L’Inde civilisatrice/Chapitre VII

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Librairie d’Amérique et d’Orient (p. 162-186).

VII

L’ÂGE D’OR : DYNASTIE DES GUPTA

Probablement à aucune époque de sa longue histoire, l’Inde n’a connu plus de prospérité, plus d’activité, plus de fécondité, plus de raffinement qu’au cours du ive et du ve siècle. La dynastie des Gupta recueille l’héritage des Maurya, vacant depuis cinq cents années ; une lignée de grands princes crée, maintient, organise un grand empire, protège et cultive les lettres et les arts ; c’est l’époque qui voit naître Çakuntalā et les autres chefs-d’œuvre du plus classique des poètes hindous, Kālidāsa. Nous en sommes sûrs, nous l’affirmons, tout nous en avertit, sauf la chronologie, qui toujours nous fait défaut. Il faut être personnellement mêlé à l’indianisme pour concevoir le cas extraordinaire de l’Inde. Tout est à construire par des tâtonnements successifs ; l’histoire procède à la manière de l’enfant qui bâtit un jeu de patience avec des contours de hasard qu’il essaie d’emboîter. La date même des Gupta est une conquête encore récente de la science : les rois Gupta avaient, eux aussi, fondé une ère nouvelle qui a survécu à la dynastie et qui s’est maintenue pendant plusieurs siècles dans plusieurs régions de l’Inde. Cette ère part du dimanche 8 mars 319. Mais avant d’aboutir à ce résultat définitif et incontesté, on avait tour à tour accroché cette ère à l’ère des Çaka, 78 apr. J.-C., ou proposé, sur la foi de combinaisons laborieuses, l’an 166 et l’an 190.

Le premier souverain de la dynastie se trouve porter le même nom que le fondateur de la dynastie Maurya. Il est, lui aussi, un « protégé de la lune », Candra-gupta. Son père Ghaṭotkaca, son grand-père (Çrī) Gupta ne font pas figure dans l’histoire. Candragupta se classe par un mariage qui prépare ou consacre son succès, et que ses descendants rappellent encore avec fierté. Il a épousé une princesse, Kumāradevī, du clan des Licchavi. Bien avant les Maurya et Alexandre, au temps du Bouddha et de son émule le Jina, les Licchavi formaient une aristocratie puissante, une sorte de patriciat qui dominait l’opulente cité de Vaiçālī ; l’église bouddhique et l’église jaina se font gloire également de les avoir comptés parmi leurs premiers partisans. L’Inde impériale se montra sans doute soupçonneuse et malveillante à l’égard de l’ancienne noblesse locale, attachée à ses traditions d’indépendance. Les Licchavi disparaissent de la vallée du Gange ; les plus hardis vont sans doute chercher fortune au dehors ; après l’ère chrétienne, une dynastie Licchavi s’installe dans l’Himalaya, au Népal. Candragupta I prend le titre impérial ; il est mahārājādhirāja « roi au-dessus des grands rois ». Nous avons de lui des monnaies d’or qui, comme les monnaies des Kuṣaṇa, reproduisent l’étalon romain de l’aureus ; mais ici l’art est purement hindou d’inspiration et de facture ; l’ensemble est charmant d’élégance, de grâce, de sentiment décoratif : le roi et la reine se regardent dans une attitude noble et digne ; chacun des deux personnages a son nom frappé derrière lui, le roi « Candragupta » sans aucun titre ; la reine, au contraire, avec un titre d’honneur Kumāradevī-çriḥ ; au revers une déesse aux lignes graciles, mais aux formes opulentes, comme le réclame l’esthétique hindoue, est assise sur un lion ; elle tient en main la corne d’abondance, l’inscription porte : Licchavayaḥ « les Licchavi ». Le successeur de Candragupta I, son fils Samudragupta, exerce le pouvoir pendant un demi-siècle environ ; nous avons une inscription officielle composée sur son ordre à la fin de son règne et qui résume sa carrière ; elle est gravée sur un pilier monolithe, haut de trente-cinq pieds, dressé jadis par Açoka pour y inscrire ses édits : soit que Samudragupta ait voulu associer dans la postérité son souvenir à celui du grand Maurya, soit qu’il ait voulu publiquement se réclamer de lui comme un devancier. Le poète-lauréat qu’il a chargé d’immortaliser sa gloire s’est trouvé digne d’un pareil choix : son panégyrique est un excellent modèle du genre ; par la perfection de la forme, la délicatesse du goût, il en marque la plus belle époque. Le début, en vers de rythmes variés, mais tous appropriés par leur allure solennelle et majestueuse, est malheureusement mutilé, les portions proprement narratives sont en prose, mais une prose soigneusement cadencée, embellie d’interminables composés où s’exprime encore l’inspiration lyrique. Voici, par exemple, la scène où Samudragupta est choisi par son père pour lui succéder : « C’est une âme noble, dit son père en le prenant dans ses bras ; et tout son duvet raidi dénonçait son émotion ; la cour respirait à l’aise ; ses égaux de naissance le regardait d’un air abattu ; les yeux noyés de tendresse, alourdis de larmes, fixés sur le devoir, son père le regarda et lui dit : Sois le protecteur de la terre tout entière ! » Le panégyrique classe les succès de Samudragupta sous quatre rubriques : 1o les rois qui ont éprouvé sa puissance et sa magnanimité (ceux qu’il a traités comme Alexandre avait jadis traité Porus) ; il les a vaincus et pris, puis il leur a rendu leur liberté et leurs états ; ce sont tous des rois du Deccan : le roi du Kosala (méridional, entre la haute Narmada et la haute Mahanadi), le roi des Grandes Forêts (dans la région des monts Vindhya) ; le roi de Piṣṭapura (en Kalinga, au nord du delta de la Godavari) ainsi que les princes de Mahendragiri et de Kotṭūra (plus au nord, près de la côte) ; le roi de Kaurāla (la région du lac Kolleru, entre les deltas de la Godavari et de la Kistna) ; le roi de Vengī (dans la même région) ; le roi de Kāñcī (Conjeveram, sur le Palar, au sud de Madras) ; le roi d’Eraṇḍapalla (Erandol), sur la Tapi moyenne) ; le roi du Devarāṣṭra (le pays Mahratte ?) ; 2o les rois qu’il a dû extirper par la violence, tous des rois de l’Āryāvarta (l’Hindoustan) désignés par leur nom personnel (Rudradeva Matila, Nāgadatta, etc…) sans mention de leurs états respectifs, absorbés dans l’empire Gupta ; 3o les pays limitrophes qui se sont reconnus vassaux, paient le tribut, envoient des messages de soumission : Samataṭa (delta du Gange), Davāka, Kāmarūpa (Kamrup, Assam), Nepāla, Kartṛpura, Mālava (Malva), Ārjunāyana, Yaudheya, Madraka (Rajpoutana et Penjab), Abhīra, Prārjuna, Sanakānīka, Kāka, Kharaparika ; 4o les pays qui se sont présentés spontanément à la cour pour s’y faire enregistrer, qui ont offert en présent des jeunes filles (pour le harem), qui ont sollicité des brevets d’investiture timbrés du Garuḍa royal : Daivaputra, Șāhi, Șāhānusāhi (les Kuṣaṇa dont on reconnaît les titres), Çaka, Muruṇḍa, Siṃhala (Ceylan), etc.

