L’Incursion/Chapitre 8

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 344-348).
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VIII


Le guide indiqua le gué, et l’avant-garde de la cavalerie, puis le général et sa suite commencèrent la traversée. L’eau arrivait au poitrail des chevaux, elle se brisait avec une force extraordinaire sur les pierres blanches qui affleuraient à certains endroits et formait autour des jambes des chevaux des courants écumeux et bruyants. Les chevaux étonnés par le bruit de l’eau soulevaient la tête, dressaient les oreilles, mais sur le lit inégal marchaient en mesure et avec prudence contre le courant. Les cavaliers soulevaient leurs jambes et leurs armes. Les soldats d’infanterie, couverts simplement de leurs chemises, soutenaient au-dessus de l’eau les fusils auxquels étaient accrochés les habits empaquetés. Par vingtaines, ils se tenaient les mains et avec des efforts qui se lisaient sur leurs visages tendus, ils tâchaient de faire face au courant. Les cavaliers d’artillerie, avec de hauts cris, lancèrent au trot les chevaux dans l’eau. Les canons et les caissons verts par-dessus lesquels de temps en temps passait l’eau, cahotaient sur le lit pierreux. Mais les braves chevaux, raidissant leurs traits, fendirent l’eau et, la queue et la crinière mouillées, sortirent sur l’autre bord.

Dès que le passage fut effectué, le visage du général devint tout à coup sérieux et pensif. Il tourna son cheval et avec la cavalerie, il partit au trot sur la large plaine entourée de forêts qui s’ouvrait devant nous. Des Cosaques se dispersèrent le long des lisières.

On aperçut dans le bois un homme à pied, en costume circassien et en bonnet, puis un deuxième, un troisième… L’un des officiers dit : « Ce sont des Tatars. »

Soudain, à travers les arbres, se montra une petite fumée… un coup, un autre… Nos coups répétés étouffaient ceux de l’ennemi. Mais parfois la balle, avec un son prolongé, semblable au vol d’une abeille, volait devant nous, et nous prouvait que tous les coups n’étaient pas les nôtres. Voilà l’infanterie… des pas rapides, et l’artillerie au trot entre dans la ligne du combat. On entend les coups sourds des canons, le son métallique des boulets, le sifflement des fusées, le crépitement des fusils. La cavalerie, l’infanterie et l’artillerie sont à de tous côtés sur la large plaine. La fumée des canons, des fusées, des fusils, se confond avec la verdure couverte de rosée et avec le brouillard.

Le colonel Khassanov accourt au galop près du général et arrête court son cheval.

— Votre Excellence, — dit-il en portant la main à son bonnet, — donnez l’ordre de faire avancer la cavalerie ; on aperçoit déjà des signaux[1].

Et avec sa cravache il désignait des Tatars à cheval devant lesquels deux hommes, montés sur des chevaux blancs, s’avançaient tenant des bâtons où étaient attachés des lambeaux d’étoffe rouges et blancs.

— Avec Dieu ! Ivan Mikhaïlovitch, — dit le général.

Le colonel fit faire volte-face à son cheval, tira son épée et cria : Hourra !

— Hourra ! Hourra ! Hourra ! — répéta-t-on dans les rangs, et la cavalerie vola derrière lui.

Tous regardaient avec intérêt. Voilà un signal… un autre, un troisième, un quatrième…

L’ennemi, sans attendre l’attaque, disparaissait dans le bois et de là commençait à tirer du fusil. Les balles sifflèrent plus souvent.

Quel charmant coup d’oeil ! — dit le général en sautant un peu à l’anglaise sur son cheval noir aux jambes fines.

Charmant ! — répondit en grasseyant le major. Et cravachant son cheval, il s’approcha du général. — C’est un vrai plaisir que la guerre dans un aussi beau pays, — dit-il.

Et surtout en bonne compagnie, — ajouta le général avec un sourire agréable.

Le major s’inclina.

À ce moment, un boulet ennemi vola avec un sifflement rapide, désagréable et frappa quelque chose. On entendit en arrière les gémissements d’un blessé. Ce gémissement me frappa si étrangement que pour moi le tableau guerrier perdit immédiatement tout son charme. Mais personne, sauf moi, ne parut le remarquer. Le major, à ce qu’il semblait, riait avec plus d’entrain encore ; l’autre officier répétait tout tranquillement les mots commencés de la conversation ; le général regarda du côté opposé et, avec le sourire le plus tranquille, prononça une phrase en français.

— Vous donnez l’ordre de répondre à leurs coups ? — demanda en sautillant le chef de l’artillerie.

— Oui, effrayez-les, — répondit négligemment le général en allumant un cigare.

La batterie s’avança et commença la canonnade. La terre gémissait des coups, le feu brillait sans cesse, et la fumée, dans laquelle on distinguait à peine les servants qui s’agitaient autour de leurs pièces, emplissait les yeux.

L’aoul est canonné. De nouveau s’approche le colonel Khassanov et, par l’ordre du général, il s’élance sur l’aoul. De nouveau éclatent les cris de guerre et la cavalerie disparaît dans le nuage de poussière qu’elle soulève.

Le spectacle était vraiment grandiose. Mais pour moi qui n’avais pas pris part à l’action et qui n’en avais pas l’habitude, une seule chose gâtait l’impression générale ; c’était cette animation, ce mouvement et ces cris, qui me semblaient superflus.

Involontairement me venait en tête la comparaison avec un homme qui de sa hache voudrait fendre l’air.

  1. Les signaux ont pour les montagnards presque l’importance du drapeau, avec cette différence que chaque djiguite peut se faire un signal et le porter. (Note de l’Auteur.)