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L’Inceste royal/06

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 29p. 26-32).

vi

La fiancée du roi


Dès que le grand sénéchal eut pénétré avec son fils dans le château de Vidorée, il lui déclara :

— Le voyage a dû vous fatiguer. Vous pouvez vous retirer dans votre chambre où vous vous reposerez jusqu’au soleil levant. Lorsque le jour paraîtra, je vous ferai part des instructions royales auxquelles vous devrez vous soumettre sans discussion. Souvenez-vous toujours qu’à cette condition seulement, la princesse Séraphine aura la vie sauve.

Hector s’inclina. Il avait pris son parti d’obéir, et d’attendre les événements. II se retira donc dans sa chambre.

Mais il chercha longtemps le sommeil en vain. Il ne pouvait s’empêcher de penser à Séraphine dont il était séparé, et la nuit se peuplait pour lui de visions amoureuses ; il voyait la princesse qui lui tendait ses jolis bras ; elle lui apparaissait nue et il admirait la beauté de ce corps qu’il n’avait possédé qu’un jour, mais pour lequel il sentait monter en lui les désirs les plus violents.

— Ô Séraphine ! disait-il… Séraphine ! Tu es toute ma vie ! Et je ne veux jamais posséder d’autre maîtresse ni d’autre épouse, car aucune femme à mes yeux ne peut rivaliser avec toi…

Il lui parlait comme si elle eût été près de lui, lui disant qu’il l’adorait.

Puis il se demandait si le colonel des hallebardiers avait bien transmis son message à la princesse, et comment il ferait pour lui faire parvenir la réponse que ne pourrait manquer de lui confier sa dame d’amour…

Il parvint quand même, après de longues heures d’agitation, à s’endormir et son sommeil encore fut rempli de doux rêves où la fille du duc de Boulimie tenait toujours la première place…

Lorsqu’il s’éveilla, il faisait grand jour. Il jeta les yeux autour de lui, tout étonné de se retrouver dans cette chambre, puis il se souvint de son mystérieux voyage et de la communication que devait lui faire son père ce jour même.

— J’ai hâte, dit-il, d’apprendre ce qu’on attend de moi.

Et il sauta en bas de son lit pour s’habiller.

Mais une surprise l’attendait, une surprise qui dépassait tout ce qui lui était déjà arrivé d’extraordinaire, et qui n’était pourtant que le début de l’aventure extravagante dont il allait devenir le héros.

Ses vêtements avaient disparu, ainsi que son épée, qu’on lui avait rendue la veille au moment de sa sortie de la Tour du Silence.

À la place, il vit déposés sur les meubles des habits de femme, une robe de prix en riche étoffe, du linge fin, une collerette de dentelle brodée, des bijoux comme s’en parent les dames nobles, et une haute perruque qui devait, certainement, simuler une chevelure absente.

Il prit ces ornements féminins, les tata pour s’assurer qu’il ne rêvait point, puis dit à haute voix :

— Eh quoi ! Veut-on que je m’habille en femme ? Est-ce là la condition voulue par le roi ?… Et quelle raison a-t-il de m’imposer pareil travestissement ? Tout cela est vraiment étrange.

Il en était là de ses réflexions lorsqu’on frappa à sa porte.

C’était son père. Celui-ci lui dit :

— Hector, êtes-vous prêt à me recevoir ?

— Certes, fit le jeune homme. Et même je suis heureux que vous arriviez pour me donner des éclaircissements…

En même temps, il ouvrit la porte. Mais aussitôt il recula, étonné. Le grand sénéchal était habillé de violet, couleur dont avaient coutume de se revêtir les Sigouriens lorsqu’ils avaient perdu un de leurs proches parents.

— Pourquoi, mon père, ce costume de deuil, et qui devons-nous pleurer ?

— Ne vous ai-je pas dit, mon fils, de ne vous étonner de rien ?

— Sans doute, mais avouez qu’il m’advient des aventures fort surprenantes. Je vous vois vêtu de deuil et je trouve, au lieu de mes vêtements, des habits de femme. Me seraient-ils destinés ?

— Ils vous sont destinés mon enfant. Et le deuil que je porte est celui de mon fils qui doit passer pour mort aux yeux de tous.

