L’Inde civilisatrice/Chapitre III

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Librairie d’Amérique et d’Orient (p. 60-84).

III

LA PÉRIODE INDO-GRECQUE

La dynastie Maurya était née de l’ébranlement provoqué par l’invasion d’Alexandre ; elle s’effondra sous les contre-coups d’un autre ébranlement d’origine grecque. Au milieu du iiie siècle av. J.-C., tandis que l’empereur Açoka était au faîte de sa puissance, deux révoltes simultanées avaient arraché aux Séleucides la Parthie et la Bactriane, intercepté la route du Nord entre l’Inde et la Caspienne, et changé le cours des civilisations asiatiques. Un Scythe, Arsace, s’était proclamé roi des Parthes ; un Grec, Diodote, satrape de la Bactriane au nom d’Antiochus Théos, avait revendiqué l’indépendance et la couronne. Une menace s’ouvrait pour l’avenir proche ou lointain de l’Inde. L’Oxus qui prend sa source à l’extrême nord du monde indien, dans l’angle formé par le Pamir et l’Hindou-Kouch, va se perdre dans les steppes mystérieuses, infinies, où grouillent des races nomades, en perpétuel état de guerre et de migrations, endurcies au froid comme au chaud par les rigueurs d’un climat excessif, et pour qui la vie n’est qu’une longue chevauchée d’aventures et de butin. Parentes d’origine et de langage avec les Iraniens de la Perse, ces tribus regardaient avec un œil d’envie les terres du sud où elles avaient été devancées par des conquérants heureux. Le prestige et les armes d’un Cyrus, d’un Darius, d’un Alexandre avaient à peine suffi à les contenir ; Cyrus avait perdu la vie en luttant contre eux. L’avènement d’Arsace, la création d’un royaume parthe forçaient la porte condamnée depuis trois siècles ; et pour couvrir la route de l’Inde, il ne subsistait plus qu’un petit état grec, coupé de toutes les forces de l’hellénisme, voué à s’épuiser graduellement sur place. La Grèce, si riche de grandeurs tragiques, n’en a pas de plus poignantes que la destinée de ces princes, isolés au centre de l’Asie, sur les confins même du monde connu, écrasés entre l’immensité de l’Inde et l’immensité des terres scythiques, adossés aux murailles infranchissables du Pamir, pressée de l’ouest par toutes les forces de l’Asie antérieure, et restés pourtant, sans doute jusqu’à la dernière heure, les nobles ouvriers du génie hellénique. Dans l’œuvre de lente fusion qui tend à rapprocher peu à peu les membres de la famille humaine, leur rôle est des plus beaux. Et pourtant nous n’entrevoyons qu’à peine leur histoire. La fatalité qui pèse sur les choses de l’Inde semble s’être étendue jusqu’à eux. La Grèce, toujours si fière de tout ce qui touche à sa grandeur, n’a regardé que d’un œil distrait ces enfants perdus de l’hellénisme. Leurs monnaies presque exclusivement ont sauvé leurs noms, exhumées des régions nord-ouest de l’Inde où les avait portées soit la conquête soit le commerce. De ces monnaies, plusieurs sont dignes de figurer parmi les chefs-d’œuvre de la numismatique grecque, par la perfection du fini, la vigueur du relief, la précision de la touche, le rendu de l’expression. Le statère en or d’Eukratidès est justement célèbre. La vitalité de l’art grec n’a pas de témoin plus éloquent que ces belles médailles, gravées et frappées en plein pays barbare. Les images divines qu’elles portent au revers, Zeus, Héraklès, Dionysos, Apollon, Pallas, Artémis, ne sont pas de vains ornements empruntés à une mythologie de convention ; elles sont les symboles d’une foi nationale active et militante qui poursuit obstinément sur une terre ingrate le programme d’Alexandre : helléniser l’Asie. Pour comprendre à quelle résistance l’idéal olympien devait se heurter dans son contact avec l’Inde, il faut se rappeler les guerres de religion que le Macédonien eut à soutenir contre l’opposition brahmanique en descendant l’Indus ; il faut penser à l’explosion du fanatisme juif avec les Macchabées quand Antiochus Épiphane voulut (170-160) helléniser la Palestine et dresser un autel de Zeus à Jérusalem. La souplesse insinuante du génie grec, soutenu par la force des armes, trouva en outre à son service des capitaines de roman ou d’épopée, comme en font surgir les aventures coloniales. Dupleix et Warren Hastings expliquent Diodote et ses successeurs. Diodote, menacé par le roi de Syrie, Seleucus II Callinicos (après 239) détourne l’orage, à force de diplomatie, contre son voisin le Parthe Arsace. Après Diodote et son fils, un Grec de Magnésie, Euthydème, satrape de Sogdiane, revendique leur succession. Antiochus III, le fils de Seleucus Callinicos, avait débuté sur le trône (223) dans une explosion de révoltes qui avait disloqué l’empire de Syrie et qui promettait un libre essor à toutes les ambitions. Mais l’activité militaire d’Antiochus répare le désastre ; maître de l’Asie antérieure depuis l’Hellespont jusqu’à la Palestine, il s’achemine lentement, comme dans une marche solennelle vers les satrapies perdues à l’Orient ; il pénètre dans la capitale des Parthes, Hekatompylos, oblige Artaban à le reconnaître pour chef et suzerain. Euthydème s’enferme dans Bactres, où Antiochus vient l’assiéger. Par bonheur pour lui, un de ses concitoyens de Magnésie se trouvait dans l’entourage d’Antiochus, il plaide la cause d’Euthydème : « Le royaume bactrien est une digue que la Syrie est intéressée à consolider ; sans un souverain hellénique dans ce pays, il débouchera des steppes une irruption qui « barbarisera (ἐκβαρβαρωθήσεσθαι) sans aucun doute la région » (Polybe). Antiochus qui ne se souciait pas de s’éterniser dans une contrée difficile, loin du centre de ses états, se laisse convaincre. Le charme personnel de Démétrius, fils d’Euthydème, triomphe des dernières hésitations d’Antiochus. Il investit Euthydème à titre officiel comme roi de Bactriane, promet une de ses filles en mariage à Démétrius, et se hâte de passer l’Hindou-Kouch pour achever sur les bords de l’Indus sa tournée triomphale (le digvijaya des épopées et des panégyriques sanscrits). Açoka est mort depuis une vingtaine d’années ; son empire est tombé en décomposition sous sa descendance impuissante. Antiochus traite avec un roi mystérieux Sophagasenus (transcription fidèle d’un nom sanscrit : Subhagasena), « renouvelle » amitié avec lui, reçoit 150 éléphants, des provisions, la promesse d’un tribut (206) et se retire par l’Arachosie (vallée de Helmend), la Drangiane (Seistan) et la Carmanie. C’est la dernière fois qu’un Séleucide a mis le pied sur le sol hindou ; Antiochus qui vient de jouer au triomphateur sur l’Indus, n’aura plus assez de toutes les forces qui lui restent pour faire face à l’Ouest où les Romains, délivrés du péril carthaginois, vont intervenir. Dix ans plus tard, Magnésie, la patrie du roi de Bactriane Euthydème, voit le suzerain d’Euthydème et de Sophagasenus, qui a osé accueillir à sa cour Annibal fugitif, fuir lui-même devant Scipion, le frère du vainqueur de Zama. Le fils d’Euthydème, Démétrius, devenu roi de Bactriane à son tour, profite de cet effondrement pour se tailler un empire colonial ; il occupe l’Arachosie, pousse dans l’Inde, franchit l’Hyphase où s’était arrêté Alexandre, pénètre jusqu’à la Jamma, affluent du Gange, soumet tout le littoral entre l’Indus et la Mahi ; il étend son domaine jusqu’au-delà du Pamir, chez les Sères qui ouvrent la route de la Chine. La Chine, qui préludait alors à son expansion impériale, devait, moins d’un siècle après, utiliser l’expérience des invasions grecques pour porter à son tour la guerre en Sogdiane. Dans cette Inde qui a tant oublié, les campagnes des Grecs de Bactriane, Démétrius d’abord, Ménandre ensuite qui renouvelle les mêmes exploits, ont laissé tout au moins de fugaces empreintes. Une prophétie, conservée dans un traité d’astrologie (la Gārgī saṃhitā) annonce que les Grecs malfaisants seront maîtres du pays jusqu’à Pāṭaliputra — la capitale de Candragupta et d’Açoka —, mais qu’ils périront alors, vaincus par leurs discordes intestines. Un grammairien, Patañjali, discutant la fonction de l’imparfait pour rapporter des faits contemporains, cite comme exemple ces phrases « Le Grec assiégeait Madhyamikā (dans le Rajpoutana, N. de Chitor) » ; « le Grec assiégeait Sāketa ». Enfin, dans une comédie galante, Mālavikā et Agnimitra, qui a pour héros un contemporain de Démétrius, Kālidāsa rapporte la défaite d’un parti de cavalerie grecque qui avait poussé jusqu’à la limite orientale du Rajpoutana, au seuil du Bundelkhand.

