L’Inde civilisatrice/Chapitre X

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Librairie d’Amérique et d’Orient (p. 237-262).

X

L’INDE CIVILISATRICE
VOIE DE TERRE : TIBET ET SÉRINDE

En 647, une nouvelle mission chinoise arrivait au Magadha sous le commandement d’un fonctionnaire nommé Wang Hiuan-ts’ö qui avait fait déjà partie de la mission Li Yi-piao. Ils trouvèrent le royaume en pleine anarchie. Le roi Harṣa était mort ; un ministre, officiellement désigné en chinois sous le nom d’A-lo-na-chouen (qui transcrit probablement le nom sanscrit Arjuna) avait usurpé le pouvoir. Il eut l’impudence de braver la Chine, que son éloignement semblait rendre peu redoutable. La mission qui n’avait qu’une escorte de trente cavaliers fut massacrée tout entière, et ses richesses livrées au pillage. Wang Hiuan-ts’ö put s’enfuir, à la faveur des ténèbres ; il réussit à gagner le Tibet, et de là il appela aux armes les pays voisins. Le Tibet fournit un millier de soldats, le Népal sept mille cavaliers ; à la tête de ces forces, l’envoyé chinois vient attaquer A-lo-na-chouen dans sa capitale. La bataille se prolongea trois jours ; les pertes furent considérables ; 3 000 hommes furent décapités ; près de 10 000 personnes tombèrent dans l’eau et s’y noyèrent. A-lo-na-chouen qui s’est échappé avec sa smala, est rejoint, battu, pris. 12 000 captifs, 30 000 têtes de bétail restent entre les mains du vainqueur. Wang Hiuan-ts’ö ramena le souverain prisonnier à la cour impériale, en 648. L’empereur T’ai-tsong mourut l’année suivante. Un mausolée lui fut élevé précédé d’une avenue que bordaient les statues des rois soumis : un prince hindou, le successeur illégitime de Harṣa, A-lo-na-chouen y figurait à côté du roi du Tibet Srong-btsan Sgam-po, des rois de Koutcha, de Tourfan, etc.

L’épisode de Wang-Hiuan-ts’ö et d’A-lo-na-chouen condense en un raccourci saisissant la transformation soudaine d’un monde entier. L’humiliation politique de l’Inde va de pair avec la création sur ses frontières d’une puissance nouvelle qui va contribuer à étendre le domaine déjà si vaste de la civilisation indienne. Les immenses plateaux qui s’étalent sur le versant nord de l’Himalaya à des altitudes formidables, entre 3 000 et 5 000 mètres, bordés sur leur pourtour entier par des massifs gigantesques qui les isolent de la Chine, de la Sérinde et de l’Inde, n’avaient été longtemps habités que par des peuplades sauvages de pâtres, disséminées dans le creux des vallées, sans cohésion, absorbées par le souci de leur misérable existence. Au début du viie siècle, un barbare de génie groupe ces éléments épars, les organise en nation, leur impose de force une civilisation qu’il crée de toutes pièces, et fait trembler autour de lui les souverains les plus redoutés. Srong-btsan Sgam-po tient à la fois de Clovis, de Charlemagne et de Pierre le Grand. Il se tourne d’abord du côté de l’Inde. Sur le versant sud de l’Himalaya s’était constitué depuis plusieurs siècles un royaume florissant qui occupait les montagnes entre les pays cachemiriens et l’Assam ; sous une dynastie qui prétendait se rattacher au clan aristocratique des Licchavi, fameux dans la tradition du Bouddhisme, le Népal était devenu un foyer brillant de littérature et d’art ; brahmanes et bouddhistes y avaient des couvents, des bibliothèques, des docteurs ; on y montrait de vieux monuments, des hémisphères de terre soutenus par une plinthe de briques, que la tradition vénérait comme l’œuvre du grand et pieux empereur Açoka. Le prince qui régnait au moment où Srong-btsan Sgam-po prenait le pouvoir était un soldat de fortune qui avait forcé l’entrée de la famille royale ; mais il avait aussi la réputation d’un savant versé dans la connaissance de la grammaire sanscrite. Il s’appelait Aṃçuvarman. L’orgueil du petit potentat, qui se piquait d’appartenir à la noble caste des kṣatriya, dut se plier à la plus infamante des mésalliances. Il céda sa fille en mariage à Srong-btsan Sgam-po. La princesse népalaise, devenue reine du Tibet, amena avec elle ses dieux, ses prêtres, toute sa cour ; bouddhiste zélée, elle eut bientôt fait de convertir son époux, d’élever des temples et des statues ; une cathédrale fut édifiée à Lhasa, sur le modèle, dit-on, du fameux monastère de Vikramaçīla au Magadha. La langue tibétaine, qui n’était encore qu’un parler barbare, se transforma par la volonté du despote pour exprimer les sentiments les plus délicats, les conceptions les plus abstruses de la doctrine bouddhique. Avant tout, il fallut la pourvoir d’un système d’écriture ; ce fut aussi au monde indien que Srong-btsan l’emprunta. Thon-mi Sambhoṭa fut envoyé en mission, les uns disent au Magadha, les autres, au Cachemire, pour en rapporter un alphabet ; il rencontra un brahmane complaisant qui lui apprit à écrire et l’aida à élaborer un alphabet adapté du sanscrit et susceptible de rendre les sons particuliers du tibétain. Les découvertes réalisées depuis le commencement de ce siècle en Asie Centrale ont permis d’interpréter la légende en la corrigeant ; il est vraisemblable que l’alphabet tibétain ne sort pas directement d’un modèle tiré de l’Inde propre, mais qu’il imite un des alphabets d’origine indienne introduits en Sérinde par le bouddhisme, et notamment l’alphabet de Khotan. L’avenir montrera sans doute que la Sérinde a dès le début, concurremment avec l’Inde propre, exercé une influence décisive sur la formation de la culture tibétaine.

