentilhomme !… J’avais ça dans un chiffonnier depuis des années, parce que je garde tout ; mais je jure Dieu que je ne comptais pas m’en servir… À présent, j’ai changé d’idée… Le voilà riche… je veux mon argent et l’intérêt de mon argent ; sinon, je plaide… N’ai-je pas raison ?

— Cent fois raison… seulement… » il effilait la pointe fauve de sa barbe… Est-ce que le prince d’Athis n’était pas interdit quand il avait signé ces traites ?

« Oui, oui, je sais… Brétigny m’a dit… car ne pouvant rien par Lavaux, on a écrit à Brétigny pour lui demander son arbitrage… Entre académiciens, n’est-ce pas ?… » Elle eut un rire de mépris qui mettait l’ambassadeur et l’ancien ministre au même niveau comme titres académiques, puis dans un éclat indigné : « Certainement, j’aurais pu ne pas payer, mais je le préférais plus propre… donc, je n’ai que faire d’un arbitrage… J’ai payé, qu’on me rembourse… ou alors en justice, et du scandale, et de la boue sur son nom, sur son titre d’envoyé de France à Pétersbourg… Que je le déshonore, ce misérable, ma cause sera toujours assez gagnée.

— C’est égal. » dit Paul Astier reposant la liasse et faisant disparaître la lettre à m’man qui le gênait, « c’est égal ! qu’on vous ait laissé de telles preuves entre les mains… et quelqu’un d’aussi habile…

— Habile, lui ?… »

Tout ce qu’elle ne dit pas était dans son haussement d’épaules. Il continua, s’amusant à la pousser, car enfin on ne soit jamais jusqu’où peut aller le délire rancunier d’une femme : « Pourtant, un de nos meilleurs diplomates…

— C’est moi qui le grimais. Il ne sait du métier que ce que je lui en ai appris.

— Alors, la légende de Bismarck ?…

— Qui n’a jamais pu le regarder en face… Ah ! ah ! la bonne histoire … je crois bien !… on se détourne, quand il vous parle… une bouche d’égout !… »

Comme honteuse, elle mit sa figure dans ses mains, comprimant des sanglots, un râle furieux : « Dire ! dire !… douze ans de ma vie à un tel homme… À présent, il me quitte, il ne veut plus… et c’est lui !… lui !… » Son orgueil se révoltait à cette idée, et, marchant à grands pas dans la chambre, allant jusqu’au lit large et bas, drapé d’anciennes tentures, puis revenant au cercle lumineux de la lampe, elle cherchait les motifs de leur rupture, se demandant tout haut : « Pourquoi ?… pourquoi ?… » L’ambiguité de leur situation ?… mais il savait bien que cela allait finir, qu’ils seraient mariés avant un an… La fortune, les millions de cette pécore ?… Comme si elle n’en avait pas, elle aussi, de la fortune ; et les relations, les influences qui manquaient à la Sauvadon… Alors, quoi ? la jeunesse ? Elle eut un rire enragé… Ah ! ah ! la pauvre petite !… pour ce qu’il en ferait de sa jeunesse !…

« Je m’en doute… » murmura Paul qui souriait, se rapprochait. C’était cela le point douloureux ; elle y appuyait comme exprès, pour se faire souffrir. Jeune !… jeune !… d’abord est-ce au calendrier que se regarde l’âge d’une femme ?… M. l’ambassadeur aurait peut-être des mécomptes… Et d’un geste vif, à deux mains, écartant ses dentelles de nuit sur son cou rond, sans un pli, sa nuque solide et splendide : « C’est là, voyons, c’est là que les femmes ont leur jeunesse… »

Ah ! ça ne traîna pas. Des mains fougueuses et savantes continuant son geste esquissé, peignoir, agrafes, tout craquait, tout volait par la chambre ; et prise, emportée, jetée aux draps ouverts, une flamme passa sur elle en tourbillon, quelque chose de puissant, de doux, d’irrésistible, dont rien, jusqu’à ce jour, n’avait pu lui donner l’idée, qui la roulait, l’enveloppait, s’apaisait pour revenir, pour la reprendre, l’étreindre, l’engloutir encore, sans fin… S’y attendait-elle en entrant ? Est-ce là, comme il dut le croire, ce qu’elle venait chercher ? Non ! Délire d’orgueil blessé, vertige de fureur, nausée, dégoût, toute la femme à l’abandon comme dans une nuit de naufrage ; mais jamais rien de vil chez elle ni de machiné.