L’Inde, qui n’avait été qu’effleurée par Alexandre, était cette fois menacée au cœur. Elle avait encore assez d’énergie alors pour réagir. Le dernier des empereurs Maurya fut assassiné par un de ses généraux, tandis qu’il passait en revue ses troupes. Le meurtrier, par prudence, donna le titre royal à son propre fils, et fonda la nouvelle dynastie des Çunga. Comme au temps d’Alexandre, comme à toutes les époques de l’histoire indienne, le sentiment national fit cause commune avec le brahmanisme xénophobe. Le bouddhisme dut expier son inspiration « catholique » (pour rendre au mot sa valeur étymologique), qui le rendait trop accueillant aux étrangers. Les sacrifices anciens, avec leur rituel sanglant, furent rétablis. La tradition tardive du bouddhisme flétrit encore comme un persécuteur odieux, comme un destructeur de monastères, l’exterminateur de la famille des Maurya.

Mais le vainqueur de l’Inde, Démétrius, qui le premier prenait sur ces monnaies le titre hindou de mahārāja, qui sur ces monnaies portait en guise de casque une tête d’éléphant comme l’emblème parlant de son domaine indien, allait connaître à son tour les vicissitudes de la fortune. Pendant son absence, Eukratidès se soulève en Bactriane ; Démétrius marche contre lui, l’assiège ; mais avec 300 hommes, dit-on, il tient tête aux 60 000 soldats de Démétrius et finit par triompher. Roi, la tâche dut lui être rude ; il eut à faire face aux Scythes qui lui prirent la Sogdiane, et le menacèrent dans la Bactriane même ; il eut à se défendre contre un allié dangereux, le roi des Parthes Mithridate (174-136) venu au secours d’Eukratidès en péril ; Mithridate se paya de ses services en lui prenant la Margiane (pays de Merv). Et pourtant il a laissé l’impression d’un grand prince, qui commandait à mille villes, qui dominait tout le Penjab avec ses 90 peuples et ses cinq mille cités. Sa fin fut tragique, à l’orientale. Tandis qu’il revenait de l’Inde (vers 160) son fils qu’il avait associé au trône l’assassina et couronna ce crime en faisant passer son char sur le cadavre de son père.

