L’Inde civilisatrice/Chapitre IX

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Librairie d’Amérique et d’Orient (p. 212-236).


IX

LE RÈGNE DE HARṢA (606-648)

Entre le début et le milieu du viie siècle, l’Inde nous apparaît dans une profusion inaccoutumée de clarté. L’empereur qui commande à tout l’Hindoustan, Harṣa, est un des classiques de la poésie, particulièrement du théâtre indien ; parmi les hommes de lettres qui vivent à sa cour, le mieux doué, Bāṇa, commence — sans l’achever malheureusement — une biographie romanesque de son maître, qui se classe au premier rang parmi les chefs-d’œuvres de la prose sanscrite ; enfin, sous son règne, un pélerin venu de Chine, Hiuan-tsang, visite la plus grande partie de l’Inde, rencontre et fréquente Harṣa, puis, rentré dans sa patrie, écrit des Mémoires surprenants de richesse et d’exactitude, où les historiens, les géographes, les archéologues recueillent, sans arriver à les épuiser, d’incomparables matériaux. L’épigraphie ajoute à ces informations exceptionnelles son contingent usuel de documents inscrits. Les arts, eux aussi, créent dans cette période de magnifiques monuments. Et tout l’ensemble suggère un tableau si aimable, si élégant, si gracieux, si fin, si spirituel, si délicat qu’on se refuse à croire à l’agonie prochaine d’une pareille civilisation et d’une pareille société.

L’empire de Harṣa a son berceau dans la terre sacro-sainte du brahmanisme, à Sthāṇvīçvara (auj. Thanesar) sur l’étroite levée de terre qui sépare le drainage de l’Indus et le drainage du Gange, le long du mince filet d’eau né au pied des montagnes et bientôt absorbé par les sables du désert, que la piété brahmanique vénère pourtant à l’égal du Gange « céleste », la Sarasvatī. C’est là le point d’équilibre entre les forces internes du génie de l’Inde en voie d’expansion et les forces du dehors en travail de pénétration. C’est là aussi les Thermopyles de l’Inde, barrière ou porte des invasions. L’épopée y place le Kurukṣetra, le « champ des Kuru » où les deux branches rivales de la famille de Kuru se disputèrent l’empire de l’Inde et du monde. C’est là, à Narayina, que le dernier défenseur de la liberté de l’Inde, Prithi Raj (Pṛthvī Rāja) réussit à repousser le champion de l’Islam, Mohammed Ghori (1191) ; là aussi, à Narayina, qu’il succomba l’année suivante (1192) sous une nouvelle attaque du farouche conquérant. Là encore, la petite ville de Panipat a vu se décider trois fois le sort de l’Inde : en 1526, la victoire de Baber installait à Delhi les Mogols ; en 1556, la victoire remportée par Bahram khan y ramenait Akbar à peine monté sur le trône ; en 1761 l’Afghan Ahmed shah y brisait la confédération marhatte qui avait su réveiller pendant un siècle l’esprit militaire dans l’Inde brahmanique.

Depuis les conquêtes des Huns sous Toramāṇa et Mihirakula, le pays de Sthāṇvīçvara n’avait pas cessé d’être le poste avancé de la civilisation indienne. Si l’empire indo-hephthalite s’était effondré après deux générations, les Hephthalites n’avaient pas disparu. Un empire asiatique n’est jamais qu’une vaste féodalité impatiemment soumise à la volonté d’un suzerain puissant ; que le maître vienne à manquer, chaque fief proclame son indépendance ; aux larges entreprises conçues et réalisées par un monarque succèderont les menues jalousies et les discordes intestines. Le père de Harṣa, Prabhākara-vardhana, surnommé Pratāpa-Çīla (Majesté-Moralité) sortait d’une lignée de princes locaux qui faisaient remonter leur généalogie jusqu’à un ancêtre lointain, du nom du Puṣpabhūti. Le panégyriste de Harṣa, Bāṇa, résume à sa manière la carrière de Prabhākara-vardhana en ces termes : « Lion pour ces gazelles les Huns ; fièvre brûlante pour le roi du Sindhu ; cauchemar pour le Gurjara ; peste pour cet éléphant enragé, le sire du Gandhāra ; brigand pour la malice du Lāṭa ; hache pour cette liane, la Fortune du Mālava. » Même en faisant à l’exagération sa part, qui est de style, il n’en reste pas moins que le roi de Sthāṇvīçvara s’était fait craindre de ses voisins ; son activité ambitieuse s’était tournée de préférence vers l’Ouest, du côté de l’Indus et de la mer, sur ce domaine bouleversé par la suite des invasions, où l’énergie personnelle pouvait s’exercer à l’aise. Il avait épousé une princesse du nom de Yaçovatī, et en avait eu trois enfants : deux fils, Rājyavardhana et Harṣavardhana, et une fille, Rājyaçrī. Un prince d’une des meilleures familles de l’aristocratie indienne, Grahavarman le Maukhari, fils aîné du roi Avantivarman sollicita et obtint la main de la princesse. Rājyavardhana, dès qu’il fut en âge de porter les armes, fut placé par son père à la tête d’une expédition envoyée dans le Nord, contre les Huns « comme le lion lance son lionceau à la poursuite des antilopes ». Tandis qu’il s’engageait dans la profondeur des montagnes, Harṣa, plus jeune de quatre années, surveillait avec un parti de cavalerie le pied des hauteurs. Rappelé par un message auprès de son père moribond, Harṣa rejoint le palais juste à temps pour recueillir les adieux du mourant. L’aîné revient un peu plus tard, couvert de blessures, mais vainqueur des Huns. À la nouvelle du deuil qui l’accable, il veut abdiquer en faveur de son cadet : « Comme le moineau domestique, je ne puis supporter de rester un moment dans une maison ravagée. Je voudrais me retirer dans un ermitage pour m’y purifier dans les ondes pures des ruisseaux transparents qui descendent des sommets. » Et il rend le cimeterre royal à Harṣa, qui le refuse. Tandis que les deux frères rivalisent de piété filiale, de tendresse fraternelle, de noble désintéressement, survient un courrier porteur de nouvelles sinistres : Le roi de Mālava, dès qu’il eut appris la mort de Prabhākara-vardhana, a tué Grahavarma, jeté en prison la princesse Rājyaçrī, les fers aux pieds ; il se prépare à envahir le pays qu’il croit sans défense. L’affection, si forte dans cette famille tendrement unie, l’honneur, le devoir coupent court aux discussions chevaleresques des deux frères. Rājyavardhana accepte la tâche que le destin lui impose ; il saura protéger sa maison, sa race, sa cour, son pays, son peuple. « Le Mālava, s’écrie-t-il, maltraite la lignée de Puṣpabhūti ! C’est le faon qui mordille la crinière du lion, c’est la grenouille qui défie le cobra, c’est la génisse qui prend le tigre ! » Et il ordonne au tambour de battre la marche en avant. Bhaṇḍi, le cousin et l’ami d’enfance des princes, le suivra avec une dizaine de milliers de chevaux. Harṣa doit rester dans le pays pour vaquer aux affaires. L’expédition, si vite engagée, réussit sans difficultés ; le roi du Mālava bat en retraite. Mais le dénouement n’en est pas moins tragique. Le roi du Bengale, Çaçāṇka, qui a vaincu et chassé son voisin du Magadha, et qui a osé porter une main sacrilège sur l’arbre millénaire qui avait abrité sous son feuillage la Vision Libératrice du Bouddha, a surpris la bonne foi de Rājyavardhana, l’a attiré dans un piège, sous prétexte d’un entretien intime, et l’a assassiné.

