L’Inde civilisatrice/Chapitre VI

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Librairie d’Amérique et d’Orient (p. 136-161).

VI

DE L’INDE CONTINENTALE À L’INDE MARITIME

Pendant que les invasions se succèdent au Penjab, et sur le bas Indus, et qu’elles s’ouvrent de temps en temps un chemin jusqu’au Gange et jusqu’au golfe de Cambaye, l’Inde archaïque cherche un refuge dans les régions de la côte orientale et du Deccan que leur éloignement semble garantir contre les entreprises des conquérants étrangers. Refoulée au nord-ouest par la pression du dehors, la civilisation nationale de l’Inde n’en poursuit pas moins son travail d’expansion dans les immenses réserves de la péninsule et même en dehors de l’Inde, vers ces contrées et ces îles de l’Orient où la civilisation chinoise, par une frappante correspondance d’aspirations, semble venir au-devant d’elle. Le temps était déjà loin où Rāma, exilé d’Ayodhyā par les manœuvres infernales d’une marâtre et marchant vers le Sud, s’engageait presqu’immédiatement au-delà du Gange dans des solitudes inexplorées où d’étape en étape l’ermitage d’un missionnaire ascète accueillait et réconfortait le voyageur aventureux, où la haute vallée de la Godāvarī n’était qu’une forêt impénétrable hantée des seuls démons, où le héros, séparé d’une compagne adorée par le rapt audacieux de Rāvaṇa, ne trouvait comme auxiliaires pour la plus sainte des causes que des singes et des ours. « Derrière le missionnaire vient le marchand, derrière le marchand vient la baïonnette » dit un proverbe des Gourkhas, qui fait honneur à la vieille sagesse de l’Inde. Marchands et soldats étaient venus ; des villes s’étaient fondées, des états s’étaient constitués ; la main d’un chef énergique avait groupé sous son autorité le pullulement des communautés rurales, incapables de se défendre contre les bandits ou les sauvages de la jungle, toujours en quête d’un gardien (c’est un des titres les plus fréquents du roi indien), trop heureuses de payer par la redevance d’un sixième la possession tranquille du sol et des moissons. Les pays coloniaux, par la vaste étendue des territoires et la dispersion du peuplement, favorisaient l’éclosion de grands empires. Le Kalinga, au sud des bouches du Gange, le long du golfe du Bengale, avait pu tenir un temps en échec les forces d’Açoka, maître de tout l’Hindoustan. Leurs voisins, les Andhras, qui occupaient la vallée de la Godavārī, comptaient (au témoignage de Pline qui copie probablement Mégasthène) 30 villes murées, d’innombrables villages et une armée de 100 000 fantassins, 2 000 chevaux, 1 000 éléphants. Açoka incorpora tout le Deccan jusqu’au Mysore dans son empire ; l’extrême sud (Kerala, Pāṇḍya, Cola = Malabar et Coromandel) préserva une sorte d’autonomie. L’effondrement de l’empire Maurya ressuscite les royaumes qu’il avait absorbés. Nous savons bien peu de leur histoire. Nous pouvons cependant nous imaginer les règnes de leurs princes sur le modèle d’un d’entre eux, Khāravela, souverain du Kalinga, de qui nous avons un panégyrique tracé sur la pierre. L’inscription se trouve sur la façade d’une grotte dans le voisinage de Cuttack, la capitale de l’Orissa ; à l’entour, d’autres grottes rappellent aussi des fondations dues à la famille royale. L’architecture indienne prélude aux magnifiques hypogées qu’elle saura bientôt édifier en aménageant des grottes, généralement destinées à loger des communautés de moines. Un des successeurs d’Açoka, Daçaratha le Maurya, ouvre la série avec les grottes du mont Nāgarjuni qu’il offre aux moines Ājivika. Les grottes aménagées par Khāravela et sa famille sont vouées aux Arahaṃta (Arhat), les Saints de l’Église Jaina. La religion qui est depuis son origine la rivale du bouddhisme n’a pas trouvé d’Açoka pour lui donner la consécration d’un patronage impérial ; elle végète dans une médiocrité prospère qui la préservera des cataclysmes définitifs et qui lui permet de survivre encore aujourd’hui dans l’Inde à l’anéantissement de l’église bouddhique. Elle reste nationale, peut-être en dépit d’elle-même, car elle aime à se flatter d’opérer des conversions ; elle reste même professionnelle : c’est la religion des gros marchands (çreṣthin, seṭh) qui dépensent volontiers en chapelles somptueuses, comme les Vénitiens de Saint-Marc. À Mathurā, sous les satrapes Çaka comme sous les empereurs Kuṣaṇa, ils multiplient des donations artistiques, statues, reliefs, etc. Khāravela, qui accole à son nom l’appellation panégyrique de Mahāmeghavāhana « Celui qui a pour monture les grands nuages », ne porte que des titres purement indiens : il est un Arya (Aira), un grand rāja (mahārāja), un seigneur souverain (adhipati) ; il est Khāravelasiri ou Siri-Khāravela « Sa Majesté Khāravela », « roi de la paix » (khemarāja), « roi des Anciens » (vadharāja), « roi des moines mendiants » (bhikhurāja). Jusqu’à quinze ans, il a passé son temps à des amusements et des jeux de prince ; ensuite il a été associé au trône pendant neuf années ; il a alors étudié l’écriture, le dessin, le calcul, les affaires. À l’âge de vingt-cinq ans, il a reçu le sacre royal, en qualité de mahārāja, lui troisième de la dynastie du Kalinga. La première année de son règne, il a réparé des édifices dans la ville de Kalinga. La seconde année, sans se soucier du [roi] Sātakaṇi, il a envoyé une grande armée dans l’Ouest, et avec le concours des Kusambas il a pris de ville de… La troisième année il a célébré dans sa capitale des fêtes qui ont prouvé ses connaissances en musique et en orchestique ; on y a donné des spectacles, chanté, joué des instruments, tenu des assemblées. La quatrième année, il a fait ses dévotions au sanctuaire de… comme avaient fait avant lui les anciens rois du Kalinga, et il a reçu les hommages des Rathika et des Bhojaka. La cinquième année, il a fait entrer en ville une conduite d’eau percée trois cents ans plus tôt par les rois Nanda. La huitième année, il a tué… il a pressé le roi de Rājagṛha qui a dû s’enfuir jusqu’à Mathurā. La neuvième année, il a distribué toutes sortes de dons à des brahmanes et il a édifié le palais de Mahāvijava. La onzième année, il a labouré à la charrue le sol de Pithuda, à la façon des rois anciens, et il a remis en honneur la méditation sur les pieds du Jina. La douzième année, il a fait trembler les rois de l’Inde du Nord (Uttarāpatha), terrifié les gens du Magadha, et abreuvé ses éléphants dans le Gange. La treizième année, il a dressé des piliers, etc… sur le mont de la Vierge (Kumārīparvata) auprès de la résidence des Saints (Arhat).