Maintenant la voilà debout, elle reprend possession d’elle-même, et doute et s’interroge… Elle !… Ce jeune homme !… et si vite !… c’est à pleurer de honte. Lui, dans ses genoux, soupire : « Puisque je vous aime… puisque je vous ai toujours aimée… rappelez-vous… » et sur ses mains et se communiquant à tout son être, elle sent de nouveau voleter, courir ces bouleversantes flammes en ondes. Mais un clocher sonne très loin, des rumeurs claires passent dans le matin… elle s’arrache, se sauve éperdue, sans même vouloir emporter le dossier de sa vengeance.

Se venger ? de qui ? pourquoi faire ? À cette heure elle n’avait plus de haine ; elle aimait. Et c’était si nouveau, si extraordinaire pour cette mondaine, l’amour, le plein amour, avec son délire et ses spasmes, qu’à la première étreinte elle avait cru ingénument qu’elle allait mourir. Dès lors un apaisement se fit en elle, une douceur convalescente qui changeait son pas et sa voix ; elle devenait une autre femme, une de celles dont le peuple dit en les voyant au bras d’un amant ou d’un mari, un peu lentes et comme bercées : « En voilà une qui a ce qu’il lui faut. » Le type est plus rare qu’on ne pense, surtout dans la « société. » Il se compliquait ici de la tenue pour le monde, des devoirs d’une maîtresse de maison surveillant les départs, les arrivées, l’installation de la seconde série, plus nombreuse, moins intime, toute la gentry académique : duc de Courson-Launay, prince et princesse de Fitz-Roy, les de Circourt, les Huchenard, Saint-Avol, ministre plénipotentiaire, Moser et sa fille, M. et Mme Henry de la légation américaine. Dure besogne, nourrir et distraire tous ces gens, fusionner ces éléments disparates. Personne ne s’y entendait mieux qu’elle ; mais à présent un ennui, une corvée. Elle aurait voulu ne pas bouger de place, ruminer son bonheur, s’absorber dans l’idée unique, et ne trouvait rien pour distraire ses invités que l’invariable visite aux verveux, au château de Ronsard, à l’orphelinat, toujours contente lorsque sa main touchait la main de Paul, que le hasard des voitures ou des bateaux les rapprochait l’un de l’autre.

Dans une de ces fastidieuses promenades sur la Loire, un jour que la flottille de Mousseaux, ses tendelets de soie, ses pavillons aux armes ducales en clairs reflets papillotants, avait poussé plus loin que d’habitude. Paul Astier, dont l’embarcation précédait celle de sa maîtresse, assis à l’arrière près de Laniboire, écoutait les confidences de l’académicien. Autorisé à prolonger son séjour à Mousseaux jusqu’à l’achèvement de son rapport, le vieux fou ne s’imaginait-il pas que sa cour était en bon chemin pour la succession de Samy, et, comme il arrive toujours en pareil cas, c’est à Paul qu’il racontait ses espérances, ce qu’il avait dit, ce qu’on lui répondait, et ci, et ça, et : « Jeune homme, que feriez-vous à ma place ? » Un appel clair et sonore vibra sur l’eau, venu de la barque qui suivait.

« Monsieur Astier !…

— Duchesse ?