Les ministres et les grands pressent Harṣa d’assumer le pouvoir souverain. Harṣa ne s’y résigne qu’à contrecœur. Il tient à consulter d’abord le plus populaire des Bodhisattvas, Avalokiteçvara ; le dieu lui apparaît en songe et l’engage à déférer aux désirs de ses sujets ; toutefois, il doit s’abstenir de monter sur le « siège aux lions », le trône, et de prendre le titre royal. En fait, Harṣa n’accepta d’abord que le titre de kumāra-rāja « prince-roi », comme s’il laissait à son père et à son frère défunts l’honneur de porter la couronne. Il choisit comme surnom l’appellation de Çīlāditya « Soleil de moralité », pour affirmer son attachement à la vertu de préférence aux vertus guerrières qu’exaltait le nom classique de Vikramāditya « Soleil d’héroïsme ».

Sur le point de partir en campagne contre le meurtrier de son frère, Harṣa est informé d’une nouvelle péripétie : dans la confusion qui a suivi la mort de Rājyavardhana, Kanyakubja (Canoge) où sa sœur était captive a été occupée par un Gupta ; Rājyaçrī a pu s’échapper de prison, elle s’est enfuie vers le sud, dans les retraites sauvages des monts Vindhya, où on l’a perdue de vue. Harṣa est en présence d’un conflit cornélien : doit-il sacrifier le salut de sa sœur à l’honneur politique qui lui commande de laver l’injure subie par sa dynastie et de châtier le meurtrier de son frère ? La tendresse triomphe une fois de plus dans cette âme énergique et si profondément hindoue. Il confie à son cousin Bhaṇḍi le commandement des troupes, et il s’achemine en hâte sur les traces de sa sœur. Il la retrouve enfin, et, si on en croit son biographe, dans des conjonctures éminemment romanesques : il la rejoint au moment où, abreuvée de tristesses, lasse des rudes expériences de la vie, elle va monter sur le bûcher ; l’ermitage voisin où il la conduit pour la réconforter est dirigé par un ancien familier de Grahavarman, le brahmane Divākaramitra, adepte par la naissance d’une des écoles du Yajur-Veda, et qui a pris la robe ocrée des religieux bouddhistes après la catastrophe où son ami a péri. Rājyaçrī supplie son frère de l’autoriser à entrer, elle aussi, en religion, dans la règle du Bouddha. Harṣa ne peut admettre que sa sœur soit encore une fois séparée de lui ; il prie le moine Divākaramitra de les suivre tous deux dans sa capitale. « Tandis que je m’acquitterai de mon vœu, appliqué à consoler mes sujets en deuil de la perte de mon père, je souhaite que ma sœur reste à mon côté, réconfortée par vos pieux discours et vos instructions apaisantes d’où sort une sagesse salutaire, et par les doctrines du Bouddha qui chassent bien loin les passions mondaines. Plus tard, quand j’aurai accompli mon dessein, elle et moi ensemble nous prendrons tous les deux la tenue sacrée. » Le moine ne peut se dérober aux sollicitations du prince ; ils s’acheminent de compagnie vers les rives du Gange.

