L’Inde française/Chapitre 15

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 91-97).

CHAPITRE XV

AU FORT SAINT-GEORGES


Lord H… était un homme de quarante-cinq ans à peine, d’une éducation distinguée et d’une parfaite élégance.

Il était libéral, ami du luxe, et ne savait pas calculer. Cependant la situation qui lui était faite lui permettait de mener grand train et de tenir le même état de maison qu’autrefois.

Le traitement du gouverneur de Madras s’élevait, à cette époque, à un lac et demi de roupies, soit 375,000 francs. Lord H… avait, à sa disposition maisons de ville et de campagne meublées et éclairées aux frais de la Compagnie, sans compter un nombreux domestique que payait également le budget.

Un crédit était, en outre, affecté par la Compagnie aux dépenses occasionnées par les dîners d’apparat, par les réceptions et les bals.

La Compagnie des Indes, on peut le dire aujourd’hui, a très-sérieusement compromis la souveraineté de la métropole ; mais elle a eu le mérite de faire à ceux qui consentaient à la servir des situations vraiment royales. Ainsi, le chef de la présidence, ses trois conseillers, portant le titre de secrétaires d’État, et les quatre membres de la haute cour absorbaient à eux seuls annuellement un crédit de deux millions environ.

Lord H… parlait le français avec beaucoup de pureté ; il fut à notre égard d’une amabilité charmante. L’amiral lui ayant dit que notre démarche était en même temps une visite de politesse et une visite d’adieu :

— Vous ne pouvez partir ainsi, interrompit lord H… Le voyage par terre de Madras à Pondichéry exige d’assez longs préparatifs : il faut réunir les équipages de coolies pour toute une série de palanquins ; c’est une affaire d’État.

— Cependant, en cherchant et en payant bien, il me semble qu’on pourrait rendre le départ possible demain.

— Demain sans doute, mais nous sommes en plein mois de juillet, et les étapes ne se font que la nuit. À la condition que vous voudrez bien accepter un dîner pour cinq heures à la présidence, je vous promets mon intervention pour que les palanquins se mettent en route demain à dix heures.

— C’est que je ne suis pas seul ici.

— Je le sais. Au moment où je parle, lady H… est auprès de madame de Verninac, qui ne refusera point, j’en suis sûr, une invitation présentée dans les termes les plus pressants. Il vous sera donc très-difficile, amiral, de vous y soustraire, et je crois que vous n’y songez pas.

— Ma foi, je ne résiste plus.

— Merci. Vous vous rencontrerez à ma table avec M. G…, consul de France à Maurice, et le général F…, votre compatriote, vos compagnons de route, je crois, qui ne résisteront point à l’éloquence de mon aide de camp.

— Vous avez tout prévu, milord, et à mon tour je vous remercie.

— À demain, ajouta lord H…, qui nous accompagna jusqu’à notre voiture.

Libres pour le reste de la journée, M. de Verninac et moi, nous nous engageâmes à pied dans le dédale des rues de Madras, en la compagnie d’un cicérone, laissant G… à ses ablutions et F… à son incomparable Zara.

Une vaste esplanade sépare la ville noire de la ville blanche. Le soir, cette esplanade, comme le Prado de Madrid et les Champs-Élysées de Paris, est le lieu de rendez-vous du beau monde. On y coudoie beaucoup d’officiers de la Compagnie des Indes ; les riches industriels s’y font admirer dans de magnifiques équipages traînés par des chevaux fringants.

J’y ai remarqué notamment de jeunes rajahs, pensionnaires de l’administration britannique, étalant tout ce que le luxe peut produire de plus excentrique. Couchés plutôt qu’assis dans des chars dorés, aux roues d’argent massif, six ou huit chevaux de race maintenus par des rênes de soie et d’or les entraînaient à travers la foule des équipages.

Quelques-uns, précédés de coureurs aux bâtons d’argent, étaient suivis d’un peloton de cavaliers montés sur des chevaux richement harnachés et couverts d’armures éclatantes marquées au sceau de leurs souverains in partibus. On admire ce déploiement de richesses, mais on ne peut s’empêcher de prendre en pitié ces jeunes hommes qui oublient si vite que ce n’est que par tolérance qu’ils portent le titre de roi et que leurs royaumes appartiennent à d’autres.

