L’Impôt Progressif en France/46

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Librairie Guillaumin & Cie (p. 195-199).


D’un propriétaire




(Octobre 1904).

« Toute appréciation, pour être bonne, doit contenir une critique ; je me hâte, moyennant votre permission, d’apporter à la mienne cet élément indispensable, la critique. Oh ! elle sera bien légère, ma critique ; elle ne vise ni la forme ni le fonds… pas même pour le moment, le principe. Elle n’emprunte sa valeur qu’aux circonstances mêmes où se trouve notre malheureux pays. Et, en effet, mon cher Monsieur, vous semblez avoir oublié dans quelles mains la France s’est laissée choir. Vous paraissez ignorer les intentions, les desseins de nos maîtres du jour ; et que, par exemple, juifs et huguenots sectaires ont résolu, décrété la fin de la France. Qu’enfin, pour assurer la réussite de leurs projets criminels, ils ont intelligemment conçu et savamment combiné de nombreux moyens, parmi lesquels il convient, sans nul doute, de ranger l’impôt progressif… Je vous pose alors cette question, en guise de critique : À supposer que l’impôt progressif fût, en temps ordinaire, une institution sociale de première nécessité, est-il conforme aux intérêts immédiats du pays, est-il sage et prudent qu’un homme de votre autorité apporte publiquement l’heureux appoint de son approbation et d’une recommandation chaleureuse, à une réforme qui, dans tous les cas, restera désormais impuissante à enrayer la marche de la Révolution qui s’avance, mais ne sera jamais, entre les mains qui s’en serviront, qu’un instrument d’épuisement, de ruines, de mort pour la patrie ? Et ne croyez-vous pas qu’il avait raison, Jules Lemaître, lorsque, l’autre jour, il s’écriait : Je n’attends rien que d’un changement de régime ; tout ce que vous tenterez et préconiserez de bon, si vous ne changez point de régime, sera frappé d’avance de stérilité, et même deviendra pire que le passable d’à présent.

« Et, maintenant, deux petites questions encore, exemptes, croyez-le bien, de toute velléité de critique. Entre l’income-tax que vous citez et l’impôt progressif tel qu’on le conçoit en France, n’estimez-vous pas qu’il y a des différences capitales et essentielles ? Et pensez-vous, d’autre part, qu’on puisse sérieusement établir une comparaison entre la façon dont l’impôt sur le revenu fonctionne dans la Prusse monarchique et respirant l’ordre, et la manière dont il serait appliqué dans la France républicaine ? »

Je réponds aux questions de cet aimable correspondant.

Évidemment, il y a dans le pays une agitation et des préoccupations sérieuses : les discussions politiques d’un côté, les charges considérables d’un autre, qui pèsent sur la population entière d’un poids plus lourd qu’on ne le voit dans aucun autre pays, rendent d’autant plus difficiles et, en même temps plus nécessaires, les réformes dont il s’agit. Je ne discute pas ici la question de savoir s’il y a parmi nous des gens qui veulent la fin de la France. En tous cas, ce n’est pas faire leur jeu que de chercher à améliorer la position de la classe très nombreuse et aujourd’hui puissante par le suffrage universel, et parmi les moyens de faire échapper cette classe aux influences mauvaises, il paraît certain que l’un des meilleurs et l’un des plus immédiatement appréciés, serait de lui rendre la vie plus facile, ce que l’on appelle la vie à bon marché.

Quant aux projets criminels que l’auteur prête aux ennemis de la France, c’est une erreur complète que de ranger, parmi ces projets l’impôt progressif ; ce sont eux précisément qui ne veulent pas de cet impôt. C’est par la puissance financière qu’ils dominent la politique, et l’impôt progressif a précisément pour but de diminuer cette influence.

L’auteur dit : « Notre gouvernement actuel est dangereux ; c’est mettre en ses mains une arme de plus que d’organiser la progression de l’impôt. » À supposer même qu’il soit possible matériellement de se servir de cet impôt pour épargner des amis et frapper des ennemis politiques, la crainte s’évanouira bien vite si l’on réfléchit que notre génération a déjà vu sept ou huit changements de gouvernements et cinquante ou soixante ministères différents. Si, donc les fraudes fiscales avaient été tolérées pendant quelque temps, et peut-être même quelques années, c’est-à-dire pendant la durée d’un ministère, elles seraient bien vite réprimées et corrigées par l’amende sous le ministère suivant. Il suffirait, pour cela, de statuer que la prescription en cette matière serait la prescription normale de trente ans ; car il n’y a ni titre ni bonne foi à tromper le fisc, et chacun sait que la bonne foi est nécessaire pour réduire à dix ou vingt ans le délai normal de la prescription.

L’auteur parle aussi d’un changement de régime. Nous avons déjà essayé dix fois peut-être de ce remède depuis un siècle. À quoi sommes-nous arrivés, puisqu’on se plaint aussi amèrement aujourd’hui qu’auparavant ? En tous cas, quel que soit le régime, il faudra bien toujours payer nos énormes impôts ; et plus ils sont lourds, plus il devient nécessaire d’en affranchir au moins en partie la classe laborieuse qui peut le moins les supporter. Il sera plus facile alors de la soustraire aux influences des théoriciens et des politiciens qui trouvent précisément dans son état pénible un aliment aux excitations à caractère révolutionnaire.

Oui, l’income-tax anglais, comme je l’ai dit, s’applique mieux à ce pays qu’au nôtre : la progression, qui, chez nous, atteindra les plus grosses fortunes, existe sous une autre forme en Angleterre, attendu que la possession de ces grandes fortunes impose par les usages et les lois de l’Angleterre, à leurs propriétaires, une foule de charges qui n’existent pas en France. C’est une sorte d’impôt progressif qui se paie en nature, tels que certaines fonctions judiciaires, scolaires, militaires, coloniales, commerciales, etc., dont l’État est déchargé.

La progression s’applique dans la Prusse monarchique, et la classe riche l’a acceptée sans opposition ; pourquoi la classe riche, en France, n’accepterait-elle pas aussi cette mesure ? Est-ce une raison parce que le gouvernement a une forme plus démocratique, pour que le peuple qui travaille soit plus maltraité que dans une monarchie ?

La discussion de cette réforme au Parlement pour la cinquième ou sixième fois (janvier 1905) prouve bien que ce sont précisément les gouvernants, redoutés par l’auteur de la critique, qui n’en veulent pas et qui cherchent encore à éluder la question. C’est la ploutocratie égoïste et imprévoyante qui la repousse et c’est faire son jeu que de s’unir à elle, même inconsciemment, pour rester dans l’état actuel dont elle profite au détriment du travail ; moyennant un très petit sacrifice, si sacrifice il y a, on pourrait améliorer sensiblement le sort de la nombreuse classe des travailleurs, quelles que soient la forme du gouvernement, et la capacité ou la valeur contestée de ceux qui sont momentanément à sa tête. On ne voit pas, du reste, comment on épuiserait le pays par nos impôts qui atteindraient davantage précisément ceux qui l’exploitent, sans travail utile, et épargnerait la classe qui l’enrichit par son travail.