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L’Immortel/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Lemerre (p. 315-322).


XIV
Mademoiselle Germaine de Freydet

Villa Beauséjour

Paris-Passy.
Café d’Orsay, onze heure. En déjeunant.


De deux heures en deux heures, plus souvent si je le peux, je t’enverrai ainsi une dépêche bleue, autant pour apaiser ton angoisse, sœur chérie, que pour la joie d’être avec toi tout ce grand jour que j’espère bien terminer par un bulletin de victoire, malgré les défections du dernier moment. Un mot de Laniboire que Picheral me répétait tout à l’heure : « On entre à l’Académie l’épée au côté, non pas à la main. » Allusion au duel Astier. Ce n’est pas moi qui me suis battu, mais l’animal tient à son trait d’esprit bien plus qu’à la promesse qu’il m’avait faite. Ne pas compter non plus sur Danjou. Après m’avoir tant de fois dit : « Soyez des nôtres…  » ce matin, au secrétariat, il vient de me chuchoter un « faites-vous désirer… » qui est peut-être le plus joli mot de son répertoire. N’importe ! Je l’ai belle. Mes concurrents ne sont pas à craindre. Le baron Huchenard, l’auteur des Habitants des cavernes, de l’Académie française ! Mais Paris se soulèverait. Quant à M. Dalzon, je le trouve bien osé. J’ai son livre, son fameux livre, entre les mains… J’hésite à m’en servir, mais qu’il prenne garde !

Midi.

À l’Institut, chez mon bon maître, où j’attendrai le résultat du vote… Est-ce une idée ? Il me semble que mon arrivée, annoncée pourtant, a dérangé quelque chose ici. Nos amis achevaient de déjeuner. Un remue-ménage, des portes jetées, Corentine, au lieu de m’introduire au salon, me poussant dans les archives où mon maître m’a rejoint, l’air gêné, parlant bas, me recommandant la plus grande réserve, et si triste !… Aurait-il de mauvaises nouvelles ?… « Non… non, mon cher enfant… » puis une poignée de mains : « Allons, bon courage… » Depuis quelque temps le pauvre homme n’est plus le même. On le sent débordant de chagrin, de larmes qu’il refoule. Quelque peine secrète et profonde où ma candidature n’est pour rien ; mais dans mon état d’esprit…

Plus qu’une heure d’attente. Je me distrais à regarder, de l’autre côté de la cour, par la grande baie vitrée de la salle des séances, des files de bustes d’académiciens. Est-ce un présage ?

Une heure moins un quart.

Je viens de voir défiler tous mes juges, trente-sept, si j’ai bien compté ; l’Académie au grand complet, puisque Épinchard est à Nice, Ripault-Babin dans son lit et Loisillon au Père-Lachaise. Superbe, l’entrée en cour de tous ces illustres ! les jeunes, lents et graves, la tête inclinée comme sous le poids d’une responsabilité trop lourde, les vieux portant beau, la jambe vive ; quelques goutteux et rhumatisants comme Courson-Launay faisant avancer leur voiture jusqu’à l’escalier, s’appuyant au bras d’un collègue. Ils attendent avant de monter, causent par petits groupes, avec des mouvements de dos, d’épaules, de grands gestes à mains ouvertes. Que ne donnerais-je pas pour entendre cette discussion dernière de mes chances ! J’entr’ouvre doucement la fenêtre ; mais une voiture chargée de malles entre à grand fracas dans la cour, descend un voyageur en fourrures, bonnet de loutre. Épinchard, ma chère, Épinchard débarquant de Nice exprès pour m’apporter sa voix. Brave cœur !… Puis mon maître est passé, voûté sous son chapeau à larges bords, feuilletant l’exemplaire de Toute nue que je me suis décidé à lui remettre, pour le cas… Que veux-tu ? il faut se défendre ! Plus rien sous les yeux que deux voitures qui attendent, et le buste de Minerve en faction. Protége-moi, déesse ! là-haut commence l’appel nominal et l’interrogatoire, chaque académicien devant affirmer au directeur que sa voix n’est pas engagée. Simple formalité, comme tu penses, à laquelle on répond d’un sourire négatif, d’un petit dodelinage de magot de la Chine.

