L’Inde civilisatrice/Chapitre IV

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Librairie d’Amérique et d’Orient (p. 85-110).

IV

LA POUSSÉE CHINOISE SUR LE MONDE SCYTHIQUE

L’histoire de l’Inde s’est maintenue jusqu’ici à l’horizon du monde classique ; les peuples qui sont entrés en contact avec elle occupent une place régulière dans les cadres consacrés de la perspective méditerranéenne. L’entrée en scène des hordes scythiques, Çakas et Yue-tche, nous oblige à détourner nos regards vers des régions nouvelles, à peu près inconnues de l’ancienne Grèce, à peine soupçonnées du monde gréco-romain. Si l’histoire n’est pas une simple collection de faits enfilés bout à bout, si elle est un effort pour comprendre et pour expliquer la succession disparate des phénomènes, il faut que nous allions chercher dans les Annales de la Chine le secret des invasions barbares qui vont modifier si profondément les destinées de l’Inde d’abord, de l’Europe un peu plus tard. La création d’une monarchie unique en Chine, l’expansion impériale qui en résulte presque aussitôt, provoquent des contrecoups graduels qui changent la face de l’ancien monde. La multitude nomade qui vagabondait dans l’immensité des steppes entre la mer Noire et la mer Jaune, arrêtée sur le Danube par les avancées de la civilisation grecque, sur l’Iaxarte par l’empire des Perses ou de leurs successeurs, trouvait dans le bassin du Tarim et du Hoang-ho des terres cultivées et des villes à piller, quand il leur prenait fantaisie d’opérer des razzias sous un ciel moins sévère. Brusquement, la Grande Muraille s’élève et brise le flot qui déferlait ; la marée humaine s’obstine d’abord à frapper l’obstacle ; impuissante à en triompher ; elle va chercher ailleurs le point de moindre résistance qui lui permettra de passer. Elle le trouve d’abord entre le Pamir et la Caspienne, l’Iran et l’Inde manquent d’en être submergés. Puis, quand l’empire romain fléchira, l’Europe à son tour connaîtra l’horreur sinistre et féconde des invasions barbares. Avant la tourmente, l’Inde était au bout du monde ; la tempête passée, l’Inde va se trouver au carrefour de l’Asie, sur les grandes routes de la terre et de la mer.

Après la Perse de Darius, après la Grèce d’Alexandre, après l’Inde de Candragupta, la Chine avait à son tour réalisé l’unité impériale, dans la seconde moitié du iiie siècle avant l’ère chrétienne, sous la main brutale d’un Pierre le Grand poussé jusqu’au paroxysme, Ts’in che Houang-ti (247-210). Monté sur le trône de la principauté de Ts’in à l’âge de douze ans, il avait, vingt-six ans plus tard, anéanti l’antique régime féodal consacré et idéalisé par l’enseignement de Confucius ; il était maître d’un empire unique qui s’étendait du Plateau mongol jusqu’au Tonkin, et de la Grande Muraille jusqu’à la mer Jaune. Dans sa volonté inflexible d’abolir le passé, il alla jusqu’à prescrire sous peine de mort la destruction de toute la littérature ancienne, à l’exception des traités d’agriculture, de médecine et de divination. Attiré par les fantaisies du Taoïsme, qui mêlait aux sublimes méditations de Lao-tseu l’alchimie et la magie, il préparait la voie au bouddhisme dans le temps même où les missionnaires d’Açoka travaillaient à la conquête du monde. La légende qui se plaît aux symboles fait arriver sous son règne, à sa capitale, les premiers apôtres bouddhiques. Maître d’une armée immense et disciplinée, il tourne ses forces militaires contre les hordes barbares des Huns, les Hiong-nou, qui menaçaient les frontières septentrionales de l’empire. En 214, il envoya contre eux une expédition de 300 000 hommes, et l’année suivante il entreprenait la réfection de la Grande Muraille pour arrêter leurs incursions désastreuses. Ce révolutionnaire de génie n’eut pas d’héritier. Huit ans après sa mort (202) un fils de cabaretier devenu chef de bande, puis prince de Han, s’installait en souverain incontesté sur le trône impérial et fondait la dynastie des premiers Han qui de la Chine unifiée allait faire désormais une puissance mondiale.