L’histoire de la Bactriane hellénisée s’arrête du côté grec sur ce parricide, comme si le prestige de la culture grecque n’avait pu résister à pareil crime. Et cependant le royaume indo-grec survécut encore un siècle et connut encore des jours glorieux. Ménandre, en particulier, a vaincu l’oubli et fait figure de grand roi. Le géographe Strabon rappelle les conquêtes qui l’ont conduit au cœur de la vallée du Gange et sur les confins du monde chinois. L’auteur du Périple de la mer Érythrée trouve encore ses monnaies en cours à Barygaza (Broach, N. de Bombay) du temps de Vespasien et de Titus. Plutarque rapporte qu’à sa mort diverses cités de son empire réclamèrent une part de ses cendres et dressèrent des monuments pour perpétuer le souvenir de son attachement à la justice. L’Inde, ici, offre un contrôle inespéré. Ménandre le roi grec est, sous la forme à peine altérée de Milinda, le héros d’un texte bouddhique entré de bonne heure dans le canon de l’Église et classé au rang des plus hautes autorités. L’original, en sanscrit ou en quasi-sanscrit, a disparu ; il en subsiste de vagues traces. Mais les collections du bouddhisme chinois en conservent deux versions datées l’une et l’autre de la dynastie des Tsin Orientaux (317-420) ; et d’autre part l’église de Ceylan en possède une rédaction développée dans son idiome sacré, le pali. L’ouvrage, intitulé : les Questions du roi Milinda, met en présence dans une sorte de tournoi théologique le roi grec et un des grands docteurs du bouddhisme, Nāgasena, qui finit par convertir Milinda. Milinda à cette occasion bâtit un monastère auquel il donne son propre nom. On ne me blâmera pas de citer quelques passages de cet ouvrage vraiment exceptionnel qui oppose dans une savante discussion la dialectique rationaliste du Grec et la foi persuasive de l’Hindou. La donnée, au reste, n’a rien d’anormal. Dès leur premier contact, les deux races qui avaient poussé le plus avant l’analyse des opérations de l’esprit s’étaient plu à s’affronter. Alexandre avait tenu à éprouver par des questions embarrassantes l’adresse des brahmanes à la riposte ; ayant pris dix des gymnosophistes qui avaient conseillé la défection à Sambos, dans sa campagne de l’Indus, il leur avait promis la vie sauve, s’ils savaient se tirer d’affaire. En se montrant clément, Alexandre ne fut que juste. L’Inde s’était affirmée un partenaire digne de la Grèce dans ce duel de la sagesse et de la finesse.

« Quel est le plus fort, de la vie ou de la mort ? — La vie, qui supporte tant de maux. » « Quel est l’animal le plus adroit ? Celui que l’homme ne connaît pas encore. » « Quel est le meilleur moyen de se faire aimer ? — D’être puissant et de ne pas se faire craindre. » Un peu plus tard, c’est le fils de Candragupta, Bindusāra (que les Grecs désignent sous son nom de panégyrique : Amitrochadès, en sanscrit Amitraghāta « le tueur d’ennemis ») qui demande par lettre à Antiochus de lui expédier, en même temps que du vin doux et des figues séchées, un sophiste habile à parler. Antiochus promit le vin doux et les figues, mais s’excusa pour le sophiste, en alléguant que ce genre d’article n’était pas en vente chez les Grecs.

Le dialogue entre Ménandre et Nāgasena a pour cadre Sāgala, probablement Sialkot, au cœur du Penjab, ville forte et grand entrepôt, « avec des murs et des places et des carrefours bien tracés… grouillante d’éléphants, de chevaux, de voitures, de piétons ; hommes et femmes y sont d’égale beauté ; on y voit des kṣatriya, des brahmanes, des marchands, des çūdra ; sramanes et brahmanes y sont traités avec honneur ; les gens de science y accourent de partout ; les boutiques y regorgent d’étoffes de Kāçī et de Koṭumbara, et de fleurs et de parfums exquis qui embaument l’air. » C’est là que vit Ménandre ; il a obtenu d’y régner en récompense d’un mérite ancien : Jadis sous le Bouddha Kāçyapa, il avait en qualité de novice balayé, tout en rechignant d’ailleurs, la cour d’un couvent. « Or, le novice devint dans le Jambudvīpa, dans la ville de Sāgala, un roi nommé Milinda, savant, disert, intelligent, capable ; il possédait tous les arts libéraux, au nombre de dix-neuf ; il savait discuter comme personne. Dans tout le Jambudvīpa, le roi Milinda n’avait pas son égal en vigueur, en vitesse, en bravoure, en sapience ; il avait une grande richesse de ressources énormes, des soldats et des montures sans nombre. »