C’est sans doute à cette période d’intense prospérité du Kalinga que se rapportaient les informations recueillies sur place, au cours du viie siècle, par le voyageur chinois Hiuan-tsang. Le pays était alors couvert de forêts et de jungles ; « mais, dans l’ancien temps, le royaume de Kalinga possédait une population dense, à tel point que les passants se frôlaient les épaules dans les rues, et que les moyeux des chars se coinçaient… » Et c’est aussi vers la même époque que commence le mouvement d’émigration par mer qui va porter la civilisation de l’Inde sur le littoral opposé, où le nom des Talaings désigne encore la population du Pégou subjuguée au xie siècle par les Birmans, et dans les îles de l’Insulinde où les originaires de l’Inde sont traditionnellement désignés comme des Kaling ou Kling, de même que les Européens sont englobés dans l’Orient islamisé sous l’appellation de Firingi « Francs » (Paran au Cambodge).

Khāravela dans toute sa puissance se targuait d’avoir bravé son voisin de l’Ouest, le roi Sātakaṇi. Les Sātakaṇi (ou Çātakarṇi) étaient dès le second siècle av. J.-C. maîtres du royaume des Andhra qui dominait le cours inférieur de la Godavari et de la Kistna. Leur territoire marque la limite d’expansion des parlers aryens ou néo-sanscrits. Au-delà, vers le sud, la population de race dravidienne qui avait précédé les conquérants aryens était trop dense pour se laisser absorber. La civilisation sanscrite, par ses missionnaires brahmaniques, bouddhistes et Jaina, s’est introduite chez les Dravidiens et leur a donné des modèles ; mais c’est de leurs propres parlers qu’ils ont dégagé leurs moyens d’expression. Le télougou et le tamoul vers l’Orient, le canarais et le malayalim vers l’Occident sont encore le langage d’une soixantaine de millions d’êtres humains, et disposent (surtout le tamoul et le télougou) d’une littérature infiniment riche et variée. La capitale des Andhra était située presque à la lisière méridionale de leur domaine, à Dhanyakaṭaka vers l’endroit où la Kistna sort des Ghats Orientaux pour s’étaler dans un large delta. Arrêtés au sud, ils poussèrent à l’ouest, remontèrent la vallée de la Godavārī, et fondèrent sur le cours supérieur, près des sources du fleuve, une seconde capitale, Pratisthāna (Paithan). La haute chaîne des Ghats Occidentaux, massive et compacte, les séparait seule des ports de la côte ouest, visités par les petits bateaux du cabotage local, par les boutres arabes du golfe Persique et de la mer Rouge, et par de rares bateaux venus de l’Égypte hellénisée. Le brusque développement du commerce maritime, dans la seconde moitié du premier siècle après J.-C., allait donner à ce littoral une valeur inattendue et surexciter les convoitises des Andhra. Au nord, des chaînons successifs, disposés parallèlement d’ouest en est, les séparaient des vallées de la Tapti et de la Narmada qui ouvraient en amont des voies de pénétration au plateau central et vers le Gange, et qui descendaient en aval vers les comptoirs maritimes les plus florissants. À peine arrivés jusqu’au massif des Ghats Occidentaux, les Sātakaṇi y introduisent l’architecture encore rudimentaire d’aménagement des cavernes qui se pratiquait au Magadha et au Kalinga. La grotte de Nanaghat, à l’est de Bombay, témoigne encore de leur dévotion et de leur art. Une inscription fâcheusement mutilée rappelle les riches honoraires payés, à l’occasion de certains sacrifices du rituel védique, à des brahmanes par une pieuse donatrice, fille de noble Marathe (mahāraṭhi), mère d’un prince, femme d’un roi (rājan) qui est le maître (pati) du Deccan. Sur les parois de la grotte, une série d’images taillées dans la roche, et mutilées, évoquent et figurent la famille de la donatrice : le roi Simuka Sātavāhana ; la reine Nāyanikā et le roi Siri Sātakaṇi, le Marathe Tranakayira, des princes : Bhāya…, Hakusiri, Sātavāhana.

Mais l’expansion des Sātakaṇi se trouve tout à coup arrêtée, puis refoulée par des adversaires imprévus. Les Çaka qui ont passé l’Indus dans la basse vallée se sont répandus le long de la mer, ont soumis — comme avaient fait les rois grecs Démétrius, Ménandre, Apollodore — le pays florissant du Surāṣṭra « le beau royaume » (presqu’île du Kathiawar et golfe de Cambaye) ; ils ont fondé une principauté sur le littoral ; un autre groupe a poussé dans les terres, soumis le Mālava, établi sa capitale à Ujjayinī, tandis qu’au nord d’autres Çaka sont à Taxile et à Mathurā. Les foyers les plus actifs de la culture indienne sont tombés entre les mains des Scythes ; l’avenir du génie hindou dépend en grande part de l’attitude qu’ils vont prendre. Les chefs Çaka ne portent pas le titre royal ; ils se contentent d’être des satrapes (kṣatrapa, chatrapa), sans jamais désigner toutefois leurs suzerains.