À ces faits précis le poète ajoute un éloge des qualités du roi où, faute de connaissances précises, les allusions trop délicates restent lettre close pour nous ; un heureux hasard nous vaut une exception. Dans un passage où il vante les dons poétiques du roi, Hariṣeṇa (c’est le nom du panégyriste) proclame que le talent musical de Samudragupta fait rougir de honte Tumburu et Nārada, les musiciens du ciel. Une série de monnaies d’or représente en effet Samudragupta assis à l’aise sur une sorte de sofa et jouant de la lyre. D’autres monnaies, également en or, portent l’image d’un cheval avec la légende : « Le triomphe (attesté) par le sacrifice du cheval (açvamedha) », et, dans le protocole officiel de ses successeurs, Samudragupta est régulièrement célébré comme « le restaurateur du sacrifice du cheval, depuis longtemps aboli ». Nous avons déjà vu, après la chute des Maurya, la réaction brahmanique remettre en valeur ce vieux rite, où survivent des pratiques d’une grossièreté répugnante, et qui consacre les droits du souverain qui l’offre à s’affirmer le suzerain de l’univers. Une statue de cheval en pierre, d’un travail rude et d’un aspect archaïque, découverte dans le nord du pays d’Oudh et qui porte une inscription votive malheureusement mutilée (mais certainement en pracrit) semble commémorer le sacrifice qui couronne les campagnes de l’empereur Gupta, postérieurement au panégyrique sans doute, puisque Hariṣeṇa se borne à louer « les centaines de milliers de vaches qu’il a distribuées en aumônes », libéralité que ses successeurs ne manquent pas de rappeler. L’inscription se termine par une image d’heureuse venue : « Ce pilier se dresse comme le bras de la terre pour montrer sa gloire, victorieuse du monde entier et répandue sur toute la surface de la terre, partie d’ici dans la grâce aisée de son essor pour se rendre au palais du souverain des dieux ».

Parmi les royaumes qui étaient venus spontanément se faire enregistrer à la cour, le panégyrique nomme l’île de Ceylan. Un témoignage chinois du viie siècle confirme en l’expliquant l’assertion du panégyriste. L’envoyé chinois Wang Hiuan-ts’ö qui remplit plusieurs missions importantes au milieu du viie siècle dans l’Inde, eut l’occasion de visiter en pieux pélerin le temple de Mahābodhi, élevé sur le site où le Bouddha était parvenu à l’Illumination complète ; il y trouva un monastère spécialement réservé aux moines de Ceylan, et comme il s’informait des origines de cette fondation, il recueillit le récit suivant. « Jadis le roi de Ceylan nommé Chi-Mi-k’ia-p’o-mo, c’est-à-dire « Vertu-nuage » (Çri Megha [varma ; corr. varṇa]), roi indien, chargea deux moines d’aller visiter le monastère (qu’Açoka avait élevé près de l’arbre témoin de l’Illumination) ; l’aîné avait nom Mahārāman ; l’autre s’appelait Upa [sena]. Ces deux moines rendirent hommage au Trône-de-Diamant de l’arbre de l’Illumination. Mais le monastère ne leur donna point asile. Ils rentrèrent dans leur pays d’origine, où le roi les interrogea : Vous êtes allés porter vos hommages aux lieux saints. Que disent d’heureux les présages, ô moines ? Ils répondirent : Dans la grande contrée du Jambudvīpa, il n’y a pas un endroit pour y demeurer en paix. Le roi, ayant entendu ces paroles, envoya des gens avec des pierres précieuses pour offrir des présents au roi Samudragupta. Et c’est pourquoi jusqu’à présent ce sont les moines du royaume de Ceylan qui résident dans ce monastère. »

