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L’Inceste royal/10

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 29p. 50-55).

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Une révélation


Le colonel Adhémar de Chamoisy faisait galoper ventre à terre son cheval sur la route du village de Gerbedor. Il était parti, seul, sans escorte, et n’avait pas hésité un seul instant sur la direction qu’il devait prendre. Car, détail que le jeune Arnaud ignorait, le colonel des hallebardiers de la garde connaissait aussi bien que le ravisseur de la princesse Séraphine la maison de la nourrice à laquelle, vingt ans plus tôt, il avait confié l’enfant né des amours du premier aide de camp et de la dame d’atours du duc de Boulimie. Et tout de suite, il avait pensé :

— Arnaud n’a pu se réfugier que chez sa nourrice.

Il en avait même fait part à Benoni XIV avant de le quitter, puisque aussi bien le cœur du roi était rempli de mansuétude à l’égard des deux jeunes gens.

La princesse et son amant n’avaient pas quitté leur chambre. Ils y étaient restés enfermés tout le jour, ne se rassasiant pas de s’aimer. Et ils n’avaient nullement envie de quitter ce logis modeste, mais théâtre de leurs exploits passionnés, quand le soir revint.

Or, à la tombée de la nuit, la nourrice d’Arnaud frappa à l’huis de la chambre des amoureux.

D’une voix toute tremblante, elle cria à travers la porte :

— Arnaud ! Arnaud !… Lève-toi vite !… Il y a en bas un officier à cheval qui te demande au nom du roi…

— Ciel ! s’écria le jeune homme… Nous sommes déjà découverts… Que ne lui as-tu caché notre présence ?

— Je ne le pouvais pas. Mais il ne vous veut pas de mal. Venez tous les deux, je vous en prie…

— Il faut y aller, dit Séraphine. Si cet officier est seul, il ne pourra nous contraindre à le suivre.

— Il est seul, sans escorte, j’en réponds, dit la nourrice.

— Soit ! répondit Arnaud, je descends le premier, pendant que la princesse s’habille pour me venir rejoindre.

Quelques instants plus tard, le jeune lieutenant se trouvait en face d’Adhémar de Chamoisy. Il ne fut pas peu surpris de voir que le chef des hallebardiers de la garde était venu seul le trouver. Cependant, il ne prit pas une attitude humiliée. Ce fut au contraire, en regardant fixement dans les yeux son supérieur, qu’il lui déclara :

— Messire mon colonel, j’ignore de quelle mission vous a chargé le roi, mais sachez bien que je suis disposé à lui désobéir, s’il veut me séparer de celle que j’aime, et que je m’opposerai avec tout mon courage à ce qu’on la reconduise dans le couvent d’où je l’ai tirée. Quand même toute une armée serait envoyée contre moi, je lutterais seul contre elle jusqu’à la mort pour défendre la princesse.

Et Arnaud, joignant le geste à la parole, faisait déjà mine de tirer son épée.

— Tout beau, répondit Adhémar, « j’admire votre belle impétuosité… Mais je ne suis pas venu pour écouter des mots de défi, je suis venu pour faire part à la princesse Séraphine les ordres de Sa Majesté.

— Vous plairait-il de me dire quels sont ces ordres ?

— Non, j’ai pour mission de ne les communiquer qu’à la princesse elle-même et j’attendrai qu’elle veuille bien paraître devant moi.

Le colonel des hallebardiers n’eut pas longtemps à attendre, car Séraphine apparaissait au même moment.

Adhémar s’inclina profondément devant elle, comme s’il eût été à la cour de Sigourie.

— Noble dame, dit-il, notre auguste souverain m’a chargé de vous communiquer ses intentions à votre égard…

— Je vous écoute, messire, répondit avec hauteur la fille du duc de Boulimie, mais je vous dois prévenir que, toute fidèle sujette que je sois, je n’obéirai aux volontés de mon cousin que si elles ne portent pas entrave au doux sentiment que j’éprouve pour le lieutenant Arnaud.