Le premier choc entre les Sātakaṇi et les Çaka se produit au temps du satrape Nahapāna le Kṣaharāta, vers la fin du ier siècle de l’ère chrétienne. L’opinion généralement admise rattache à ce satrape la fondation de l’ère dite çaka, dont le point de départ est fixé au mardi 3 mars de l’an 78 apr. J.-C. L’ère çaka, ou plus exactement l’ère du (des) roi(s) Çaka est encore aujourd’hui la plus répandue dans l’Inde ; son développement paraît avoir été assez lent. Par une substitution curieuse l’ère çaka au cours du moyen-âge a reçu pour parrain le prince qui symbolise la dynastie Sātakaṇi et que les contes populaires ont adopté comme un de leurs héros préférés, le roi Çāli (ou Çāta) vāhana. Le fondateur d’une ère devait, d’après la tradition consacrée, justifier son ambition par deux actes vraiment héroïques : il devait être assez riche pour payer toutes les dettes publiques et privées du pays ; il devait remporter une victoire décisive sur les Çaka, en qui l’Inde a incarné ses envahisseurs. La dynastie des Çatakarṇi n’a pas probablement réalisé la première condition, comme tant d’autres souverains qui ont encombré la chronologie indienne d’une multitude d’ères plus ou moins éphémères, et dont la plupart s’offrent à l’historien comme des énigmes indéchiffrables. Mais la défaite des Çaka est un titre d’honneur authentique des Çatakarṇi. La première rencontre leur avait été pourtant défavorable. Nahapāna avait soumis à son autorité le versant oriental des Ghats ; Nasik, une des vieilles villes et un des sites sacrés du Deccan, où une inscription rappelle encore l’aménagement d’une grotte sous un des premiers rois Sātakaṇi « Kṛṣṇa (Kaṇha) de la famille Sādavāhana », Nasik a passé sous son autorité. Le gendre du satrape, Usavadāta, fils de Dīnika (des noms purement iraniens : dāta « donné », dīn « la loi ») y institue des fondations charitables qu’il commémore dans des inscriptions en partie conservées :

« Succès ! Uṣavadāta, fils de Dīnika et gendre du satrape Nahapāna le Kṣaharāta, a déjà donné en charité trois cent mille vaches ; il a donné de l’argent et des bains sacrés sur la rivière Bārṇāsā, a donné seize villages aux dieux et aux brahmanes ; il assure la nourriture de cent mille brahmanes par an ; il a donné huit épouses à des brahmanes au bain sacré de Prabhāsa ; il a fondé des caravansérails à Bharukaccha, Daçapura, Govardhana, Çorpāraga ; il a établi des puits, des réservoirs, des jardins ; il a par sentiment de charité installé des bacs gratuits sur les rivières Ibā, Pārādā, Damaṇa, Tāpī, Karabenā, Dāhanukā, et sur les deux rives de ces rivières il a installé des abris et des cantines ; il a donné trente-deux mille pieds de cocotiers dans le village de Nānaṃgola à la confrérie des Çaraka de Piṃdītakāvaḍa, Govardhana, Suvarṇamukha et du Rāmatīrtha de Çorpāraga. Dévoué à la justice, il a fait faire cette cave et ces citernes dans les monts Triraçmi à Govardhana. Et de plus sur l’ordre de mon souverain (bhatāraka), je suis allé débloquer l’Uttamabhadra que les Mālayas avaient assiégé pendant la saison des pluies ; les Mālayas se sont enfuis rien qu’au seul bruit, et les guerriers (kṣatriya) de l’Uttamabhadra les ont fait tous prisonniers. De là j’ai été à Poṣkaraṇī, j’y ai fait l’ablution du sacre (abhiṣeka), et j’ai donné trois mille vaches et un village. En outre un champ a été donné par lui, acquis du brahmane Açvibhūti, fils de Vārāhī, au prix de 4 000 kāhāpaṇa, sur la lisière de la ville du côté du nord-ouest. Ce champ doit fournir la nourriture aux moines (bhikṣu) de la communauté universelle (caturdiça saṃgha) qui seront en résidence dans ma grotte ».

D’autres inscriptions, à Nasik, à Karle (environ 150 kilomètres sud de Nasik) commémorent encore des fondations pieuses d’Uṣavadāta le Çaka et de la princesse Dakṣamitrā (Dakhamitrā) son épouse ; une d’entre elles vaut d’être citée, à cause des renseignements curieux qu’elle fournit sur le jeu de ces fondations.

« Succès ! En l’an 42, au mois de Vesākha (Vaiçākha), Uṣavadāta, fils de Dīnika, gendre du satrape Nahapāna le Kṣaharāta, a donné cette grotte à la communauté universelle ; il a donné aussi en donation perpétuelle 3 000 kāhāpana qui serviront à habiller et à entretenir les membres de la communauté universelle en résidence dans cette grotte. Ces kāhāpaṇa ont été déposés en compte chez des corporations ayant leur siège à Govardhana, savoir : 2 000 à la corporation des tisserands, à paḍika % [par mois] ; 1 000 à un autre groupement de tisserands, à 3/4 de paḍika %. Ces kāhāpaṇa ne sont pas remboursables, l’intérêt seul est exigible. Sur ces sommes, les 2 000 placés à paḍika % sont destinés aux frais d’habillement ; chacun des vingt moines qui passent la saison des pluies dans ma grotte recevra 12 (kāhāpaṇa) pour s’habiller. Et les 1 000 qui sont placés à 3/4 de paḍika % sont destinés à payer les frais d’entretien (? kuçassa). »

La fortune des satrapes Kṣaharāta ne fut pas de longue durée. Les Sātakaṇi avaient pu reconstituer leurs forces et reprendre l’offensive, Nasik retombe au pouvoir de ses anciens maîtres, et le fils du Sātakaṇi victorieux trace à son tour sur la muraille d’une grotte, à l’occasion d’une fondation pieuse, due à sa grand’mère, le panégyrique du vainqueur, Gotamīputra. Le triomphe de Gotamīputra date des environs de l’an 120 apr. J.-C. Ptolémée, qui rédige ses Tables Géographiques vers 150, désigne Paithana (= Pratiṣṭhāna), la capitale des Andhra, comme la résidence royale de Siro-Ptolemaios, c’est-à-dire Siri-Pulumāyi, qui est le fils de Gotamīputra. Le panégyrique de Gotamīputra à Nasik n’est pas seulement une pièce capitale pour l’histoire de l’Inde, c’est aussi un document capital pour l’histoire littéraire.

