L’Inde française/Chapitre 24

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 142-148).

CHAPITRE XXIV

LA VIE DANS L’INDE


Comme dans tous les pays chauds, la vie est douce, calme, mais un peu monotone, dans l’Inde. La plupart des employés dorment sur leurs bureaux, et les promeneurs sont rares pendant la journée.

On ne commence à respirer que vers quatre ou cinq heures du soir, alors que s’élève le vent du large. À ce moment, tout le monde se dirige vers la plage, et, sous les grands arbres qui la couvrent, on aspire avec délices la fraîcheur des premières brises.

Les notables, fonctionnaires ou négociants, trouvaient un emplacement favorable au pied du phare, à côté du bureau du capitaine du port.

Par les soins de M. Hostein, titulaire de cet emploi les serviteurs rangeaient en cercle deux ou trois douzaines de fauteuils en rotin, et les privilégiés, presque toujours les mêmes, venaient se reposer de leurs travaux, en ne perdant pas une bouffée de la brise.

Comme il n’existe à Pondichéry, ni café, ni théâtre, ni lieu de réunion publique, on se rencontrait régulièrement à ce cercle improvisé, et l’on s’y racontait les rares nouvelles du jour. Aller à la Pointe-aux-Blagueurs était l’une des distractions inscrites sur notre programme, qui ne brillait guère par la variété.

Quelquefois nous étions assaillis par des acrobates indigènes, d’une agilité et d’une adresse incomparables, par des escamoteurs ou par des charmeurs de serpents. Ceux-ci étalaient sur le sol un panier recouvert d’une toile grossière, se mettaient à souffler dans un chalumeau, espèce d’instrument primitif, plongeant dans une calebasse creuse, et ils tiraient de là des sons d’une extrême douceur que je ne puis comparer qu’à ceux du hautbois ou de la musette.

Au bout de quelques minutes, on voyait surgir du panier les têtes hideuses de deux ou trois serpents capelles qui, se dressant sur leurs queues et ouvrant leurs têtes sur lesquelles se dessinaient parfaitement les deux cercles qui les font désigner aussi sous le nom de serpents à lunettes, se balançaient en mesure en scandant par leurs mouvements chaque note de l’instrument.

Ce spectacle ne manque pas de grâce, mais j’avoue en toute franchise que l’horreur que m’ont toujours inspirée les reptiles détruisait à mes yeux le plaisir que paraissaient goûter quelques personnes à suivre la danse étrange et mélodiquement cadencée de ces terribles animaux.

Le serpent, en effet, est l’un des fléaux du sud de la péninsule, comme le tigre est celui des provinces du Nord. Ceylan est infestée de serpents et la côte de Coromandel en contient d’innombrables quantités, parmi lesquelles brillent au premier rang le cobra ou serpent capelle, et ce petit reptile couleur de terre, d’autant plus dangereux qu’on ne le voit pas, et dont le surnom indique la rapidité avec laquelle son venin se répand dans le sang : on l’appelle serpent minute.

On assure que les Indiens ont trouvé un contrepoison pour combattre la morsure du serpent capelle ; mais jusqu’ici, dit-on, on ne connaît aucun remède assez actif pour arrêter l’effet immédiatement mortel de celle de son imperceptible confrère. Ce qui est hors de doute, c’est qu’il n’existe pas dans toute l’Inde de reptile inoffensif.

Dans un but purement humanitaire, nous nous avisâmes un jour d’accorder une prime pour la destruction de ces bêtes dangereuses. La prime était de quelques caches, à peine un sou, pour chaque tête de serpent ou de couleuvre.

En moins d’un mois, nous eûmes à payer une somme tellement importante aux destructeurs, que nous risquions d’y épuiser notre budget et notre fonds de réserve, qui se montait pourtant à 700,000 fr. Nous supprimâmes la prime.

Après le dîner, on trouvait des cercles tout formés chez les principaux commissionnaires du pays. Dans les cours ou sous les grandes vérandahs de leurs maisons, ils installaient des tables de jeu, et le premier venu, pourvu qu’il fût de race européenne, entrait, se présentait lui-même et s’installait sans autre cérémonie à une table de bouillotte. On joue beaucoup dans les colonies ; cela tient à leur nature même et à l’impossibilité de s’y procurer d’autres plaisirs.

On y danse cependant et pour ainsi dire avec frénésie. Ainsi les bals du gouvernement étaient fort courus, et rarement un invité faisait défaut. Plusieurs notables et les officiers de la garnison anglaise de Goudelour, située à quelques lieues du chef-lieu de nos établissements, venaient s’y délasser de la vie contemplative. Après une heure de sauterie, tout ce monde ruisselait. On aurait dit un ballet de Tritons et de Néréides.

