L’Impôt progressif sur le capital et le revenu/4

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CHAPITRE iv

Absorption des produits du travail par l’impôt, la spéculation et l’usure.


Nous venons d’établir l’extrême inégalité existant en France dans la répartition de la richesse.

Cette même inégalité existe peut-être encore davantage en ce qui concerne le produit du travail.

Pendant que plus de la moitié des Français sont privés de tout capital ou n’en possèdent qu’une fraction infinitésimale, l’autre portion, jouissant de la possession d’une part beaucoup plus importante du capital, trouve encore une supériorité considérable dans le produit du travail : la possession d’un capital, une instruction supérieure, l’influence de l’hérédité, le milieu social assurent à cette partie privilégiée des revenus infiniment plus élevés que ceux de la classe qualifiée de prolétaire.

Et cependant dans la distribution, dans la répartition des impôts, nos lois actuelles n’ont tenu aucun compte de cette énorme disproportion. Au contraire, il semble souvent qu’elles se sont attachées à maintenir les impôts établis par des lois surannées, ou même à en créer de nouveaux, comme si le problème consistait à trouver de l’argent là où il n’y en a pas, et à n’en pas demander là où il y en a. La plupart de ces impôts ne tiennent aucun compte de la situation personnelle du contribuable ; le fisc ne s’occupe pas de savoir s’il a des dettes, s’il a des charges de familles, de vieux parents à entretenir. Sous prétexte que l’impôt doit frapper la chose, comme le dit M. Jules Roche, il frappe brutalement la personne qui possède la chose, sans s’occuper de savoir si le produit de cette chose et le produit du travail ne sont pas déjà insuffisants pour les nécessités les plus urgentes de la vie.

Si l’on étudie le système fiscal pratiqué dans les autres États de l’Europe, on est fort étonné de constater qu’il n’y a plus guère qu’en France et en Turquie où l’on s’effraye de l’impôt sur le revenu, de l’exemption de l’impôt sur le nécessaire, et de la progression de l’impôt sur le superflu, c’est-à-dire sur le revenu à mesure qu’il progresse lui-même. C’est encore en France que les impôts sur les objets de consommation sont le plus élevés ; que les frais de procédure atteignent, pour les petites fortunes, des chiffres tels qu’ils absorbent non seulement le revenu, mais souvent le capital entier. Depuis un siècle, chaque année les statistiques officielles constatent ces faits déplorables, les pétitions arrivent par milliers aux chambres ; c’est à peine si, après un siècle d’hésitation, on a enfin obtenu quelques réformes dont le résultat a tourné encore plutôt contre les victimes du système. On signale partout l’aggravation de la misère, la dépopulation des campagnes, la disparition du petit propriétaire, le chômage du travail dans les industries, la diffusion de plus en plus grande des doctrines antisociales parmi les nombreuses classes d’ouvriers et de prolétaires ; rien n’y fait. La ploutocratie, maîtresse de tous les rouages de la société, ne veut rien entendre ; elle considère, ou fait semblant de considérer toute réforme comme une atteinte au droit sacré de la propriété. La classe moyenne elle-même qui aurait plutôt à bénéficier de la réforme, se soulève contre elle, en jetant des cris de terreur, tant il lui est impossible de sortir de la routine et des préjugés héréditaires. Le socialisme et le collectivisme la menacent directement ; elle ne veut pas le comprendre ; elle traite de poison tous les remèdes, surtout les réformes fiscales, destinés à améliorer le sort des millions de travailleurs privés de tout capital et d’une partie importante des produits de leur travail, par les détenteurs des fortunes immenses dues presque toutes à la spéculation, à l’agiotage et à l’usure.

C’est à peine si notre gouvernement, même sous sa forme républicaine et démocratique, ose échapper à cette puissance par quelques réformes à peu près insignifiantes.

Les événements parlent cependant : c’est évidemment l’état de malaise général de notre société qui fait rechercher les moyens d’y mettre fin par la violence et les procédés révolutionnaires.

Et, devant la résistance de la classe possédante, certains esprits hardis proclament la suppression de la propriété privée et trouvent une oreille attentive dans la classe victime de cet état social, tandis qu’il serait si facile, par la réforme du système fiscal, et d’autres encore, de donner satisfaction aux aspirations populaires, sans compromettre le principe de la propriété, mais en atténuant seulement les abus dans l’application de ce principe.

« Ils ont fondé leur bien à eux, dit Lammenais (Livre du Peuple, page 109), sur le mal des autres, et ils voudraient persuader à ceux-ci que leur misère est irrémédiable et qu’essayer seulement d’en sortir serait une tentative aussi criminelle qu’insensée… La misère qu’on dit irrémédiable, vous avez au contraire, à y remédier ; et puisque l’obstacle n’est pas dans la nature, vous le pourrez, sitôt que vous le voudrez, car ceux dont l’intérêt, tel qu’ils le comprennent faussement, serait de vous en empêcher, que sont-ils près de vous, quelle est leur force ? Vous êtes cent contre chacun d’eux. »

Lammenais pourrait dire aujourd’hui, grâce au progrès de la concentration de la richesse entre les mains de quelques-uns : Vous êtes cinq cents et même mille contre chacun d’eux.