« Succès ! L’année dix-neuvième de Siri Pulumāyi Vāsithīputa dans la seconde quinzaine de l’été, le treizième jour. Le roi des rois (rājarāja) Gotamīputra est égal en fermeté aux montagnes du Himavata, du Meru, du Mandara ; il est roi d’Asika, d’Asaka, de Malaka, Suraṭha, Kukura, Aparaṃta, Anupa, Vidabha, Ākarāvati, maître (pati) des montagnes Vijha (Vindhya), Acchavata, Pārivāta, Sahya, Kaṇhagiri, Maccha, Siriṭana, Malaya, Mahida, Seṭagiri, Cakora ; tous les rois du vaste monde accueillent ses ordres ; le lotus sans tache qui s’épanouit aux rayons de l’auteur du jour est pareil à son visage ; les flots des trois océans ont abreuvé ses montures ; le disque de la lune pleine n’a pas plus de charme que son aimable et gracieuse figure ; son allure est aussi ravissante que l’allure d’un éléphant de race ; ses bras sont charnus, arrondis, grands, longs comme les replis d’un serpent ; il chasse la crainte en versant l’eau de la sécurité ; son obéissance à sa mère n’a point de manquement ; il ménage sagement le temps et la place à chacun des trois grands devoirs ; il partage sans réserve le bonheur et la peine des gens de ses villes ; il écrase l’orgueil et l’arrogance de la caste guerrière (kṣatriya) ; il a détruit les Çaka, les Grecs (Yavana), les Parthes (Pahlava) ; il recueille légalement les impôts et en fait la répartition. Même si son ennemi l’a offensé, il ne se plaît pas à lui causer des souffrances mortelles ; il fait prospérer les foyers des brahmanes et des plus humbles ; il fait disparaître sans qu’il en reste rien la race des Khakharāta ; il a rétabli la gloire de la famille des Sātavāhana ; tout son empire salue ses pieds ; il a mis fin au scandale du mélange des quatre castes ; en de multiples batailles il a défait la foule des ennemis. Son étendard triomphal n’a pas connu de revers ; ses adversaires n’ont rien pu tenter contre sa capitale ; une longue lignée d’ancêtres lui a transmis le titre royal ; il est le dépôt des traditions, l’appui des hommes de cœur, le séjour de la Fortune, l’origine des bonnes manières, l’unique connaissance, l’unique archer, l’unique héros, l’unique brahmane ; Rāma, Keçava, Arjuna, Bhīmasena sont ses pareils en valeur ; au moment propice, il organise les fêtes et les assemblées ; Nābhāga, Nahuṣa, Janamejaya, Sagara, Yayāti, Rāma, Ambarīṣa sont ses égaux en énergie ; sans limite, sans relâche, de façon inusitée et surnaturelle, Pavana (le vent), Garuḍa, Siddha, Yakṣa, Rāksasa, Vidyādhara, Bhūta, Gandharva, Cāraṇa, Candra, Divākara, Nakṣatra, Graha (saints, génies et luminaires célestes) parcouraient le champ de bataille où la masse de ses ennemis vaincus formait une haute montagne d’où il s’est élancé pour plonger dans les profondeurs du ciel ; il a donné un lustre durable à sa dynastie, lui qui est un illustre Sātakaṇi. » Suit l’énoncé de la donation instituée par la mère de ce prince en faveur d’une secte.