Sous l’empereur Kao-tsou (202-195), sous sa veuve, la vindicative Lu Heou (195-180), la seule souveraine que l’histoire officielle enregistre comme impératrice légitime, sous Wen ti (179-157), sous King ti (156-140) la Chine se rétablit de l’ébranlement formidable qu’elle vient de subir et reprend un équilibre nouveau qui prépare le règne éclatant de Wou ti (140-87). Mais par-delà la muraille, les Hiong-nou ont réparé leurs forces et accru leur puissance. Leurs clans nomades et pillards occupaient la Mongolie ; à l’ouest, deux autres peuples, nomades comme eux, cavaliers comme eux, occupaient la région du Kan-sou actuel : les Wou-souen et les Yue-tche. Une querelle éclate entre ces deux peuples, les Wou-souen, vaincus, se retirent sur le territoire des Hiong-nou et sollicitent leur protection. Traités avec faveur, grâce à la sympathie que leur jeune prince orphelin inspire au « chan-yu », le souverain des Hiong-nou, ils vont fonder un nouvel état sur les confins occidentaux du domaine des Hiong-nou, au nord de l’Iaxarte, vis-à-vis des champs cultivés du Fergana et de Samarcande. Les Yue-tche, enorgueillis par leur succès, provoquent les Hiong-nou ; mais le chan-yu Mao-touen (209-174) leur inflige une grave défaite, et son successeur, le chan-yu Lao-chang (173-160) remporte sur eux une victoire décisive, tue leur roi, et se fait une coupe de son crâne. Les Yue-tche pris de terreur abandonnent leur pâturages. Un groupe prend la direction du sud, et cherche un abri dans la région du Kökö-nôr, à la lisière des K’iang tibétains ; les Chinois les désignent sous le nom de Petits Yue-tche (Siao Yue-tche). Le plus grand nombre, les Grands Yue-tche (Ta Yue-tche) comme les appellent les Chinois, dévalent par une route encore indéterminée — peut-être par la vallée de l’Ili — et brusquement apparaissent sur la frontière septentrionale de la Sogdiane, où ils reprennent contact avec leurs anciens adversaires les Wou-souen. Les Wou-souen, solidement installés, ne leur permettent pas de s’arrêter, et la horde énorme, qui comptait plus de 100 000 archers montés, doit continuer sa chevauchée à l’ouest. Le royaume grec de Bactriane, qui a déjà vu les Wou-souen s’arrêter comme par miracle au nord du Iaxarte, échappe cette fois encore au danger ; son prestige est assez grand, cent ans après Diodote, pour retarder la ruée des barbares. Cependant, les contre-coups, précurseurs du désastre final, se sont accumulés déjà. Vers 175, les Scythes ont enlevé à Eukratidès la Sogdiane, ils ont pénétré dans la Bactriane ; le concours intéressé des Parthes a permis d’écarter le péril ; c’était alors la vague des Wou-souen qui venait de passer, chassant devant elle les anciens possesseurs délogés des steppes. La pression des Wou-souen sur les Ta Yue-tche, en les refoulant vers l’ouest, détourne sur les Parthes la nouvelle menace. Les Ta Yue-tche tombent sur les tribus scythiques iranisées que l’usage courant désignait sous le nom collectif de Çaka (chinois Sai, ancienne prononciation Sak). Les Çaka rompent vers le sud, glissent sans doute entre le front parthe et le front grec, et vont traverser les passes de montagnes que les Chinois désignent par l’appellation générique de Hiuan-tou « passages suspendus » par allusion, disent-ils, aux ponts et aux échelles de corde qui servent à les franchir, mais où se dissimule certainement une transcription de la forme iranienne Hindu, nom de l’Inde, qui subsiste encore aujourd’hui dans le terme Hindou-Kouch, appliqué à la chaîne massive qui sépare la Bactriane de l’Inde. Ces Çaka, lancés malgré eux sur des routes nouvelles, allaient jouer un rôle inattendu dans les destinées ultérieures de l’Inde. Derrière eux, les Ta Yue-tche ont pris possession du pays que les Chinois nomment Ta hia (Grand Hia, comme la Sogdiane est Ta wan, Grand Wan), qui borde la rive droite de l’Oxus, pays de régime féodal, sans pouvoir central ; « chaque cité y avait son petit seigneur. Les gens y étaient mous et craignaient de faire la guerre ; ils reconnurent aussitôt les Ta Yue-tche pour leurs suzerains. » Les Yue-tche y instituèrent cinq grandes principautés. Grecs et Parthes avaient dû faire les frais de ces conquêtes. Le roi parthe Phraate II (136-127) avait été tué par les auxiliaires scythes à sa solde ; son successeur Artaban II perdit la vie en combattant contre les Tochares (124) qui sont probablement les Ta Yue-tche du Ta-hia. Mithridate le Grand (124-89) semble reconnaître le fait accompli à l’est de son royaume en orientant sa politique vers l’Asie antérieure où il se rapproche des Romains pour faire échec aux ambitions de Mithridate de Pont et de Tigrane d’Arménie. Les campagnes des rois grecs le long du Gange et le long de la mer ne sont probablement qu’une poussée pour se donner de l’air vers l’Orient quand l’Occident se fermait sur eux. Ménandre a sa capitale en plein Penjab ; Bactres a sans doute passé en d’autres mains.