— Mais encore ?

— Écoutez-moi donc paisiblement et sans m’interrompre. Je vous ai dis que je vous communiquerais aujourd’hui les ordres de notre bien-aimé souverain. Les voici :

Le roi vous accorde votre grâce, à la condition que vous passiez officiellement pour mort. À l’avenir, vous devez vivre sous un nom de femme et comme une personne de ce sexe.

— Non… Je refuse.

— Vous savez quelles seraient les conséquences de votre refus. Inclinez-vous donc devant la volonté royale.

— Mais c’est pour un gentilhomme une humiliation inacceptable.

— Je vous ai dit de ne pas m’interrompre. Je ne vous ai pas encore appris tout ce que le roi attendait de vous.

Donc, vous vivrez dorénavant comme une femme. Et il sera convenu que le comte Hector de Vergenler aura péri malheureusement au cours de son voyage, au retour de la mission qui lui avait été confiée d’aller chercher en pays étranger une princesse pour devenir l’épouse de notre souverain.

Sa Majesté attend autre chose encore de vous, et c’est pourquoi je vous ai amené dans ce château voisin des limites du royaume.

Pendant la nuit qui va venir, nous nous rendrons à la frontière où une escorte nous attend. Vous devrez jouer le rôle de la fiancée de notre souverain, qui sera une princesse des pays d’Orient, laquelle se nommera Yolande. C’est le nom que vous porterez désormais.

Le roi entend vous garder auprès de lui, et vous épouser, comme si vous étiez véritablement une princesse…

— Mais le roi est fou !

Le grand sénéchal se leva, et il prit un ton sévère pour dire :

— Madame, vous oubliez de qui vous parler.

Il avait appuyé intentionnellement sur le mot madame.

— Comment, fit Hector, vous m’appelez madame !

— Il vous en faut prendre l’habitude, puisque vous allez devenir reine.

— Mais cette supercherie sera découverte.

— Comment le serait-elle. La reine-mère, moi seul et vous-même sommes dans le secret…

— Cependant le roi ne peut épouser un homme ou il faudra alors qu’il ait une maîtresse… Et que deviendra l’avenir de la dynastie ? Car enfin, la race royale doit se perpétuer…

— Elle se perpétuera aussi. Je ne peux vous dire le reste. Le roi s’est réservé à lui-même le soin de vous l’apprendre.

D’ailleurs, je l’ignore… Tout ce que je peux vous dire entre nous, c’est que je crois que notre souverain éprouve un tendre sentiment pour une personne qu’il ne peut élever à la dignité royale, mais qu’il entend peut-être épouser secrètement… Dans ce cas, et si je ne me trompe pas, il vous demanderait de jouer le rôle officiel de la reine et d’avouer comme vôtres les enfants auxquels cette personne, qui ne doit point paraître, donnerait le jour.

— Mais Séraphine ?…

— Je vous l’ai dit. La vie et la liberté de Séraphine dépendent de votre obéissance aux ordres du roi.

Apprêtez-vous donc au très grand honneur qui vous échoit.

Déjà des courriers sont partis annoncer la mort du comte Hector de Vergenler, en même temps que la prochaine arrivée de la princesse Yolande, à la rencontre de laquelle le roi doit se porter jusqu’à l’entrée de la ville. Et le mariage, votre mariage, doit avoir lieu le lendemain de votre arrivée dans la capitale. J’ai confiance en vous et je vous laisse vous préparer au rôle nouveau que vous allez avoir à remplir.

Le sénéchal sortit, et son fils, resté seul, médita sur la situation bizarre dans laquelle il se trouvait.

Finalement, il se dit :

— Heureusement que j’ai pu transmettre à Séraphine un message ; grâce à cela, elle ne croira pas à ma mort. Et je retrouverai à la cour le colonel de Chamoisy, avec qui je pourrai m’entendre pour communiquer encore des avis secrets à la princesse.

Après tout, acceptons les événements tels qu’ils se présentent. L’avenir me fournira peut-être la possibilité de m’évader de cette personnalité féminine qu’on m’impose aujourd’hui.

