L’Impôt Progressif en France/5

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Librairie Guillaumin & Cie (p. 9-13).

CHAPITRE III

Les objections de M. Jules Roche ne s’appliquent pas plus à l’impôt sur le revenu qu’à tous les autres impôts.




Ce qui effraie M. Jules Roche dans l’application de l’impôt sur le revenu, c’est la perspective de la guerre allumée entre chaque citoyen et l’État, au sujet de la fixation de ce revenu, et même entre les citoyens cherchant chacun à faire payer plus son voisin, afin de payer moins lui-même. C’est une crainte qui part d’un bon naturel, mais qui est certainement exagérée. Le critique fait là une sorte de tableau des horreurs qu’il a, sans s’en douter, poussées au noir d’une manière que la pratique n’a jamais démontrée. Et, aujourd’hui même, avec notre système très défectueux, n’avons-nous pas nos impôts de l’enregistrement, sur les mutations entre vifs ou après décès, basés uniquement, soit sur le revenu, soit sur le capital, sans bouleverser la situation des familles, comme paraît le redouter M. Jules Roche. Notamment, après le décès d’un citoyen riche ou pauvre, l’État ne demande-t-il pas à ses héritiers de faire la déclaration très sincère de tout ce qu’il a laissé, sous des peines sévères en cas d’erreur ou d’omission ? Est-ce que cela bouleverse l’économie ou la discrétion familiale ? Ce qui se passe ainsi tranquillement, et généralement d’une manière très juste, après la mort d’un citoyen, ne peut-il pas se passer tout aussi justement pendant sa vie ?

Dans les pays où cette méthode existe, chaque contribuable adresse, avant le 1er janvier, à son administration, sa déclaration contenant le capital, le revenu, les cas d’exemption qui l’intéressent, puis la répartition de l’impôt se fait l’année suivante, sans trouble, sans indiscrétion, sans vexation. Il est possible que si cette déclaration était exigée de quelques-uns, ceux-ci pourraient se trouver offensés ou vexés du procédé, mais tout le monde étant ainsi sur la sellette, personne n’y fait attention. M. Jules Roche me paraît avoir fait le loup plus gros qu’il n’est ; le méchant fisc a déjà assez de défauts, sans lui en trouver d’imaginaires. Il y a des mécontents et des grincheux partout. On a ri, chez nos voisins, d’un Suisse qui, pour éviter l’impôt sur les revenus, quitta son canton pour s’établir dans un autre où, quelque temps après, on taxa les étrangers comme les nationaux après quelques mois de séjour ; en sorte que le Suisse errant comme on l’appela, revint au gîte, contribuable comme devant.

M. Jules Roche nous donne une peinture du contribuable français qui ne fait pas honneur à notre pays. Il semble que la totalité des citoyens n’a qu’une même pensée : ne rien payer du tout à l’État, ou du moins, lui dérober tout ce qu’il est possible de cacher, absolument comme si l’État français agissait encore aujourd’hui comme à l’époque de la taille, ou pratiquait des razzias, à la façon turque ou arabe. Ne serait-ce pas là un reste de traditionnelles habitudes créées par la pratique de la taille, dont plusieurs de nos impôts, patentes, douanes, octrois, alcools, rappellent, de loin, heureusement, les procédés ? Quand chaque citoyen saura qu’il a, sous des peines sévères, à payer tout ce qu’il doit, mais rien de plus, le sens moral de la nation, un peu oblitéré par des souvenirs qui ne s’effacent pas vite, aura bientôt repris le dessus, et, au lieu de ces petites fourberies, encore en usage, on comprendra qu’il est plus honnête, et même moins cher, à cause des amendes, de payer à l’État ce qui lui est dû, comme on paie sa dette à un particulier ; qu’il n’y a pas de distinction à faire entre la dette privée et la dette publique.

Les législations qui ont adopté l’impôt sur le revenu et quelques-unes sur le capital, ont frappé la fraude d’une amende égale à trois fois, cinq fois, même dix fois l’impôt non payé. On cite à Bâle un contribuable payant deux millions d’amende ; à Zurich, un autre frappé d’une amende de neuf cent mille francs ; à Neuchatel, soixante mille. Et ces amendes sont publiées par la presse, comme ailleurs on publie les condamnations pénales. En fait, ces fraudes sont devenues très rares.

Mais M. Jules Roche fait encore cette réflexion : c’est étaler au grand jour la fortune des citoyens. À supposer que cela fût vrai, quel en serait l’inconvénient ? Il n’existerait pas plus qu’aujourd’hui, où chacun peut aller consulter les registres des hypothèques, les rôles du cadastre, et où des milliers d’employés de bureaux d’enregistrement, de notariat, de perceptions, de banques, savent les valeurs de toutes sortes appartenant aux uns et aux autres. Au contraire, ceci donnerait la note vraie, au lieu de la fausse note populaire qui attribue des millions à celui qui a cent mille francs, ou proclame ruiné le négociant riche qui a fait une perte retentissante de dix ou vingt mille francs. La liberté se corrige de ses propres défauts ; il en est de même de la vérité en matière fiscale.

Où est l’inconvénient à ce que le public sache que le citoyen X paie 9.692 francs d’impôts cantonal et communal, comme à Zurich, ou 4.300 francs, comme à Neuchatel, parce qu’il possède 40.000 francs de revenus nets. Au contraire, ce chiffre d’impôts, connu du public, atténue le sentiment d’envie et de jalousie qu’une grande fortune peut inspirer, sentiment moins fréquent du reste, qu’on ne le suppose. Nous avons constaté dans un village suisse qu’un riche propriétaire, portant un nom historique, est entouré de la considération publique par ce fait d’avoir déclaré loyalement sa fortune et de payer, à lui tout seul, plus d’impôts que tout le reste des habitants. Voilà, dit-on, un riche, qui, au moins, sait remplir son devoir. Au surplus, pourquoi craindrait-on une certaine publicité donnée à la fortune des citoyens ? La fortune honorable n’a aucune raison de se cacher, si ce n’est cette mauvaise raison qui pousserait le possesseur à se soustraire au paiement de l’impôt. Produite par le travail, conservée par une sage économie, consacrée à des travaux utiles à tous, elle sait qu’elle doit payer son large tribut à l’État qui, en échange, en assure la protection et la conservation. Ce sont là les motifs et les sentiments qui ont dicté aux législateurs de la plupart des États de l’Europe, les lois admettant la progression dans la répartition des charges publiques.

Si, en France, la méthode de l’impôt sur le revenu était appliquée, M. de Rotschild, par exemple (je prends ce nom, parce qu’il est devenu un type) paierait peut-être 10 millions d’impôts qu’il ne supporte pas aujourd’hui. Ce chiffre, qui paraît déjà fabuleux, comme impôt frappant une seule personne, laisserait encore à cet heureux contribuable d’énormes revenus intacts et cela aiderait puissamment à soulager bien des misères et atténuerait les violentes critiques, s’élevant tous les jours, contre les effets de notre mauvaise organisation économique, qui favorise ces colossales accumulations de richesses.