Fort de son alliance matrimoniale avec le Népal, qui lui a valu les ressources de la technique indienne, Srong-btsan Sgam-po ose se mesurer avec la puissance des T’ang, qui viennent de rendre à la Chine le prestige et la force qu’elle avait connus sous la dynastie des Han. La région de Koukou-nor et du Sseu-tch’ouan est un des points faibles de la frontière chinoise ; c’est le domaine des tribus turbulentes, indociles, toujours prêtes à se soulever contre une autorité imposée de trop loin. Srong-btsan y conduit une armée que les Annales chinoises évaluent à 200 000 hommes ; pour se retirer, il exige la main d’une princesse impériale de la famille des T’ang. T’ai-tsong dut s’incliner à son tour. La princesse Wen-tch’eng fut accordée, elle fut amenée en grande pompe, escortée d’une suite nombreuse. Aussi zélée pour le culte du Bouddha que la princesse népalaise, et soucieuse de servir les intérêts de l’empire chinois, elle s’employa par tous les moyens à introduire et à propager l’église bouddhique de la Chine sur les vastes domaines de son époux. Elle eut, elle aussi, sa statue sacrée du Bouddha, qui fit concurrence à l’image sacrée qu’avait apportée la fille d’Aṃçuvarman ; elle eut son église, édifiée dans le style chinois, elle eut ses docteurs et ses lettrés. Les Annales chinoises résument ainsi l’action de la princesse : « Après son mariage avec Wen-tch’eng, Srong-btsan Sgam-po construisit une ville, et dans l’intérieur des murs un palais qu’il destinait comme résidence à son épouse. Les Tibétains avaient l’habitude de se peindre la figure en rouge ; la princesse en fut choquée. Srong-btsan l’interdit désormais à ses sujets. Il abandonna son feutre, ses peaux, se vêtit de brocart et de soie, et copia peu à peu la civilisation chinoise. Il envoya aussi les enfants de la noblesse et des gros marchands étudier les classiques chinois, et il invita des lettrés chinois à composer les rapports officiels qu’il envoyait à l’empereur. » L’Inde, comme toujours, n’a pas de témoignage à mettre en parallèle, mais ce qui est rapporté de l’épouse chinoise s’applique également sans doute à l’épouse népalaise. La dévotion populaire, reconnaissante envers l’une comme envers l’autre, les a associées toutes les deux dans un même culte, comme deux incarnations de la déesse Tārā « la déesse qui sauve », la Népalaise est la Tārā verte (le vert est le symbole du foncé), la Chinoise est la Tārā blanche. Mais Srong-btsan était un esprit trop positif pour traiter sur le même pied la famille de ses deux épouses. S’il acceptait d’être le vassal du Fils du Ciel, il se tenait pour le suzerain du Népal. Après sa victoire remportée par les contingents tibétains et népalais sous les ordres de l’envoyé chinois dans l’Inde, le roi de Lhasa s’empressa d’envoyer à l’empereur de Chine un message de félicitations où il s’attribuait le mérite du succès ; il réclamait en récompense des œufs de vers à soie, des pressoirs pour faire le vin, et des ouvriers pour fabriquer le papier et l’encre. Peu après, il mourait (650). T’ai-tsong l’avait précédé d’un an dans la tombe.

