L’Inde française/Chapitre 14

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 87-90).

CHAPITRE XIV

MADRAS


Comme tous les ports de la côte de Coromandel, depuis le détroit de Mennaar jusqu’à Balasore, Madras n’est abordable qu’à travers la barre qui défend sa rive et en tient à l’écart non-seulement les gros navires, mais les embarcations européennes.

Il faut, pour franchir cette triple ligne de flots écumeux, une de ces chaloupes indiennes connues sous le nom de schelingues, construites en cuir et en écorce d’arbre et faites exprès pour passer à travers un ressac perpétuel.

Les pilotes des schelingues sont d’ailleurs très-habiles à les conduire. C’est fort heureux pour les voyageurs qui, dans l’impossibilité de se diriger eux-mêmes au milieu de ces flots constamment irrités, sont forcés de se livrer en toute confiance à l’expérience des indigènes.

La traversée de la barre, en tout temps, est une entreprise chanceuse et pleine de périls. Ceci est tellement vrai que, vu l’incertitude de la tentative, chaque schelingue est suivie de katimarons, sorte de radeaux prêts à recueillir les naufragés.

À la moindre fausse embardée, à droite ou à gauche, dès que la schelingue présente l’un de ses flancs à la lame, celle-ci, frappant de toute sa violence sur un objet à large surface, lui imprime un choc tel qu’elle la renverse et la brise infailliblement. Tout dépend donc de l’habileté du patron à toujours présenter l’avant de l’embarcation à la barre afin de la faire entrer sans trop de résistance dans le ressac.

Ce patron, sur lequel pèse une si grande responsabilité, ne parait pas s’en inquiéter outre mesure. En même temps qu’il veille au salut de ses voyageurs, il remplit les fonctions de chef d’orchestre et bat la mesure sur son gouvernail afin de donner le mouvement au chant monotone que ses rameurs entonnent, au début de l’opération, et ne cessent que lorsque, après avoir subi à trois ou quatre reprises d’énergiques secousses, la schelingue échoue brutalement sur la côte.

Alors les rameurs ne chantent plus, ils prennent sur leurs épaules les passagers ahuris et trempés et les déposent à terre le plus galamment du monde. Rien ne pourrait donner une idée du sang-froid et de l’indifférence avec lesquels ces hommes accomplissent les divers actes de leur dangereux métier.

Après ce que nous venons de dire des difficultés qui hérissent les abords de la côte, personne ne s’étonnera que les ports qui la couvrent présentent si peu de sécurité et si peu de ressources à la navigation.

À Madras, il n’y a point de port, il n’y a qu’une plage. Ce qu’on désigne sous le nom de rade est situé en dehors de la barre, en pleine mer, où, dans certaines saisons de l’année, les navires ne peuvent tenir sur leurs ancres et sont périodiquement balayés par d’effroyables rafales.

Une fois sur la terre ferme, nous fûmes bien cinq ou six minutes à nous remettre du vertige que procure cette traversée à travers flots. Zara, qui avait poussé des cris de panthère effarée à chaque craquement de la schelingue, était évanouie sur le sol. Le général F… lui prodiguait ses soins. Quant au consul, il se secouait comme un chien trempé, et, pour la première fois de sa vie, il avouait que l’ablution était trop complète.

En véritables gentlemen, l’amiral de Verninac et moi nous répondions aux politesses que nous adressaient l’aide de camp et le secrétaire du gouverneur de Madras, qui s’étaient trouvés là pour nous recevoir, tout ruisselants, au sortir de la vague.

Pour expliquer la présence de ces messieurs sur la plage, il me suffira de dire que le steamer, au moment où notre schelingue quittait ses flancs, avait hissé le pavillon tricolore à son mât d’artimon en l’assurant d’un coup de canon, afin d’indiquer le débarquement d’un officier général. Le gouverneur avait immédiatement chargé l’un de ses aides de camp et le secrétaire de la présidence d’inviter de sa part le débarquant et sa suite à descendre au palais du gouvernement.

L’amiral remercia vivement les envoyés de lord H…, mais il s’excusa sur le nombre de ses compagnons de voyage, et déclina l’offre gracieuse qui lui était faite.

L’aide de camp lui demanda de profiter au moins de la voiture qu’ils avaient amenée avec eux et se mit à notre disposition pour nous conduire à l’hôtel.

Nous laissâmes au consul et au général l’adresse du premier hôtel de la ville, et, prenant place dans la voiture du gouverneur, l’amiral, sa famille et moi, nous fûmes conduits en quelques minutes dans l’une des plus belles maisons de la Ville-Blanche, tout près de l’admirable esplanade qui remplit à Madras l’office de notre bois de Boulogne.

À peine installés, nous fîmes rapidement notre toilette, et, remontant en voiture, M. de Verninac et moi nous allâmes rendre visite au chef de la seconde présidence de l’empire des Indes.