La Biographie de Harṣa (Harṣa-carita) se ferme sur cette scène émouvante et grandiose où semblent se concentrer toutes les inspirations de l’Inde. Elle est comme un prélude symbolique à la carrière de Harṣa, qui résume elle-même dans un magnifique raccourci l’existence de l’Inde : aspirations inassouvies à l’apaisement transcendant éternellement refoulées par les rudes exigences de la vie journalière, tendresse des sentiments qui ne recule devant aucun sacrifice, retours d’énergie inattendus qui n’excluent pas les rêveries consolantes de l’imagination. Harṣa tint jusqu’au bout l’engagement qu’il avait pris avec sa sœur. Une trentaine d’années plus tard (643) quand Hiuan-tsang mandé au palais par un messager pressant vint se présenter devant le roi, il trouva sa sœur assise derrière lui. « Elle était douée d’une rare intelligence, et elle excellait dans la doctrine de l’école bouddhique des Saṃmatīya (du petit Véhicule). Dès qu’elle eut entendu dire que le Maître de la Loi avait su exposer les principes sublimes du Grand Véhicule… elle se sentit ravie de joie et lui adressa des louanges infinies. » Au témoignage d’un autre écrivain chinois, contemporain de Hiuan-tsang et bien renseigné, Rājyaçrī partageait avec son frère l’administration des affaires publiques. On voit quel rôle une femme, même une veuve, pouvait tenir encore au viie siècle dans la société indienne, avant l’introduction des préjugés islamiques. En revanche, — conséquence ou simple accident, — la reine n’a laissé aucune trace ; son nom même reste encore ignoré. Le fils qui naquit d’elle ne fournit aussi qu’une carrière terne et ne monta jamais sur le trône.

Au moment de partir à la recherche de sa sœur, Harṣa avait reçu un message d’heureux augure : le souverain du Kāmarūpa (Kamrup, en Assam), Bhāskaravarman, qui portait aussi le titre modeste de Kumāra « le prince », malgré l’éclat de sa naissance et la gloire de sa race, offrait spontanément au nouveau roi son amitié loyale. L’alliance était de haute valeur pour l’adversaire de Çaçānka, roi du Bengale. Le royaume de Kāmarūpa, sur le Brahmapoutre, adossé aux chaînes qui ferment l’Inde vers l’Est, menaçait le Bengale par le cours inférieur du Gange, tandis que Harṣa descendait le fleuve ; pays d’épaisses forêts et de pluies torrentielles, il nourrissait d’immenses troupeaux d’éléphants sauvages, excellents à la guerre, qui allaient grossir les forces de Harṣa. Pays étrange au surplus, qui forme un contraste frappant avec le Gandhāra, son pendant à l’autre bout de la frontière. Poussé comme un coin dans la masse de l’Asie Antérieure, iranienne ou hellénisée, le Gandhāra est le carrefour actif des grandes civilisations. L’Assam, au contraire, acculé à un massif montagneux, presque impénétrable, enveloppé de peuplades plus qu’à demi sauvages du groupe tibéto-birman, est le cul-de-sac où viennent s’éteindre, bien affaiblis déjà, les derniers échos de la civilisation indienne. Et pourtant — l’appel de l’homme à l’homme est toujours si fort — malgré l’éloignement, malgré les difficultés, malgré les dangers, à défaut d’une route praticable, une chaîne continue d’échanges avait relié de longue date à la Chine ces cantons perdus de l’Inde. Tchang K’ien avait signalé ce courant commercial dès le iie siècle avant l’ère ; les Han s’étaient efforcés de reconnaître et d’ouvrir le chemin. L’auteur du Périple de la mer Érythrée connaît un entrepôt de marchandises chinoises aux bouches du Gange. La dynastie locale, de son côté, se préoccupait de l’empire lointain dont les produits pouvaient apporter la richesse dans le pays. Dès que la notoriété du pélerin Hiuan-tsang se répand dans la vallée du Gange, le roi d’Assam s’empresse de prendre les devants sur son suzerain Harṣa pour inviter le Chinois ; il le retient un mois entier, au risque de froisser Harṣa qui réclame impérieusement son tour. Ses conversations avec Hiuan-tsang prouvent une curiosité intelligente et précise. « Maintenant, lui dit-il, dans les royaumes de l’Inde, il y a beaucoup de personnes qui chantent des morceaux de musique destinés à célébrer les victoires du prince de Ts’in du royaume de la Chine… J’ai constamment désiré connaître les heureux effets de ses lois ; il y a bien longtemps que mes regards se sont tournés vers l’Orient. Mais les montagnes et les rivières m’ont empêché d’y aller moi-même… Mon vœu le plus ardent est d’aller à sa cour lui offrir mon tribut. » Et ce ne sont pas là de vains propos. Quand, un peu plus tard, une mission officielle arrive de la Chine à la cour de Harṣa, le roi Kumāra ne manque pas de s’aboucher avec l’envoyé ; il lui raconte que sa famille, installée sur le trône depuis quatre mille ans, est issue d’un saint originaire de la Chine (« la terre des Han ») d’où il était venu à travers les airs. Au cours de la conversation, et sans doute à propos de ce lointain ancêtre, l’envoyé chinois Li Yi-piao mentionne Lao-tseu « qui avait obtenu la Voie avant que le grand royaume de Chine n’eût la religion du Bouddha, et qui avait laissé un texte sacré fort répandu dans le peuple ». La curiosité toujours en éveil du roi Kumāra est vivement piquée ; il prie l’envoyé de lui procurer une traduction sanscrite du traité de Lao-tseu. L’envoyé, de retour à la cour impériale, transmet cette requête, en montre l’intérêt pour l’expansion de l’influence chinoise et « immédiatement, l’empereur promulgue un édit qui chargeait le maître de la Loi Hiuan-tsang (rentré de son long voyage de l’Inde en 645) d’exécuter la traduction en collaboration avec les docteurs taoïstes ». Un travail qui associait deux confessions rivales dans l’interprétation d’un texte obscur ne pouvait aller sans froissements ; néanmoins la traduction semble avoir été achevée, mais il est douteux qu’elle soit jamais parvenue à destination.