À l’appui du voyageur chinois, l’épigraphie apporte son recoupement. Le sol de Bodhi-Gayā, si riche en souvenirs du passé, a rendu deux inscriptions, une stèle et une dédicace qui rappellent des donations dues à Manāraman, originaire de Ceylan (Lankā), disciple d’une série de maîtres où figurent deux Upasena. Les Annales Singhalaises, chronique de couvent compilée au ve siècle et complétée ultérieurement par des additions successives jusqu’au xixe siècle, connaissent le roi Kirti Çri Meghavarṇa dont elles placent le règne entre 304 et 332 apr. J.-C. Le synchronisme de Meghavarṇa et de Samudragupta garantit la valeur de la tradition singhalaise. Et le roi Meghavarṇa est précisément représenté comme un fervent Bouddhiste ; c’est sous son règne que la relique sainte entre les reliques, la dent du Bouddha, offerte encore aujourd’hui à l’adoration des fidèles dans une pagode de Kandy (au-dessus de Colombo) est apportée à Ceylan ; elle y venait du Kalinga où longtemps elle avait sanctifié la Ville de la Dent (Dantapura) ; pour la dérober aux menaces d’une invasion, une princesse du Kalinga l’apporta cachée dans l’épaisseur de sa chevelure. Meghavarṇa l’accueille en grande pompe et la transporte au milieu d’une magnifique procession dans le temple qui lui est destiné. Poète comme Samudragupta, comme le Çaka Rudradāman, comme Harṣa, comme la plupart des rois du moyen-âge indien, il compose en son honneur un poème en singhalais, la Tradition de la Sainte Dent (Daladāvaṃsa), souvent remanié et rajeuni aux époques suivantes.

L’envoi d’une ambassade à Samudragupta par le roi de Ceylan montre quelle importance politique s’attachait à la possession des Lieux Saints. Chaque secte, chaque nation aspirait à y disposer d’un couvent, une sorte d’hôtel pour y recevoir ses moines ou ses pélerins de passage. Les fêtes qui s’y succédaient fréquemment étaient autant de foires qui attiraient la multitude ambulante des trafiquants et des touristes qui de temps immémorial foule constamment les sentiers de l’Inde, toujours disposée à tirer parti des occasions les plus respectables ou les plus frivoles pour battre les chemins même les plus lointains. Le tableau tracé par Kipling au début de Kim est exact pour l’Inde de tous les temps. Le roi qui disposait des Lieux Saints disposait par là d’une puissance considérable d’ordre politique et d’ordre économique. Aussi la concurrence sévissait jusque dans ce domaine ; un immense réseau de lieux saints s’improvisait avec les progrès de l’Église ; souverain et religieux s’entendaient à merveille pour découvrir et sanctifier les traces du Maître dans les contrées dont il n’avait connu ni le nom ni l’existence. Du Magadha à Mathurā, de Mathurā au Penjab, au Cachemire, à l’Afghanistan, jusqu’à la Perse, jusqu’au centre de l’Asie, des sanctuaires fréquentés rappelaient les voyages du Bouddha et ses manifestations miraculeuses. On avait découvert la trace de son pied sur un sommet de Ceylan où il était venu pour instruire le démon Rāvaṇa. À la longue, avec le déclin de la foi, l’ouverture de routes nouvelles, le déplacement du trafic, les Lieux Saints authentiques se trouvèrent graduellement désertés au profit des concurrents mieux situés ; là encore, c’est la science moderne qui par ses recherches et ses découvertes renoue la chaîne rompue des traditions oubliées.

Le panégyriste de Samudragupta ne voit dans l’ambassade de Ceylan qu’un hommage rendu à la puissance de son maître. À distance nous y découvrons davantage : l’unité de l’Inde, désormais complète. La géographie officielle de l’Inde Britannique consacre une erreur désastreuse en isolant Ceylan « colonie de la Couronne », de l’Inde, territoire impérial gouverné par un vice-roi. Ceylan achève et dans une certaine mesure corrige l’Inde. Cette masse continentale, en contact avec la mer par une ligne de côtes peu propices et sur la moitié seulement de sa périphérie, a besoin d’opposer à ses vastes étendues terriennes du nord et du centre la grande île qui lui est si étroitement reliée et qui s’avance dans l’Océan comme pour marquer le carrefour des grandes voies qui sillonnent l’immensité de l’Océan Indien, entrepôt de transit de trois des parties du monde : Afrique, Asie, Océanie, et qui dans son histoire touffue voit défiler presque toutes les nations. Solidaire de l’Inde, elle l’est à tel point qu’elle semble en réfléchir les étapes dans un cadre réduit. La tradition veut qu’elle ait reçu de l’Inde ses premiers colons l’année même où le Bouddha entrait dans le Nirvāṇa ; quoi qu’il en soit, la civilisation indienne y domine au temps d’Açoka. Le souverain Maurya, qui ne la compte pas dans son empire, se flatte d’y avoir propagé son influence pieuse ; à en croire la chronique locale, un fils et une fille d’Açoka y auraient apporté l’enseignement du Bouddha et y auraient organisé les premières communautés. Le roi de Ceylan porte à cette époque le même titre royal que les empereurs Maurya ; il est « le chéri des dieux » (devānaṃpiya). Bientôt les grands travaux se multiplient, œuvre d’ingénieurs ou d’artistes, tels que l’Inde nous les a déjà montrés : digues, réservoirs, aménagement de cavernes, couvents grandioses, palais somptueux que la sculpture et la peinture s’appliquent à décorer. Des invasions venues du continent, et surtout du littoral voisin, ne troublent guère que l’ordre dynastique, et de fait enrichissent le pays d’apports nouveaux. Aux environs de l’ère chrétienne, le roi Vaṭṭagāmanī réunit une sorte de concile comme fait Kaniṣka dans le Nord-Ouest. De part et d’autre, on procède de même façon, sous une inspiration identique. « Les religieux de grande intelligence, raconte la Chronique, avaient jusque là transmis de bouche à bouche les Trois Corbeilles et l’explication ; mais à voir dégénérer les créatures, les moines s’assemblèrent ; pour assurer la durée de la Loi, ils l’écrivirent dans les livres. » La langue adoptée pour les textes sacrés était tenue naturellement pour la langue authentique du Bouddha ; on l’appelait, de son prétendu pays d’origine, la māgadhī ; c’est ce qu’on appelle aujourd’hui le pali. En réalité c’est un dialecte aryen apparenté au sanscrit, apporté par les premiers apôtres qui partaient sans doute des ports entre Cambaye et Surate. Ptolémée connaît déjà le nom moderne, qu’il note Siela, et qui tend déjà à remplacer l’ancienne désignation de Taprobanê (sanscrit Tāmraparṇī, pali Tambapaṇṇi) ; il est si bien informé qu’il y distingue treize régions, et qu’il y énumère dix-neuf villes, plus deux comptoirs sur la côte. Sa carte de Ceylan n’est pas moins détaillée que sa carte de l’Inde.