Après Srong-btsan Sgam-po, la puissance tibétaine continue à se développer. Quand son successeur meurt, en 679, le royaume s’étend du Sseu-tch’ouan à Koutcha et Kachgar, au Pamir et à l’Inde. « Depuis le temps des Han et des Wei, il n’y avait pas eu de peuple si puissant parmi les nations de l’Ouest » ; les Annales des T’ang en font loyalement l’aveu. Soumise au Tibet, la Sérinde exerce une influence active sur le bouddhisme tibétain. La tradition locale rapporte que sous le règne de Khri-lde Btsan-brtan, on apporta du pays de Khotan (Li-yul) au Tibet un grand nombre d’objets sacrés de provenance miraculeuse, et aussi plusieurs textes de religion et de médecine furent traduits en tibétain. Mais l’entreprise systématique de traductions ne commença réellement que sous l’héritier de ce prince, le glorieux Khri-srong lde-btsan, issu d’un mariage avec une princesse chinoise. La vieille religion indigène, désignée sous le nom de « Bon », avait essayé de mettre à profit la jeunesse du nouveau roi, encore mineur, pour tirer une revanche terrible du bouddhisme qui l’avait si complètement éclipsée. La piété de Khri-srong lde-btsan eut bientôt raison de ce mouvement xénophobe, qui réclamait l’expulsion des missionnaires chinois et népalais. Il adressa des invitations aux moines les plus réputés de la Chine, de l’Inde, du Népal, du Cachemire ; il envoya une mission spéciale au Magadha pour en ramener Çānti-rakṣita, une des gloires de l’école de Nālandā. Mais toutes les ressources de la scolastique dont disposait ce docteur furent impuissantes contre les mauvais génies qui s’acharnaient alors sur le Tibet pour se venger des succès du bouddhisme. Çānti-rakṣita comprit que le bouddhisme des universités n’était pas fait pour un peuple à peine dégagé de la sauvagerie, ni pour un pays si âpre et si sévère. Sur les extrêmes confins nord-ouest de l’Inde, enfoncé comme un coin au creux des plus hautes chaînes, entre l’Hindou-Kouch et le Pamir, le pays d’Oḍḍiyāna (le Svāt actuel) avait édifié sur les bases de l’enseignement du Bouddha un système savant de magie, assez analogue par son inspiration et ses pratiques au chamanisme des régions sibériennes, plus occupé des démons à subjuguer que des dieux à adorer ; l’extase et la possession y jouaient un rôle prédominant. Le sanscrit de la haute littérature y cousinait avec des parlers montagnards de famille incertaine, élevés eux aussi à la dignité de langue sacrée. Le théologien de Nālandā eut la sagesse d’orienter de ce côté la dévotion du roi tibétain. Khri-srong lde-btsan chargea deux de ses ministres d’aller au pays d’Oḍḍiyāna pour en ramener Padmasambhava, le fils du roi du pays, qui passait pour le plus puissant des magiciens. Le prince était déjà en route, sur la frontière occidentale du Tibet, quand les messagers le rencontrèrent. Il les suivit. Sur ses conseils, sanctionnés par l’approbation de Çānti-rakṣita, le roi construisit (vers 770) le monastère de Sam-ye (proprement : Bsam-yas), qui subsiste encore aujourd’hui, riche de souvenirs et de trésors du passé, sans avoir rien perdu de son prestige séculaire. Il est situé à une cinquantaine de kilomètres de Lhasa, à une altitude de près de 4 000 mètres ; c’est, d’après la tradition, une copie du monastère d’Oṭantapurī, au Magadha ; c’est aussi le premier monastère élevé au Tibet. Pour organiser la vie ecclésiastique selon les règles, Khri-srong fit venir encore du Magadha douze moines de l’école Sarvāstivādin, qui formèrent un premier chapitre et conférèrent l’ordination à des novices soigneusement choisis. Il manda aussi de la Chine, de l’Inde, du Népal, du Cachemire des religieux et des lettrés qu’il installa dans des écoles et des ermitages. Alors commença, dans une sorte d’emportement d’enthousiasme, un immense travail de traduction des textes indiens, sous la direction des maîtres hindous, avec la collaboration des élèves tibétains instruits dans les écoles de l’Inde et rentrés au pays natal, ou formés sur place par les missionnaires installés au Tibet. La besogne se poursuivit à travers les révolutions et les persécutions, avec le même enthousiasme, la même application, la même méthode, les mêmes procédés, jusqu’au xive siècle ; l’œuvre fut alors ordonnée en canon, et répartie en deux collections : le Kanjour (proprement Bkao-’gyur, « prescription »), qui comprend la masse des œuvres considérées comme la parole même du Bouddha, le Tanjour (proprement Bstan-’gyur, « enseignement »), qui constitue une espèce de patristique. Mais la piété des bouddhistes tibétains ne s’alimentait pas seulement d’ouvrages édifiants ; elle réclamait à l’Inde toutes les ressources de ses sciences. Le Tanjour n’est pas seulement une bibliothèque d’hymnes, de théologie, de scolastique, de commentaires et de gloses ; on y trouve des récits pieux, des contes moraux, un drame religieux ; on y a même incorporé deux systèmes de grammaire sanscrite, celui de Candra et celui de Kātantra ; un traité de métrique, le Chandoratnākara ; un traité de poétique, le Kāvyādarça de Daṇḍin ; le vocabulaire sanscrit d’Amara, même un des chefs d’œuvres de Kālidāsa, la délicieuse élégie du Meghadūta. La médecine, et même l’art vétérinaire de l’Inde, y sont représentés par leurs œuvres classiques. Il convient d’accorder une mention spéciale à la singulière et précieuse compilation de la (Mahā) Vyutpatti où sont réunis, classés par catégories, les termes techniques du bouddhisme indien, noms, mots, formules, tables des matières, etc., avec leurs équivalents tibétains. Le travail date du règne de Khri-srong lde-btsan ; il a pour auteur des savants de l’Inde occidentale : Jinamitra, Surendrabodhi, Çīlendrabodhi, Dānaçila, Bodhimitra, assistés d’interprètes (lo-tsa-ba) tibétains, désignés eux aussi en religion par des noms sanscrits : Ratnarakṣita, Jñānasena, etc. La Vyutpatti a servi de base aux traductions ultérieures ; les équivalents qu’elle a enregistrés sont restés définitivement consacrés. Plus tard, elle a été accrue de compléments chinois, mongols, mandchous, et elle a fini par former un vaste dictionnaire pentaglotte qui a facilité aux savants occidentaux l’accès des textes bouddhiques et qui demeure encore un des instruments les plus utiles à leur service.

Devant une pareille invasion de savants et de lettrés, Padmasambhava disparaît ; la légende dit : miraculeusement. Mais l’école des Tantra, l’école de la magie dont il est le héros, ne s’en perpétue pas moins au Tibet ; elle répond trop bien aux véritables besoins religieux du pays. La décadence du bouddhisme lui donne un regain de vitalité ; quand Tsong-kha-pa vient vers la fin du xive siècle réformer l’Église par la création de la secte Jaune, il est obligé de laisser dans ses couvents et ses temples une place à la secte Rouge, héritière de l’enseignement de Padmasambhava.

La Chine avait encore tenté un effort pour arracher à l’Inde la suprême direction du bouddhisme tibétain. Avant la fin du règne de Khri-srong lde-btsan, un maître chinois du nom de Mahāyāna, adepte de l’école nihiliste des Çūnyatāvādin, visite le Tibet et y remporte une série de triomphes. Mais Çānti-rakṣita, toujours vigilant auprès du roi, le décide à faire venir du Magadha le docteur Kamalaçīla ; une joute dialectique en présence du roi confirme la supériorité de l’enseignement indien, et le Chinois vaincu est banni du Tibet.