Tel était l’allié véritablement digne de lui que Harṣa trouvait au début de sa carrière. Fondée sur une communauté intelligente d’intérêts et de goûts, cette alliance persista à travers toutes les vicissitudes. Dans la procession que Hiuan-tsang vit se dérouler à Kanyakubja en 642, les deux rois encadraient la statue en or du Bouddha. « Le roi Çilāditya (Harṣa), tenant un chasse-mouches blanc, marchait à droite sous le costume d’Indra ; le roi Kumāra, portant un parasol d’étoffe précieuse, marchait à gauche sous le costume de Brahma. Tous deux portaient des tiares divines d’où descendaient des guirlandes de fleurs et des rubans chargés de pierres précieuses. On avait équipé en outre deux grands éléphants qui suivaient le Bouddha, chargés de corbeilles de fleurs rares qu’on répandait à chaque pas. » Et quand Hiuan-tsang reprit peu après le chemin de la Chine, « les deux rois avec une suite nombreuse, l’accompagnèrent à une distance de plusieurs lieues ».

Lors de son entrée en campagne, Harṣa disposait de cinq mille éléphants, de vingt mille chevaux et de cinquante mille fantassins. Six ans plus tard, après une série de guerres incessantes où les éléphants restaient toujours sellés, les hommes toujours cuirassés, Harṣa « était devenu le maître des cinq Indes. Ayant agrandi son territoire, il augmente encore son armée ; le contingent des éléphants fut porté à soixante mille, celui de la cavalerie à cent mille. Au bout de trente ans seulement les armes se reposèrent, et par sa sage administration, il répandit partout l’union et la paix. Il s’appliqua à l’économie, cultiva la vertu, et pratiqua le bien au point d’oublier le sommeil et le manger. »

C’est encore le Chinois Hiuan-tsang à qui nous devons ce résumé du règne de Harṣa. Nous ignorons le détail des conquêtes qui aboutirent à assurer sa suzeraineté entre l’Indus, les bouches du Gange, l’Himalaya et le Vindhya. Mais nous sommes assurés que Harṣa ne dut ses succès qu’à lui-même : ce roi « doué d’une belle figure et d’une taille imposante » s’occupait en personne de toutes les affaires. « Il divisait chaque jour en trois parties. Dans la première il vaquait aux soins de l’État ; dans la seconde, il s’appliquait à des actes méritoires et cultivait le bien avec un zèle infatigable ; le jour entier ne lui suffisait pas… Souvent il visitait lui-même ses domaines et observait les mœurs des habitants. Il n’avait nulle part une résidence fixe ; partout où il s’arrêtait, il faisait construire une cabane et y demeurait. Mais dans les trois mois de la saison des pluies il suspendait ses excursions… S’il avait besoin de consulter quelqu’un sur une affaire, il se mettait en rapport avec lui par un échange continuel de courriers. » Cette inlassable activité, si rare chez les despotes asiatiques, ne se relâcha point avec les années. Quand Hiuan-tsang le rejoignit, en 642, il revenait de « châtier » le prince de Kongoda (sud de l’Orissa) qui « soutenu par des soldats pleins de bravoure et d’audace, prétendait dominer sur les états voisins ». C’est aussi dans la seconde moitié de son règne que Harṣa dirige une campagne victorieuse contre le royaume de Valabhī (Wala, en Kathiawar), successeur des Grecs et des Çaka sur la portion nord-ouest du littoral indien et sur l’arrière pays en profondeur. Vers la fin du ve siècle, un soldat de fortune, Bhaṭārka, du clan des Maitraka, probablement issu d’une de ces races étrangères que les invasions successives avaient amenées à l’Orient du Sindh, s’était taillé dans la presqu’île du Kathiawar une principauté bientôt accrue par ses descendants. Enrichie par l’activité grandissante du commerce maritime, la dynastie de Valabhī, devenue maîtresse du Mālava, avait repris à son compte les traditions de culture raffinée entretenues de longue date autour du foyer d’Ujjayinī. Son zèle intelligent accordait un patronage égal à toutes les confessions ; deux des grands docteurs du bouddhisme au vie siècle, Guṇamati et Sthiramati, avaient éprouvé sa faveur. Quand Hiuan-tsang visita le pays, vers 640, il entendit exalter dans les couvents la mémoire d’un prince qui avait régné soixante ans plus tôt, et qui avait porté (comme Harṣa) le titre de Çilāditya. « Il était plein d’affection pour le peuple… Depuis sa naissance jusqu’à sa dernière heure, sa figure ne montra jamais de colère ; ses mains ne firent jamais de mal à une créature vivante. Avant de donner à boire à ses éléphants et à ses chevaux, il avait soin de filtrer l’eau, de peur de faire périr les insectes aquatiques… Pendant les cinquante années qu’il resta sur le trône, les animaux féroces devinrent familiers avec les hommes ; dans tout son royaume, le peuple sans exception renonça au meurtre. » Le neveu de ce prince, qui occupait le trône au moment du passage de Hiuan-tsang, ne ressemblait guère à ce modèle. « Il avait le caractère vif et emporté, l’intelligence faible et bornée. » Il n’était pas de taille à faire reculer Harṣa ; il prit la fuite, et alla se réfugier chez son voisin du midi, le roi du port de Bharukaccha (Barygaza du commerce hellénique, Broach à l’embouchure de la Narmada). Une petite dynastie locale, les Gurjara, (qui a laissé son nom au Guzerate, Gurjararāṣṭra) s’y était installée aux environs de l’an 600 et réussit à s’y maintenir un siècle ; ils semblent bien être apparentés d’origine avec les Hūṇa (Huns) mentionnés souvent à côté d’eux. Le roi de Broach, Dadda, se vante, Dieu sait avec quel jeu d’allitérations (bhramadadabhraçubhrābhravibhrama… Dadda) d’avoir « un baldaquin blanc (la gloire est de couleur blanche dans la convention de l’Inde) de gloire qu’on prendrait pour une claire nuée errante, pour avoir protégé le roi de Valabhī qui avait été vaincu par l’empereur Çri Harṣadeva ». Une paix fut conclue entre les adversaires, et le roi de Valabhī épousa même une petite-fille de Harṣa, la fille du prince-héritier.