La Chine, repliée sur elle-même depuis la mort de Ts’in che Houang-ti, s’était tenue à l’écart de ces bouleversements. Mais en 140 Wou ti inaugure un règne de cinquante-quatre années qu’il est permis de comparer au règne de Louis XIV pour la longue suite des succès militaires, des succès diplomatiques et des grands noms de la littérature. Instruit des événements qui s’étaient si rapidement déroulés au nord de l’empire, Wou ti combine un plan ingénieux ; il essaiera d’exciter chez les Yue-tche le désir de la revanche, en leur promettant l’appui de la Chine, et de nouer une alliance avec les Wou-souen. Un fonctionnaire, Tchang K’ien, qui ouvre triomphalement dans l’histoire la liste des grands explorateurs, accepte de partir en mission. Accompagné d’un esclave et d’un personnel de cent hommes, il s’achemine vers l’ouest. Les Hiong-nou guettent le passage, ils le surprennent, mais se contentent de le retenir prisonnier. Il reste dix ans au milieu d’eux, s’y marie, a des enfants ; il attend patiemment l’heure de poursuivre son dessein. Enfin, dès qu’il peut gagner la frontière occidentale du territoire des Hiong-nou, il s’échappe et par une course de plusieurs dizaines de jours il arrive au Fergana (Ta wan). Le roi du Fergana, qui connaît de réputation la richesse extraordinaire de la Chine, se laisse séduire par la promesse de magnifiques présents impériaux ; il procure à Tchang K’ien des guides, des interprètes pour le conduire au pays de Samarcande (K’ang-kiu), d’où, par les mêmes procédés, il réussit à atteindre les Ta Yue-tche. Mais il ne trouve pas chez eux les sentiments qu’il avait escomptés. « Le pays qu’ils habitaient maintenant était riche et fertile ; le brigandage y était rare, le peuple paisible et heureux. Ils n’avaient pas la moindre intention de tirer vengeance des Hiong-nou. » Le Midi avait fait son œuvre sur ces enfants du Nord. Après un an de pourparlers stériles, l’envoyé chinois s’en retourne, cette fois par la route du sud, en longeant le pays tibétain. Les Hiong-nou ne l’en cueillent pas moins au passage, il reste un an leur prisonnier ; le chan-yu vient alors à mourir, la succession provoque des troubles. Tchang K’ien en profite pour se sauver avec sa femme barbare et le fidèle esclave qui l’avait suivi depuis son départ. Il rentre en Chine après une absence de treize ans, en 126. Les armées chinoises, sous la conduite de grands généraux tels que Li Kouang, Ho K’iu-ping, menaient alors de rudes campagnes contre les Hiong-nou. Les renseignements donnés par Tchang K’ien sur les puits, les sources, les pâturages valurent à la campagne de l’an 123 de brillants résultats. Tchang K’ien fut fait Marquis de Po-Wang. Mais deux ans plus tard, on le rendit responsable de l’échec du général Li Kouang qui, surpris par les Hiong-nou, avait perdu presque toute son armée. Condamné à mort, il fut gracié par l’empereur et seulement dégradé. Cependant l’empereur Wou ti ne se lassait pas d’entendre de la bouche du voyageur le récit de ses aventures. En 121, quand la victoire de Ho K’iu-ping sembla ruiner définitivement le pouvoir des Hiong-nou, porta les armes chinoises loin au-delà de Kharachar, et rangea tout le pays jusqu’au Lop-nor sous le sceptre de Wou ti, Tchang K’ien décide l’empereur à envoyer une mission chez les Wou-souen pour leur offrir en mariage une princesse chinoise avec de riches cadeaux ; au prix de ces avances, on pourrait tenter avec eux la manœuvre qui avait échoué chez les Yue-tche, les décider à retourner sur leur anciens territoires pour couvrir la nouvelle frontière contre les incursions des Hiong-nou. Du même coup, les pays de l’Oxus reconnaîtraient la force chinoise et viendraient payer tribut à l’Empire. Les plans de Tchang K’ien répondaient aux vastes ambitions de Wou ti ; on le nomma Secrétaire et Général, on lui donna trois cents hommes, six cents chevaux, dix mille têtes de bétail, bœufs et moutons, de l’or, de la soie pour une valeur de plusieurs dizaines de millions. Ses assistants même reçurent des brevets impériaux qui les accréditaient près des royaumes lointains. Mais, en arrivant chez les Wou-souen, Tchang K’ien trouva le pays déchiré par des factions rivales, le vieux K’ouen-mo (titre du roi des Wou-souen) sans autorité ; la partie était perdue d’avance. Il resta cependant une année entière chez les Wou-souen ; il en profita pour organiser avec leur concours bienveillant des missions qu’il envoya au Fergana, à Samarcande, au Ta hia, chez les Ta Yue-tche, pour observer les affaires locales et même pour y intervenir au nom de la Chine ; c’est ainsi qu’il réussit à conclure un traité d’alliance entre le Ta-Wan (Fergana) et les Ta Yue-tche. Il rentra en Chine, accompagné par une mission Wou-souen qui venait offrir à l’empereur les fameux chevaux de race que produisait le pays. Tchang K’ien fut alors créé Voyageur-en-chef ; il mourut bientôt après (vers 118).

Deux fois il avait échoué, à ne considérer que l’objet précis de ses deux missions chez les Ta Yue-tche et chez les Wou-souen. Et pourtant cet explorateur diplomate avait effectivement exercé sur les destinées de son pays et même de l’Asie entière une influence décisive. Son nom est resté légendaire et symbolique. La tradition veut qu’il ait introduit en Chine la plupart des plantes que la Chine ancienne a pu recevoir de l’Occident. Il en avait certainement rapporté au moins deux : la luzerne et la vigne. « Les gens, au Ta wan, sont grands amateurs de vin, et les chevaux de luzerne. Les gens riches gardent en cave jusqu’à dix mille quintaux de vin, et ils le gardent des dizaines d’années sans qu’il se gâte. » L’empereur créa des sortes de jardins d’essai pour répandre les deux nouvelles cultures dans son empire où elles prospérèrent. Mais ce ne sont là que des résultats épisodiques. En voici d’autres, considérables.