Or un jour le roi Milinda était sorti de la ville pour passer en revue ses soldats, ses montures, toute son armée au complet. Le recensement une fois achevé, le roi, qui aimait la controverse, eut envie de converser avec des gens de science et de raisonnement ; il regarda le soleil et interpella ses ministres : « Nous avons encore pas mal d’heures devant nous. Que ferons-nous en ville si nous y rentrons maintenant ? N’y a-t-il pas quelque lettré, sramane ou brahmane, chef de communauté ou d’école, faisant même profession de Saint ou de Bouddha intégral, qui puisse converser avec moi et réduire mon incertitude ? » Les maîtres qu’on amène devant le roi sont incapables de lui tenir tête. « Et le roi Milinda s’écria : En vérité, l’Inde (Jambudvīpa) est vide ; l’Inde n’est qu’un rien ! Il n’y a donc ni sramane ni brahmane qui puisse converser avec moi et réduire mon incertitude… Les ministres gardèrent le silence, les yeux fixés sur le roi. »

Enfin survient Nāgasena ; ses existences antérieures l’ont déjà mis en contact avec Milinda, et les mérites qu’il y a acquis sont supérieurs à ceux du roi. Milinda avait un ministre nommé Devamantiya (probablement le nom de Démétrius accommodé à l’indienne). « Et alors Devamantiya dit au roi Milinda : arrive, grand roi ! arrive, grand roi ! Il y a un ancien d’entre les moines bouddhiques, nommé Nāgasena ; il est savant, disert, intelligent, de bonnes manières, de bonne tenue, très instruit, varié dans ses propos, rapide d’esprit ; intérêt, justice, interprétation, intuition, analyse, en tout il excelle. Actuellement il loge à l’ermitage Sankheyya. Vas-y, grand roi, pose tes questions au bienheureux Nāgasena ; il est capable de converser avec toi et de réduire ton incertitude. Et quand le roi Milinda eut entendu le nom de Nāgasena, soudain il fut pris de crainte, de terreur, de frisson. Et le roi Milinda dit à Devamantiya : Ainsi donc Nāgasena le moine est capable de converser avec moi… Il est capable, grand roi, de converser avec les dieux, Indra, Yama, Varuṇa, Kuvera, Prajāpati, les gardiens des mondes, et même avec le grand ancêtre Mahābrahma, juge un peu avec les êtres humains ! Et alors Milinda le roi dit à Devamantiya : Envoie donc un messager au vénérable. — Bien, Sire. Et Devamantiya envoya un messager au bienheureux Nāgasena, pour lui dire : Vénérable, le roi Milinda désire voir le bienheureux. Et le bienheureux Nāgasena parla ainsi : « Qu’il vienne donc ! » Et alors le roi Milinda entouré de cinq cents Grecs (Yonaka) monta sur son char excellent et escorté d’une grande troupe de soldats il se rendit à l’ermitage Sankheyya, où était le bienheureux Nāgasena. » Aussitôt arrivé le roi engage la discussion par un détour de politesse : « Alors le roi Milinda dit au bienheureux Nāgasena : Comment Votre Révérence est-elle connue ? quel est votre nom ? » Et Nāgasena à son tour entre aussitôt dans le vif de la doctrine : « Nāgasena, c’est ainsi qu’on me connaît, grand roi ! Nāgasena, c’est ainsi que me désignent mes compagnons de couvent ; les parents donnent un nom comme Nāgasena ou Sūrasena ou Vīrasena ou Sīhasena ; mais c’est là simplement une manière de parler en usage, c’est pure affaire de pratique, c’est un simple nom que Nāgasena ; il n’est pas de personnalité qui s’y trouve impliquée. » La suite de l’ouvrage tient les promesses d’un pareil début. Le cadre prêtait trop facilement pour qu’on n’essayât pas d’y faire entrer à la longue un cours complet de dogmatique. Ainsi, par l’effet d’un hasard qui, comme tous les hasards, n’est que l’aspect imprévu d’une réalité logique, le nom d’un roi grec reste attaché à l’exposé probablement le plus ancien du système bouddhique. Vrai ou non au point de vue strictement historique, le livre des Questions de Ménandre est vrai d’une vérité supérieure, comme un symbole. Personne ne conteste que, par les représentations figurées qu’il a données au bouddhique, le génie grec a exercé sur le développement du culte bouddhique une influence décisive ; les ateliers grecs du Gandhāra ont créé à l’usage de l’Inde ces admirables types de Bouddhas et de Bodhisattvas que l’apostolat bouddhique a colporté d’un bout à l’autre de l’Extrême-Orient. Sans les artistes anonymes formés aux écoles de la Grèce européenne ou de la Grèce asiatique, la Chine n’aurait pas les sculptures des Wei, le Japon n’aurait pas l’art du Yamato, Java n’aurait pas les frises de Boro-Boudour. Et, sans aucun doute, c’est au contact fécondant de l’intelligence grecque que le bouddhisme s’est élevé d’une simple éthique de moines aux problèmes ardus de la métaphysique qu’il avait d’abord prétendu ignorer. Poussé par son ardeur généreuse de charité à chercher des prosélytes jusque chez les Grecs, le bouddhisme devait se créer des saint Paul tels que Nāgasena pour parler à des Gentils qu’il ne suffisait pas d’émouvoir, mais qu’il fallait convaincre sans se laisser démonter par les railleries d’un scepticisme aimable.