On mesure d’un coup d’œil l’intervalle qui sépare cette phraséologie pompeuse et froide des phrases proprement lapidaires où s’exprimait Açoka. Quatre cents ans se sont écoulés, autant que de Joinville à Bossuet, de Villon à Hugo. Le génie indien a déjà passé son apogée, la décadence a commencé. Le pédantisme et l’artifice suppléent à la pauvreté de la pensée, à la froideur du sentiment. L’impression est beaucoup plus forte et plus nette encore si on lit le texte original, avec ses effets d’allitération et ses longs composés, tel le mot : divasakarakaravibodhitakamalavimalasadisavadanasa. L’entassement des noms de héros épiques évoqués pour célébrer les mérites du roi est un signe de la popularité des grandes épopées que l’historien de la littérature recueille avec soin, mais la physionomie personnelle de Gotamīputra disparaît sous cette surcharge accablante. Toutefois les excès même de l’art attestent le raffinement de la culture à la cour des Sātakaṇi. D’autres témoignages viennent à l’appui : un des rois Sātakaṇi, Hāla, que les listes dynastiques des Purāṇa classent six générations avant Gautamīputra, passe pour l’auteur d’une collection de sept cents stances (Hāla Saptaçati) d’inspiration galante ; chacune d’elles est un petit tableau de genre, digne d’être illustré par un Fragonard ou un Boucher, une vraie merveille de fausse ingénuité et de libertinage délicat. Le recueil, au dire des commentateurs, est plutôt une anthologie qu’une composition personnelle du prince ; une nombreuse école de poètes aurait cultivé ce genre avec une égale perfection. Les stances sont écrites dans un dialecte prâcrit (dérivé du sanscrit) tout différent de la langue où sont rédigées les inscriptions ; c’est un dialecte nettement artificiel, façonné pour l’usage du chant ; les articulations fortes se réduisent, les douces s’évanouissent, les mots n’y sont guère que des successions de voyelles. Les grammairiens l’ont consacré sous le nom de mahārāṣṭrī, « langue du pays mahratta » pour rappeler le berceau d’où il est sorti. Le nom de Çātavāhana, l’éponyme de la dynastie, est associé à la naissance d’une des grandes œuvres de la littérature indienne, la collection de contes réunis par Guṇāḍhya sous le titre de Bṛhatkathā. Guṇaḍhya est un des ministres du roi Çātavāhana ; à la suite d’un pari imprudent qu’il perd, l’usage des trois langues littéraires (le sanscrit et deux prâcrits) lui est interdit ; il est réduit à faire usage d’un dialecte exclu de la littérature, le dialecte paiçācī « démoniaque ». L’auteur avait osé donner à des contes populaires une forme populaire, il a expié sa témérité, l’original est perdu, nous n’en avons plus que des remaniements sanscrits, systématiquement anoblis pour être admis dans le monde de convention de la littérature sanscrite. Mais la Bṛhatkathā n’en a pas moins été pendant des siècles le trésor inépuisable où le théâtre et le roman prenaient leurs sujets et leurs personnages. Le gagnant du pari perdu par Guṇāḍhya, son collègue au conseil des ministres de Çātavāhana, nommé Çarvavarman, avait gagé d’enseigner le sanscrit en six mois à son maître ; il y réussit, paraît-il, grâce à une méthode nouvelle et simplifiée qu’il expose dans la grammaire appelée Kātantra. Le sanscrit, que Pāṇini traitait un demi-millénaire plus tôt comme une réalité vivante et directement accessible, n’est plus qu’une langue académique, séparée de la vie journalière, réservée aux esprits cultivés, à la manière du latin des humanistes. Enfin c’est à un roi Çātavāhana qu’est adressée l’Épître Amicale où Nāgārjuna résume le catéchisme de la doctrine bouddhique ; elle fait pendant à l’Épître au roi Kaniṣka par Açvaghoṣa. Moins artiste que son émule, Nāgārjuna est plus vigoureusement systématique ; il est le créateur d’une école, appelée l’École Moyenne (Madhyamika) parce qu’elle prend place entre l’affirmation et la négation radicale, mais qui aboutit en réalité au nihilisme par la thèse de l’universelle illusion. L’école de Nāgārjuna domine le bouddhisme jusqu’à la réaction idéaliste d’Asanga et de Vasubandhu ; elle ne disparaît alors que pour changer de camp : les brahmanes la recueillent et la transforment sous l’aspect du Vedānta.