Le colonel ne voulut pas relever ce qu’il y avait de désobligeant pour le souverain dans cette réponse. Il reprit la parole pour faire cette déclaration :

— Sa Majesté a été très peinée de la nouvelle escapade dans laquelle Votre Altesse a compromis la dignité de la famille royale, et elle exige que cette faute soit réparée au plus tôt. Le roi ordonne donc que, puisque vous avez fui avec le lieutenant Arnaud, vous l’acceptiez immédiatement pour époux. J’ai ordre de vous ramener tous deux au palais afin qu’il soit procédé sans délai à ce mariage. Et pour que le mari de la fille du duc de Boulimie soit digne du rang qu’il va occuper à la cour, notre auguste souverain lui décerne le titre de marquis de Gerbedor, du nom de ce village où vous avez passé avec lui votre première nuit d’amour.

— Est-il possible ? s’écria Arnaud.

— C’est la pure vérité.

— Ah ! dit la princesse… Je suis contrainte d’obéir… Partons sans attendre, messire le colonel… Qu’on fasse vite seller nos chevaux. Je ne veux pas tarder plus longtemps à exécuter les volontés du Roi.

Arnaud et Séraphine tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Ah ! chère aimée, disait le jeune homme, que mon bonheur est grand et que le roi est bon !…

Dès que la princesse et son fiancé furent de retour, on hâta les préparatifs de leur union, qui fut célébrée deux jours plus tard. Il y eut encore de grandes fêtes et le peuple, qui est le meilleur peuple de la terre, acclama les nouveaux époux, heureux de voir la princesse Séraphine sortir du couvent pour convoler en justes noces avec un simple officier.

La reine Yolande fit même l’accueil le plus gracieux à la nouvelle marquise de Gerbedor, qui ne se douta pas un seul instant qu’elle se trouvait en présence de son ancien amant. Séraphine, d’ailleurs, était toute à son nouvel amour, et quand le roi lui demanda si elle ne gardait aucun regret du fils du sénéchal, elle lui répondit :

— Certes non, Sire. Et, pour tout vous dire, je suis fort aise qu’il soit disparu, car j’aime mille fois plus l’époux que j’ai trouvé, et qui a su se montrer un bien plus brave chevalier.

On ne pouvait dire que la pseudo-reine Yolande fut très flattée en entendant ces paroles, mais elles achevèrent de tuer dans l’esprit d’Hector ce qu’il y pouvait demeurer de sentiments qu’il avait éprouvés jadis à l’égard de l’ingrate princesse, du moins la nommait-il ainsi fort injustement.

Il n’y eut que la princesse Sigeberte qui tint rigueur à sa fille et lui fit mauvais accueil. La duchesse de Boulimie ne voulait décidément pas pardonner à Séraphine d’avoir laissé échapper la couronne royale.

Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des royaumes et rien ne paraissait devoir troubler la félicité des personnages qui avaient été les héros de tant d’aventures.

Seule, à présent, la reine-mère Radegonde gardait des inquiétudes qu’elle n’arrivait pas à apaiser sur les conséquences du mariage incestueux d’Hector et d’Églantine, et elle ne manquait pas d’en entretenir, chaque fois qu’elle se retrouvait avec lui, le grand sénéchal.

— Je tremble malgré moi, lui disait-elle un jour, en pensant qu’Églantine va devenir mère et je ne serai tranquille que le jour où elle aura accouché.

— Tu es folle ! Quand je te répéterai cent fois, mille fois, qu’il ne peut rien arriver d’anormal, et que c’est superstition de croire que l’enfant qui naîtra ne sera ni beau ni bien fait !…

— Oui, je sais. Tu vas encore me parler de la reine Cléopâtre… Mais vois-tu, j’ai peur quand même que le prince ou la princesse qui naîtra ne soit infirme. Pourvu aussi que rien ne soit découvert et que l’on ne trouve pas étrange l’absence du roi pendant les couches de sa femme !

— Que vas-tu chercher là ?… Hector joue son rôle à merveille et le jouera jusqu’à la fin. Qui veux-tu qui se doute que le roi Benoni XIV est en réalité une femme, et que la reine Yolande est un homme, un homme qui n’est autre que mon fils Hector, que tous croient mort depuis plusieurs mois.