Il serait difficile d’affirmer, sur la foi des Questions de Milinda, que le roi Ménandre ait apporté au bouddhisme l’adhésion d’un converti. Ses monnaies, nombreuses, qui nous font connaître sa physionomie avenante et fine, portent le plus souvent au revers une image de Pallas, comme c’est le cas ordinaire chez les princes qui se réclament d’Euthydème ; la roue, la tête d’éléphant frappées sur ses pièces de bronze carrées, peuvent être cependant des symboles bouddhiques. Le titre ordinairement accolé à son nom est sôtêr, en indien trātāra « sauveur » ; parfois aussi dikaios, indien dhramika « juste ». Ces qualifications sont trop banales pour en rien déduire de personnel. Pourtant il n’est pas douteux qu’il ait donné au bouddhisme des gages sérieux : il avait, à la manière des rois indiens, bâti un couvent qui portait son nom ; le témoignage des Questions de Milinda est confirmé sur ce point par un récit édifiant de provenance indépendante, mis en vers au xie siècle par le Cachemirien Kṣemendra. Enfin la tradition sur le partage de ses cendres, rapportée par Plutarque, reproduit le récit canonique de la répartition des reliques aux funérailles du Bouddha ; que le fait soit authentique, ou qu’il ait été transporté du fondateur de l’église au fondateur du monastère, il n’en atteste pas moins la réputation de sainteté du Grec Ménandre dans la communauté bouddhique.

L’insertion d’un roi grec dans la galerie des Saints du bouddhisme fait pendant, de façon saisissante, à l’insertion du Bouddha parmi les saints de l’Église chrétienne, réalisée quelques siècles plus tard. Elle atteste que la rencontre des deux grandes civilisations de l’Occident et de l’Orient ne fut pas simplement un contact ou une juxtaposition fortuite. Elle provoqua de part et d’autre des échanges que la pénurie des documents ne permet pas encore de fixer avec précision, mais qui affectèrent les couches profondes de la vie et de la pensée. « Une main dessus, une main dessous, dit le poète indien Bhartṛhari, c’est le geste — et la place — de qui donne et de qui reçoit. » Ici les deux mains se prennent et se serrent. La Grèce apporte ses arts, sa plastique, sa dialectique ; l’Inde apporte sa charité et sa foi. Les monnaies en murmurent l’histoire à qui veut l’entendre. Sur la face, autour du buste royal, des lettres grecques, des titres grecs ; au revers, des lettres indiennes, des mots indiens. Une chancellerie scrupuleuse a réglé la manière de transcrire en indien les noms grecs des rois : Menandrou a pour correspondant Menaṃdrasa, comme Theophila, Theuphilasa, Diomedou, Diyamedasa… Elle a réglé avec le même soin les équivalents officiels des titres et des surnoms : basileôs a toujours pour correspondant maharajasa ; sôtêros, tratarasa ; dikaiou, dhramikasa ; anikêtou, apaḍihatasa ; nikêphorou, jayadharasa… Un lexique officiel grec-indien a été constitué, comme il se constituera plus tard avec un nouveau triomphe du bouddhisme, un vocabulaire officiel indien-chinois. À côté de l’alphabet kharoṣṭhī de type araméen que l’invasion achéménide a vulgarisé dans les pays de l’Indus, l’alphabet proprement indien, la brāhmī, qui porte pour ainsi dire l’estampille brahmanique, se montre parfois comme une protestation du nationalisme hindou, chez Pantaleon, chez Agathoklès, qui frappent avec prédilection des monnaies carrées de type indien, décorées de figures ou de symboles indiens : une panthère, une femme aux culottes bouffantes, avec de longs pendants d’oreille et une fleur à la main, un tertre hémisphérique (le stūpa bouddhique) avec une étoile au-dessus, l’arbre de bodhi dans une enceinte de palissades. On peut affirmer qu’il a existé, au iiie et au iie siècle avant l’ère chrétienne, une civilisation indo-grecque. Si l’assertion semble hardie, une trouvaille récente en confirme la justesse éclatante. En 1909, le Service Archéologique l’Inde a mis à jour une tracée sur une colonne à Besnagar, près Bhilsa (localité fameuse par ses ruines bouddhiques) à l’extrême sud de l’état de Gwalior, sur la route des ports du golfe de Cambaye au Gange. Et voici ce que porte l’inscription : « Ce pilier à Garuḍa (l’oiseau sacré qui sert de monture à Viṣṇu) du dieu des dieux Vāsudeva a été fait ici par ordre de Héliodore, le Bhāgavata, fils de Diya, homme de Taxile, ambassadeur grec, venu de la part du roi (mahārāja) Antialkidas (Aṃtalikita) chez le roi (rāño) Kāçīputra Bhāgabhadra Sauveur (trātārasôtêr) en l’année quatorzième de son règne. »

Suivent un peu plus bas deux lignes, manifestement de la même écriture : « Trois chemins d’immortalité, si on les suit bien, mènent au ciel : maîtrise de soi, libéralité, attention scrupuleuse. »