Les bals commençaient de bonne heure pour finir vers une heure du matin ; mais, si fatigué et si pressé qu’on fût de rentrer, aucun des invités ne serait parti avant minuit, heure solennelle où, remplaçant les rafraîchissements ordinaires, apparaissait la moulougouthani. La traduction de ce mot tamoul, composé de deux mots, est : eau de poivre.

Ce bouillon est vraiment délicieux, mais il emporte la bouche, et la première impression qu’il procure ne lui est pas favorable. Néanmoins, elle change bien vite et le moulougouthani devient pour les gourmets l’attrait de toute bonne fête en Asie.

Dans les premiers temps de notre séjour à Pondichéry, l’amiral et moi nous faisions régulièrement, chaque soir, une longue promenade en voiture dans les environs. Il nous fut possible de nous rendre compte de la prodigieuse fécondité de ce territoire qui, exposé à l’action vivifiante du soleil, a pour auxiliaires de nombreux cours d’eau et des agencements hydrauliques d’une utilité permanente.

Ce sol, travaillé avec soin, du reste, par ceux qui n’en ont été pendant trop longtemps que les usufruitiers, quoique peu étendu en superficie, est arrosé par huit fleuves ou rivières. On y a établi, en outre, neuf grands canaux d’irrigation, cinq barrages et cinquante-trois réservoirs. Il ne contient pas moins de cinquante-neuf étangs, dont cinq couvrent une grande étendue, et deux cent deux sources. Ces auxiliaires de la production, répartis par la nature ou résultant de la prévoyance humaine, sont appliqués avec une rare sagacité aux besoins de l’agriculture.

C’est au moyen de constantes irrigations qu’on a pu rendre fertile le terrain argileux, mêlé de sable, qui forme le sol. La qualité de l’eau est d’ailleurs excellente. On en jugera par ce seul fait que la ville de Pondichéry possède 73 teintureries en pleine activité, et qu’on y apporte de fort loin des masses de pièces de toile de coton à teindre en bleu ; c’est ce produit indigène du Deccan qu’on désigne sous le nom de toile de Guinée. Quant à la production locale du tissu, quoiqu’elle ait baissé depuis quelques années, elle met encore en mouvement 4,126 métiers de tisserands.

Les deux races qui vivent côte à côte dans la ville noire ne se ressemblent guère que par le costume ; toutes deux cependant ont le type caucasique. Les musulmans de l’Inde ont la couleur et le galbe de l’Arabe.

Si noires que soient certaines castes indoues, aucun de leurs traits ne rappelle le nègre de l’Afrique. Du reste, la couleur de la peau chez les Indiens est, en général, noire claire, quelquefois très-claire, c’est-à-dire presque blanche. Leurs cheveux sont touffus et rudes, mais lisses comme ceux des Européens.

Ils sont de petite taille, mais cette taille est bien prise, les attaches sont fines, les pieds et les mains sont tout à fait aristocratiques, les traits du visage agréables et réguliers, l’ensemble est élégant.

Les femmes, surtout, ont une incontestable distinction qu’on rencontre même chez celles qui appartiennent aux classes inférieures. Des formes harmonieuses et des traits presque toujours jolis, tels sont les avantages des femmes indiennes. Mais ces avantages durent peu, car elles se marient de bonne heure dans la péninsule, et, à vingt ans, leur beauté s’est changée en une précoce décrépitude.

Je ne puis mieux terminer l’esquisse rapide que j’ai tracée de Pondichéry et de ses habitants qu’en disant que cette ville, où tout est sacrifié au développement de l’agriculture, possède l’un des plus vastes jardins botaniques qu’il m’ait été donné de visiter. Le jardin colonial ne comprend pas moins de dix-huit hectares et il renferme de riches collections.

Depuis mon retour en France, on a consacré à la botanique un autre jardin, qui ne mesure que 818 ares, mais auquel on a adjoint une magnanerie, qui produit une soie très-estimée, et une école d’agriculture pratique. Cette utile création date de 1861 seulement, elle est due à l’initiative du comité d’agriculture et de commerce de Pondichéry.

Quant à la classification des habitants, elle est facile à établir. Sur les 1,500 blancs, 852 sont fonctionnaires ou employés du gouvernement ; les autres se livrent au commerce ou représentent des maisons de la métropole ; d’autres font des métiers plus ou moins avouables. Les topas ont pour ressources les petites industries ou la domesticité : parmi les Indiens, ceux qui ne sont pas cultivateurs font du tissage, de la filature ou de la teinturerie.