Un domaine de propagande presque illimité semblait à nouveau s’ouvrir devant les apôtres de la civilisation indienne ; l’Église du Magadha put croire au retour prochain des jours d’Açoka et de Kaniṣka. Le Tibet dominait l’Asie Centrale, empiétait sur la Chine ; la capitale impériale était occupée par les Tibétains en 763, et le Fils du Ciel réduit à une fuite humiliante. En 790 la capitale des Turcs, la « Cour du Nord », dans le voisinage de Goutchen, au nord du T’ien-chan, subissait le même sort. La langue tibétaine, véhicule de la pensée et de la science indiennes, s’imposait comme langue de culture du Sseu-tch’ouan et du Yun-nan au Pamir, de l’Himalaya jusqu’aux steppes septentrionales. Mais ces éclatants succès présageaient en réalité la ruine prochaine. Le royaume de Nan-tchao, qui avait assisté les Tibétains dans leurs entreprises contre la Chine des T’ang, infligeait à ses alliés de sanglantes défaites. Sur les ruines de l’empire ouigour, au nord, de nouveaux royaumes turcs s’étaient constitués. Sur les marches orientales de la Chine propre, autour du cours supérieur du Houang-ho, des soldats de fortune, tibétains ou tartares, avaient fondé des états indépendants. Au Tibet même, une réaction formidable s’était déchaînée contre le bouddhisme sous le second successeur de Khri-srong lde-btsan, Glang dar-ma. Ce prince féroce, le Néron et l’Antéchrist de l’église tibétaine, offre aux moines le choix entre la rupture du célibat ou l’exil ; il brûle ou noie les textes sacrés, ferme les temples qu’il n’ose pas incendier, et finit par périr sous la flèche d’un fanatique. La royauté meurt avec lui ; le Tibet retourne à l’état féodal. L’église met un siècle à se relever de ces coups terribles ; c’est encore avec le concours de l’Inde qu’elle se ranime. La vallée du Gange jouissait alors de la paix, de l’ordre et de la prospérité, sous la protection de la pieuse dynastie des Pāla ; dans les couvents peuplés de moines studieux, on copiait avec amour les textes sacrés ; des manuscrits contemporains de cette renaissance se sont conservés jusqu’aujourd’hui, attestant l’art délicat des calligraphes et des miniaturistes. Les premiers pionniers de la restauration bouddhique allèrent au Népal chercher des textes sacrés avec l’interprétation orthodoxe ; mais le « lama royal » (lha bla-ma, investi de l’autorité temporelle et religieuse) Ye-çes’od voulut régénérer l’Église au foyer même des études, dans l’Inde propre. Il choisit quatorze jeunes gens bien doués qu’il envoya en mission avec ce programme : « Rassemblez les meilleurs savants ; rapportez les saints préceptes ; enfin rapportez les saintes images et les ouvrages rares les plus estimés ». Un petit nombre des envoyés revint au pays, les autres succombèrent en voyage. Le travail de traductions put reprendre ; les savants d’outre-Himalaya, en particulier ceux du Cachemire et du Népal, apprirent de nouveau le chemin du Tibet. L’an 1042 marque l’arrivée du plus glorieux et du dernier des grands missionnaires passés de l’Inde au Tibet, Atīça, désigné en religion sous le nom de Dīpankara Çrījñāna. La légende a fait de sa vie un roman ; il naît dans une famille royale, se marie, a des enfants, étudie, possède à vingt-et-un ans toutes les sciences profanes. Mais il dédaigne les succès du monde, et part à la recherche de la vérité suprême ; il se fait initier à la doctrine des Tantra et acquiert les formules magiques. À vingt-neuf ans, il entre au monastère d’Oṭantapurī au Magadha, s’engage dans les ordres ; il étudie le Yoga sous un moine de l’école Mahāsānghika. Il part ensuite au Suvarṇa-dvīpa, sur la côte orientale du golfe du Bengale, où il séjourne douze ans, revient au Magadha, s’installe au couvent de Vikramaçīla, la plus brillante université bouddhique de ce temps ; c’est là que les envoyés d’un prince tibétain viennent le solliciter de visiter leur pays ; il consent, et se met en route à l’âge de cinquante-neuf ans ; il passe par le Népal, y séjourne un an et y fonde un monastère ; de là, il se rend au Nga-ris, y enseigne la doctrine des Sūtra et celle des Tantra, y compose en sanscrit un ouvrage, le Bodhisattva-pathapradīpa « la lampe qui éclaire le chemin des Bodhisattva », qui est aussitôt traduit en tibétain ; puis il voyage à travers tout le Tibet, reçu comme une divinité par tous les princes de la contrée, et meurt enfin à l’âge de soixante-treize ans. L’église du Tibet le vénère comme un de ses trois grands saints, à l’égal de Nāgārjuna, tenu pour le fondateur du Grand Véhicule et de Tsong-kha-pa, le réformateur inspiré par Nāgārjuna. Il est le véritable ancêtre du système de théocratie auquel on donne encore le nom de lamaïsme, et que les empereurs mongols consacrèrent officiellement deux siècles plus tard ; sa secte, l’école Bka’-gdams-pa, avait reçu de lui la forte organisation hiérarchique qu’il avait apportée des couvents indiens. Ainsi le Tibet, qui avait reçu de l’Inde ses dieux et ses livres saints, dut encore à l’Inde le germe de l’organisation politique qui s’y est perpétuée jusqu’à présent.

Après Atīça, l’Inde cesse d’agir sur le Tibet ; absorbée dans sa lutte contre les Musulmans, qui atteignent le Bengale à l’aube du xiiie siècle, elle voit ses propres couvents pillés et détruits, ses moines massacrés, le bouddhisme anéanti. Mais, pendant ce même siècle, les empereurs mongols, protecteurs dévots de l’église tibétaine, ouvrent à son expansion un domaine qui déborde l’immense Asie. Aujourd’hui encore, de Pékin à la Volga, du Baïkal au Sikkim, bonzes et médecins étudient le traitement des âmes et des corps dans les livres tibétains, traduits ou inspirés d’originaux hindous.