Le successeur de Samudragupta, son fils Candragupta II Vikramāditya agrandit encore son patrimoine par une conquête grosse de conséquences. La dynastie des satrapes Çaka qui avait sa capitale à Ujjayinī s’était perpétuée pendant trois siècles ; elle avait atteint son apogée avec Rudradāman au cours du iie siècle ; après lui nous n’avons plus guère pour nous renseigner qu’une série continue de monnaies, surtout en argent, d’un type uniforme : à la face, la tête du roi entourée d’une légende qui donne le nom et le titre du roi et de son père, avec la date de la frappe ; nous pouvons dresser ainsi un tableau généalogique complet et un tableau chronologique précis, cas doublement unique dans le passé de l’Inde. Un trait remarquable est que cette dynastie qui a introduit le sanscrit dans l’usage épigraphique ne l’emploie pas, à une seule exception près, sur ses monnaies ; elle s’y sert d’un pracrit très sanscritisant. La dernière date connue équivaut à 388 apr. J.-C. Peu de temps après, Candragupta se rend maître du pays. Une tradition ancienne, en cours au viie siècle, racontait que Candragupta s’était déguisé en femme pour surprendre son adversaire le roi des Çaka, attiré dans une ville de son empire par une intrigue galante. L’histoire réelle de l’Inde ne manque pas de faits analogues. L’annexion du Mālava concentrait à la cour des Gupta l’activité littéraire de l’Inde. Ujjayinī resta le foyer de culture élégante et savante que ses anciens envahisseurs avaient donné à l’Inde. Le roi Vikramāditya d’Ujjayinī, que la légende et le conte se plaisent à représenter entouré des « neuf perles », les neuf classiques de la littérature (peut-être un lointain écho des neuf muses helléniques), est sans doute l’image idéalisée de Candragupta Vikramāditya, conquérant d’Ujjayinī, ami des poètes, peut-être le patron de Kālidāsa. L’opéra Vikramorvaçi, avec l’insertion inattendue du mot vikrama « héroïsme » dans son titre, est peut-être un hommage discret à Vikramāditya Candragupta, et une allusion, transparente pour les contemporains, à un épisode galant du harem royal. Le poème inachevé qui se proposait de raconter la naissance du dieu de la guerre, issu des amours de Çiva et de Pārvati, le Kumāra-saṃbhava, avait peut-être pour objet de célébrer la naissance du prince Kumāragupta, fils de Candragupta II, héritier présomptif du trône impérial. La capitale des satrapes Çaka, Ujjayinī, a de plus laissé une empreinte durable dans une des rares sciences positives de l’Inde, l’astronomie ; c’est Ujjayinī qui reste encore aujourd’hui pour la science indigène l’origine des longitudes. Et cette astronomie plus qu’à demi astrologique sort manifestement des écoles grecques ; elle s’est détachée, sans éclat, sans rupture violente, des enseignements surannés du Jyotiṣa, l’astronomie des écoles védiques, elle-même apparentée d’origine aux doctrines assyro-chaldéennes. Les classiques de la nouvelle école, Āryabhaṭa né en 476, Varāhamihira qui prend pour époque d’un de ses traités l’équinoxe du printemps de l’an 505, suivent de près la grande époque des Gupta. Sans entrer dans le détail d’une technique qui m’échappe, mais qui remonte clairement à Ptolémée, il suffit d’indiquer l’emprunt évident des termes spéciaux tels que kendrakentron, jamitradiametron, panapharāepanaphora, dṛkaṇadekanos, ou des signes du zodiaque, comme : tāvuratauros, pāthunaparthenosetc. En acquérant Ujjayinī et le Mālava, la dynastie Gupta nouait un contact plus étroit avec le commerce hellénique qui continuait à fréquenter les ports du golfe de Cambaye et à y apporter avec ses cargaisons les idées nouvelles et les connaissances nouvelles de l’Occident romain, graduellement acquis au christianisme. Constantin reçoit dans la nouvelle capitale de l’empire, à Constantinople, peu de temps avant sa mort (336), une ambassade de l’Inde qui lui apportait en présent des animaux étranges et des pierreries. Le philosophe Métrodore, à peu près vers le même temps, part pour visiter l’Inde des brahmanes. Un siècle plus tard, un notable d’Alexandrie, Severus, consul en 470, loge chez lui des Brahmanes « qui n’étaient à vrai dire, ni des brahmanes montagnards (ascètes), ni des gens de l’ordinaire, mais une classe intermédiaire, chargée des communications entre les brahmanes et les cités ».