Évidemment, ce n’était pas le roitelet de Broach, en dépit de ses fanfaronnades, qui avait arrêté Harṣa. Mais, derrière la Narmada, un digne émule de Harṣa venait de constituer un vaste empire ; déjà Harṣa avait appris à connaître la force redoutable des armes de Pulikeçin. La famille de Pulikeçin, les Calukya, ne remontait pas bien haut dans le passé. Son grand’père, Pulikeçin Ier, s’était proclamé roi dans la ville de Vātāpi (Badami, dans le district de Bijapur, N. E. de Goa) et s’était taillé un modeste domaine dans le centre du Deccan. Ses fils, Kīrtivarman et Mangaleça, avaient agrandi le royaume, passé les Ghats Occidentaux, soumis la côte du Konkan où régnait une dynastie qui avait ressuscité le vieux nom des Maurya. Fils de Kīrtivarman, Pulikeçin II, pour recueillir l’héritage auquel il avait droit, avait dû le disputer à un fils de Mangaleça. Il monta sur le trône en 608 et poursuivit une carrière pareille à celle de Harṣa ; une longue suite de triomphes qui aboutit à une catastrophe. Le portrait tracé par Hiuan-tsang fait honneur au modèle, et aussi à la loyauté du peintre, que son affection et sa reconnaissance pour Harṣa n’empêchaient pas de rester impartial : « Il a des goûts belliqueux et met au premier rang la gloire des armes. C’est pourquoi, dans son royaume, l’infanterie et la cavalerie sont équipées avec le plus grand soin, et les lois et ordonnances militaires sont connues de tous et sévèrement observées. Toutes les fois que le roi envoie un général pour livrer bataille, quand il aurait été vaincu et aurait perdu toute son armée, il ne lui inflige aucune peine corporelle ; mais il lui donne des vêtements de femme afin de le pénétrer de honte. Aussi voit-on souvent des généraux qui se donnent la mort pour échapper au déshonneur. En tout temps, il nourrit plusieurs milliers d’hommes braves et plusieurs centaines d’éléphants sauvages. Un peu avant le combat, on les enivre de vin jusqu’à ce que l’ivresse les ait rendus furieux ; puis on donne le signal et on les lance contre les ennemis qui ne manquent jamais de se débander et de fuir. Fier de ces auxiliaires, il montre le plus grand mépris pour les peuples voisins, avec qui il est en guerre. Le roi Çīlāditya (Harṣa) se vantait de sa science militaire, de la valeur et de la renommée de ses généraux et il marchait lui-même à la tête de ses troupes ; mais il ne put jamais le dompter ni le tenir en respect. »

Si Harṣa a trouvé pour écrire sa biographie, ou tout au moins pour l’entreprendre, un écrivain tel que Bāṇa, Pulikeçin a eu lui aussi la chance de rencontrer un panégyriste digne du héros. Un poète de sa cour, Ravikīrti, qui se pique d’avoir égalé en réputation les plus grands des classiques, Kālidāsa et Bhāravi, a fait graver, en 634-5, sur le mur d’un temple jaina qu’il avait fait élever, une inscription où il célèbre les hauts faits de son maître : le document, si précieux pour l’histoire, mérite aussi de compter parmi les chefs d’œuvre de la poésie officielle ; malheureusement les effets de style, allitérations, doubles sens, calembours etc. sont impossibles à rendre. Il faut nous résigner à en extraire brutalement les faits. Pulikeçin, d’abord attaqué par deux princes voisins, Āppāyika et Govinda, avait mis en déroute le premier et gagné l’alliance du second ; puis il avait assiégé et pris Vanavāsi (Banavasi dans le Mysore) sur la rivière Varadā (Warda), soumis les Ganga et les Ālupa (côte orientale), les Maurya (côte du Konkan), Purī sur le bord de l’Océan Occidental, le Lāṭa, le Mālava, le Gurjara (Kathiawar, Malva, Guzerate). « Harṣa découragé par la perte de ses armées d’éléphants tombés dans la bataille, Harṣa a cessé d’être Harṣa (harṣa = joie), lui dont les pieds, lotus, avaient si longtemps rayonné sous les feux des diadèmes de ses vassaux, éclatante légion prosternée devant lui. » Les Mahārāṣṭraka (Mahrattes) avec leurs quatre-vingt-dix-neuf mille villages ont dû le reconnaître pour suzerain ; les Kalinga et les Kosala ont été saisis de terreur : la forteresse de Piṣṭapura (Pitthapuram en Orissa) n’a pu résister ; le roi Pallava de Kāñcī (Conjeveram) qui avait voulu faire échec à sa grandeur a dû se cacher derrière les murs de sa capitale ; les Cola, les Kerala, les Pāṇḍya, libérés de la menace du Pallava, lui ont dû la prospérité.