Dans sa brusque expansion au cours du viie siècle, le Tibet avait rencontré dans l’Asie intérieure d’autres foyers de civilisation passés longtemps avant lui dans le rayonnement de la culture hindoue. Entre le Pamir à l’ouest, le Karakoroum, le Koun-loun et l’Altyn-Tagh au sud, le T’ien-chan au nord, l’Alachan et les sources du Houang-ho à l’est, s’étend un immense plateau désertique, sablonneux, plus isolé du monde que les plateaux tibétains eux-mêmes. Les fleuves du Tibet, nés sur le versant septentrional de l’Himalaya, réussissent à forcer de part et d’autre la muraille des montagnes et s’acheminent jusqu’à la mer des Indes, encadrant le continent indien entre l’Indus à l’ouest, le Brahmapoutre à l’est. Ici, un bassin fermé, un fleuve puissant, le Tarim, qui draine l’écoulement des plus hautes montagnes du globe, et qui va finir misérablement, épuisé par l’éponge des sables, dans les marais salés du Lob nor. Sur le cours supérieur des affluents qui forment le Tarim, vers le pied des montagnes, aux points où les torrents descendus des glaciers se métamorphosent en rivières, un chapelet d’oasis créées par la nature, mais que le travail de l’homme peut enrichir par l’irrigation. C’est le « Turkestan Chinois » de nos cartes, une des régions, en apparence les plus étrangères aux préoccupations de l’humanité actuelle ; une population de langue turque et d’affinités turques y mène une sorte de vie rudimentaire sous le contrôle de l’administration chinoise. Et pourtant ce double couloir allongé d’ouest en est, pressé entre les glaces, les roches et les dunes, a joué un rôle capital dans l’histoire humaine ; avant que les mers subjuguées eussent ouvert de l’Europe à l’Extrême-Orient une voie facile et régulière, la Chine n’a pas eu d’autres communications avec le reste de l’Ancien Monde. C’est la route de la soie ; c’est la route de l’apostolat bouddhique ; c’est la route des armées, des trafiquants, des pélerins, des artisans inconscients ou volontaires de l’unité humaine. Les Turcs sont ici des nouveaux-venus ; à l’époque de Justinien, les Byzantins qui connaissaient de près et par expérience le monde turc, appelaient cette région d’un nom singulièrement expressif, la Sérinde, en combinant le nom classique des « peuples de la soie » (Sêr, plur. Sêres ; sericum « la soie ») avec le nom de l’Inde. « C’est que le pays, explique Procope, est généralement peuplé d’Hindous. » La culture indienne y était en effet si florissante à cette époque que plus d’un voyageur croyait y retrouver l’Inde. Et cependant, pour y parvenir de l’Inde, le chemin était réellement formidable : de palier en palier, par des gorges et des défilés à peine accessibles, il faut, de la plaine au Cachemire, du Cachemire au Ladakh, atteindre la passe de Karakoroum, à plus de 5 000 mètres, pour déboucher sur Khotan ; ou bien encore, en contournant le Cachemire à l’ouest, remonter une des vallées sauvages qui se découpent dans l’énorme massif de l’Hindou-Kouch, descendre sur le haut bassin de l’Oxus ou de ses affluents, gravir les pentes du « Toit du Monde », braver les neiges, les glaces, les avalanches, les ouragans, et dévaler enfin sur Kachgar ou sur Yarkend et Khotan. Mais ces obstacles n’étaient pas suffisants pour arrêter l’appétit du lucre, l’ambition des conquêtes, ou la ferveur de l’apostolat. Les rois grecs de la Bactriane semblent avoir poussé leurs entreprises au-delà du Pamir. Les légendes des couvents locaux rattachaient volontiers les origines à l’empereur Açoka ; un prince indien, banni de la cour du Magadha, venait s’installer outre-monts, il s’y rencontrait avec un prince chinois ; soit de leur accord, soit de leur rivalité, une ville surgissait. Les dynasties locales, au gré de leurs intérêts politiques, se réclamaient d’un aïeul indien ou d’un aïeul chinois ; tels les roitelets du K’ie-p’an-t’o (Tachkourgane ?) qui prétendaient descendre d’une princesse de Chine envoyée comme épouse au roi de Perse et miraculeusement interceptée en route.

D’où sont réellement venus les premiers habitants ? La préhistoire du pays reste à faire, et l’histoire positive ne commence qu’avec les premiers documents chinois, au milieu du iie siècle avant l’ère. Depuis quelque temps, il est vrai, la science s’est prodigieusement enrichie sur ce domaine. Après ces itinéraires ouverts par une légion de hardis voyageurs (Prjevalski, Groum Grjimaïlo, Dutreuil de Rhins, Sven Hedin, etc.), après les trouvailles de textes dues à Petrovski, Berezovski, Klementz, Weber, Bower, les explorations d’Aurel Stein, de Pelliot, de Grünwedel et von Lecoq, du comte Otani et de Tachibana ont exhumé un passé qui semblait aboli à jamais. Aussi haut que nous puissions remonter, la population est bigarrée comme la civilisation est composite. La région de Khotan, la plus voisine du monde hindou, était la plus hindouisée ; la langue courante, ou du moins en usage dans l’administration, était un pracrit, proche du sanscrit et apparenté aux parlers du Nord-Ouest de l’Inde, mais fortement imprégné d’éléments étrangers, encore mal définis, mais d’aspect surtout tibétain. La longue prépondérance du bouddhisme ne suffit pas à y sauvegarder le parler indien ; un dialecte iranien s’y implante, y fleurit, s’impose à l’Église du Bouddha. Un autre parler d’origine iranienne, primitivement propre à la Sogdiane, est porté dans toute la Sérinde par les colonies de marchands sogdiens qui y fondent des comptoirs ; le bouddhisme est obligé de consacrer le sogdien, et l’admet au titre de langue religieuse. Le long du T’ien-chan, l’apport hindou et l’apport iranien se grossissent d’un afflux hétéroclite ; au nord des montagnes, le bassin fermé de l’Ili, le bassin fermé de l’Iaxarte s’inclinent vers l’immensité des steppes où chevauchent et roulent les tribus nomades engagées dans un perpétuel voyage entre le Pacifique et la mer Noire, chaos énigmatique de races diverses : Scythes des écrivains classiques, Touraniens au regard de l’Iran, Hiong-nou (Huns), Yue-tche, Wou-souen de la géographie chinoise ; le fond en est essentiellement Turc, comme l’indique déjà suffisamment leur impuissance à créer une civilisation propre et leur souplesse à copier celle de leurs voisins ; c’est probablement au bouddhisme indien que le Turc a dû l’honneur de s’élever pour la première fois au rang d’une langue littéraire ; les sūtra bouddhiques ont été traduits en turc dans les couvents de la Sérinde ; on a même fait passer en turc la métaphysique de l’Abhidharma Koça avec la surcharge d’un commentaire. Mais, dans ce pêle-mêle des steppes, les explorateurs chinois avaient signalé des peuplades aux yeux bleus, aux cheveux roux, conformes au type que nous appelons « Aryen ». Et en effet, les fouilles de Koutcha, de Tourfan, de Karachar ont révélé la présence dans ces oasis, au cours des dix premiers siècles de l’ère, d’une population au parler aryen ; la surprise redouble encore quand on constate que ces enfants perdus de la famille indo-européenne appartiennent par des caractéristiques décisives au groupe italo-celtique ; les cousins des Latins et des Gaulois ont pénétré jusqu’aux confins du monde chinois, y ont exercé le pouvoir et y ont développé sous l’influence de l’Inde une culture brillante, dans les cadres du Bouddhisme ; leur génie, attiré vers l’Inde par des affinités instinctives, a longtemps résisté avec obstination à l’emprise de la Chine, décidément trop différente. Introduite officiellement dans la politique de la Sérinde un siècle avant l’ère, la Chine ne s’y maintient que par la force, et ses colonies précaires, suivent le sort de ses armes, tandis que l’Inde réussit à s’imposer sans recours à la violence, par le seul prestige de sa morale et de sa science. Jusqu’à l’arrivée des Musulmans qui marque ici aussi l’effondrement de l’ancien monde, l’histoire politique de la Sérinde est un chapitre de l’histoire de la Chine ; l’histoire de la civilisation appartient au domaine de la civilisation indienne.