Dans son rapport à l’empereur après son premier voyage, Tchang K’ien s’exprimait ainsi : « Quand votre serviteur était chez les Ta hia, il a observé que ces gens ont des cannes en bambou de Kiong et des étoffes de Chou » [Kiong est un district méridional du Sseu-tch’ouan, et Chou est l’ancien nom de cette province]. « Il demanda aux gens du Ta hia comment ils se procuraient ces articles, et reçut cette réponse : Nos marchands vont les acheter au Chen-tou [Sindhu, Indus, l’Inde]. Le Chen-tou est au sud-est du Ta hia, à des milliers de li. Les habitants y mènent une vie sédentaire, tout comme au Ta hia. Le pays est bas, humide et chaud. Pour faire la guerre, on y monte sur des éléphants. Le pays s’étend jusqu’au grand Océan. À mon sentiment, le Ta hia est situé au sud-ouest de la Chine, à 12 000 li. Or le Chen-tou, où se trouvent les produits du Chou [Sseu-tch’ouan] est à des milliers de li au sud-est du Ta hia ; donc il ne doit pas être bien éloigné du Chou. Maintenant, il est dangereux de passer par les K’iang [Tibétains] pour arriver chez les Yue-tche, car les K’iang sont mal disposés. Plus au nord, nous tombons chez les Hiong-nou. Il faudrait donc passer directement par le pays de Chou, on esquiverait ainsi les brigands. Votre Majesté a entendu parler du Ta wan, du Ta hia, du Ngan-si [Arsak, le royaume parthe] ; ce sont tous de grands royaumes qui ont des productions singulières, spéciales à chacun d’eux. Leurs coutumes ressemblent en partie à celles de la Chine ; leur valeur militaire est faible et ils ont une haute appréciation des richesses de la Chine. Au nord il y a les Ta Yue-tche et le K’ang-Kiu (Samarcande) qui ont des armées formidables. Par des cadeaux et par l’espoir du gain, on pourrait les induire à rendre hommage à la Chine et par la diplomatie on pourrait les attacher fermement à nous. Notre territoire s’étendrait alors à 10 000 li, il comprendrait tant de sortes de populations qu’il y faudrait neuf séries d’interprètes, et le prestige de l’Empire couvrirait tout l’espace entre les mers. » Le grand historien Sseu-ma Ts’ien, contemporain de Tchang K’ien, archiviste et astronome de Wou ti, qui nous a conservé ce rapport dans ses Mémoires Historiques, ajoute : « L’Empereur fut transporté de joie ; il entra cordialement dans les vues de Tchang K’ien. Il donna l’ordre d’envoyer des missions d’exploration des pays de Chou et de Kien-wei [dans le Sseutch’ouan], dans quatre directions… Chacune d’elles put avancer entre 1 000 et 2 000 li. Mais ceux qui marchaient au nord furent arrêtés par les tribus des Te et des Tsö, ceux qui marchaient au sud furent arrêtés par les Souei et les K’ouen-ming [toutes ces tribus occupaient les régions voisines du Sseu-tch’ouan à l’ouest et au sud]. Les tribus K’ouen-ming n’ont pas de chefs ; elles s’adonnent au brigandage. Il arriva ainsi que les envoyés chinois tombèrent aux mains des maraudeurs, qui les tuèrent. En fin de compte on ne put ouvrir de passage dans cette direction ; mais les explorateurs entendirent parler de certains pays situés à un millier de li vers l’ouest, appelés Tien et Yue (Yun-nan et Kouang-tong), où les habitants montaient sur des éléphants, et les marchands du pays de Chou qui pratiquaient un commerce clandestin avec eux s’y rendaient à l’occasion. Ainsi donc [c’est toujours Sseu-ma Ts’ien qui parle] c’est en cherchant un chemin pour arriver au Ta hia [rives de l’Oxus] que les Chinois pénétrèrent pour la première fois jusqu’au pays de Tien [Yun-nan]. » Wou ti ne se résigna pas à cet échec, qui paralysait ses plans d’expansion vers l’ouest où l’attirait tout ce qu’il avait pu apprendre de la civilisation iranienne, de la civilisation hellénique, de la civilisation indienne. Le roi de Tien avait eu l’insolence de demander aux explorateurs chinois qu’il retenait captifs : « Le royaume des Han serait-il donc plus grand que le nôtre ? ». La réponse ne tarda guère : en 111, le Nan Yue (Yue du sud, le Kouang-tong) et le Tong Yue (Yue de l’Est, le Fou-kien) étaient conquis ; en 109, c’était le tour du Lao-chen, du Mi-mo (dans le Sseu-tch’ouan) et du Tien (Yun-nan). À l’autre bout de l’empire, sur la branche septentrionale de l’immense tenaille où Wou ti croyait saisir le monde occidental (Si yu), le petit royaume de Leou-lan [Chan-chan], voisin du Lop-nor, qui commandait les passages et qui se croyait assez couvert par la protection des Hiong-nou pour braver impudemment la Chine, subissait une défaite écrasante. Les Wou-souen, les Ta wan épouvantés se hâtaient d’envoyer des ambassades.

Les chemins étaient ouverts ; les échanges se multiplièrent avec une rapidité qui surprit même les contemporains. Je laisse la parole à Sseu-ma Ts’ien, ce n’est pas seulement un hommage légitime dû au père de l’histoire en Chine : pour l’indianiste, c’est aussi l’occasion d’un rapprochement douloureux avec l’Inde qui ne sait rien de son passé. Le contraste explique nos incertitudes, excuse nos erreurs. « Les relations de la Chine avec les pays du nord-ouest commencèrent dans ce temps-là, et c’est à Tchang K’ien que revient le mérite d’avoir ouvert la route. Les envoyés qu’on adressait en succession à ces pays parlaient tous du marquis de Po-wang (le titre décerné à Tchang K’ien) ; c’était le passeport qui les recommandait à la faveur des royaumes étrangers, et les nations étrangères les accueillaient à ce titre… La Chine alors commença à bâtir la Grande Muraille depuis Ling-Kiu [district du Kan-sou] vers l’ouest ; on institua alors la région de Tsieou-ts’iuan [Sou-tcheou] pour développer les relations avec les royaumes du nord-ouest. Conséquemment, on fit partir de nouveau des envoyés dans les pays de Nyan-si [Parthie], Yen-ts’ai [Ariane], Li-kien [Alexandrie, l’Asie hellénique], Tiao-tche [Tajiks, les Arabes du golfe Persique], et Chentou [Inde]. Les missions se suivaient rapidement ; les plus grandes se montaient à plusieurs centaines de personnes, les plus petites en comptaient au moins une centaine. Les cadeaux qu’elles portaient étaient en gros les mêmes qu’au temps du marquis de Po-wang. Plus tard, quand l’habitude fit tort à la nouveauté, le personnel fut réduit en nombre. Le nombre le plus élevé des missions envoyées par la Chine en une seule année dépassa la dizaine ; le chiffre le moindre fut de cinq ou six. Les pays lointains envoyaient des missions tous les huit ou neuf ans ; les moins distantes en envoyaient plus fréquemment »… « [Après l’occupation de Leou-lan-Chan chan, au Lop nor] on installa de distance en distance des postes de garde depuis Tsieou-ts’iuan [Sou-tcheou] jusqu’à la Porte de Jade [Yu-men, le passage au nord-ouest de Touen-houang]. Le Ta wan et les autres pays envoyèrent des missions pour escorter les envoyés chinois à leur retour, et plus encore pour voir de leurs propres yeux la grandeur de l’Empire. En de telles occasions, ils apportaient des œufs d’autruche, amenaient des faiseurs de tours de Li-kien [Alexandrie] ; l’Empereur en fut ravi… Vers ce temps-là, le souverain fit plusieurs fois des distributions d’argent et de soieries et donna des présents avec munificence aux diverses compagnies venues des royaumes étrangers qui se trouvaient alors en résidence à la capitale. Il tenait à les convaincre de la richesse de la Chine. L’acteur en chef exhibait les merveilles de son art dans les meilleurs spectacles, et la vaste multitude des spectateurs assemblés se partageait des lacs de vin et des forêts de viande offerts par la libéralité impériale ; les visiteurs étrangers se rendaient compte ainsi des ressources inépuisables du Trésor impérial et constataient en personne la magnificence de l’Empire. Quand on ajouta aux divertissements des tours de jongleurs, le talent des acteurs s’accrut d’année en année ; de cette période date la grande popularité des fêtes. Les envoyés des pays étrangers continuaient à arriver sans interruption. »