Ayant ainsi pris sa résolution, Hector revêtit les vêtements qui avaient été préparés à son intention. C’était un jeune homme svelte et à l’aspect distingué, aux traits fins et gracieux. Lorsqu’il fut habillé en femme, il se rendit compte lui-même que les esprits les plus prévenus pourraient facilement s’y tromper.

Le soir venu, il sortit du château, en compagnie de son père, et il prit place dans un carrosse qui attendait devant le pont-levis.

Quelques heures plus tard, les deux voyageurs étaient arrivés à destination ; le lendemain matin, l’escorte envoyée de la garnison voisine venait à leur rencontre et l’on se mettait en route pour la capitale du royaume.

De grandes fêtes populaires avaient été organisées à l’occasion du mariage de Benoni XIV.

Tout le long de la route suivie par la fiancée, les populations accouraient, offraient des cadeaux, et la princesse Yolande devait répondre à des compliments de bienvenue. Elle le faisait de la manière la plus gracieuse du monde, et l’on trouva qu’elle était la plus charmante et la plus gentille reine qu’on ait vue en Sigourie.

On arriva enfin aux portes de Brindejonville.

Le roi était venu, en grand cortège de gala, au-devant de sa fiancée. Il était en voiture, lui aussi, car Benoni XIV aimait fort peu monter à cheval, et il avait pris l’habitude même de passer les revues dans un carrosse.

La voiture de la princesse s’était arrêtée devant l’arc de triomphe élevé en avant des premières maisons. Le roi s’avança à la portière, et, s’inclinant très bas devant elle, il lui dit :

— Noble demoiselle, soyez la bienvenue dans ce royaume dont le peuple a déjà appris à prononcer votre nom en le bénissant… Vous êtes la dame de mon cœur, et je vois que les rapports qui m’ont été faits sur votre beauté étaient encore inférieurs à la réalité…

Hector était stupéfait en entendant ce discours auquel pourtant son père l’avait préparé, puisque même il lui avait appris en quels termes la princesse Yolande devait répondre.

Et la princesse Yolande répondit :

— Je suis charmée, messire, de votre accueil. Croyez que je m’efforcerai d’être votre épouse docile et soumise, et que je me sens toute heureuse de vivre a l’avenir sous votre loi.

Le roi alors invita la princesse à quitter son carrosse pour venir prendre place dans le sien, et il lui offrit la main sur laquelle Hector s’appuya, pour descendre de la première et remonter dans la seconde voiture.

Ils étaient maintenant assis tous les deux l’un à côté de l’autre.

— Tous mes compliments, dit le roi. Je vois que vous avez compris à merveille ce que j’attendais de vous.

Hector répondit :

— Sire, je suis un sujet respectueux et obéissant.

Et ce fut tout. Ils n’échangèrent pas un mot jusqu’au palais. Le roi regardait la princesse en souriant. Était-ce moquerie ?… Il ne semblait pas au fils du grand sénéchal ; il était surpris de la façon dont son compagnon le considérait et il lui parut même qu’il ne l’eût pas fixé autrement s’il s’était agi réellement d’un roi et d’une véritable princesse dont il serait amoureux.

Des appartements avaient été réservés au palais pour la future reine. La mère du roi, la reine Radegonde, reçut la pseudo-princesse en grand cérémonial et lui présenta les nobles dames qui seraient attachées à sa personne et constitueraient sa cour, après quoi elle l’entraîna à l’écart.

Hector, seul, avec la mère du souverain, attendit que celle-ci lui parlât.

— Votre père, messire, lui dit-elle, vous a averti de ce que nous attendions de votre dévouement au trône. Je n’ai pas le droit de vous apprendre ce que le roi mon fils doit seul vous révéler ! Vous allez être bientôt dépositaire d’un important secret d’État. Sachez que vous le devrez garder si vous tenez non seulement à votre vie, mais aussi à celle d’une personne qui vous est, paraît-il, très chère, mais à laquelle vous devez désormais renoncer.