Après la mission de Tchang K’ien et les victoires des généraux de Wou ti, la Sérinde entière reconnaît l’hégémonie chinoise. Deux routes sont officiellement ouvertes de la frontière chinoise au pays de l’Ouest, par les lignes d’oasis du nord et du sud ; elles partaient l’une et l’autre de la « Porte de Jade » (Yu-men kouan), dans le voisinage de Touen-houang (Cha-tcheou). La décadence et la fin des premiers Han ramènent l’anarchie séculaire, chaque oasis a son roi, ses intrigues, ses crimes de palais ; chaque petit potentat, jaloux de ses voisins, aspire à les soumettre et à les supplanter ; chacun fait appel au concours des grandes puissances qui se disputent la prépondérance, soit aux Hiong-nou qui redressent la tête, soit aux Ta Yue-tche qui dominent sur l’Oxus et l’Indus. Tous états minuscules qui vivent de l’agriculture et s’enrichissent du trafic des soies ; Khotan ne compte que 3 300 familles, 19 300 habitants, 2 400 soldats ; Kachgar, 1 510 familles, 8 647 habitants, 2 000 soldats ; Koutcha, qui revendique la suprématie, 6 970 familles, 81 317 âmes, 21 076 soldats pour l’ensemble de l’état. Sous les Han postérieurs, vers la fin du ier siècle après l’ère, un général, Pan Tch’ao, diplomate et tacticien de génie, joue des rivalités locales pour restaurer le pouvoir de la Chine ; les Ta Yue-tche, qui ont envoyé une grande armée à travers le Pamir, sont battus. Koutcha devient le siège du protectorat chinois (91 apr. J.-C.). Mais l’œuvre de Pan Tch’ao est éphémère ; son fils Pan Yong ne réussit à en sauvegarder qu’une partie. De 150 à 350 environ, la Sérinde reste en dehors de l’horizon chinois. Dans le conflit des dynasties qui se disputent l’Empire du Milieu et qui le dépècent, la dynastie des premiers Tsin (265-316) s’oriente à nouveau vers l’Asie Centrale ; la grande dynastie des Wei septentrionaux (386-534), d’origine tartare, maintient et resserre le contact. Mais au vie siècle, les Hephthalites, d’origine turque, qui ont ressuscité à leur profit l’empire des Kouchans à l’ouest du Pamir, réclament la suzeraineté sur toute la Sérinde jusqu’à Karachar ; les Turcs T’ou-kiue, vainqueurs des Hephthalites, créent à leur tour, après 550, un grand pouvoir qui ne tarde pas à se scinder en deux groupes antagonistes : Turcs septentrionaux et Turcs occidentaux. La dynastie des Souei (581-618), qui vise à rétablir la suprématie chinoise en Sérinde, s’applique à exploiter cette rivalité ; elle n’aboutit qu’à sa propre ruine ; les Turcs Occidentaux, sortis vainqueurs d’un long conflit, dominent depuis Tourfan jusqu’aux bords de l’Indus ; c’est sous leur protection que le pélerin Hiuan-tsang traverse toute l’Asie Centrale aux environs de 630. Bientôt les T’ou-kiue doivent céder la place aux T’ang, qui rendent à la Chine les jours glorieux des Han ; les armées de T’ai-tsong occupent Tourfan en 640, Karachar en 644, Koutcha en 648. Kao-tsong parachève l’œuvre. En 657, la Chine, après une série de victoires écrasantes, s’annexe tout le territoire des Turcs Occidentaux, qu’elle organise en protectorats : Koutcha devient le siège du protectorat de Ngan-si qui s’étend non seulement sur les « Quatre Garnisons » (Koutcha, Khotan, Kachgar et Karachar) autrement dit sur la Sérinde tout entière, mais encore sur le Tokharestan avec ses dépendances méridionales, jusqu’à l’Inde et la Perse. Dès 670, les Tibétains ont remplacé les Chinois à Khotan, à Kachgar, à Koutcha ; en 705, les Arabes entrent en Sogdiane. La Chine fait des efforts désespérés pour se dégager d’une double étreinte qui lui ferme la voie de terre vers l’Occident ; elle intrigue avec le Kapiça, avec le Cachemire. En 747, le général Kao Sien-tche réussit à conduire une armée chinoise en plein Himalaya, au Pou-lu (Baltistan et Gilgit). Mais en 751 les Arabes infligent à ce général une défaite irréparable près de la rivière Talas ; la Chine n’a plus qu’à se replier à l’intérieur de ses frontières. Les Tibétains, qui l’ont remplacée d’abord, sont bientôt chassés par les Ouigours ; avec ceux-ci s’installe le manichéisme comme religion d’état (763). Après l’an 1000, c’est l’Islam qui règne à Khotan, à Kachgar, à Koutcha, en maître exclusif et fanatique. L’ancienne Sérinde a disparu avec la civilisation qu’elle avait due en grande partie à l’Inde.