Il ne faut pas se méprendre, d’ailleurs, à ces listes de guerres et de combats. Sous le règne d’un Harṣa ou d’un Pulikeçin, ces expéditions étaient plutôt bienfaisantes que funestes au pays ; c’étaient des opérations de police qui servaient surtout à imposer ou à maintenir l’ordre dans une féodalité turbulente et oppressive. Dès que la main du maître cessait de se faire sentir, les querelles, les ambitions, les jalousies des rājas locaux recommençaient à désoler la contrée. La description du pays, telle que la trace Hiuan-tsang après avoir visité l’Inde presque tout entière, évoque jusque dans les détails, la vision quasi-paradisiaque qu’en avait rapportée Fa-hien d’un séjour plus court et d’un voyage moins étendu à l’époque des Gupta. « Comme tous les règlements administratifs respirent la bienveillance, les affaires de l’État sont peu compliquées. Les familles ne sont point portées sur des registres civils, et les hommes ne sont assujettis à aucune corvée. Le produit des terres de couronne se divise en quatre parts : la première sert à fournir aux dépenses du royaume et les grains des sacrifices ; la seconde, à constituer des fiefs aux ministres et aux membres du Conseil d’État ; la troisième, à récompenser les hommes qui se distinguent par leur intelligence, leur savoir, leurs talents ; la quatrième part sert à faire des œuvres pies et à donner des aumônes aux diverses sectes hérétiques. C’est pourquoi les taxes sont légères et les impôts modérés. Chacun garde en paix l’héritage de ses pères ; tous cultivent la terre pour se nourrir. Ils empruntent des semailles au champ du roi et paient en tribut la sixième partie de leur récolte. Les marchands qui poursuivent le lucre vont et viennent pour leur négoce. Aux gués des rivières, aux barrières des chemins, on passe après avoir payé une légère taxe. Lorsque le roi entreprend quelque construction, il n’oblige pas ses sujets à travailler gratuitement. Il leur donne un juste salaire proportionné au travail qu’ils ont fait. Les militaires gardent les frontières ou vont combattre l’ennemi ; d’autres montent la garde, la nuit, dans les postes du palais. On lève des soldats suivant les besoins du service, on leur promet des récompenses et l’on attend qu’ils viennent s’enrôler. Les gouverneurs, les ministres, les magistrats et les employés reçoivent chacun une certaine quantité de terres et vivent de leur produit… Les Indiens, quoiqu’ils soient d’un naturel léger, se distinguent par la droiture et l’honnêteté de leur caractère. En fait de richesses, ils ne prennent rien indûment ; en fait de justice, ils font des concessions excessives ; ils redoutent les châtiments de l’autre vie. Ils font peu de cas des professions industrielles. Ils ne se livrent point au vol ni à la fraude et confirment leurs promesses par des serments. La droiture est le trait dominant de l’administration ; les mœurs sont douces et faciles. » Et Hiuan-tsang note avec la même surprise que Fa-hien la douceur des peines appliquées aux coupables.

Aussi, loin d’être stérile pour la littérature, la période de Harṣa en est une des époques les plus brillantes. Et qu’on ne s’attende pas à y voir figurer des chants de guerre, des épopées belliqueuses, même un écho lointain de tout cet appareil militaire où semblent s’absorber les forces du pays ; ce serait là méconnaître gravement l’Inde. Elle avait pu ressentir et même traduire en nobles créations un sentiment de ce genre quand elle s’était vue menacée dans ses doctrines, dans ses institutions, dans le plus intime et le plus profond de son existence par des invasions d’autres races, étrangères à son passé, réfractaires à son idéal. Mais avec Harṣa et Pulikeçin, l’Inde est maîtresse chez elle. Tandis que Mahomet forge dans un coin de l’Arabie (Hégire, 622) l’outil de sa ruine prochaine, elle peut s’abandonner à l’illusion de la stabilité, se laisser aller doucement aux rêves gracieux qui l’enchantent. Dans la pléiade des auteurs qui font la gloire durable de son règne, Harṣa lui-même figure au premier rang, et les œuvres qui portent son nom sont peut-être les plus expressives de l’époque. Une tradition unanime lui attribue trois chefs d’œuvre du théâtre indien : Ratnāvalī, Priyadarçikā, Nāgānanda. Le prologue de chacune d’elles contient en effet un vers identique qui désigne Harṣa comme leur auteur : « Çri Harṣa est un poète habile ; cette assemblée est composée de connaisseurs ; le sujet est intéressant ; nous sommes de bons comédiens. Autant de raisons qui chacune à part assurent le succès, et notre chance les réunit toutes ! »

Ratnāvalī et Priyadarçikā sont deux nātikā, comédies galantes bâties sur une intrigue de harem. Harṣa s’est contenté de transporter à la scène deux des innombrables aventures amoureuses que la légende avait groupées autour d’un ancien roi de Kauçāmbī, Udayana, et qui avait servi de cadre à l’Iliade des contes indiens, la Bṛhatkathā. L’intrigue, les personnages, tout y est bâti sur un type convenu, sagement fixé par les Boileau de l’art dramatique indien ; en récompense, Ratnāvalī est une des œuvres le plus fréquemment citées chez les auteurs de rhétoriques et de poétiques ; pour avoir copié les modèles, elle a mérité de passer pour un modèle. Écrites à l’usage d’un public raffiné, cour royale et cénacles de gens de lettres, les deux comédies jumelles rejettent à dessein les moyens d’émotions vulgaires : elles s’enferment à dessein dans des thèmes rebattus pour laisser aux esprits délicats la jouissance intacte du « goût » (rasa), cette faculté mystérieuse de répondre aux suggestions physiques du verbe et de donner à l’imagination un essor à la fois libre et discipliné, faculté si précieuse que, pour la mériter, il faut accumuler d’abord une provision de mérites dans une longue suite d’existences.