Le triomphe de Gotamīputra sur son voisin, le satrape du littoral, préparait à la dynastie des Sātakaṇi un nouveau péril. L’annexion des territoires conquis les portait au contact d’une autre famille de satrapes indo-parthes installée dans le sud-ouest du Rajpoutana. Le premier de la lignée n’est encore hindouisé qu’à demi ; sur ses monnaies, d’affinités parthes, il porte un nom indien, Bhūmaka, qui frappe par sa formation incorrecte ; mais son fils Caṣṭana, sur ses propres monnaies où il rappelle sa filiation, lui laisse son nom scythique Ysamotika dont Bhūmaka est une sorte de traduction (ysam = persan zam « terre » ; bhūmi « terre » en sanscrit). Caṣṭana, son successeur, règne à Ujjayinī, dans le même temps que Siri Pulumāyi à Pratiṣṭhāna ; nous l’apprenons également par les Tables géographiques de l’astronome Ptolémée, rédigées vers 150 sur des informations légèrement antérieures, et qui notent : Ozênê, résidence royale de Tiastanês ( Ὀζήνη βασίλειον Τίαστανου). Un feuillet en langue turque ouigoure, exhumée dans le nord du Turkestan chinois au début de ce siècle, nous révèle que ce Caṣṭana est le héros d’une série de contes originaires de l’Inde, mais préservés seulement dans une version chinoise (Wou ming kingAvīdyā sūtra) où le nom du roi était devenu méconnaissable. Le petit-fils de Caṣṭana Rudradāmaṇ, est le souverain d’un vaste empire. Avec lui, l’assimilation hindoue est un fait accompli. Il porte un nom purement hindou, sous le vocable d’une des grandes divinités de l’Inde : Rudra-Çiva (son père s’appelait simplement Jayadāman = la victoire + dāman). Il garde, comme fera toute la dynastie pendant trois siècles de durée, le titre de satrape, ou plutôt de grand satrape (mahākṣatrapa) ; mais il est en même temps un rāja. La famille des Sātakaṇi, qui se pique de représenter les traditions authentiques de la société hindoue, a dû s’allier avec lui par un mariage ; il ne leur en inflige pas moins une défaite sanglante qui leur arrache une part de leurs conquêtes. Il élimine définitivement l’alphabet grec et l’alphabet kharoṣṭhi que Caṣṭana conservait encore. Nous avons une longue inscription, datée de son règne, en l’an 72, soit 150 de l’ère chrétienne, si l’ère des kṣatrapa est l’ère de 78 apr. J.-C. Elle est gravée sur le quartier de roche qui porte une page incomparable des archives de l’Inde, entre les Quatorze Édits d’Açoka et l’inscription de l’empereur Skanda. Et cette inscription même est un chapitre unique de l’histoire hindoue puisqu’elle rappelle des souvenirs précis de la dynastie Maurya, de Candragupta et d’Açoka. Seule une traduction tout au moins partielle en montrera tout l’intérêt. Le début, mutilé, décrivait les travaux exécutés pour la construction d’un réservoir en amont de la gorge de Girnar, à l’est de la ville de Junāgaḍh en Kathiavar. « Or, sous le petit-fils du roi, grand satrape au nom béni, Svāmi Caṣṭana, sous le fils [du roi grand satrape au nom béni Jayadāman], sous le roi grand satrape Rudradāman, dont le nom sert de thème aux pieux exercices des maîtres, en l’an 72, le premier jour de la quinzaine sombre de Mārgaçīrṣa… la pluie versée par le nuage céleste fit de la terre une espèce d’océan ; descendues du mont Ūrjayat, les rivières Suvarṇasikatā, Palāçinī et autres, de leurs flots démesurément enflés, emportèrent la digue ; en dépit des précautions, les crêtes des montagnes, les arbres, les berges, les hautes terrasses, les combles, les portails, les refuges, tout fut balayé ; le vent s’était déchaîné en ouragan comme à la consommation des siècles ; il soulevait l’eau qui disloquait et brisait… pierres, arbres, buissons, lianes. Quatre cent vingt coudées de long, autant de large ; soixante-quinze de profondeur : telle était la brèche par où le flot passait ; le lac n’était plus qu’un désert de sable… Jadis le roi Maurya Candragupta l’avait fait faire par le Vaiçya Puṣyagupta, gouverneur de la province ; au nom d’Açoka le Maurya, le roi grec (Yavanarāja) Tuṣāspha l’avait orné de conduites d’eau… (Rudradāman) dès le sein maternel portait au complet toutes les marques fortunées de la royauté ; toutes les castes sont venues à lui, l’ont choisi comme leur souverain pour les protéger ; il a fait le vœu, et il l’a tenu, de n’attenter jamais à la vie humaine en dehors des batailles ; il réserve ses coups aux adversaires dignes de lui qui viennent l’attaquer en face… les populations qui viennent d’elles-mêmes se prosterner devant lui obtiennent la vie et la protection ; ni brigandage, ni serpents, ni fauves, ni maladies n’osent toucher à ses villes, à ses bazars, à ses campagnes ; son héroïsme lui a acquis, et il a su gagner, les gens de l’Ākarāvanti est et ouest, de l’Anūpanīvṛt, de l’Ānarta, du Surāṣṭra, du Çvabhra, du Mara, du Kaccha, du Sindhu, du Sauvīvira, du Kukura, de l’Aparānta, du Niṣādha… Les Yaudheya, orgueilleux de leur réputation de bravoure, étaient intraitables ; il les a brisé par la violence ; le souverain du Deccan (Dakṣiṇāpatha) Sātakarṇi a été par deux fois vaincu sans restriction, et pourtant, à cause du lien qui les unissait, il ne l’a pas détruit et a par là grandi sa gloire… La grammaire, la musique, la logique et les autres sciences si étendues, il les a étudiées, retenues, comprises, appliquées ; il sait manier les chevaux, les éléphants, les chars, le glaive, le bouclier… les impôts, les douanes, les contributions qu’il lève légalement font couler dans son trésor l’or, l’argent, le diamant, le béryl, les pierreries ; clairs, légers, harmonieux, pittoresques, gracieux, les mots s’ordonnent pour servir de parure à sa prose et à ses vers ; il a la taille, les proportions, la stature, le timbre, l’allure, le teint, la force, la dignité, tous les caractères de la distinction souveraine réunis dans son aimable personne ; il a par lui-même acquis le titre de grand satrape ; plus d’une princesse royale a de son libre choix offert la guirlande (dāman) des fiançailles au grand satrape Rudradāman. Pour que vaches et brahmanes aient mille années de bonheur, pour faire prospérer la Loi et sa gloire, pour ne pas écraser le peuple des villes et des campagnes sous les taxes, les corvées, les paiements volontaires, il a sur sa propre cassette, et dans un temps qui n’est point excessif, établi une digue trois fois plus forte en longueur et en largeur. Les conseillers et les ministres du grand satrape, par le zèle de leur charge, s’étaient opposés à l’entreprise que la grandeur excessive de la brèche semblait rendre inutile ; le travail était toujours remis ; le peuple désespérait de revoir la digue construite et poussait de hauts cris. Alors, pour donner satisfaction à la ville et à la campagne, le prince préposé au gouvernement de l’Ānarta et du Surāṣṭra entiers, le Parthe (Pahlava) Suviçākha, fils de Kulaipa, ministre… a, par souci de la Loi, de la gloire, de la renommée de son maître exécuté ceci. »

Cette inscription, si précise, si riche de faits, est une grande date dans l’histoire du sanscrit. Pour la première fois, la langue sacrée des brahmanes entre dans l’usage officiel des cours et des chancelleries. Nous avions vu sous l’Indo-Scythe Kaniṣka une révolution analogue s’accomplir au Cachemire, où le concile bouddhique avait consacré l’édition des Livres saints en sanscrit. De part et d’autre il avait fallu l’intervention d’une puissance étrangère à l’Inde pour briser avec le préjugé qui enfermait le sanscrit dans les écoles et les académies des brahmanes. On peut regretter que le génie de l’Inde se soit figé pour de longs siècles dans une langue qui restait de plus en plus à l’écart des parlers réels, et, par une conséquence fatale, des réalités, condamnée à s’isoler dans des pensées, des sentiments, tout un monde de convention. Mais il ne faut pas oublier que le sanscrit a donné à l’Inde une langue littéraire commune au-dessus de la multiplicité des parlers courants d’origine diverse, et qu’il a façonné un des rares éléments d’unité nationale de l’Inde. Les deux berceaux du sanscrit profane, le Cachemire et Ujjayinī sont restés les foyers les plus actifs de la culture sanscrite jusqu’au triomphe de l’Islam. Les formules et les titres officiels en usage dans le protocole des Kṣatrapa ont pu passer sans changements dans la littérature et s’y sont perpétués, en dépit des variations de l’usage réel ; il est donc légitime de croire que les règles du beau style, recopiées d’âge en âge, ont été élaborées à la cour des satrapes Çaka. Les règles du théâtre classique, en particulier, semblent porter l’empreinte de cette origine à demi-exotique. Un des personnages réguliers du drame indien est le Çakāra, le beau-frère du roi et le chef de la police, grossier, ignorant, prétentieux, un miles gloriosus exploité par les parasites, et qui parle un dialecte spécial où le large emploi des articulations mouillées reflète un trait du parler Çaka.

