L’Impôt Progressif en France/44

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Librairie Guillaumin & Cie (p. 190-194).

Opposition de la part des classes riches





« Croyez-vous que les détenteurs des grosses fortunes vont se soumettre sans une opposition acharnée à ce surcroît d’impôt qui va peser sur eux. »

Quelques personnes riches, cependant, m’ont écrit qu’elles reconnaissent la justice de la progression et d’une certaine exemption à la base. Ce qu’elles redoutent, c’est l’influence politique dans l’appréciation de la fortune et du revenu de chaque citoyen. Avec les amis, on fermera les yeux sur certaines valeurs faciles à cacher ; avec les adversaires, on sera plus rigoureux. Ceci n’est pas nouveau ; on a vu sous tous les gouvernements certaines influences s’exercer en faveur ou au détriment des uns ou des autres ; on le verra sans doute encore, l’homme n’étant guère plus parfait sous un régime que sous un autre. Mais je prétends qu’avec les précautions à prendre, les faits de partialité seront plutôt moins fréquents, sous l’œil éveillé de la presse, rendu encore plus ouvert par la lutte des partis. Il sera difficile d’échapper à l’application du tarif. La crainte des amendes, au sujet desquelles il n’y aura jamais de transaction possible, puis le respect de soi-même, enfin le sentiment plus développé de ce qui est juste, au besoin la suppression ou la suspension des droits politiques, diminueront certainement le nombre des fraudes et des dissimulations. Dans plusieurs pays, le citoyen qui n’a pas payé ses impôts, n’est pas admis à prendre part à certains votes. Enfin on peut compter que la classe véritablement riche, comprendra l’utilité de la réforme dans son propre intérêt. Si par son in fluence, le projet rencontre une fin de non-recevoir absolue, il est à craindre que la réforme passe entre les mains d’un parti passionné et alors elle pourrait devenir une véritable arme de combat ; elle ne s’effectuerait plus avec la mesure et l’esprit de justice, qui ont présidé au système fiscal adopté dans les pays voisins.

Nous ne sommes pas arrivés, heureusement, à l’une de ces crises financières, où nos anciens rois et les puissants seigneurs d’alors envoyaient leur argenterie à la monnaie. Avec notre argenterie moderne, nous ne pourrions pas procurer à l’état un bien grand nombre de millions. Mais nos spéculateurs, enrichis soit par la grande industrie, soit même quelquefois par de simples habiletés qui ne tombent pas tout à fait sous le coup du code pénal, comprendront peut-être que, puisqu’il a été si facile de réunir des millions par dizaines et par centaines, il est juste et même prudent, d’en rendre quelques-uns, sous la forme d’impôt, à cette communauté qui en définitive les a produits par son travail. Puis, il y a la question des amendes avec lesquelles la discussion ne serait pas facile. On m’a objecté qu’il serait dur de faire payer 10.000 francs au citoyen qui en aurait sous trait 1000 à la perception. Mais il y aurait là moins d’exagération que dans ce qui se passe aujourd’hui même avec notre législation actuelle ; on me signale un arrêt de la Cour de Dijon (novembre 1904) qui a condamné un commerçant à payer 22 amendes de 500 francs, 22 amendes de 100 francs, 22 autres amendes de 100 francs pour avoir livré 22 litres d’eau-de-vie, sans payer les droits. On a calculé que cette eau-de-vie revenait à environ 700 francs le litre. On pourra la servir dans les grandes occasions.



Un propriétaire italien m’écrit :

« Voici comment on procède en Italie : On a l’impôt sur le revenu ; l’administration donne à chacun un questionnaire à remplir ; pour dire la vérité, chacun ne déclare que ce qu’il veut, et trompe le plus souvent le fisc ; un homme d’affaires, un avocat, un médecin, déclare un revenu annuel vrai ou faux, le fisc bataille, l’accepte ou ne l’accepte pas et on en arrive à une transaction entre les deux parties, pour la fixation de ce chiffre. Par là, il arrive souvent, qu’un médecin, qui fait cependant beaucoup plus d’affaires qu’un autre, n’est quelquefois pas plus taxé que ce dernier. Parfois, les déclarations, faites annuellement par les avocats, industriels ou autres, sont publiées par les journaux, si bien que quelques-uns, pour se faire une sorte de réclame, déclarent au fisc un chiffre beaucoup plus élevé que la réalité. Aucun fonctionnaire ne peut tricher ; on lui prélève 7 1/2 sur son traitement et même sur les retraites et indemnités de déplacement. En Italie, tout acte, pour être valable, doit être enregistré ; cela sert au bureau des taxes pour fixer la somme que chaque personne doit au fisc pour ses richesses mobilières. Si l’on voulait appliquer cela pour rétablir la taxe progressive, on pourrait obliger chaque citoyen à faire un bordereau de tous les actes enregistrés et cela servirait à établir la part de chacun pour la progression. On ne croit pas que les valeurs au porteur puissent se compter pour le revenu total de chaque individu, ce qui serait cependant nécessaire pour établir la progression. »

Les difficultés signalées par cette lettre ne sont pas spéciales à l’impôt sur le revenu. Elles se rencontrent aussi en France dans l’application de tous nos impôts, sans exception, et elles se multiplient par le nombre même de nos impôts, qui est je crois de 80. Que l’on calcule ce qu’il a fallu dépenser et ce que l’on dépense encore tous les jours, pour l’entretien des employés par centaines de mille, pour l’application de nos lois sur les douanes, l’enregistrement, les droits dit réunis, les impôts sur le sel, le sucre, les octrois, le café, les vins et autres liquides, l’impôt foncier, les patentes, les portes et fenêtres, les allumettes, etc., etc., et l’on verra qu’avec une organisation bien moins compliquée, une approximation plus rapprochée de la réalité et avec bien moins de frais, chaque citoyen, sur sa propre déclaration, payera sa juste part d’impôt, en admettant une sage progression, proportionnée à ses facultés. Évidemment on rencontrera, comme partout et comme chez nous actuellement, des individus entêtés dans leurs fraudes routinières. Par la simple application d’une amende calculée rigoureusement et sans transaction possible, dans la proportion de dix fois la somme qu’on a voulu économiser, l’État rentrera dans un chiffre au moins équivalent à ce qui lui était dû, parce qu’il y a toujours plus d’un fraudeur sur dix pris dans ses propres filets. Et que cette amende égale à dix fois le droit non perçu n’étonne pas ; comme on le verra, nous avons dans notre législation actuelle, des amendes bien autrement exagérées. L’impôt sur le revenu n’exigera pas la création de nouveaux fonctionnaires ; les percepteurs, les contrôleurs, les répartiteurs, les receveurs d’enregistrement, suffiront amplement à établir les rôles et les contrôles nécessaires. La plupart de nos circonscriptions de perception pourront même être réduites, attendu qu’une foule des petites cotes actuelles seront supprimées.

S’il y a des gens qui, pour se donner du crédit déclarent plus de revenus qu’ils n’en ont en réalité, ce sera tout bénéfice pour la communauté. Ne voyons-nous pas tous les jours des sots ou des vaniteux étalant un luxe au-dessus de leurs moyens ? Cela ne sert en rien à l’État et trompe quelquefois des dupes de cet étalage. Un impôt sur la vanité ne serait pas l’un des moins productifs. Les titres de noblesse n’ont-ils pas été mis en vente et acquis jadis pour des sommes énormes. Pendant un temps, ce fut même une ressource sérieuse pour le trésor royal.