Mais un développement si prodigieux était trop rapide pour durer longtemps. Une politique coloniale — et telle était bien la politique chinoise à l’Occident — exige un personnel d’élite et une force incontestée, toujours prête à se faire sentir. L’un et l’autre manquèrent. L’admirable historien chinois note avec la précision sévère d’un Montesquieu les étapes et les causes de la décadence : « Quand Tchang K’ien ouvrit la route des royaumes étrangers, les fonctionnaires reçurent en récompense de leurs services des honneurs et des titres de noblesse. C’était à qui adresserait au trône un mémoire sur les merveilles des pays étrangers, sur les avantages qu’on gagnerait à se les attacher, sur les dangers qu’on courrait si on négligeait de les soumettre. Quand il se trouvait quelqu’un pour solliciter une mission à l’étranger, l’Empereur, en raison de l’énorme distance qui effrayait les âmes médiocres, acceptait le postulant et lui remettait un brevet pour l’autoriser à lever une escorte, sans faire d’enquête sur ses antécédents. On créait ainsi un personnel nombreux pour le service. On donnait mission à ces gens d’étendre les communications déjà ouvertes. Or dans leurs voyages d’aller et retour, les cadeaux dont ils étaient chargés finissaient toujours par se perdre, toujours il se produisait un accident. Pour assurer le rendement du service, l’Empereur ordonnait immédiatement une investigation ; les délinquants étaient remplacés, mais on leur laissait la faculté de se racheter par des services exceptionnels. Dans les affaires de cet ordre, on traitait en somme avec douceur d’innombrables manquements à la loi. Quand un fonctionnaire venait à mourir, sa place était immédiatement remplie. On avait classé les pays étrangers en deux catégories : pour les grands pays, les envoyés qui s’y rendaient recevaient des lettres de créance ; pour les petits, on se contentait d’y envoyer de simples assistants. Des rivalités éclataient entre ambassadeurs et chargés d’affaires, tous effrontés, bavards et purs zéros à l’heure de l’action ; tous, usurpant les prérogatives officielles, disposaient à leur choix des présents qui leur avaient été confiés ; ils ne cherchaient qu’à se ménager des affaires avantageuses pour leur profit personnel. Les nations étrangères, de leur côté, se dégoûtaient des envoyés chinois, dont les rapports étaient remplis de désaccords aveuglants. En raison des grandes distances qui les séparaient de l’armée chinoise, ces étrangers se croyaient à l’abri d’une invasion ; ils interdisaient de fournir des provisions aux missions chinoises pour les embarrasser. Les envoyés, réduits aux pires extrémités, avaient recours à la violence. Les petits royaumes… sur la grande route attaquaient et pillaient les convois ; des piquets de soldats Hiong-nou interceptaient constamment le passage des Chinois. Les envoyés insistaient à l’envi sur la nécessité de soumettre ces royaumes, sur le danger de les laisser impunis, ils ajoutaient que les troupes cantonnées dans les villes étaient faibles et faciles à vaincre ».