— Voyez donc, là-bas, dans les roseaux… On dirait Védrine. »

Védrine, en effet, en train de peindre, sa femme et ses enfants près de lui, sur un vieux bateau plat amarré à une branche d’aulne, le long d’une île verte où s’égosillaient des bergeronnettes. On s’approcha bien vite, bord à bord, tout étant distraction au perpétuel ennui des gens du monde, et pendant que la duchesse saluait de son plus doux sourire Mme Védrine qu’elle avait reçue quelque temps à Mousseaux, les femmes regardaient curieusement ce ménage d’artistes, leurs beaux enfants pétris d’amour et de lumière, au repos, à l’abri dans cette anse de verdure, sur ce flot limpide et calme où se doublait l’image de leur bonheur. Védrine, les saluts faits, sans lâcher sa palette, donnait à Paul des nouvelles de Clos-Jallanges, dont la longue maison basse et blanche à toiture italienne se voyait à mi-côte dans les brumes du fleuve. « Mon cher, tout le monde est fou, là-dedans ! La succession de Loisillon les tourne-boule. Ils passent leur vie à faire du pointage ; tous, ta mère, Picheral, et la pauvre infirme dans son fauteuil roulant… Elle aussi a gagné la fièvre académique. Elle parle d’aller vivre à Paris, de donner des fêtes, des réceptions pour aider la candidature fraternelle. » Alors, lui, fuyant cette démence, s’escampait tout le jour, travaillait dehors avec sa smala, et montrant son vieux bachot, il riait sans l’ombre d’amertume : « Ma dabbieh, tu vois … mon grand voyage sur le Nil ! »

Tout à coup le petit garçon, qui, parmi tant de monde, de jolies femmes, de toilettes, n’avait d’yeux que pour le père Laniboire, l’interpella d’une voix claire : « Dites, c’est-y vous le monsieur de l’Académie qui va avoir cent ans ? » Le vieux rapporteur, en train de faire des effets nautiques devant la belle Antonia, manqua s’effondrer sur sa banquette ; et, le fou rire un peu calmé, Védrine expliquait le singulier intérêt que l’enfant portait à Jean Réhu qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais vu, seulement à cause de ses cent ans qui approchaient. Le beau petit s’informait chaque jour du vieil homme, demandait : « Comment va-t-il ? » et c’était chez ce tout petit être un respect de la vie presque égoïste, l’espoir d’y arriver, lui aussi, à ses cent ans, puisque d’autres les pouvaient vivre.

Mais l’air fraîchissait, faisait flotter les voilettes de voyage, tout le pavoisement des petites flammes. Une masse de nuées s’avançait du côté de Blois ; et vers Mousseaux dont les quatre lanternes au faîte des tourelles étincelaient sous le ciel noir, un réseau de pluie envoilait l’horizon. Il y eut un moment de hâte, de bousculade. Pendant que les barques s’éloignaient entre les bancs de sable jaune, toutes dans le même sillage à cause de l’étroitesse des chenaux, amusé par cet éclat de couleurs sous le ciel orageux, ces belles silhouettes de mariniers debout à l’avant, forçant sur leurs longues perches, Védrine se tournait vers sa femme à genoux dans le bachot, occupée à empaqueter les enfants, à serrer la boîte, la palette : « Regarde ça, maman… tu sais, quand je dis d’un camarade que nous sommes du même bateau… la voilà bien visible et vivante, mon image… toutes ces barques en file qui se sauvent dans le vent, la nuit menaçante, ce sont nos générations d’art… On a beau se gêner entre gens du même bateau, on se connaît, on se sent les coudes ; on est amis sans le vouloir, sans le savoir, courant tous la même bordée… Mais ceux qui sont devant, comme ils s’attardent, comme ils encombrent ! Rien de commun entre leur barque et la nôtre. On est trop loin, on ne se comprend plus. Nous ne nous occupons d’eux que pour leur crier : « Allez donc, avancez, donc ! » tandis qu’au bateau qui nous suit, dont l’élan de jeunesse nous pousse, nous talonne, voudrait nous passer sur le ventre, on jette avec colère : « Doucement donc !… Qu’est-ce qui vous presse ?… » Eh bien ! moi… — il dressait sa grande taille, dominait la rive et le fleuve… — je suis de mon bateau, certes, et je l’aime ; mais ceux qui s’en vont et ceux qui viennent m’intéressent autant que le mien… Je les hèle, je leur fais signe, j’essaye de me tenir en communication avec tous… Car tous, suivants et devanciers, les mêmes dangers nous menacent, et pour chacune de nos barques les courants sont durs, le ciel traître, et le soir si vite venu !… Maintenant, démarrons, mes chéris, voilà l’ondée… »