Soyez d’ailleurs sans crainte, nous ne vous demanderons pas d’observer une continence qui vous serait pénible, et vous aurez une heureuse surprise, car vous serez présenté à une princesse au moins aussi jolie que celle que vous avez perdue et qui, je l’espère, vous la fera oublier…

Le jeune gentilhomme avait bien envie de protester, mais il jugea plus habile de n’en rien faire et s’inclina seulement devant la reine-mére, disant :

— Votre Majesté peut compter sur mon dévouement et ma discrétion

La reine Radegonde lui tendit alors sa main à baiser et lui dit :

— Nous espérons, ma fille, que vous donnerez au roi tout le bonheur qu’il attend de vous.

Hector comprit qu’il devait redevenir alors la princesse Yolande.

Le lendemain était le jour du mariage. La fête devait encore être plus brillante que la veille.

L’archevêque primat de Sigourie devait procéder en personne à l’union des époux princiers dont le cortège allait se dérouler à travers la capitale.

Les jeunes filles de la ville avaient offert à la princesse sa blanche robe de mariée, son voile et sa couronne, et une délégation était venue dès le matin l’apporter au palais. La reine-mère les avait reçues et c’était elle-même qui devait, officiellement, procéder à la toilette de la jeune épousée. Il était évident qu’étant donnée la situation extraordinaire dans laquelle on se trouvait, nulle autre qu’elle-même ne pouvait se charger de cette mission.

La cérémonie se déroula suivant le rite prévu, et une foule immense applaudit lorsque, après le mariage, le jeune souverain posa la couronne sur la tête de la nouvelle reine.

Quand tous deux apparurent sous le portail de l’église, précédés des chambellans qui s’avançaient, la verge à la main, ainsi que le commande le cérémonial des cours, une ovation énorme retentit et tout le peuple s’écria :

— Vive le roi ! Vive la reine Yolande !

Puis les souverains reçurent les félicitations des grands de l’État.

Le duc et la duchesse de Boulimie les premiers félicitèrent les jeunes époux ; ce fut ensuite le tour du grand sénéchal qui ne laissa pas voir qu’il fut aucunement parent de la reine.

Même le roi l’assura de sa sympathie pour la perte cruelle qu’il avait faite « en la personne de son fils aimé », ce qu’Hector n’entendit pas sans une certaine émotion.

Bien plus encore que la veille « la princesse » fut surprise de la façon dont le roi la considérait et de la lueur qui brillait dans l’œil du monarque. Ce regard produisait sur Hector une impression qu’il ne pouvait ni définir ni analyser. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il ressemblait à s’y méprendre au regard de quelqu’un d’amoureux.

« Décidement, se dit-il, le roi joue merveilleusement la comédie. Et il tient à paraître épris véritablement de son épouse ».

Le jeune homme attendait impatiemment la fin de cette journée qui devait lui apporter la révélation du secret gardé par Benoni XIV.

Il était curieux également de connaître la personne dont lui avait parlé la reine-mère et qu’on lui présenterait pour lui faire oublier la malheureuse princesse Séraphine. Il avait un moment caressé le fol espoir que cette personne ne serait autre que Séraphine elle-même, mais celle-ci n’avait pas paru au cours de la cérémonie, et il en avait conclu qu’elle était toujours dans le couvent des Puritaines. Ce n’était donc pas d’elle qu’avait parlé la reine-mère.

Le duc et la duchesse de Boulimie, d’autre part, ne semblaient pas le moins du monde au courant de la supercherie. On avait d’ailleurs bien recommandé au fils du sénéchal de garder le secret à leur égard plus qu’à celui de toute autre personne.

Hector eut bien voulu approcher du colonel des hallebardiers pour le charger d’une mission nouvelle.

Il avait médité longuement le message qu’il confierait à Adhémar de Chamoisy, et il s’était arrêté à ceci, qui ne trahirait pas le secret qu’il avait promis de garder :

— Faites savoir à la princesse Séraphine que son amant n’est point mort, quoiqu’on ait annoncé. Il m’a chargé de vous dire qu’il était en sûreté afin que vous l’appreniez à la prisonnière qu’il aime toujours.

« De cette façon, pensait-il, le colonel pensera que je ne fais que transmettre un avis qui m’a été confié. »

Mais le roi ne quitta pas un instant la pseudo-reine. Et Hector ne put parler à personne en dehors du souverain, si bien que nul ne put aller annoncer à Séraphine que son amant était toujours vivant.