Wou ti comprit qu’il fallait frapper un grand coup ; il décida de porter la guerre dans ce lointain pays de l’Occident que la Chine venait de découvrir. Par cette entreprise, il trouvait en même temps le moyen de satisfaire un de ses goûts personnels qui cadrait avec l’ensemble de sa politique. Dans la Chine nouvelle, le cheval devenait un facteur capital de puissance militaire. Les éternels ennemis de l’Empire, les Hiong-nou, tout comme leurs voisins et leurs rivaux, les Wou-souen, les Yue-tche devaient surtout leurs succès à la valeur de leur élevage ; la Chine n’avait à leur opposer que le petit cheval mongol. En pénétrant dans le monde iranien, Tchang K’ien avait remarqué la beauté des chevaux, solides, bien bâtis, bien proportionnés, le poitrail, le cou, croupe pleinement développés, qu’on élevait au Ta wan (Fergana). La ville qui produisait cette race magnifique portait le nom de Eul-che (Niçā). La Grèce avait, elle aussi, appris depuis les guerres médiques à connaître et à apprécier les chevaux de Nisa (Nisaioi, Nesaioi) « les plus beaux et les plus grands du monde » (Dion Chrysostome) comme aussi « les plus rapides » (Suidas). Quand Xerxès traversa l’Hellespont avec une pompe telle que le monde n’en avait pas encore vu, on fit passer à la suite de la garde impériale à cheval « dix chevaux sacrés de ceux qu’on appelle Niséens, magnifiquement équipés » ; puis venait un char sacré traîné par huit magnifiques chevaux blancs ; enfin Xerxès « sur un char attelé de chevaux niséens » (Hérodote). L’Avesta place la région de Nisāya entre Merv et Bactres, les informations grecques manquent d’accord et de précision. Les chevaux du Ta wan avaient pour nourriture la luzerne, « l’herbe médique » comme l’avaient baptisée les Grecs (encore aujourd’hui la medicago sativa du vocabulaire botanique). Lors de sa seconde mission à la cour des Wou-souen, Tchang K’ien obtint du roi des Wou-souen, plusieurs dizaines de chevaux destinés comme présent à l’empereur de Chine. Wou ti en fut ravi ; par un rescrit officiel, il conféra à ces chevaux le titre de « coursiers célestes » ; mais il apprit de Tchang K’ien lui-même que la race du Ta wan était encore supérieure ; « elle était sortie d’un étalon surnaturel et on disait de ces chevaux qu’ils suaient du sang. Il s’en trouvait dans la ville de Eul-che ; mais on avait refusé de les montrer aux envoyés chinois. L’Empereur, impatient de s’en procurer, envoya au roi de Ta wan une mission sous la conduite de Tch’ö Ling avec mille onces d’or et un cheval d’or à échanger contre les merveilleux étalons. Mais le Ta wan avait, dès ce moment-là, des objets chinois en surabondance. Les grands se consultèrent ; ils se dirent : La Chine est très loin de notre pays ; les voyageurs qui en viennent se perdent souvent dans le Désert Salé. S’ils passent par la route du nord, ils sont exposés aux raids des Hiong-nou ; s’ils prennent la route du sud, ils ont à souffrir du manque d’eau et de pâturages ; sur la plus grande partie du chemin, il n’y a pas d’habitations permanentes, et par suite on n’y trouve pas de provisions. Si les envoyés chinois viennent avec un personnel de plusieurs centaines d’hommes, la moitié meurent de faim en route. Comment pourraient-ils donc envoyer une armée ? Les chevaux de Eul-che sont certainement les chevaux les plus précieux du Ta wan. En conséquence, le Ta wan opposa aux demandes de la mission chinoise un refus catégorique. L’envoyé chinois, furieux, se répandit en propos violents, martela le cheval d’or au point de le rendre informe. Les grands du Ta wan s’irritèrent et dirent : L’envoyé chinois est venu nous insulter. On lui donna l’ordre de partir, et on avisa le roi de Yu-tch’eng sur la frontière orientale qui l’arrêta, le tua et s’empara de ses trésors. À cette nouvelle, l’Empereur eut un accès de fureur. » En 104 Wou ti charge le général Li Kouang-li de châtier le Ta wan. Li Kouang-li avec 3 000 hommes est battu et rejeté sur Touen-houang ; une seconde expédition, l’année suivante, se heurte aux Hiong-nou. En 102, Li Kouang-li organise une armée de plus de cent mille hommes. Pour comprendre la hardiesse folle d’une pareille entreprise, il faut se représenter ces immenses déserts du Turkestan chinois, peine coupés de distance en distance par de rares oasis ; en regard des témoignages fournis par les voyageurs, les géographes, les historiens chinois, il faudrait lire les relations des explorateurs contemporains, comme Sir Aurel Stein ou Pelliot, qui ont affronté les épreuves de ces rudes parages pour exhumer des sables le cadavre enfoui des vieilles civilisations. Servi cette fois par la fortune, Li Kouang-li réussit ; il vient mettre le siège devant Eul-che, isole la ville par des travaux de terrassement dignes de l’armée romaine ; au bout de quarante jours, la ville capitule. Le roi du Ta wan, Wou-Koua, est décapité par ses propres sujets. Li Kouang-li installe à sa place un noble du pays, Mei-tsai, qui avait déjà reçu des faveurs de la Chine. Le vainqueur eut à surmonter, sur les chemins du retour, les mêmes difficultés et les mêmes résistances qu’au départ ; de la grande armée, il ne ramenait que les débris. Mais il ramenait les fameux chevaux du Ta wan ; les vaincus avaient dû en céder 3 000. Li Kouang-li fut créé Marquis de Nisa (Eul-che). Quant aux chevaux du Ta wan, un rescrit impérial leur conféra le titre de « Coursiers Célestes », au détriment des chevaux Wou-souen, qui perdirent leur ancien titre pour devenir simplement les « chevaux de l’Ouest ».

La Chine continua sous le règne de Wou ti à intervenir dans les affaires du Ta wan. Un an après le départ de Li Kouang-li, le roi qu’il avait installé fut accusé par les grands d’avoir trahi les intérêts du pays ; il fut mis à mort et remplacé par le frère du roi précédent, Tchen fong, qui s’empressa de donner des gages à la Chine en envoyant son fils, selon l’usage, comme otage à la cour. La Chine en retour lui envoya des présents apportés par une mission spéciale qui avait pour mandat de rétablir l’ordre et la paix dans le pays. « Plus de dix missions furent encore envoyées dans les divers royaumes à l’Ouest du Ta wan, à la recherche de curiosités. La réputation de la puissance chinoise, qui avait soumis le Ta wan, se répandit ainsi au loin. Tchen-fong, le roi de Ta wan, conclut un traité avec la Chine et s’engagea à envoyer tous les ans deux coursiers Célestes comme présent ».

Au nord du Ta wan, la diplomatie de Wou ti croyait avoir assuré chez les Wou-souen la prépondérance chinoise en accordant au k’ouen-mo des Wou-souen la main d’une princesse chinoise (105). La pauvre princesse commença par passer du k’ouen-mo, vieux et décrépit à son petit-fils, et pendant plus d’un demi-siècle elle continua de passer de souverain en souverain, à travers les révolutions de palais, avec les joyaux de la couronne, inébranlablement fidèle à son poste pour y défendre l’influence des Han. Elle eut la satisfaction, trente-quatre ans après son premier mariage, seize ans après la mort de Wou ti, de préparer par sa diplomatie la coalition des Wou-souen et des Han qui réunit 200 000 cavaliers contre les Hiong-nou et leur infligea une sanglante défaite (71). Outre 40 000 prisonniers, les vainqueurs capturèrent 700 000 têtes de bétail, chevaux, bœufs, moutons, mulets et chameaux. Mais, quand elle vit l’empire des Wou souen disloqué en deux royaumes et l’empire des Hiong-nou disputé par cinq chan-yu, elle se résigna à solliciter de l’empereur Siuan-ti l’autorisation de rentrer en Chine (51) pour y mourir presque aussitôt (49).