Que de lumière concentrée dans ce seul document, qui n’attendait même pas pour être lu l’heureuse chance d’une fouille ! Le pilier était connu et signalé de longue date, mais les caractères avaient disparu sous les couches de pâtes odorantes que, au cours des temps, des pélerins trop zélés avaient étalées à la surface en témoignage de leurs pieuses visites. Chacun des mots, pour ainsi dire, appelle un commentaire, tant ce texte en sept lignes contient d’informations précieuses. Le roi Aṃtalikita représenté par le Grec Héliodore n’est pas un inconnu, c’est le roi Grec Antialkidas, de qui nous connaissons même les traits élégants et nobles. Il bat monnaie en argent et en bronze, tantôt de type attique, tantôt de type indien en pièces rectangulaires. Il se réclame de la maison d’Eukratidès par l’image de Zeus sur un trône dont il aime à marquer l’avers de ses pièces ; mais son Zeus reçoit l’hommage inattendu d’un éléphant qui dresse sa trompe vers lui. La tête du roi est coiffée parfois d’un casque, parfois aussi de la kausia, le chapeau de feutre plat et rond à la macédonienne, consacré par le souvenir d’Alexandre. Il est le « roi Antialkidas Nikêphoros », en indien « le maharaja Aṃtialikita jayadhara (« portevictoire ») ». Son ambassadeur à la cour du prince de Vidiçā est un Grec de Taxile qui porte le nom purement grec d’Héliodore ; mais ce Grec, ambassadeur d’un roi grec, n’en est pas moins fortement hindouisé. Il élève un pilier à Viṣṇu, sous le nom de Vāsudeva, qu’il qualifie de « dieu des dieux » (devadeva). Il se proclame Bhāgavata, sectateur de Viṣṇu adoré sous le vocable de Bhagavat « le Très Saint ». Il n’a pas, comme Ménandre, rejoint une communauté religieuse largement ouverte, sans égard à la naissance ou à la race ; il est officiellement affilié à une confrérie fermée, une confrérie strictement nationale, réservée à la noblesse d’épée. Le livre saint des Bhāgavata, c’est l’immense compilation épique du Mahā-Bhārata, poème didactique sous la forme d’une épopée, qui enseigne au guerrier (kṣatriya) son devoir professionnel dans l’ensemble de la société brahmanique. Le credo du Bhāgavata, c’est la Bhagavad-gītā « le chant du Très Saint », joyau merveilleux de poésie et de sagesse mystique, que le Bhāgavatisme a donné à l’Inde, et que l’Inde a donné au monde. Sans le témoignage exprès du pilier de Besnagar, qui donc aurait osé supposer à Kṛṣṇa un adorateur grec, à ce Kṛṣṇa qui naît dans une étable, et que la fuite opportune de ses parents dérobe au massacre des Innocents ordonné par le tyran Kamsa ? Et que d’autres voix, muettes encore, attendent parmi les ruines l’heure de porter aussi leur témoignage !

L’imagination est libre de rêver aux fruits qu’aurait pu porter la fusion entre l’Occident et l’Orient, si elle s’était accomplie sous les auspices de la Grèce et de l’Inde, au lieu de se réaliser deux siècles plus tard sous les auspices de l’Empire romain et de la Judée. La propagation triomphante du bouddhisme indien au centre, à l’est, au sud de l’Asie dans les premiers siècles de l’ère chrétienne montre quelles puissances d’expansion recélait dès ce moment le fond bouillonnant du génie de l’Inde ; Açoka les avait pressenties ; il avait tenté d’en régler ou d’en contrôler officiellement l’emploi. L’histoire qui cherche à tâtons dans l’obscurité de ce passé captivant, entrevoit des lueurs éparses et fugaces qu’elle n’ose pas poursuivre, mais qu’elle ne peut pourtant pas ignorer. Le problème des emprunts ou des influences dans l’ordre de l’esprit est toujours des plus embarrassant ; dans l’Inde, où l’histoire est encore toute à faire, on appréhende de l’aborder. Il existe néanmoins. Je n’ai pas à revenir ici sur la statuaire. Les admirables travaux de mon collègue M. Foucher ont rendu familier au public éclairé l’art indo-grec ; les visiteurs de nos musées et de nos expositions ont vu ces nobles images, aux draperies régulières, où le modelé, les proportions, le style, la façon proclament, pour ainsi dire, leur provenance hellénique ou hellénistique, mais qui se révèlent exotiques par la singularité de l’attitude, du geste, de la coiffure, de l’ornement et surtout par la nouveauté de l’expression ; une indication délicate au joint des lèvres, au pli des paupières donne au visage une sorte d’irradiation intérieure, de placidité grave et souriante, ou semble se jouer l’énigme de l’univers. Sans doute, quand il s’agissait de sculpter dans un chapiteau des feuilles d’acanthe, de dérouler au long d’une frise des guirlandes fleuries, ou même d’illustrer en scènes figurées les pieuses légendes et les contes édifiants, l’ouvrier n’avait qu’à mettre en œuvre sa technique d’école ; mais les élèves des ateliers grecs qui ont donné aux trois quarts de l’Asie le type définitif de leurs dieux ne se contentaient pas de mettre leur ciseau au service de leur clientèle barbare. L’intelligence seule n’aurait pas suffi à cette création ; il y a fallu l’émotion d’une sensibilité parente tout au moins de la foi.

En dehors de la statuaire, d’autres techniques d’ordre concret manifesteront encore, avec le progrès des recherches, l’influence de la civilisation grecque. Le Grec est, pour le conte indien, en particulier pour le conte bouddhique, le type d’une adresse un peu diabolique. Le peintre grec est surtout un artiste en trompe-l’œil ; l’histoire des oiseaux qui viennent becqueter les raisins de Zeuxis n’est que l’amorce innocente des malices imputées aux peintres grecs : hommage spontané rendu à l’exactitude et à la justesse du goût grec par un peuple trop ardent d’imagination pour s’en tenir à la nature. Le Grec est un ingénieur, un constructeur, un mécanicien qui réalise tous les prodiges. Le philosophe Métrodore qui, si on en croit le Byzantin Codrenus, introduisit (au ive siècle de l’ère chrétienne) dans la vallée du Gange l’art de construire des moulins à eau, continuait une longue tradition. Le triomphe de la mécanique grecque, c’est la machine à voler. Lu en regard des contes de l’Inde, le vers de Juvénal

Graeculus esuriens in cœlum jusseris ibit
(« Un Grec affamé montera au ciel sur commande »)

prend un aspect inattendu de réalité, d’actualité. On prévoyait, semble-t-il, à courte échéance la solution réservée à notre âge.