Nous avions vu en détail le palais du gouverneur dans la visite que nous lui avions faite ; il nous restait à voir la cathédrale de Saint-Georges, et, dans un faubourg de Madras, bâtie au sommet d’une colline, la chapelle élevée à la mémoire de saint Thomas, sur le lieu même, assure la tradition, où cet apôtre subit le martyre.

Il paraît à peu près établi que le disciple de Jésus-Christ vint dans cette partie de l’Inde, après la mort de son maître, pour y prêcher la foi nouvelle et, qu’il fut mis à mort en un lieu désigné sous le nom de Meillapour, s’il faut en croire les chrétiens que les Portugais y trouvèrent lorsqu’ils vinrent s’y établir, il y a plus de trois cents ans.

Dans son livre sur l’Inde contemporaine, M. de Lanoye rappelle ces souvenirs, et, après avoir constaté que chrétiens et idolâtres ont conservé une grande vénération pour ce lieu et qu’ils y apportent des offrandes chaque année, il ajoute :

« Comme cette légende n’a rien d’improbable, je ne vois aucun motif de lui opposer un doute sceptique, il serait même impossible d’en expliquer l’origine parmi des peuples de religions si différentes si elle ne reposait pas sur un fait réel. »

Le souvenir qui nous préoccupa le plus pendant nos courses dans la ville de Madras nous procura une impression douloureuse. Notre pensée se reporta à un siècle en arrière et nous la montra forcée de capituler devant l’armée du brave Mahé de La Bourdonnais.

À cette époque, nous avions de grandes possessions dans l’Inde : la reddition de Madras assurait à jamais notre domination dans le sud. Hélas ! le succès de Mahé devint inutile : la capitulation ne fut pas approuvée, et nous perdîmes successivement toutes nos conquêtes.

Comme consécration fatale des tendances de la cour, tous les hommes qui eurent la maladresse de combattre avec énergie et avec succès les armes anglaises dans l’Inde furent disgraciés. Après avoir gémi pendant de longues années à la Bastille, Lally Tollendal fut conduit à l’échafaud, la bouche bâillonnée, et l’on donna au peuple ce spectacle d’un général dont la valeur avait décidé du gain de la bataille de Fontenoy, du défenseur de la côte de Coromandel, condamné à mort pour crime de trahison et de concussion, subissant le supplice réservé aux grands criminels. Il est vrai que sa mémoire fut réhabilitée plus tard et que l’inique sentence fut cassée, sous Louis XVI, à la requête de ses fils.

Dupleix disgracié, un peu avant, se ruina en procès contre la Compagnie française des Indes et mourut pauvre et abandonné, lui qui avait administré des royaumes, porté le titre de nabab et dont les dépenses se chiffraient par centaines de millions.

Mahé de La Bourdonnais, qui déploya dans l’administration des îles de France et de Bourbon les qualités les plus brillantes, équipa une flotte contre les Anglais, et les battit dans plusieurs rencontres, fut brutalement rappelé en France pour rendre compte de sa conduite. On ne daigna l’interroger que lorsqu’il eut passé quatre années à la Bastille ; alors on fut forcé de reconnaître son innocence, mais le gouvernement ne vint pas à son secours. Lui aussi était ruiné : il traîna trois années encore sa misérable existence et mourut après une lente agonie.

Enfin le bailli de Suffren, qui assura à notre pays dans l’Inde, sur les forces britanniques, une supériorité qu’il maintint jusqu’au traité de Versailles, signé en 1783, éprouva à son tour l’ingratitude des grands, et expia dans la retraite des victoires que ne pouvaient lui pardonner les successeurs de ceux qui avaient aliéné au profit de l’Angleterre les plus beaux fleurons de la couronne coloniale de la France.

Les noms de ces héros, le souvenir de leurs exploits, la pensée de ce que leur dévouement avait fait pour la gloire de leur patrie, qui les en a si mal récompensés, semblaient remplir l’immensité du fort Saint-Georges, témoin resté debout de leurs brillants mais infructueux succès ; notre mémoire nous fit reculer de trois quarts de siècle, et nous éprouvâmes à suivre les détours de la ville fortifiée un sentiment de fierté tempéré par une profonde douleur.