L’Inde française/Chapitre 23

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 137-141).

CHAPITRE XXIII

LES DACOÏTS


La mendicité ne déshonore pas dans l’Inde, ai-je dit dans le précédent chapitre ; le vol ne déshonore pas davantage lorsqu’il s’exerce dans certaines conditions. La preuve en est, qu’il y existe une caste appelée la caste des voleurs, et qu’elle n’est pas plus mal vue que les autres.

Quant aux bandits qui opèrent sur les grands chemins, à main armée, assiègent les maisons, tuant au besoin, et, dans tous les cas, martyrisant ceux qu’ils veulent dépouiller, ils marchent toujours par troupes et ne font pas partie de la caste assez pacifique des voleurs. Ce sont ces bandits que les Anglais prétendent avoir détruits ; cependant, malgré leur destruction, les Dacoïts reparaissent de loin en loin.

Pendant mon séjour à Pondichéry eut lieu l’une de ces invasions, très-fréquentes autrefois mais qu’une énergique répression a rendues très-rares sur notre territoire.

Les Dacoïts ont succédé aux Thugs dans l’Inde anglaise, mais ils ne forment point comme les étrangleurs une secte religieuse poussée au meurtre par le fanatisme et par l’horreur de l’étranger. Leur association n’a d’autre objectif que le brigandage. Très-savamment organisés, ces voleurs enveloppent l’Inde entière d’un réseau continu.

Ils ont des intelligences avec les agents indigènes des deux territoires qui leur font connaître le fort et le faible de chaque localité, les ressources que possède chaque aldée, les richesses qui s’y trouvent accumulées ainsi que les moyens de résistance qu’elle peut présenter. Ainsi tenus au courant, les chefs préparent une invasion, et, pendant une belle nuit, se ruent sur notre territoire et envahissent la maison d’un opulent Babou, signalée par leurs correspondants.

Cette maison, ils la dévalisent de fond en comble. Ils n’ont recours à l’assassinat qu’à la dernière extrémité ; mais, le plus souvent, ils emploient la torture comme le faisaient les Chauffeurs de sinistre mémoire.

La terre française est enchevêtrée avec le sol anglais par de si nombreuses enclaves qu’une enjambée suffit à mettre les envahisseurs à l’abri des poursuites. L’audace de ces brigands est telle, leurs mesures sont si bien prises que leurs coups de main réussissent infailliblement.

Parmi les souvenirs d’un lointain passé, on cite particulièrement une attaque de nuit accomplie à trois cents mètres du palais du gouvernement. Douze palanquins, bruyamment menés et escortés de Mastalgis ou porteurs de torches, s’arrêtèrent devant la maison d’un des plus riches habitants de la ville noire. Le maître du logis avait reçu, quelques jours avant, une somme considérable.

En un clin d’œil l’envahissement se fit. Toute communication avec le dehors fut interceptée. Le bataillon de cipayes n’était pas encore caserné à cette époque. Chaque soldat se retirait, la nuit, dans sa paillotte. Les assaillants n’avaient donc rien à redouter du côté de la force armée.

Lorsque, au bruit de l’invasion et aux cris des victimes, le poste du gouvernement accourut à l’aide, les envahisseurs avaient déjà fui ; les palanquins emportaient les dépouilles. La poursuite dut s’arrêter à la frontière. Quelques coups de fusil, tirés au hasard, n’atteignirent personne.

Une autre fois, l’envahissement s’accomplit dans le district de Valdaour. La maison envahie renfermait d’importantes richesses, notamment des bijoux. Tout cela était si bien caché que les assaillants employèrent les grands moyens. Ils s’emparèrent des femmes et les contraignirent à révéler les cachettes en leur appliquant la question.

Les pieds et les mains de ces malheureuses, enveloppés de linge, furent imbibés d’huile de coco, et l’on y mit le feu. Cet horrible supplice délia toutes les langues. Aucun des Indiens de l’aldée ne songea à résister. Ils étaient affolés de terreur du reste et n’avaient pas d’armes pour se défendre.

Cette fois néanmoins, l’impunité ne fut point acquise aux coupables. Nos agents se mirent activement en campagne et suivirent à la piste les hardis brigands. La royale compagnie leur prêta, dans cette occasion, une énergique assistance. Sept membres de la horde furent pris et parmi eux le chef. On les livra à la justice.

Le procès révéla la puissance d’organisation de ces malfaiteurs. Ils avaient pour complices des Indiens juges et chefs de districts sur le territoire anglais. Pour échapper au châtiment, le principal accusé essaya de la corruption sur nos agents indigènes. On leur offrit de sa part des sommes importantes qu’ils repoussèrent avec mépris.

La femme du chef de la bande, jeune et belle Indienne, couverte de bijoux, allait assiéger la porte de nos magistrats. Démarches inutiles : justice fut rendue à chacun. Condamné aux travaux forcés ainsi que ses complices, le chef fut transféré au bagne de Toulon où il mourut quelques années plus tard.

Depuis cette razzia, les Dacoïts ne se sont plus risqués sur le territoire français ; mais ils ont continué à exploiter le territoire anglais.