Harṣa n’a pas la variété de dons de Kālidāsa, ni le pathétique grandiose de Bhavabhūti, il a de l’esprit, du tact, de la finesse, une apparence de badinage et de scepticisme élégant qui l’apparentent à notre xviiie siècle. Et ce bel esprit ose pourtant reprendre la tradition du « mystère » bouddhique introduit dans la littérature par le robuste génie et la foi ardente d’Açvaghoṣa, et tombée depuis en discrédit ; ce serviteur respectueux de la règle classique ose prendre dans la Légende Dorée du bouddhisme un saint et un martyr pour en faire le héros du Nāgānanda, au risque de ménager « aux Saumaises futurs » les pires des « tortures » ; commentateurs et théoriciens chercheront en vain dans les catégories prévues où classer cet original qui, le jour même de ses noces, commet la folie de s’offrir en sacrifice pour épargner à une mère la douleur de perdre son jeune fils, réclamé par une sorte de Minotaure. Harṣa avait trop de goût — j’entends au point de vue indien — pour pousser jusqu’au noir le tragique de l’action ; même en pareil sujet, c’est encore le plaisant, le galant, le spirituel qui dominent ; pourtant, à l’occasion, le roi-poète a su trouver des accents sincères pour exprimer la tendresse maternelle, l’amour filial, l’ivresse du sacrifice volontaire. Au reste, tout finit bien, comme la poétique l’exige, et le jeune prince martyr ressuscite par la grâce de la déesse Gaurī, l’épouse de Çiva. Outre ces drames, deux hymnes d’inspiration bouddhique se donnent aussi comme des œuvres de Harṣa.

La religion de Harṣa est comme son art, toute en nuance. Hiuan-tsang le représente comme un bouddhiste zélé ; Bāṇa, qui est brahmane, le montre qui prend l’engagement d’entrer dans les ordres de l’église bouddhique au terme de sa carrière. Et pourtant sur ses inscriptions, dont l’une porte la signature autographe du roi, tracée en caractères dont le plus novice graphologue apprécierait la grâce un peu mièvre, il se donne comme le premier des adorateurs de Çiva (Maheçvara) « compatissant aux créatures comme Maheçvara », tandis qu’il désigne son frère aîné, le défunt Rājyavardhana, comme le premier des adorateurs du Bouddha (Sugata) « heureux seulement d’être utile à autrui, comme le Bouddha », et son père Prabhākaravardhana comme le premier des adorateurs du soleil (Āditya) « dissipant la souffrance des vivants, comme le soleil ». En réalité, l’âme religieuse de l’Inde s’épanouit pleinement chez lui, comme chez un Açoka. Ce serait faire tort à ces princes que de vanter leur tolérance. La hauteur de l’esprit s’y combine étrangement avec l’excès de la crédulité. Absolue, suprême ou souveraine, la divinité d’adoption n’en laisse pas moins de la place à d’autres puissances qu’il serait imprudent de heurter. Lors de l’assemblée quinquennale tenue à Kanyākubja en présence de Hiuan-tsang, le roi avait convoqué « les çramanes, les brahmanes, les sectaires hérétiques ». « On y vit assemblés trois mille religieux bouddhistes, deux mille brahmanes et jainas. » Harṣa se rend ensuite à Prayāga (Allahabad), lieu consacré par la tradition aux pieuses aumônes. Il y convoque « les çramanes, les hérétiques, les jainas, les pauvres, les orphelins, les gens sans famille ». Le premier jour des fêtes est consacré au culte du Bouddha, le second au Soleil, le troisième à Çiva (Īçvara) ; puis vient le tour des autres sectes. Sa bienfaisance veut s’exercer au profit de tous. « Dans les villes grandes et petites des cinq Indes, dans les villages, dans les carrefours, au croisement des chemins, il fit bâtir des maisons de secours où l’on déposait des aliments, des breuvages et des médicaments pour les donner en aumône aux voyageurs, aux pauvres, aux indigents. Ces distributions charitables ne cessaient jamais. »

Sous les auspices d’un pareil roi, la littérature, les arts, le savoir brillent d’un éclat splendide. La cour de Harṣa réunit deux écrivains fameux : Bāṇa, le biographe du roi et surtout le charmant auteur de Kādambarī, roman d’affabulation banale, mais merveille de style, d’imagination, de fantaisie, d’esprit ; Mayūra, qu’un hymne au Soleil a sauvé de l’oubli. C’est aussi l’époque où fleurit Bhartṛhari, une des figures qui symbolisent le plus parfaitement l’Inde, grammairien, philosophe, moraliste, poète exquis de l’amour, de l’expérience et du renoncement. Le brahmanisme, toujours dispersé, a partout des écoles et des collèges, le bouddhisme, hiérarchique et centralisé, a une véritable Université à Nālandā, non loin de Gayā qui vit l’illumination du Bouddha. Nālandā est une vaste construction ; on y compte huit grandes salles et trois cents appartements. De l’Asie entière affluent les visiteurs, impatients d’entendre les grands maîtres. Mais n’entre pas qui veut. « Si un homme d’un autre pays veut entrer et prendre part aux conférences, le gardien de la porte lui adresse des questions difficiles. Le plus grand nombre est réduit au silence et s’en retourne ; il faut avoir approfondi les livres anciens et modernes pour obtenir d’y entrer. En conséquence, les étudiants qui voyagent pour leur instruction ont à discuter longuement pour montrer leur capacité ; il y en a toujours sept ou huit sur dix qui se voient éliminés. Si les deux ou trois autres ont paru instruits, on les interroge tour à tour au milieu de l’assemblée, et l’on ne manque point de briser la pointe de leur esprit ; mais ceux qui ont un talent élevé et une vaste érudition, une forte mémoire et une grande capacité associent leur gloire à celle de leurs devanciers. »