Les progrès des Çaka dans le cœur de l’Inde avaient déjoué les calculs des Andhra qui s’étaient crus défendus dans leur isolement par l’étendue des terres et des mers. La mer aussi leur réservait une dure surprise. Longtemps les barques indigènes s’étaient contentées de suivre la côte et de naviguer entre deux ports voisins ; plus hardies, des barques arabes allaient parfois du golfe Persique aux bouches de l’Indus. Au temps d’Alexandre, l’entreprise était encore téméraire, même pour des vaisseaux grecs. Le voyage de Néarque passa longtemps pour un modèle d’exploration maritime, pour une merveille d’endurance et d’habileté. Les premiers diadoques cherchèrent, mais en vain, à nouer des relations par mer entre l’Inde et la Syrie ou l’Égypte. Vers la fin du iie siècle av. J.-C., on signale d’heureuses tentatives. Sous Ptolémée Évergète II (146-117), Eudoxe de Cyzique, le précurseur trop peu connu des Diaz, des Gama, des Colomb, réussit deux fois la traversée, grâce au concours d’un pilote indien jeté par la tempête sur la côte égyptienne. Il veut tenter une autre voie, atteindre l’Inde par l’ouest, organise deux expéditions de Gadès (Cadix), et disparaît. Un siècle plus tard, Strabon regrette encore la difficulté et la rareté des informations. Mais vers le milieu du ier siècle de l’ère, le pilote Hippale observe l’alternance périodique des moussons qui soufflent six mois de sud-ouest en nord-est, et six mois de nord-est en sud-ouest, phénomène utilisé sans doute, mais tenu secret par les navigateurs arabes. Il a d’autre part relevé les positions des comptoirs du littoral au cours de ses voyages. Les bateaux peuvent dès lors s’élancer en pleine mer, d’abord du cap Syagrus (Ras Fartak, par 15° N. sur la côte arabe) jusqu’à Patala, le port fondé par Alexandre aux bouches de l’Indus ; puis, par un nouveau progrès, jusqu’à Supara et Barygaza (Bharukaccha) ; enfin, des ports voisins du détroit de Bab-el-Mandeb, à la sortie de la mer Rouge, on fit voile directement vers la côte du Malabar où le trafic du poivre se concentra dans le port de Muziris. L’Inde était dès lors prise de flanc et de revers. Il faut descendre quatorze siècles plus tard pour rencontrer une révolution économique comparable à celle-ci, quand les découvertes des Portugais changent de fond en comble les voies commerciales de toute l’Asie. L’Inde n’avait jusqu’ici qu’une porte d’entrée et qu’un débouché, toute son activité s’orientait vers le nord-ouest et les passes au-delà de l’Indus. Désormais la route de terre, encore capitale pour les invasions, ne compte qu’à peine pour le commerce. L’axe de l’Inde devient normal au pays ; il passe par la transversale est-ouest, dans le sens que la nature indiquait par le cours des fleuves et l’orientation des vallées.

Pline l’ancien, qui périt dans l’éruption du Vésuve en 78 apr. J.-C., insiste à plusieurs reprises sur la nouveauté des renseignements qu’il apporte sur l’Inde : « C’est maintenant, déclare-t-il, que pour la première fois l’Inde s’ouvre à notre curiosité. » « Les noms des peuplades, des ports, des villes fortes que je cite ne se rencontrent chez personne avant moi. » « À Muziris, au moment où j’écris, règne le roi Calobothras (ou Calebechonas). » Amiral de la flotte romaine, il suit avec passion les progrès des connaissances maritimes ; il saisit et note la portée économique des transformations auxquelles il assiste. « L’Inde draine par an plus de 10 millions d’or de l’empire romain, elle envoie en retour des marchandises qui se paient cent fois leur valeur. Déjà, le millet de l’Inde s’exporte depuis dix ans en Italie. » Malheureusement son érudition indigeste et fiévreuse se plaît à déverser pêle-mêle des informations de toute main sans critique et sans distinction.

Le Périple de la mer Érythrée, écrit vers la même époque, est au contraire un travail exclusivement pratique ; c’est le parfait manuel du capitaine et du marchand pour les échelles de la mer Rouge et de l’Océan Indien ; œuvre unique dans l’ensemble de la production grecque, sans aucune prétention littéraire ou savante, mais d’une précision et d’une exactitude qu’on ne se lasse pas d’admirer. L’auteur a visité en personne le littoral de l’Égypte, de l’Éthiopie, de l’Afrique Orientale jusqu’à Zanzibar, de l’Arabie, de l’Inde enfin jusqu’à Travancore ; sur Ceylan et la côte orientale de l’Inde et les pays situés au-delà jusqu’à la Chine, il a recueilli des informations vagues. L’intensité des échanges dans tout le bassin occidental de l’océan Indien est véritablement stupéfiante. Un seul détail en suggère tout le tableau : la côte inhospitalière et sauvage au sud du cap Guardafui, le pays des Somalis, est en rapports réguliers avec les ports indiens. « On équipe ordinairement des bateaux dans les ports d’outre mer, en Ariakê (Guzerate) et Barygaza (Broach) pour apporter sur ces marchés lointains les produits indigènes : blé, riz, beurre, huile de sésame, cotonnades, ceintures, et le miel de roseau appelé sacchari (le sucre, sanscrit çarkarā, pracrit sakkarā). Il en est qui font spécialement le service de ces comptoirs ; d’autres y échangent leur cargaison et font le cabotage le long de la côte. » L’entrepôt le plus actif, le Bombay de cette époque, est le port de Barygaza, sanscrit Bharukaccha, aujourd’hui Broach, sur l’estuaire de la Narmadā, dans cette région côtière que les satrapes Çaka et les Çātakaṇi Andhra se disputent avec âpreté. Le commerce ne pouvait ignorer les fluctuations de la politique, car il devait s’y adapter. « Les comptoirs de la région après Barygaza sont Suppara et la ville de Kalliena ; c’était un marché ouvert au temps de Saraganês l’ancien (Saraganês est une transcription fidèle de Sātakaṇi ; le r grec rend normalement la cérébrale indienne) ; mais depuis que Sandanês l’occupe, le port est généralement fermé, et si des bateaux grecs viennent par hasard pour débarquer dans ces localités, on les envoie sous bonne garde à Barygaza. »