Elle avait pu assister au couronnement de l’œuvre à laquelle elle s’était si longtemps dévouée. En 65 la ville de So-kiu [Yarkand], incessant foyer des intrigues ourdies contre la Chine, avait été prise par une armée chinoise. En 51, la visite que le chan-yu vint rendre à la cour impériale consacrait l’humiliation des Hiong-nou. Quinze ans plus tard, les Hiong-nou sentaient encore, à l’autre extrémité de l’empire, s’abattre sur eux le poids de la puissance chinoise. Un des chan-yu qui se disputaient la couronne avait rompu avec la Chine par un acte de félonie, avait mis à mort un envoyé chinois, et s’était enfui avec sa horde jusqu’au K’ang-kiu (Samarcande) qu’il avait occupé (49). Le Résident Général Kan Yen-cheou réunit des contingents dans tous les royaumes de son ressort, livra bataille aux envahisseurs et les extermina (36). La Chine devenait le symbole de l’ordre dans les régions qui semblaient vouées à l’anarchie. De proche en proche, elle avait étendu son influence jusqu’aux confins du monde indien. Allait-elle enfin pénétrer dans cette Inde encore à demi-fabuleuse dont Wou ti avait cherché si obstinément les accès ? Une démarche décisive la mit en demeure de choisir. Depuis Wou ti, l’Empire avait eu plusieurs fois des difficultés avec un royaume lointain que les Chinois désignaient sous le nom de Ki-pin ; plus tard, à l’époque où l’Inde sera mieux connue, le nom de Ki-pin sera tantôt appliqué à la ville de Caboul, tantôt au Cachemire. L’oreille chinoise distinguait mal entre Kapish, la Kapiçā du sanscrit, la Capissa des classiques, et Kāçmīr, le Kāçmīra du sanscrit, Kaspeira chez Ptolémée. Soit confusion, soit analogie des noms, le Ki-pin représente pour la géographie chinoise le pays de civilisation indienne situé au sud des grandes montagnes qui bordent l’Inde au nord-ouest. Peu de régions ont tenu un rôle aussi considérable dans le développement du bouddhisme en Chine. L’auteur des Annales des Premiers Han, Pan Kou (mort en 92 apr. J.-C.), conformément à son usage ordinaire, place en tête de sa notice sur le Ki-pin une description qu’il n’est pas sans intérêt de reproduire, ne fût-ce qu’à titre de spécimen :

« Le royaume de Ki-pin a pour capitale Siun-sien, située à 12 000 li de Tch’ang-ngan [la capitale impériale]. Il n’est pas sous le contrôle du Gouverneur Général. Le chiffre des familles, des personnes, des soldats exercés est très élevé, comme dans un grand royaume. La résidence du Gouverneur Général est à 6 340 li au nord-ouest. Le royaume de Wou-tch’a est à 2 250 li à l’est ; le royaume de Nan-teou [Dardistan] est à neuf jours de marche au nord-est. Le pays touche au nord-ouest les Ta Yue-tche, et au sud-ouest Wou-yi-chan-li [Alexandrie, celle d’Arachosie, sans doute]. Jadis, quand les Hiong-nou subjuguèrent les Ta Yue-tche, ceux-ci émigrèrent à l’ouest et se rendirent maîtres du Ta hia. Là-dessus, le roi des Sai [Çaka] se transporta au sud et régna sur le Ki-pin. Les Sai étaient dispersés, et formaient de temps en temps plusieurs royaumes. Au nord-ouest de Chou-le (Kachgar), les Hieou-souen, les Kian-tou et les nations apparentées descendent tous des anciens Sai. Le pays de Ki-pin est plat ; le climat en est doux et agréable. Il produit la luzerne, des plantes variées, des arbres singuliers, du bois de santal, la sophora japonica, la rottlera japonica, le bambou, le vernier. On y cultive les cinq céréales, le raisin et d’autres fruits. On fume les champs et les jardins. Dans les terrains bas et humides on cultive le riz. En hiver on y mange des légumes crus. Les gens sont adroits à découper, décorer, graver, incruster, à bâtir des palais et des maisons, à tisser des filets, à piquer des ornements, à broder. Ils sont d’excellents cuisiniers. Ils ont de l’or, de l’argent, du cuivre, de l’étain dont ils ont des vases qu’ils mettent en vente. Ils ont des monnaies d’or et d’argent ; leurs pièces portent sur la face un cavalier, et au revers une tête d’homme. Le pays produit le bœuf indien, le buffle, l’éléphant, des chiens, de grands singes, et le pea-fowl, et aussi des perles de diverses sortes, du corail, de l’ambre, du cristal de roche, des objets en verre, des chameaux et des animaux domestiques comme on en trouve partout. »

Pan Kou trace ensuite l’histoire des rapports entre le Ki-pin et la Chine : « Depuis le temps où l’empereur Wou ti ouvrit les communications avec le Ki-pin, les chefs de ce royaume, en raison de leur extrême éloignement, s’étaient considérés comme à l’abri d’une intrusion de l’armée chinoise. Dans cette confiance, le roi Wou-t’eou-lao en plusieurs occasions mit à mort les envoyés chinois. À la mort de Wo-t’eou-lao, son fils qui lui succéda chargea un envoyé de porter ses présents à la cour. Wan Tchong, Protecteur Général de la barrière, fut désigné pour reconduire l’envoyé. Le roi du Ki-pin voulut attenter à la vie de Wan Tchong, mais celui-ci, informé de son intention, noua un complot avec le fils du roi de Yong-k’iu, Yin-mo-fou ; ils attaquèrent le Ki-pin ; le roi fut tué, et Yin-mo-fou, installé roi du Ki-pin, reçut le sceau et le ruban d’investiture de la Chine. Dans la suite, le marquis Tchao Tö, qui fut envoyé au Ki-pin, se brouilla avec Yin-mo-fou qui lui passa le collier d’infamie, mit à mort son assistant et tout son personnel, plus de soixante-dix personnes en tout, ensuite il adressa à l’Empereur une lettre où il reconnaissait sa faute. Mais, comme le pays n’était pas en relations régulières avec la Chine, et qu’il était situé dans une contrée impraticable, l’Empereur Yuan ti (48-33) renvoya l’émissaire, la communication se trouvant coupée par le Hiuan-tou (« passages suspendus » entre l’Hindou-Kouch et le Kara-Korum).