La conquête du Malva et du littoral voisin rapproche aussi l’empire Gupta de l’empire Sassanide, héritier des Parthes, des Séleucides, des Achéménides, et qui rendait alors à la Perse une large et féconde activité. La dynastie Sassanide, dès son arrivée au pouvoir (224) s’était vouée à la restauration de la religion nationale, le mazdéisme de Zoroastre. L’hellénisme, la propagande juive, l’expansion du christianisme avaient déjà porté des coups mortels à l’antique tradition des mages ; dans leur zèle à ranimer le passé, les Sassanides n’hésitèrent pas, en dépit ou bien en raison de leur rigorisme orthodoxe, à procéder comme des architectes qui restituent intégralement un monument tombé en ruines et plus qu’à demi disparu. La foi, surtout alliée à la politique, n’a pas les mêmes préoccupations d’authenticité que la philologie. La renaissance zoroastrienne, presque à ses débuts, vit surgir un nouvel ennemi, d’autant plus redoutable qu’il lui devait en partie ses inspirations : le jour même où le second des Sassanides, Sapor I, recevait la couronne, le 20 mars 242, Mānī prononçait en public sa première prédication. Trente ans plus tard, un fils de Sapor, Bahram I (273-276), pressé par la fureur des mages, faisait mettre en croix le fondateur du manichéisme. La nouvelle religion sortait du supplice plus forte et plus vivante : habilement édifiée sur la base du dualisme avec des matériaux empruntés de toutes mains, animée d’un souffle ardent de moralité sévère, parée des séductions captivantes d’une imagination inventive où la raison pouvait découvrir des allégories profondes, elle marque entre Jésus et Mahomet le plus heureux effort de la création religieuse dans un monde en mal de croyances. On sait quelle résistance vivace elle opposa longtemps, jusqu’au fond de l’Occident, au christianisme déjà triomphant : les Cathares et les Albigeois mêlent à notre moyen-âge français le souvenir de Mānī. Dans l’Extrême-Orient, son succès ne fut pas moindre ; il y menaça le bouddhisme comme il menaçait en Occident l’Église chrétienne ; les fouilles de l’Asie Centrale attestent ses victoires dans les oasis du Turkestan chinois ; de puissantes tribus turques l’adoptèrent ; l’empire des Ouigours, qui domina le centre de l’Asie au viiie siècle, le reconnut dans sa religion officielle ; la Chine eut dans ses grandes villes des temples manichéens. Mānī, d’ailleurs, s’était présenté comme le successeur du Bouddha. « La sagesse et les bonnes œuvres, écrivait-il, ont été apportées avec une suite parfaite d’une époque à une autre, par les Prophètes de Dieu. Elles vinrent en un temps par le prophète nommé Bouddha dans la région de l’Inde ; en un autre par Zoroastre, dans la contrée de Perse, en un autre par Jésus dans l’Occident. Après quoi la présente révélation est arrivée et la présente prophétie s’est réalisée par moi, Mānī, le vrai messager du vrai Dieu dans la Babylonie. » On comptait dans son œuvre plusieurs Épîtres aux Indiens. La trace la plus curieuse de ce syncrétisme audacieux subsiste dans cette Vie de saint Joasaph si largement répandue dans le monde chrétien tout entier, si populaire au moyen-âge, admise dans la Légende Dorée, et qui se réduit à un démarquage, trop transparent pour être contesté, d’une Vie du Bouddha, préalablement accommodée au goût manichéen. C’est vraiment l’honneur de l’Inde qu’une petite portion de son antique sagesse, véhiculée dans ce récit frelaté, ait pu laisser sur tout l’Occident une empreinte forte et durable.

Si le bouddhisme n’agit sur l’Occident que par des intermédiaires, et sous une sorte de déguisement, son action sur l’Extrême-Orient avait été directe et rapide. On se rappelle qu’un envoyé chinois à la cour des Yue-tche avait reçu, en l’an 2 av. J.-C., de l’héritier présomptif la communication orale d’un texte bouddhique qu’il avait rapporté en Chine. Bien d’autres encore, trop obscurs pour jamais émerger à l’histoire, voyageurs, marchands, soldats, secondèrent la propagande anonyme. En 61 apr. J.-C., si on en croit l’histoire officielle, un songe de l’empereur Ming ti (58-76) ouvre au bouddhisme les portes du palais. « Ming ti voit en rêve un homme de grande taille, couleur d’or, qui avait une lueur brillante au sommet du crâne. Il interrogea ses ministres ; un d’entre eux lui dit : Dans la région d’Occident, il y a un dieu appelé Fo (ancienne prononciation : bout = Bouddha) ; sa taille est haute de seize pieds et il a la couleur de l’or jaune. L’empereur envoya donc une ambassade dans le T’ien-tchou (Inde) pour s’y informer de la doctrine du Bouddha. C’est alors que dans le Royaume du Milieu on se mit à figurer des images. Ying, roi de Tch’ou, fut le premier à ajouter foi à cette doctrine. » Tel est le récit tout légendaire consacré par la tradition, et enregistré dans les Annales des Seconds Han. Mais des indices patiemment relevés prouvent que la Chine connaissait et comptait déjà des moines (çramaṇa) et des fidèles laïques (upāsaka). Les envoyés de Ming ti auraient ramené de l’Inde à la capitale impériale, Lo-yang (dans le Ho-nan) deux moines à jamais célèbres dans les fastes du bouddhisme chinois et dignes d’une gloire plus large encore : l’un désigné sous un nom indien Kāçyapa Mātanga, l’autre sous un nom chinois : Fa-lan l’Indien. Ils n’apportent pas seulement des dogmes et des doctrines, ils inaugurent soi-disant l’immense travail de traduction qui se poursuivra pendant dix siècles et qui fera passer les productions les plus variées du bouddhisme indien : récits édifiants, contes, hymnes, philosophie, poésie, dans la langue, dans la pensée, dans la vie de la Chine, d’où elles rayonneront sur les avant-postes de la civilisation orientale, en Corée, au Japon. L’Inde imaginative, émotive, contemplative, apportait à la Chine par trop raisonnable de Confucius et des lettrés le ferment qui lui manquait encore et que les disciples de Lao-tseu, trop magiciens, trop alchimistes et trop peu lyriques, avaient en vain essayé de lui fournir.