Les Tables Géographiques de Ptolémée compilées vers 150 apr. J.-C., marquent le point culminant de la connaissance de l’Inde dans l’antiquité. Ptolémée utilise surtout les matériaux réunis par son devancier, Marin de Tyr, mais pour le compléter ou le corriger il a interrogé lui-même les marins et les marchands d’Alexandrie, satisfait dans son goût d’exactitude mathématique s’il réussit à noter avec plus de fidélité même les prononciations locales. Dominé par ses conceptions théoriques d’astronome et de calculateur, Ptolémée aboutit à fausser gravement la forme de l’Inde et des pays de l’Extrême Orient ; erreur féconde, puisqu’en prolongeant démesurément vers l’est la côte asiatique, elle a décidé Christophe Colomb à chercher vers l’ouest le chemin des Indes. Mais, toute inexacte qu’elle est dans son tracé, la carte de l’Inde dressée par Ptolémée est surprenante de richesse : mers, golfes, fleuves, rivières, montagnes, nations, villes s’y inscrivent à profusion ; Ptolémée dispose d’itinéraires assez nombreux et assez précis pour fixer loyalement les coordonnées de chaque point. Nous avons pu voir en passant quels secours l’histoire même de l’Inde trouve dans cet admirable monument de la science grecque. C’est aussi par Ptolémée seul que nous apprenons l’expansion de la civilisation hindoue dans l’Indochine et dans l’Insulinde. Le littoral du Pégou, la presqu’île de Malacca sont bordés de comptoirs hindous ; Java a reçu des colons hindous ; les derniers établissements rencontrés par le navigateur Alexandre (l’informateur de Ptolémée pour cette région) avant d’atteindre la Chine portent des noms purement hindous. Et derrière les Indiens, l’Occident gréco-romain s’ouvre la route des mers de Chine. La mer rapproche les nations qu’elle avait séparées, Auguste reçoit vers l’an 20 av. J.-C. une ambassade indienne ; un moine indien qui en fait partie monte vivant sur le bûcher en pleine Grèce, à Athènes, comme avait fait Calanos devant l’armée d’Alexandre à Suse. Vers l’an 50 de l’ère chrétienne, sous l’empereur Claude, une nouvelle ambassade se présente. En 107 Trajan en reçoit une à Rome. Et en 166, si nous en croyons les Annales des Seconds Han, une ambassade se présente à la cour de Chine au nom de Ngan-touen, roi du Ta-ts’in, autrement dit de l’empereur Antonin Marc-Aurèle. On peut sourire de ces prétendues ambassades organisées par des marchands rusés pour flatter l’orgueil complaisant d’un souverain. Elles n’en témoignent pas moins d’un mouvement réel de voyages et d’échanges.

De menues ondulations de ce vaste mouvement viennent curieusement s’inscrire sur ces parois de grottes où les rois du temps aimaient à graver le souvenir de leurs donations. En arrière des ports que fréquentait le commerce grec, à Karle, le Grec Sihadhaya de Dhenukākaṭa offre un pilier ; à Nasik le Grec Īdrāgnidata, fils de Dhaṃmadeva, homme du Nord, originaire de Dātāmiti, avec son fils Dhaṃmarakkhita, offre à la communauté des moines, en l’honneur de tous les Bouddhas, une grotte, un sanctuaire (cetiya) et des citernes ; à Junnar, le Grec Irila des Gata offre deux citernes, le Grec Canda offre un portail, le Grec Ciṭa des Gata offre un réfectoire. Mais les grottes aménagées ou décorées en partie aux frais de ces Grecs indianisés ne sont plus les simples cavernes du Magadha ou de Kalinga accommodées tout juste pour servir d’abris rudimentaires. Ce sont des œuvres d’art, qu’un Grec même pouvait admirer. Le spécimen le plus accompli de la nouvelle architecture se trouve à Karle ; James Fergusson, juge entre tous compétent, évoque à propos de la grotte de Karle l’Abbaye aux Hommes de Caen. Une nef voûtée, à nervures de bois, est flanquée de deux bas-côtés étroits et portée sur des piliers octogonaux couronnés d’un bulbe renflé au-dessus duquel s’allongent des éléphants accroupis dos à dos surmontés de personnages. Au fond, détaché en pleine lumière sur un abside sombre, le caitya, l’hémisphère aux reliques, élevé sur ce soubassement et surmonté du parasol royal. La façade, taillée en fer à cheval, est barrée jusqu’à mi-hauteur par un mur couvert de sculptures, percé de trois portes qui correspondent aux trois axes ; le haut, fermé par un écran ajouré, règle les jeux de la lumière comme les rosaces de nos cathédrales. Et, par une symétrie significative, à l’autre extrémité de l’empire Andhra, sur la rive sud de la rivière Kistna, près de son embouchure, face à l’Extrême-Orient, le stūpa d’Amaravatī, construit sur le type archaïque de Sanchi ou de Barhut, immense calotte de terre maçonnée, se décore d’innombrables bas-reliefs où se prolonge étrangement l’art du Gandhāra, mais avec un cachet plus romain et plus hindou. Les grands courants de la civilisation mondiale, qui longtemps ont effleuré l’Inde, l’ont maintenant pénétrée à fond, elle n’a rien perdu de son originalité native, mais ses voisins et ses envahisseurs lui ont appris à tirer de ses propres ressources un parti meilleur : un âge classique va s’ouvrir.