***

Quelque chose d’inouï. Je venais de donner ma dépêche à Corentine, et je respirais à la fenêtre, essayant de lire, dans la sombre façade vis-à-vis, le secret de ma destinée, quand j’aperçois, à la croisée voisine de la mienne, Huchenard prenant le frais aussi, me touchant presque… Huchenard, mon concurrent, le pire ennemi d’Astier-Réhu, installé dans son cabinet !… Aussi saisis l’un que l’autre, nous nous sommes salués, puis retirés d’un même mouvement… Mais il est là, je l’entends, je le sens derrière cette cloison. Bien sûr il attend comme moi la décision de l’Académie, seulement au large de l’ancien salon Villemain, tandis que j’étouffe dans ce trou encombré de vieux papiers. Maintenant, je m’explique le désarroi de mon arrivée… mais, pourquoi ? Comment se fait-il ? Chère sœur, ma tête s’égare. De qui se moque-t-on, ici ?

***

Désastre et trahison ! basse intrigue académique dont je n’ai pas encore le mot !

premier tour :
Baron Huchenard............................17 voix.
Dalzon.............................................15 —
Vicomte de Freydet...........................5 —
Moser................................................1 —
deuxième tour :
Baron Huchenard............................19 voix.
Dalzon.............................................15 —
Vicomte de Freydet...........................3 —
Moser................................................1 —
troisième tour :
Baron Huchenard............................33 voix.
Dalzon...............................................4 —
Vicomte de Freydet...........................0 —
Moser................................................1 —

Évidemment, entre les second et troisième tours, l’exemplaire de Toute nue a dû circuler, au profit du baron Huchenard… L’explication ! Je la veux… je l’exige… je ne sortirai pas d’ici sans qu’on me l’ait donnée.

Deux heures et demie.

Tu penses, ma chère sœur, quelle émotion, lorsque après avoir entendu dans la pièce à côté M. et Mme Astier, le vieux Réhu, tout un flot de visiteurs féliciter, congratuler l’auteur des Habitants des cavernes, j’ai vu s’ouvrir la porte des archives, mon maître s’avancer les mains tendues : « Pardonnez-moi, cher enfant… » La chaleur, l’émotion… il suffoquait… « pardonnez-moi… cet homme me tenait par la gorge… j’ai dû… j’ai dû… je croyais détourner le grand malheur qui me menace, mais on n’évite rien de ce qui est écrit, même au prix d’une lâcheté. » Ses bras ouverts, je m’y suis jeté sans rancune, sans même bien comprendre cette peine mystérieuse qui le poignait.

En définitive, tout se réparera bientôt pour moi. J’ai les meilleures nouvelles de Ripault-Babin : il est douteux qu’il passe la semaine. Encore une campagne, ma chère sœur. Malheureusement, le salon Padovani sera fermé tout l’hiver pour le grand deuil. Il nous reste comme champ de manœuvres les « jours » de Mme Astier, Ancelin, Eviza, dont les lundis ont été décidément lancés par le grand-duc. Mais, avant tout, sœur chérie, il va falloir déménager. Passy est trop loin, l’Académie n’y vient pas. Tu diras que je vais encore te trimballer, mais c’est si important ! Regarde Huchenard, pas d’autres titres au fauteuil que ses réceptions… Je dîne chez mon bon maître, ne m’attends pas.


Ton frère tendre,
Abel de Freydet.


L’unique voix de Moser, à tous les tours, est celle de Laniboire, rapporteur des prix de vertu. Il court à ce sujet une anecdote, d’un leste !… C’est égal… les dessous de la coupole… Quelle comédie !