Dans la science pure, la Grèce n’avait pas moins de prestige. L’auteur de ce traité d’astronomie, la Gārgī-saṃhitā, qui prédit — après coup naturellement — les conquêtes des Grecs dans l’intérieur de l’Inde, écrit : « Les Grecs sont des Barbares, mais chez eux cette science (des astres) a des bases solides. Il convient donc de les honorer comme les Saints des Védas. Que sera-ce donc (ajoute-t-il par un retour intéressé) pour un astrologue qui est un brahmane ? » De fait l’astronomie grecque a supplanté les doctrines surannées des écoles védiques. Le mot grec hôra, transcrit fidèlement (horā) s’est imposé dans l’Inde pour désigner la science qu’il symbolisait, et de l’Inde il s’est propagé partout où a pénétré la culture indienne. Encore aujourd’hui, au Cambodge, les astrologues sont des horā. Pour saisir toute la portée d’un pareil emprunt, il faut oublier un instant nos idées modernes pour nous représenter l’astronomie, inséparablement soudée à l’astrologie, dans son rôle quotidien au sein d’une société archaïque, telle qu’est l’Inde d’à présent, où l’astrologue (joṣī) n’est pas moins que le potier ou le barbier par exemple un des organes nécessaires de toute communauté humaine, où rien ne se règle sans une consultation de l’astrologue : baptême, horoscope, mariage, semaille, moisson, sans parler des observances religieuses, à jour fixe ou périodiques, qui sont l’âme mystérieuse du calendrier.

La médecine, aussi bien sinon plus que l’astrologie, est d’un intérêt trop pratique pour rester en dehors du mouvement des échanges. Alexandre avait recouru avec succès aux médecins indiens pour guérir ses soldats mordus par des serpents. Açoka avait reconnu l’importance de la médecine au service de la propagande. « Partout, proclame son second édit, dans le territoire de Sa Majesté le Roi, et chez les peuples limitrophes, tels que Coda, Pāṃḍya, Satiyaputra, Keralaputra, Tambapaṛṇi, chez Antiochus le roi des Grecs et les autres rois ses voisins, partout Sa Majesté a répandu des remèdes de deux sortes, remèdes pour les hommes, remèdes pour les animaux. Partout où manquaient les plantes utiles, soit aux hommes, soit aux animaux, elles ont été importées et plantées. Pareillement, partout où manquaient des racines ou des fruits, ils ont été importés et plantés. Et sur les routes des puits ont été creusés pour les hommes et les animaux. » Açoka reprend ici encore une tradition de Darius qui félicitait son satrape en Asie-Mineure Gadatès d’avoir « mis en valeur sa terre en transplantant les fruits d’au-delà de l’Euphrate dans les parties hautes de l’Asie » (Inscr. de Deremendjik, Bulletin Corresp. Hellén. XIII, 529) ; mais ici aussi, en copiant la forme, il changeait l’esprit ; l’inspiration de tendresse et de charité universelle, qui s’étend jusqu’aux animaux, pénètre les combinaisons économiques ou politiques. La médecine indienne a graduellement conquis toute l’Asie ; dans les oasis du Turkestan chinois, on traduisait les classiques médicaux de l’Inde, et plus tard aussi dans le vaste domaine du monde tibétain. Les Arabes ont recueilli avec un égal respect les enseignements de la médecine grecque et ceux de la médecine hindoue. Il est même piquant de noter que, à la veille de la guerre, les médecins bouriates, disciples des Hindous par l’intermédiaire des Tibétains, faisaient fureur à Saint-Pétersbourg. Mais si la Grèce a enrichi sa thérapeutique d’apports indiens, en pathologie, en anatomie elle a été certainement la maîtresse de l’Inde ; là où l’intuition et l’expérience ne suffisaient plus, où l’observation scientifique était nécessaire, la Grèce était assurée de retrouver la suprématie.