Pour les arts, s’il ne reste pas dans l’Inde du nord de monuments de Harṣa, son rival Pulikeçin nous a légué presque intact, dans les grottes d’Ajanta (sud de la Tapti moyenne), un ensemble de constructions souterraines où l’architecture, la sculpture, la peinture atteignent leur apogée. Ce genre de constructions qui a doté l’Inde de tant de chefs d’œuvre, n’a rien créé de plus magnifique. Les fresques d’Ajanta sont maintenant célèbres dans l’histoire de l’art ; elles commandent en grande partie le développement de la peinture dans tout l’Extrême-Orient. Qu’il s’agisse du paysage, de la personne humaine, des animaux, des fleurs, du décor, des scènes historiques ou édifiantes, on peut leur appliquer ce qu’un peintre anglais chargé d’en prendre des copies écrivait après un long examen : « la nature et la convention s’y marient si harmonieusement qu’on est saisi de la plus haute admiration ». Sur la côte orientale, où les Pallava viennent de créer, eux aussi, un état puissant avec Kāñcī (Conjeveram) pour capitale, Narasiṃhavarman, contemporain, rival, et finalement vainqueur de Pulikeçin, édifie à Mavalipuram (entre Pondichéry et Madras) ces temples monolithes des Sept Pagodes et sculpte sur les rochers de grandes scènes en bas-relief, entre autres le morceau célèbre sous le nom plus ou moins justifié de la Pénitence d’Arjuna.

Entre 600 et 650, l’Inde de Harṣa et de Pulikeçin est véritablement la fleur du monde. Ni la Byzance d’Héraclius, ni la Perse de Chosroès Parvīz, ni la Chine des T’ang ne la surpassent en éclat, en puissance, en prospérité, en affinement. Elle a retrouvé sa place dans la politique de l’Asie. Pulikeçin cherche à s’appuyer sur la Perse, il écrit à un fils de Chosroès, Shirū, pour lui proposer une alliance. Harṣa cherche à se concilier la Chine, il envoie par un brahmane une lettre au Fils du Ciel, T’ai-tsong ; une mission officielle, conduite par Li Yi-piao, vient lui porter la réponse à la fin de 643. Mais une fois de plus va se manifester la fragilité ordinaire des empires indiens, fondés uniquement sur l’énergie d’un chef, sans un appareil d’institutions permanentes aptes à fonctionner par leur propre jeu. Pulikeçin, à la fin de son règne, succombe sous l’attaque des Pallava (de Kāñcī, Conjeveram) qu’il a si souvent vaincus ; le Pallava Narasiṃhavarman s’empare à son tour de la capitale de son adversaire (Vātāpi = Badami), la livre au pillage, et probablement met à mort l’ennemi de sa race. Les dernières années de Harṣa rappellent la fin d’Açoka, qui semblait avoir ressuscité en lui. Hiuan-tsang avait été témoin d’un attentat contre la vie du prince. « Tout à coup un homme étrange courut à sa rencontre, le poignard à la main. Le roi vivement pressé fit quelques pas en arrière et remonta l’escalier ; puis, se baissant il saisit cet homme pour le livrer aux magistrats… Tous les rois demandèrent qu’on exterminât cet homme. Mais le roi, sans laisser percer dans ses traits la moindre colère, défendit qu’on le mît à mort. Il l’interrogea lui-même en ces termes : Quel mal vous ai-je fait pour que vous ayez commis un tel attentat ? » Le coupable prétend qu’il s’est laissé entraîner par les brahmanes, jaloux des faveurs que recevaient les moines bouddhiques. « Ils avaient lancé une flèche incendiaire qui avait mis le feu à la tour espérant que, par suite des efforts qu’on ferait pour éteindre le feu, la foule se disperserait en désordre, et ils voulaient profiter de ce moment pour tuer le roi. »

L’observateur perspicace qu’était Hiuan-tsang avait deviné à des indices de ce genre, l’approche d’une catastrophe. Un songe qu’il eut pendant qu’il résidait à Nālandā montre bien les préoccupations confuses qui le hantaient. « Les cellules étaient vides et désertes, et les cours sales et infectes étaient remplies de buffles qu’on y avait attachés ; on n’y voyait plus ni religieux ni novices. Le maître de la Loi [Hiuan-tsang] vit… au quatrième étage d’une tour un homme de couleur d’or, et dont le visage grave et sévère répandait une lumière éclatante. Transporté d’une joie intérieure, il voulut monter ; mais ne trouvant aucune voie pour s’élever jusque-là, il pria ce saint personnage de daigner s’abaisser et de l’amener jusqu’à lui. Celui-ci lui dit : Je suis le Bodhisattva Mañjuçrī [le patron du bouddhisme chinois], vos péchés passés ne vous permettent pas encore de venir. Alors étendant la main et lui indiquant un point au-delà du couvent : Regardez cela, lui dit-il. Le maître de la Loi, suivant la direction de son doigt, regarda dans le lointain, au-delà du couvent. Il vit un vaste incendie qui dévorait les villages et les villes, et les eut bientôt réduits en cendres. Bientôt, lui dit le personnage de couleur d’or, vous reviendrez dans cet endroit. Dans dix ans d’ici, le roi Çīlāditya (Harṣa) doit mourir. L’Inde entière sera en proie à des troubles affreux et des hommes pervers se feront une guerre acharnée. Souvenez-vous bien de mes paroles. » Vision et prophétie devaient se réaliser.