La première œuvre qu’on attribue traditionnellement aux premiers traducteurs consiste en une sorte d’anthologie, un recueil de morceaux choisis des textes sacrés, connu sous le titre de Sūtra en Quarante-deux articles. D’autres traductions attribuées à l’un d’eux se sont perdues dans les guerres civiles et les persécutions qui ont si souvent ensanglanté la Chine. Leurs premiers continuateurs sont originaires soit du pays des Yue-tche, soit du pays de K’ang (Sogdiane), soit du pays de Ngan-si (Parthie), soit enfin du Tchou (l’Inde propre) ; la plupart sont iraniens de naissance. Le plus actif et le plus remarquable d’entre eux est Ngan Che-kao, prince royal d’une famille parthe, qui aurait renoncé au trône en faveur de son oncle pour entrer en religion ; il arriva en Chine en 148, y mourut en 170, et dans cet intervalle de vingt-deux ans il aurait exécuté 176 traductions, dont 55 sont conservées. Après la chute des Seconds Han, vers 220, la Chine se divise en trois royaumes : Wei à Lo-yang (220-265), Chou à Tch’eng-tou du Sseu-tch’ouan (221-263), Wou à Nankin (222-279). Les Wei maîtres des voies de terre, les Wou maîtres des voies de mer qui mènent aux pays d’Occident, se disputent les moines, missionnaires ou coureurs d’aventures, qui apportent la parole sacrée ; les Wou sont les mieux partagés ; c’est chez eux que s’installent Tche K’ien, le Yue-tche, laïque très instruit, qui connaissait les ouvrages sacrés, les ouvrages profanes et les écritures étrangères, et qui possédait six langues ; arrivé en Chine à la fin des Seconds Han, il est engagé par le fondateur du royaume Wou, Souen K’inan, pour instruire le prince héritier ; de 222 à 253, il écrit de nombreuses traductions dont 49 subsistent ; Vighna, un adorateur du feu passé du mazdéisme au bouddhisme, qui traduit (224) l’admirable recueil des Propos de la Loi (Dhammapada, aussi Udānavarga) ; Seng-houei, appelé le Sogdien (K’ang) en souvenir de l’origine de sa famille ; ses parents, Sogdiens, étaient venus s’établir comme colons au Kiao-tche (Tonkin) ; par sa science et ses miracles il gagna la faveur de l’empereur Souen K’inan qui bâtit en son honneur un temple et un couvent. Souen K’inan reprend, sous les auspices du bouddhisme, le programme de Wou ti des Han, la poussée vers l’Inde. En 245 il envoie une ambassade au Fou-nan (Cambodge et Siam), qui y recueille soigneusement des informations sur l’Inde : « C’est un pays où fleurit la Loi du Bouddha ; le peuple est droit et honnête ; le sol est très fertile. Le nom du roi est Meoulouen (Muruṇḍa) et la capitale où il réside est entourée de murs. Les rivières et les cours d’eau sont divisés en un grand nombre de petits ruisseaux qui coulent dans des canaux et des tranchées et tombent dans une grande rivière. Les palais sont décorés de beaux travaux sculptés ; dans les rues, les carrefours, les maisons, les pavillons, les terrasses, on entend le son des clochettes, des tambours, des chants ; on voit de riches étoffes, on respire le parfum des fleurs. Les marchands y arrivent par terre et par mer, et s’y réunissent en grand nombre, offrant en vente pour répondre au goût public des vases artistement ouvragés et des curiosités de grand prix. »

Les Tsin Occidentaux qui rétablissent pendant quarante ans (265-316) l’unité de l’empire comptent parmi leurs traducteurs un homme remarquable, Fa-hou (Dharmarakṣa) l’Hindou, un Yue-tche né et élevé en Chine, qui a visité les pays occidentaux et connaît trente-six langues. Ses traductions sont au nombre de cent soixante-quinze, dont quatre-vingt-dix subsistent.