Est-ce dépasser les limites de la vraisemblance et du bon sens que de chercher, jusque dans la littérature et dans la formation des genres littéraires, des influences dues au contact de l’Inde et de la Grèce ? Je laisse de côté les spéculations surannées qui, dans une sorte d’accès de délire enfantin, prétendaient tout dériver des antiquités chimériques de l’Inde, tout comme elles faisaient du sanscrit, conjointement avec l’hébreu, la langue mère de l’humanité. Mais, puisqu’il s’est trouvé dans l’Inde même un roi grec pour adhérer au bouddhisme, puisqu’il s’est trouvé dans l’Inde même un ambassadeur grec pour adhérer au bhāgavatisme, puisqu’il a existé dans l’Inde même des interprètes officiels de chancellerie en possession d’un vocabulaire gréco-indien fixe et consacré, il est bien permis de se demander, comme l’ont fait de bons esprits et des savants éprouvés, si l’épopée indienne, si le théâtre indien ne doivent pas leur naissance à des modèles grecs, si le roman grec ne doit pas sa naissance à des modèles indiens. La discussion du problème nous entraînerait bien loin, je m’y suis mêlé autrefois avec la fougue de la jeunesse. Dans les deux camps, on a peut-être manqué de mesure ; les uns ont trop affirmé, les autres trop nié. L’enlèvement de Sītā, péripétie centrale du Rāmāyaṇa, n’est point un pastiche de l’enlèvement d’Hélène ; le Chariot de Terre cuite (Mṛcchakaṭikā) n’est pas un dosage compliqué des œuvres de la moyenne ou de la nouvelle comédie attique. L’Inde a pu avoir de longue date, elle a eu certainement des chants épiques à la gloire de Rāma, des Pāṇḍava, et de bien d’autres héros ; mais l’idée de les grouper autour d’une action centrale, de les relier entre eux comme les parties d’un ensemble organique n’est pas si simple qu’elle ait dû surgir spontanément ; il n’est pas évident que des rhapsodies aboutissent par une nécessité fatale à un Homère. Et sous la forme où nous les connaissons, les deux grandes épopées de l’Inde datent d’un temps où les Grecs étaient familiers à l’esprit indien. Et de même l’Inde a pu avoir, même dès l’époque védique, des cérémonies, des rites, des fêtes où l’art dramatique avait une part, avec des acteurs chargés d’un rôle divin, héroïque, comique, avec des dialogues, des gestes, des danses, sans arriver jamais par elle-même à en dégager le drame, c’est à dire le développement dans un cadre régulier d’une action suivie, découpée dans un nombre fixe de portions en équilibre. Et pour le théâtre indien comme pour l’épopée indienne les indices ne permettent pas de remonter plus haut que l’époque du Christ. À en croire Polyarnus, on jouait la tragédie grecque à la cour des Parthes : le roi Orodes assistait à la représentation des Bacchantes d’Euripide quand arriva la nouvelle de la victoire de Carrhai qui sonnait le glas de la poussée romaine vers l’Orient ; l’acteur qui jouait le rôle de Jason saisit la tête de Crassus, apportée comme la preuve de son désastre, et s’élança sur la scène en récitant les vers de son rôle, si justement appropriés : « Nous apportons de nos montagnes ce butin précieux… » Hérode, roi juif de Jérusalem, faisait construire à ses frais un théâtre dans Athènes comme un hommage rendu à la civilisation grecque dans sa fleur. Un Démétrius ou un Ménandre ne devaient pas témoigner plus d’indifférence au théâtre de leur propre nation qu’un Orodes ou qu’un Hérode, tous deux barbares d’origine.

La part de l’Inde, dans ces échanges, apparaît plus lourde du côté du passif que de l’actif. L’Inde elle-même n’a pas mieux tenu le compte de ses créances que de ses dettes ; tout dans son passé est si confus qu’il faut commencer par lui restituer son bien propre avant de rechercher chez ses voisins des emprunts hypothétiques. En tout cas, il est un domaine où l’Inde d’avant le Christ pouvait soutenir victorieusement la comparaison avec la Grèce : l’Inde avait créé un type de doctrine morale qui déconcerte encore aujourd’hui l’intelligence de l’Occident comme il restait déjà une énigme aux compagnons d’Alexandre, une sagesse transcendante qui proclame la douleur identique à l’existence, qui prêche le renoncement, le détachement, l’inertie, et en même temps une compassion fraternelle qui s’étend à la nature entière, qui englobe dans le même amour l’homme et la bête fauve, qui veut à tout prix travailler au salut. Les divinités, tout comme les systèmes philosophiques, sont au total la somme de ces contradictions ; c’est par là qu’ils étonnent, qu’ils choquent ou qu’ils captivent. Et pour les propager l’Inde avait créé un organe qui lui est propre, la confrérie, l’église militante, arrivée à sa perfection dans communauté bouddhique des moines et des nonnes. On a beaucoup écrit pour et contre la parenté du christianisme originel avec la religion du Bouddha ou de Kṛṣṇa. Ces discussions, qui risquent de troubler et de froisser le fond le plus délicat des consciences, doivent pour garder la gravité qui s’impose, rester à l’écart du grand public, à l’abri des passions et des préventions dans la mesure que comporte la nature humaine. Le problème néanmoins existe, et, si l’Occident voulait l’oublier, l’Orient qui sait aujourd’hui revendiquer ses titres de noblesse ne manquerait pas de le lui poser. Je n’ai pas eu la prétention de réunir dans ce tableau, trop court et trop long à la fois, tous les échanges signalés ou soupçonnés entre la Grèce et l’Inde. J’ai négligé, pour le moment tout au moins, des questions capitales comme la question des origines grecques de l’alphabet indien, la question des fables, etc. D’autre part, il est vrai, j’ai introduit dans cet exposé des problèmes que le respect de chronologie aurait dû réserver pour plus tard. Les relations de l’Inde avec la Grèce, loin de s’arrêter avec la chute des rois indo-grecs, se prolongent sans arrêt jusqu’aux temps de l’empire byzantin et jusqu’à l’expansion de l’Islam. Mais sous les rois indo-grecs elles ont un caractère qu’elles ne retrouveront plus. L’Inde, à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, est en contact avec une société grecque, une véritable πολιτεία, mais une société du type colonial qui tient à la fois du pire et du meilleur. Plus tard elle verra passer des marchands, des missionnaires ; cette fois, elle a connu des foyers d’hellénisme, des capitaines et des artistes. Si l’Occident hellénique et l’Orient indien ont jamais eu chance d’essayer une fusion, et de créer une civilisation commune, c’est du iii au iie siècle avant l’ère chrétienne. La tentative était pleine de promesses ; un ricochet du conflit des Chinois avec les Huns la réduisit à néant.