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L’Inde (sans les Anglais)/Chapitre I

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Calmann-Lévy (p. 3-7).


Midi, dans la mer Rouge. De la lumière, de la lumière, tant de lumière que l’on admire et l’on s’étonne, comme si, au sortir d’une espèce de demi-nuit, les yeux s’ouvraient davantage, voyaient plus clair, toujours plus clair. — Et très vite le changement s’est fait, avec ces navires d’aujourd’hui, que le vent n’influence plus, qui vous prennent à l’automne du Nord pour vous amener sans transition au perpétuel été d’ici.

Sur les eaux plus bleues, dansent des franges d’argent qui brillent. Et le ciel semble s’être éloigné de la terre, les nuages plus dessinés y paraissent plus suspendus dans le vide ; des profondeurs se révèlent, on plonge plus avant dans les lointains, on conçoit mieux les espaces.

Toujours plus de lumière. Vraiment les yeux se dilatent et se mettent au point pour percevoir plus de rayons et plus de couleurs… Alors, avant cela, on n’y voyait donc pas bien ?… De quelles ténèbres donc vient-on de sortir ? Et quelle est cette fête de clartés blanches ou de clartés d’or, qui, en silence et sans qu’on l’ait commandée, a l’air de partout commencer ?…

Ici, dans le vieil Orient des tombeaux, sur la poussière des humanités disparues, elle dure sans trêve, la morne fête ; seulement on l’oublie, sitôt que l’on s’en retourne vers le Nord, et c’est une surprise ensuite, chaque fois que l’on revient dans ces climats, de la retrouver pareille. Toujours elle rayonne sur ces mêmes vieux golfes chauds et languides, sur ces mêmes vieux rivages de granit ou de sable, sur ces ruines, sur ce monde de pierres mortes qui garde le mystère des races bibliques et des religions ancestrales, — tellement que, dans nos imaginations d’un jour, elle s’associe, la morne fête de lumière, aux antiques légendes sacrées, et que toutes ces choses arrivent à nous donner des illusions de stabilité, de durée presque sans commencement et ne devant pas finir…

Or, tout ce passé biblique, dont l’antiquité relative nous fait illusion et nous donne confiance, est né d’hier, si on le compare un peu aux effroyables passés du Cosmos. Et tout ce rayonnement, pour nous superbe et dont nos yeux s’enivrent, n’est que l’effet transitoire de notre petit soleil, en voie de lentement s’éteindre, sur une zone encore privilégiée de l’infime petite Terre, qui se tient tout près de lui, tout près, comme par terreur du froid et de l’obscurité où là-bas roulent, dans de plus vastes orbites, de moins négligeables planètes. Ce bleu, sur lequel se joue l’incessante fantasmagorie des nuages, et qui nous semble profond, n’est qu’un voile si mince, étendu pour tromper nos yeux et nous cacher du noir ; non, tout cela n’est rien ; ce qui est vrai, c’est ce noir caché derrière. Ce qui est éternel, ce qui est souverain, ce qui ne commence ni ne finit, c’est ce noir, ce vide noir, où jamais, jamais, aux siècles des siècles, ne s’arrêtera la chute silencieuse des mondes.



Encore sept ou huit jours de route, au milieu de tout ce bleu lumineux du ciel et de la mer, et je toucherai au but de mon voyage.

Avec quelle inquiétude de ne rien trouver, avec quelle crainte des déceptions finales, je m’en vais là, dans cette Inde, berceau de la pensée humaine et de la prière, non plus comme jadis pour y faire escale frivole, mais, cette fois, pour y demander la paix aux dépositaires de la sagesse aryenne, les supplier qu’ils me donnent, à défaut de l’ineffable espoir chrétien qui s’est évanoui, au moins leur croyance, plus sévère, en une prolongation indéfinie des âmes…



Maintenant voici le déclin magnifique du jour. Encore un instant, et nous perdrons de vue notre soleil — d’entre les innombrables soleils, celui qui nous tient et nous attire dans le vertige de son éternelle chute. Le versant de Terre où nous sommes va se tourner vers le grand noir, vers l’infini des ténèbres dont nous concevrons un peu mieux l’épouvante tout à l’heure, à travers les transparences de l’air nocturne. Mais d’abord subissons la magie des soirs, regardons flamber les cuivres roses du couchant. À l’est, au-dessus de la mer, très haut sur l’horizon, une chaîne de montagnes désertes et désolées, tout en granit sanglant, se met à éclairer rouge comme une braise : c’est le Sinaï, le Serbal et l’Horeb. Alors, de nouveau la grandeur des traditions mosaïques s’impose à notre esprit, que tant d’hérédités successives ont préparé pour un religieux respect.

Mais les cimes ardentes, naturellement, ne tardent pas à s’éteindre. Derrière les eaux, le soleil est tombé, et la courte féerie du soir est finie. Le Sinaï, le Serbal et l’Horeb, dans les gris du crépuscule, s’effacent et se perdent. On ne les voit même plus, — et qu’étaient-ils, en somme, que des arêtes de pierres quelconques, à la surface terrestre, agrandies seulement dans nos rêves par la suprême poésie de l’Exode ?…

La nuit immense et sereine va bientôt rendre de plus justes proportions à toutes choses. Déjà s’indiquent, dans l’incommensurable espace, les peuplades errantes des soleils. Et la notion nous revient, du vide noir où ils tombent tous et où nous tombons aussi — dans l’effréné sillage de l’un quelconque d’entre eux. Autour de celui-là qui nous entraîne, oh ! la course misérable que fournissent nos petites planètes, précipitées sur lui sans pouvoir l’atteindre jamais, et ainsi, affolées par l’énorme voisinage, décrivant jusqu’à la consommation des temps leur furieuse spirale, au lieu de rouler plus librement dans l’abîme, comme font tous ces soleils.

Aucun nuage nulle part, du zénith à l’horizon, la même limpidité merveilleuse : le voici donc dévoilé autant qu’il puisse l’être à nos yeux, ce vide sans bornes où les monstrueux univers tombent par myriades, tombent, tombent, rapides comme les gouttelettes d’une incessante pluie de feu. Et cependant, avec la nuit, un apaisement délicieux descend pour nous du ciel étoile. On dirait une sollicitude, une pitié d’en haut, qui peu à peu s’épandraient sur nos âmes pardonnées…

Mon Dieu, puissent-ils un peu m’en convaincre, de cette sollicitude et de cette pitié, les Sages de l’Inde, auprès desquels je m’en vais !…