La triste période des Seize Royaumes (304-438) où la Chine est morcelée et disloquée, produit le plus grand des traducteurs, le plus savant, le plus fidèle au sens de l’esprit, le mieux doué, un des plus actifs : Kumārajīva (344-413). Sa biographie romanesque est un raccourci saisissant de la période où il vit : « C’était un homme du T’ien-tchou (Inde) ; sa famille y exerçait par droit héréditaire les fonctions de ministre d’état. Son grand-père était un homme hors du commun ; il avait une grande réputation dans le royaume. Son père était intelligent autant que vertueux. Au moment de recueillir la succession de ses aïeux, il y renonça et il entra en religion. Il partit vers l’Est et passa les Ts’ong-ling [Pamir]. Le roi de Koutcha qui savait quelle dignité il avait refusée, sortit de sa capitale pour aller à sa rencontre et le pria d’être son chapelain (purohita). La sœur du roi, âgée de vingt ans, était d’une intelligence insigne ; de tous les royaumes on l’avait demandée en mariage. Mais quand elle le vit, elle voulut l’avoir pour mari et on le contraignit à se marier. Elle conçut. Des signes merveilleux manifestèrent chez la mère la grandeur de l’enfant qu’elle devait mettre au monde L’enfant reçut le nom de Kumārajīva, du nom de son père : Kumāra, et de sa mère, Jīvā… Mère encore une seconde fois, la princesse obtint de son mari l’autorisation d’entrer au couvent et d’y emmener son fils aîné, Kumārajīva avait alors sept ans ; il apprit par cœur les textes sacrés ; il en récitait chaque jour mille stances. Quand il eut neuf ans, sa mère partit avec lui au Cachemire, par-delà l’Indus. Là, l’enfant trouva un maître célèbre, Bandhudatta qui était le cousin du roi de Cachemire. Bandhudatta lui apprit le Recueil Moyen (Madhyama Āgama) et le Recueil Long (Dīrgha Āgama). Sur l’invitation du roi, le jeune novice soutint au palais même une controverse avec les hérétiques. Après trois ans de séjour, sa mère voulut retourner à Koutcha. Elle passa les montagnes au Nord des Yue-tche. Là elle rencontra un saint homme qui prédit à l’enfant un magnifique avenir : s’il gardait sa chasteté jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, il devait sauver un grand nombre d’hommes par la loi du Bouddha… Ils arrivèrent au pays de Kachgar… Kumārajīva y resta une année entière ; pendant l’hiver il y récita la Métaphysique (Abhidharma) avec les six Traités canoniques (Pāda). Un moine instruit pressait le roi de Kachgar de retenir Kumārajīva. Le roi de Koutcha, de son côté, envoyait messager sur messager pour l’inviter à revenir. Avant de se remettre en route, Kumārajīva étudia encore les quatre Veda, les cinq sciences, les traités hérétiques et l’astronomie. Deux personnages distingués, petit-fils du roi de Yarkand, vinrent alors lui demander l’autorisation de le suivre et l’ordination monastique ; l’aîné qui était un adepte du Grand Véhicule récita à Kumārajīva un texte qui le décida à embrasser cette doctrine. Puis à la suite de sa mère, il se rendit au royaume de Wen-sou (Ouch-Tourfan), à la limite nord de Koutcha où il soutint encore une controverse. Le roi de Koutcha vint en personne le saluer dans le royaume de Wen-sou et le ramena dans son propre royaume. La fille du roi se fit nonne ; il lui enseigna les textes. À cette époque on comptait dans le pays de Koutcha environ dix mille moines. » Kumārajīva avait reçu du savant Vimalākṣa, originaire du Cachemire émigré à Koutcha, et qui devait rejoindre plus tard (406) son élève en Chine, la discipline monastique de l’école Sarvāstivādin. Sa mère, sur ces entrefaites, retourna dans l’Inde. Mais brusquement un général chinois Lu Kouang, qui devait à son tour fonder une dynastie (les Leang Septentrionaux) vient à la tête de 70 000 hommes réduire Koutcha. La ville est prise. Le vainqueur commence par traiter brutalement le moine qui était la gloire de Koutcha ; il l’obligea même à s’unir avec son élève, la fille du roi entrée dans les ordres. Mais ses dispositions changèrent ensuite ; il le garda près de lui à Leang-tcheou jusqu’à l’an 401 ; puis Kumārajīva passa à la cour des Seconds Ts’in, à Tch’ang-an. Dans l’espace de trente ans environ, il traduisit quatre-vingt-dix-huit ouvrages qui formaient plus de quatre cent vingt fascicules. Il subsiste encore cinquante de ses traductions.