— Personne, en effet, ne pourrait concevoir pareille chose, pas plus qu’on ne pourrait penser qu’Églantine, qui passe depuis vingt ans pur un prince — pour le roi — n’est autre que notre fille à toi et à moi, et que nous avons marié ensemble le frère et la sœur… Si cela se savait jamais, que deviendrions-nous !…

— Et eux-mêmes, les pauvres enfants, qu’adviendrait-il d’eux ?…

Par des mots affectueux et de tendres caresses, Gontran de Vergenler achevait de rassurer sa maîtresse.

La conversation qu’ils tenaient ainsi avait lieu dans le cabinet particulier du grand sénéchal, où les deux amants étaient certains d’être bien seuls.

Or, le malheur voulut qu’elle ait été entendue. Un hasard malencontreux fit, en effet, que le marquis de Gerbedor, gendre du duc de Boulimie, ayant une communication urgente à faire au grand sénéchal, se trouvât derrière la porte lorsque la reine commença à parler. Les premiers mots échangés retinrent son attention, puis il écouta la suite du dialogue, qui le confondit…

Arnaud, ayant surpris un pareil secret, se retira rapidement et il regagna tout de suite le palais du duc de Boulimie où il habitait maintenant avec son épouse, la princesse Séraphine.

Il ne tenait pas en place, tellement il avait hâte d’apprendre à celle-ci la conversation qu’il venait d’entendre.

Quand Séraphine le vit, une vive inquiétude s’empara d’elle.

— Qu’as-tu donc, cher Arnaud ? lui dit-elle. Tu sembles en proie à une grande émotion.

— On serait ému à moins et tu le seras autant que moi lorsque tu connaîtras le secret que je viens de surprendre…

— Quel secret ?

— En quelques mots — et crois-moi, je ne suis pas fou — voici ce qui se passe :

Le roi n’est pas le roi, le roi est une femme. La reine n’est pas la reine, la reine est un homme. Mieux, cette femme que tout le monde nomme le roi est fille de la reine-mère et du grand sénéchal. Quant à celui que tous prennent pour la reine Yolande, il n’est autre que le fils du sénéchal, cet Hector pour lequel on t’enferma dans le couvent des Puritaines. Le frère et la sœur sont mariés ensemble et on les impose au peuple de Sigourie comme souverains…

La princesse regardait son mari sans oser parler. Réellement, malgré ce qu’il lui en avait dit, elle se demandait si le pauvre Arnaud n’était pas frappé de démence.

Il le comprit et reprit aussitôt :

— Je te répète que j’ai toute ma raison. D’ailleurs cela n’expliquerait-il pas bien des choses : pourquoi le comte Hector, après avoir été enfermé dans la Tour du Silence, fut emmené secrètement au château de Vidorée, pourquoi il disparut subitement afin qu’on le crût mort, pourquoi enfin cette princesse qui joue le rôle de roi se montra si sévère à ton égard lorsqu’elle crut que tu lui enlevais son amant, et pourquoi elle se montra, au contraire, si généreuse alors qu’il s’agissait de nos amours.

D’ailleurs, je ne peux douter, après la conversation que j’ai surprise entre le grand sénéchal et la reine-mère Radégonde.

Et Arnaud répéta à Séraphine tout ce qu’il avait entendu.

La princesse à son tour s’écria :

— Non, nous ne pouvons conserver aucun doute…

Mais alors, si cela est vrai, cette princesse, qui n’est qu’une bâtarde, qui n’est même pas la fille du défunt roi, usurpe le trône…

C’est mon père, le duc de Boulimie, qui devrait régner à sa place, et moi qui serais la véritable héritière de la couronne…

Comprends-tu, Arnaud… ?

Nous ne pouvons laisser se perpétuer une telle impos­ture… On dit que la reine va être mère… S’il naît un enfant, on le proclamera héritier et il n’aura aucun droit !…

Et penser encore que, tandis que je me morfondais dans un couvent où je serais encore sans toi, cet Hector, cause de mon malheur, se prêtait à cette comédie infâme ?

Oh ! Je veux me venger de ce traître. Je veux me venger aussi de cette Églantine ! Il faut leur arracher leurs masques !