Au temps de l’empereur Tch’eng ti (32-7), dans la 8e année du règne, soit en 25, le Ki-pin envoya un fonctionnaire apporter à la Cour ses présents et ses excuses. Le bureau suprême était disposé à répondre par l’envoi d’une mission ; mais Tou K’in combattit l’avis du général en chef Wang Fong par ces observations : « Autrefois Yin-mo-fou, roi de Ki-pin, installé par la Chine, a fini par rejeter notre autorité. Or, s’il n’y a pas de marque de vertu plus grande chez un souverain que de traiter ses sujets comme ses enfants, il n’y a pas de péché plus grave que de détenir et de mettre à mort un envoyé. Ces gens-là non seulement ne rendent pas les bienfaits qu’ils reçoivent de nous, mais encore ils n’ont aucune crainte d’être punis ; ils savent bien qu’ils sont trop loin pour être à portée de nos troupes. S’ils ont une faveur à demander, ils viennent avec des airs humbles ; s’ils n’ont besoin de rien, ils sont orgueilleux et méprisants. On ne peut pas arriver à leur faire accepter une attitude de soumission. Chaque fois que la Chine entre généreusement en rapport avec des tribus barbares, et que nous avons la bonté de déférer à leurs requêtes, ils agissent comme des brigands… Ils viennent aujourd’hui faire profession de pénitence, mais ils se gardent d’entrer en rapports intimes. Leurs dignitaires qui apportent des offrandes ne sont que des gens de peu qui viennent faire du commerce. Ce qu’ils désirent, c’est d’ouvrir des relations commerciales au profit de leur trafic. Leurs offrandes ne sont qu’un vain prétexte. Donc, si nous prenons la peine d’envoyer une mission les escorter jusqu’au Hien-tou, j’ai bien peur que nous commettions une erreur, pour aboutir à une déconvenue. Envoyer une mission pour escorter un hôte officiel, c’est nous obliger à le protéger en route contre les attaques des brigands. De P’i-chan (sud-est de Kachgar), en allant au sud, il y a quatre ou cinq royaumes qui ne sont pas attachés à la Chine. Si nous donnons à la mission une centaine d’hommes pour faire le guet et pour monter la garde aux cinq veilles de la nuit, ils seront exposés aux attaques des brigands qui chercheront à enlever les ânes et le bétail chargés de provisions, ils auront alors à compter pour leur approvisionnement sur le pays où ils passeront. Il peut arriver que les pays soient pauvres et petits, incapables de ravitailler l’escorte ; ou encore les habitants sont cruels, avaricieux, ne veulent rien donner, parfois même barrent la route à la frontière. La commission chinoise devra donc en pareille circonstance mourir de faim parmi les montagnes et les vallées, mendiant les aliments indispensables sans les obtenir. En dix ou vingt jours hommes et animaux seront morts dans le désert, jamais on n’en saura plus rien. De plus, en passant la Grande Montagne du Mal-de-tête, la Petite Montagne du Mal-de-tête, la Terre Rouge, la Côte de la Fièvre, les gens perdent leur couleur, ressentent des maux de tête, des nausées. Les ânes et le bétail sont éprouvés de même manière. En outre il y a trois étangs bordés de rochers où le sentier n’a que seize ou dix-sept pouces de large sur une distance de 30 li, au-dessus d’un abîme effroyable ; les voyageurs, qu’ils soient à cheval ou à pied, sont tous attachés à la corde, les uns aux autres. Après plus de 2 000 li de marche, on arrive au Hien-tou ; on a perdu en route la moitié des bêtes tombées dans les précipices ; leurs cadavres traînent partout, réduits en bouillie. Les gens perdent prise et sont incapables de se porter secours. En fait, si on considère les dangers de ces gorges vertigineuses, les difficultés surpassent toute description. Les sages souverains se sont appliqués à assurer la sécurité intérieure de l’Empire, sans rien chercher au dehors. Si vous envoyez une mission porter la réponse impériale et servir d’escorte à des marchands barbares, vous découragez de bons fonctionnaires en leur imposant un voyage dangereux et difficile ; vous fatiguez et vous dégradez les meilleurs serviteurs en les chargeant d’un service inutile. Ce n’est pas là une politique prévoyante. Puisque l’envoyé a déjà reçu son insigne de délégation, soit, qu’il aille au P’i-chan, et qu’il en revienne. »

Tou K’in parlait en esprit pratique, il fut approuvé et suivi. Mais les esprits pratiques ne savent pas tout prévoir. Une vingtaine d’années plus tard, en l’an 2 av. J.-C., un fonctionnaire chinois envoyé en mission chez les Ta Yue-tche y recevait de la bouche du prince héritier, la communication orale d’un texte bouddhique qu’il rapportait en Chine. Ni les dangers, ni les fatigues que Tou K’in avait décrits avec tant de précision n’allaient plus arrêter les apôtres et les missionnaires qui pendant des siècles allaient s’employer à souder l’Inde et la Chine dans l’adoration commune du Maître entré dans le Nirvāṇa. Et derrière eux, une civilisation tout entière devait passer.