L’Inde française/Chapitre 3

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 22-25).

CHAPITRE III

ALEXANDRIE


J’éprouvai une certaine sensation de plaisir, en touchant du pied, pour la première fois, l’antique terre d’Égypte, si féconde en grandeurs et en souvenirs. Cependant, à Alexandrie, qui est plutôt une colonie qu’une ville orientale, la population nomade est considérable, composée de gens de toute provenance et de toutes nationalités. C’est un tohu-bohu de costumes où se mêlent le Maltais, l’Espagnol, le Français, le Grec, l’Italien, sans compter les individus des races slave et saxonne ! L’échantillon le plus rare à Alexandrie est le Turc ou l’Égyptien pur sang.

Comme en Europe, on y rencontre à chaque pas des cafés, des hôtels plus ou moins borgnes, des marchands de vin, des tavernes, tout cela disséminé sur des quais ou le long de rues bordées de maisons européennes.

Le natif, le fellah sont en minorité dans cette population bariolée, en grande partie composée d’aventuriers et de marins. Ils semblent s’être réservé le monopole de porter les fardeaux et de conduire les ânes. Ceux qui ont appris à baragouiner quelques mots d’anglais ou à parler ce qu’on nomme la langue maltaise, mélange d’espagnol corrompu, de patois français et d’arabe, ceux-là servent de cicérone aux étrangers.

Cependant je ne voulus pas quitter Alexandrie, le lendemain à l’aube, sans consacrer l’après-midi et la soirée à mes compagnons du paquebot ; une certaine conformité d’humeur en avait fait presque des amis pour moi. Aussi les industriels qui débutaient alors dans le négoce, le chanteur-arquebusier et moi, après avoir visité les monuments de la ville, nous résolûmes de passer la soirée ensemble.

Quelle soirée agitée ! on célébrait en ce moment je ne sais quelle grande fête de l’islamisme. La cohue était immense dans les rues. Partout, autour des marchés notamment, s’étaient établis des cafés en plein vent ; des almées de carrefour y dansaient, voilées, devant des matelots ivres.

Ce que je vis de plus curieux, ce fut un santon posté au coin d’un marché et attendant l’occasion d’exercer son ministère. Ce personnage à l’air béat était dans un état de nudité complète ; plusieurs femmes vinrent rôder autour de lui, et il s’éclipsa avec l’une d’entre elles.

Je me fis expliquer la mission du santon et la popularité dont il jouit dans les pays de l’Islam. Il y joue à peu près le rôle que les marabouts jouaient autrefois en Algérie. C’est un animal reproducteur à deux pattes.

La nuit était déjà fort avancée ; je sentais la fatigue me gagner. Devant partir au lever du soleil, je pris congé de mes compagnons qui continuèrent sans doute leur promenade au milieu du bruit, des rixes et des chants d’une population en délire ; nous nous promîmes de nous revoir, et nous nous tînmes parole autant que possible.

Les événements me mirent plus tard en relations suivies avec l’armurier devenu artiste. Mais l’occasion ne s’est pas présentée de renouveler connaissance avec les négociants marseillais qui, à force de travail, sont parvenus à acquérir la considération et la fortune, et je le regrette sincèrement, car ils m’avaient inspiré beaucoup de sympathie.

Alexandrie ne nous offrant aucun attrait particulier et la malle anglaise ne devant arriver que dans une huitaine de jours, nous résolûmes d’aller passer la semaine d’attente au Caire.

Le chargé d’affaires de France déploya toutes les ressources de son éloquence pour nous retenir, nous laissant espérer qu’il nous accompagnerait jusque dans la capitale de l’Égypte ; ce fut en vain, tant nous avions hâte, l’amiral et moi, de consacrer à une ville tout à fait orientale les quelques jours de loisir que nous laissait notre arrivée prématurée dans le vieux royaume des Pharaons.

Le chemin de fer n’existait pas encore à travers le désert ; le canal de Suez n’était qu’un projet grandiose, jugé par les uns impossible dans la pratique, ou destiné, selon l’opinion la plus favorable, à attendre pendant des siècles sa réalisation. On sait avec quelle rapidité cette œuvre de géant s’est accomplie, malgré de sinistres présages, grâce à l’énergique volonté de celui qui l’avait rêvée. Nous n’eûmes donc d’autre ressource que de prendre passage sur l’un des petits bateaux à vapeur qui parcourent le canal du Mahmoudjé et remontent le Nil à partir d’Aflé.

C’était, à cette époque, la manière la plus commode de voyager en Égypte ; elle avait surtout l’avantage de ne rien dissimuler du pittoresque de la route.

Notre traversée s’acheva d’ailleurs sans incident qui mérite d’être noté ; nous mouillâmes le lendemain au port de Boulack, où des voitures attendaient l’arrivée du bateau. On chargea nos bagages à dos de chameau, nous prîmes place dans deux voitures, et, en quelques minutes, nous mîmes pied à terre devant l’hôtel d’Orient, placé au centre du quartier européen, plus connu sous le nom de quartier français.