C’était l’Inde qui avait apporté dans le pays entier le premier instrument de la civilisation, l’écriture. La région de Khotan avait d’abord adopté l’alphabet kharoṣṭhī, d’origine manifestement araméenne, introduit dans le Nord-Ouest de l’Inde, de la Bactriane au Gandhāra, par les scribes de la chancellerie achéménide ; cet alphabet y servait à tous les usages, documents privés ou publics et textes sacrés. Le plus ancien manuscrit indien qui soit connu, le Dhammapada acquis par Dutreuil de Rhins est tracé dans cette écriture. Mais l’écriture de l’Inde propre, la brāhmī, n’était pas ignorée. C’est même de la brāhmī qu’on a tiré, par d’ingénieuses combinaisons, les alphabets employés à écrire les langues indigènes quand elles sont à leur tour entrées dans la littérature : le khotanais (qu’on a appelé aussi « iranien oriental » ou nord-aryen), le koutchéen et le kharacharien (désigné aussi par le nom douteux de « tokharien »). Les Iraniens ont apporté leurs écritures propres : le sogdien, même le syriaque qui est purement sémitique ; les Turcs ont introduit leur écriture runique ; enfin le chinois, porté par l’administration, le commerce et la religion bouddhique, s’était répandu partout. Dans ces petites populations hétéroclites, on était polyglotte de naissance, l’instruction et la vie pratique enrichissaient encore le fonds natal. En 788, quand Wou-k’ong passe à Koutcha, le supérieur du Temple des Lotus « parlait avec une égale netteté les langues des Quatre Garnisons (Koutcha, Kachgar, Karachar et Khotan), et de l’Inde et de la Chine ». Un tel pays était marqué pour être le berceau d’interprètes et de traducteurs au service de la propagande politique et religieuse. Le plus grand des traducteurs qui ont fait passer les textes sacrés du bouddhisme indien en Chine, Kumārajīva (mort en 413) était, on l’a vu, originaire de Koutcha ; il avait complété son instruction dans les écoles de la frontière indienne (au Ki-pin, Cachemire) ; un siècle plus tôt, dès 291, un moine de Khotan, Wou-lo-tch’a, avait traduit en chinois la Prajñā-Pāramitā en 25 000 lignes. La version de l’immense compilation intitulée Avataṃsaka est due à deux moines khotanais, Çikṣānanda et Devendraprajñā (entre 689 et 700) ; un prince royal de Khotan, envoyé comme otage en Chine, y entre dans les ordres et traduit quatre ouvrages en 707. De Chine on venait dans les couvents sérindiens s’initier aux langues indiennes, à l’explication des textes sacrés dans leur forme originale ; on venait y chercher des manuscrits, en copier. Des légions de scribes s’occupaient à reproduire les ouvrages qu’on apportait de l’Inde ; les fouilles des vingt dernières années ont remis au jour les débris d’une immense littérature sanscrite : discipline monastique (Vinaya), grammaire (école du Kātantra), stances du Bouddha (Dharmapada, Udānavarga), hymnes (de Mātṛceṭa, etc.), sūtra des Anciennes Collections (Āgama) ou de l’époque secondaire, formules magiques (dhāraṇī), poèmes (Buddhacaritaetc.), drames (Çāriputra-prakaraṇa d’Açvaghosa, etc.), traités médicaux. Les voyageurs chinois, étudiants, pélerins, fonctionnaires, recherchaient ces copies pour les rapporter dans leur patrie, soit comme de pieuses curiosités, soit pour y être traduites en langue chinoise, soit encore pour améliorer par collation les textes déjà connus. Les couvents japonais nous ont conservé un dictionnaire sanscrit-chinois composé par un moine d’un couvent de Koutcha. Mais on ne se bornait pas dans les couvents de la Sérinde à copier, à lire, à étudier les ouvrages sacrés ou profanes venus du dehors. Le bouddhisme, fidèle à son inspiration primitive, avait utilisé pour sa propagande les parlers indigènes ; on traduisait les textes saints avec une fidélité littérale ; nous disposons de véritables « mot à mot » qui servent de base à nos déchiffrements comme ils avaient autrefois servi de base à l’enseignement. Souvent aussi on adaptait les originaux en prose ou en vers, selon le cas. Mais on n’hésitait pas à donner aussi des productions originales ; dans bien des cas, sans doute, il se peut que l’original sanscrit nous soit inconnu et nous reste inconnu ; mais un genre littéraire, tout au moins, se décèle comme franchement local : ce sont les yātrā, ces « mystères » joués à l’occasion des grandes fêtes religieuses, au cours des processions qui déroulaient leur faste artistique de couvent à couvent, à travers les grandes villes. Enfin la confusion des races et des confessions y faisait surgir aussi des productions moins honorables, des textes remaniés, altérés, ou même forgés de toutes pièces, qui choquaient l’orthodoxie et provoquaient parfois des répressions sévères : tel ce prétendu sūtra sur les Six Perfections qu’un moine de l’Inde, Prājña, avait traduit en chinois avec la collaboration d’un moine chrétien, Adam, Iranien d’origine ; un décret impérial exclut du Canon cette production trop suspecte.

Les arts n’étaient pas moins cultivés que les lettres dans ces oasis dispersées. Le long des deux routes du Nord et du Sud se dressent encore des ruines de grands stūpa ; les fouilles ont révélé la richesse et la variété de la décoration qui les embellissait jadis ; la statuaire avait multiplié les images ; la peinture avait couvert les surfaces de fresques éclatantes où une technique savante des couleurs se met au service des vastes compositions ordonnées avec un goût admirable. Surprenantes par leur valeur, ces œuvres d’art le sont plus encore par les évocations qu’elles suscitent. Les types, les draperies se soudent à l’art hellénique ou hellénistique par l’intermédiaire du Gandhāra et de la Bactriane, et présagent l’art des Wei qui donne tant de chefs-d’œuvre à la Chine du cinquième au sixième siècle. Et les fresques se relient de même à Pompéi, à Ajanta, en même temps qu’aux décors sassanides et aux mosaïques byzantines. C’est un art qui prend partout sans perdre son inspiration propre ; il ne se cantonne pas dans les palais ou les couvents ; il marque tout de sa fantaisie et de son invention ; partout on retrouve en quantité des figurines de terre, jouets d’enfants, objets domestiques où l’élégance classique se marie au pittoresque oriental ; le mobilier, de bois, était traité avec le même amour. Pour la musique enfin, la Sérinde n’était pas moins douée ; ici encore, la technique avec son vocabulaire et aussi les premiers maîtres étaient venus de l’Inde ; ici encore, la Chine avait recueilli par transmission le savoir hindou.