La biographie de Kumārajīva suffit à montrer quelle était la fréquence et la facilité des déplacements d’un bout à l’autre de l’Asie Centrale dès la fin du ive siècle, et combien la culture bouddhique de l’Inde était répandue dans la longue ligne d’oasis qui jalonne les routes de l’Inde à la Chine. Aussi, quand l’Empire du Milieu se trouva déchiré par l’anarchie au temps des Seize Royaumes, un groupe de moines conçut le projet d’aller ensemble dans l’Inde chercher les lois et les préceptes de la religion, afin de sauver la foi au moment où elle semblait menacée de disparaître. Partis nombreux, ils s’égrenèrent ou succombèrent en route ; un seul, Fa-hien, accomplit le voyage entier. Il resta quinze années en route, de 399 à 414 ; à son retour, il traduisit plusieurs textes qu’il avait rapportés de l’Inde, et composa la relation de son voyage, qui s’est heureusement conservée. Abel Rémusat l’a traduite sous le titre de Foe koue ki ou Relation des Royaumes Bouddhiques ; cette traduction, publiée quatre ans après la mort de Rémusat, en 1836, couronne glorieusement la carrière du maître qui a créé l’étude scientifique de la langue et de la civilisation chinoises. Parti de Tch’ang-ngan (Si-ngan-fou, du Chàn-si), Fa-hien avec ses compagnons s’achemine par le désert de Gobi vers Touen-houang, d’où il va droit au nord du Lop-nôr à Karachar, puis à Khotan. « À partir de la région du Lop-nôr, tous les royaumes qu’on trouve en voyageant à l’Occident ressemblent plus ou moins à celui-ci : les laïques aussi bien que les religieux pratiquent tous les règles indiennes, avec des différences qui tiennent à plus ou moins de grossièreté ou de raffinement. Chaque royaume a sa variété propre de parler Hou (iranien d’Asie Centrale), seulement les religieux sont exercés tous à l’écriture de l’Inde et au langage de l’Inde. » À Khotan, Fa-hien assiste à une procession religieuse qui l’émerveille ; c’est un spectacle qu’il retrouve plus tard à Pāṭaliputra, puis à Ceylan, sans que son enthousiasme se lasse de la somptuosité, de la noblesse, du pittoresque de ces cortèges. De Khotan à Kachgar, puis à travers le Pamir, et descente sur l’Indus par la vallée de Gilgit. Avant d’entrer dans l’Inde propre, la troupe se partage en plusieurs compagnies qui vont par des itinéraires différents visiter les lieux saints du pays de Caboul et de Ghazni. Puis par la vallée du Gomal ou du Kuram, Fa-hien rejoint l’Indus, qu’il traverse. « En voyant arriver des religieux du pays de Ts’in (Chine) les gens du pays furent extrêmement touchés ; ils dirent : Comment ! des hommes des pays limitrophes peuvent aussi quitter leurs foyers pour pratiquer la Voie, et venir si loin à la recharche de la loi du Bouddha ! » Fa-hien gagne Mathurā, descend la vallée du Gange ; il visite minutieusement les lieux saints, passe trois ans à Pāṭaliputra pour étudier et copier les textes ; il se rend ensuite au port de Tāmralipti, le grand entrepôt des bouches du Gange, y passe encore deux ans à copier des textes et des images, s’embarque pour Ceylan, où il poursuit son travail, et retourne en Chine par la voie de mer. Fa-hien a visité l’empire des Gupta au temps de sa plus grande splendeur ; il a résidé longtemps dans leur capitale ; mais il n’est qu’un humble pélerin, modeste et ignoré. Il n’a pas approché les puissants, comme fait Hiuan-tsang deux siècles plus tard ; il vit confiné dans les couvents et les bibliothèques, n’a de regards que pour les choses sacrées, n’a d’oreilles que pour les saintes légendes. Précieux pour la religion et l’archéologie, son témoignage fournit peu à l’histoire. Cependant ses brèves notes laissent deviner son admiration pour le régime dont l’Inde jouissait alors sous l’administration bienfaisante de Candragupta Vikramāditya : « Dans le royaume du Milieu (Madhyadeça, l’Inde Centrale) le froid et le chaud sont modérés et tempérés l’un par l’autre ; il n’y a ni bruine ni neige. Le peuple vit dans l’abondance et la joie. On ne connaît ni registre de recensement (pour l’impôt), ni magistrats, ni lois. Il n’y a que ceux qui cultivent les terres du roi qui en recueillent les fruits. Quand on veut s’en aller, on s’en va ; quand on veut rentrer, on rentre. Pour gouverner, les rois n’emploient pas l’appareil des supplices. Si quelqu’un se rend coupable, il est seulement frappé dans son argent et on suit en cela la légèreté ou la gravité de sa faute. Alors même que par récidive un malfaiteur commet un crime, on se borne à lui couper la main droite, sans rien lui faire de plus. Les ministres du roi et ceux qui l’assistent ont tous des émoluments et des pensions. Les habitants de ce pays ne tuent aucun être vivant ; ils ne boivent pas de vin et ne mangent pas d’ail ni d’oignons. Il ne faut excepter que les Caṇḍāla (paria) ; ils ont des demeures séparées des autres hommes… On ne vend pas d’animaux vivants. Il n’y a dans les marchés ni boucheries, ni boutiques de marchands de vin. »

À l’occasion de son long séjour à Pāṭaliputra, où le palais impérial d’Açoka l’émerveille (c’est pour lui une œuvre des génies), il écrit : « Les villes et les bourgs de ce royaume sont grands ; le peuple y est riche ; il aime les discussions, mais il est compatissant et juste dans ses actions.

Tous les ans, pour célébrer l’anniversaire du Bouddha, on fait des chars à quatre roues sur lesquels on dresse cinq étages en bambou soutenus par des lances. On couvre de tapis de feutre blanc sur lesquels on peint ensuite les images de toutes les divinités célestes qu’on décore avec de l’or, de l’argent et du verre de couleur. En haut, on attache un toit d’étoffe brodée ; aux quatre coins sont pratiquées de petites chapelles, dans chacune desquelles est un Bouddha assis, avec des Bodhisattvas debout à ses côtés. Il peut y avoir environ vingt de ces chars, qui différent tous l’un de l’autre pour le faste et pour l’importance. Ce jour-là religieux et laïques de tout le pays se rassemblent pour faire du chant, des tours, de la musique, pour offrir des fleurs et des parfums… À la nuit tombante, on allume partout des lanternes… Et dans chaque province il en est de même. Les principaux citoyens du royaume ont établi chacun un hôpital de charité. Les pauvres, les orphelins, les malades du pays y viennent ; on leur donne tout ce dont ils ont besoin. Les médecins y examinent leurs maladies, on leur donne à manger et à boire ce qu’il leur faut pour les rétablir. Une fois guéris, ils s’en vont spontanément. »

Telle était la vision paradisiaque que l’Inde offrait à un visiteur chinois vers l’an 400 du Christ. Mais le bonheur est éphémère et les barbares n’étaient pas loin : les Huns allaient encore une fois se déchaîner sur le monde.