Aussi les Chinois, si fiers de leur civilisation et si méprisants pour les « barbares » qui les entouraient, témoignent pour la Sérinde d’une admiration constante. Dès le temps des Tsin Occidentaux (265-316) les Annales notent que, à Koutcha, « le palais du roi a la splendeur d’une demeure de génie ; …les stūpa et les temples s’y comptent au nombre d’un millier environ ». Au temps de l’expédition de Lu Kouang (383-384), qui ramena en Chine Kumārajīva parmi les captifs, « la ville de Koutcha était aussi grande et aussi belle que la capitale impériale, percée de huit grandes rues bordées de bâtiments fort élégants et agréables ; le palais du roi était magnifique ». Le pélerin Fa-hien, qui visite Khotan en 399, retrouve la ville « heureuse et florissante » ; tous sans exception y honorent la Loi. Les moines des deux Véhicules s’y comptent par myriades. Le couvent de la Gomatī, du Grand Véhicule, en a trois mille. Partout l’ordre et la tenue sont irréprochables. Une notice rédigée entre 373 et 396, écrite sur un manuscrit du Bhikṣuṇīprātimokṣa venu de Koutcha, décrit en détail les couvents de ce pays : « Le royaume de Kiu-yi (Koutcha) a des monastères très nombreux ; la décoration en est magnifique. Le palais du roi a des statues du Bouddha en pied, ciselées, comme un monastère… Les religieuses de trois des couvents sont en général des femmes ou des filles de rois ou de princes, à l’est des Ts’ong-ling (Pamir) ; elles viennent de loin dans ces monastères. Elles ont une règle fort sévère… Sauf les trois supérieures, elles n’ont pas de sorties. Song-Yun, pélerin et chargé de mission, qui prend en 518 le chemin du Sud par Chan-chan et Khotan, décrit avec admiration le temple de P’i-mo, à 300 li à l’est de Khotan (Uzun-tati) où l’on adorait la fameuse statue du Bouddha faite de son vivant sur l’ordre du roi Udayana de Kauçāmbī, et venue à travers les airs. Le couvent a 300 moines ; les statues, les édifices sont nombreux. Les oriflammes et les dais de soie brodée qui sont suspendus là se comptent par myriades. »

Un siècle plus tard, en 629, Hiuan-tsang suit la route de Karachar, Koutcha ; en 643-644, au retour, il prend l’itinéraire Kachgar-Khotan-P’i-mo. Dès Kharachar, le Chinois se sent dans un monde hindou : l’écriture est empruntée à l’Inde avec peu de modifications ; la doctrine des livres sacrés et les règles de la Discipline (Vinaya des Sarvāstivādin) sont les mêmes que celles des Indiens ; c’est dans les livres de l’Inde même que les étudiants les apprennent. La discipline est observée avec une pureté sévère et un zèle persévérant. À Koutcha, où on emploie l’écriture de l’Inde, où cinq mille religieux chastes et purs lisent les règles de l’Inde dans les textes originaux, le Chinois passionné pour l’étude de l’école du Yoga se heurte à un vieux moine hostile à cette doctrine, Mokṣagupta, qui a voyagé vingt ans dans l’Inde et qui y a étudié la science grammaticale. Obligé par une invitation impérieuse du Kagan des T’ou-kine de remonter au nord du T’ien-chan vers l’Issyk-koul, et de traverser la Sogdiane, il ne retrouve le bouddhisme qu’au pays de Ta-mi (Termez, sur l’Oxus) ; il a eu du moins la satisfaction de gagner des conversions à Samarcande. À Bactres, le bouddhisme est encore en pleine prospérité, avec une centaine de couvents. Le fameux « Couvent Neuf » (Nava-vihāra, Nau-hibar) est un foyer d’étude et de science. Le haut Oxus, jusqu’à sa source, est pays bouddhique ; le versant oriental du Pamir est pays bouddhique. Le Grand Véhicule y domine ; dans le petit royaume de Tchö-kiu-kia (Karghalik), les textes du Grand Véhicule sont plus nombreux que partout ailleurs. Parmi les lieux où est parvenue la Loi du Bouddha, il n’en est aucun où la doctrine du Mahāyāna soit aussi florissante. On a déposé les textes les plus sacrés dans une grotte à peine accessible, sur le flanc d’une montagne escarpée ; d’autres sont gardés sous clef dans le palais du roi ; on en fait des lectures publiques. Les reliques les plus merveilleuses pullulent dans toute la région ; la Sérinde était devenue une nouvelle Terre-Sainte qui prétendait l’emporter sur l’antique berceau du bouddhisme ; des textes sacrés étaient venus à point soutenir et justifier les prétentions locales. Le Sūtra Solaire (Sūryagarbha) glorifie Khotan et sa montagne sainte du Goçrnga ; le Sūtra Lunaire (Candragarbha) ne compte dans l’Inde que 813 « lieux du Bouddha », tandis qu’il en attribue 971 à la Sérinde ; Khotan en possède 180.

Cette ferveur bouddhique dans un pays si mélangé n’allait pas sans exercer une influence sur la doctrine telle que l’Inde l’avait élaborée. Porté à des Iraniens, à des Turcs, à des Tartares de tout genre, associé dans un contact journalier avec la religion manichéenne qui l’avait si largement contrefait, avec le mazdéisme restauré des Sassanides, avec le christianisme de l’église nestorienne, le bouddhisme indien avait beaucoup appris et beaucoup oublié. L’étude de la Sérinde commence à peine ; les problèmes ne font que de se poser ; mais il n’y aura pas lieu d’être surpris si on vient un jour à constater que les innovations apparentes de la Chine, de la Corée, du Japon, du Tibet dans toutes les manifestations de la foi bouddhique, — doctrines, légendes, images, symboles — doivent souvent leur origine à la Sérinde, admirable laboratoire d’acclimatation du génie hindou.