L’Inde française/Chapitre 2

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 17-21).

CHAPITRE II

MALTE


Le voyage s’acheva sans incidents dignes de remarque. Nous relâchâmes pendant douze heures à Malte afin de renouveler notre provision de charbon. Que dirai-je de cette île charmante placée comme une oasis en plein cœur de la Méditerranée ? Tous les voyageurs l’ont visitée et ont raconté leurs impressions.

Malte est la préface obligée d’une excursion en Orient : tout le monde connaît la Valette, son port principal, avec ses allures de ville espagnole, son interminable rue qui conduit, toujours en montant, à une splendide cathédrale, ses innombrables cafés où l’on débite d’excellentes glaces qui coûtent à peine quelques sous, et ses marchandes d’oranges et de mandarines en plein vent, accortes et provoquant de l’œil le touriste altéré qui ne passe jamais sans leur acheter quelques-uns des produits de cette île vouée à peu près exclusivement aux fruits et aux fleurs.

On se croirait dans une ville d’Andalousie ou de Castille à voir ces maisons basses et blanches, ornées du haut en bas de jalousies vertes, à travers lesquelles on sent des yeux brillants darder sur vous des regards curieux. Quelquefois même, par excès de curiosité, une main soulève une jalousie, et alors apparaît en partie une tête gracieuse et un bras ferme et admirablement modelé.

Dans les cafés si nombreux qui marquent les stations de cette longue promenade, on aperçoit, livrés aux combinaisons d’une quadrette aux dominos, des prêtres qui n’ont pas les mêmes idées que ceux du continent sur les obligations de leur état et qui consacrent à se rafraîchir tout le temps que n’absorbent point les offices.

Autant que j’ai pu m’en convaincre de visu, les membres du clergé maltais constituent une corporation très-importante par le nombre. La souveraineté des Anglais n’a pas nui à son développement. Au contraire.

Ne s’inquiétant que de la partie militaire et maritime de sa possession, l’Angleterre hérétique a laissé le catholicisme régner en maître dans cette île qui fut longtemps l’un des boulevards de la chrétienté et qui conserve, dans une basilique connue sous le nom d’église des Chevaliers, les mille reliques de ces congrégations d’autrefois, plus militaires encore que religieuses, qui, au nom du Christ, ont combattu vaillamment contre Mahomet pendant des siècles, s’appelant successivement chevaliers du Saint-Sépulcre, de l’Hôpital, de Rhodes ou de Malte, et entassant dans leur cathédrale, où ils élisaient le grand maître, leurs armures, leurs trophées et leurs bannières aux couleurs éclatantes.

Tous les habitants sont livrés à l’horticulture, à l’exception de la garnison et des fonctionnaires anglais, des intermédiaires et des hommes de peine. Ces derniers portent les fardeaux du port dans le haut de la ville et aident au chargement et au déchargement des navires.

Les producteurs et les commissionnaires n’ont à eux tous qu’une seule branche de profit : la récolte et l’expédition des oranges et des mandarines qui constituent la richesse de l’île. Les oranges sont loin de valoir celles des Baléares ; mais les mandarines sont exquises, et leur culture emploie un grand nombre de bras.

Il existe, à Malte, des maisons de commerce qui entretiennent un personnel nombreux, et ne traitent absolument que la mandarine. Les boîtes qui arrivent à Paris, à des époques périodiques, et qui contiennent six, douze ou vingt-cinq mandarines, viennent presque toutes de Malte.

On rencontre dans les rues de la Valette des milliers de jeunes filles au minois provoquant portant sur leurs têtes une large corbeille pleine de mandarines et de grenades. Elles sont fort jolies pour la plupart et rappellent par les traits et par la démarche les Manolas espagnoles.

La chronique affirme que ces marchandes vendent autre chose que des fruits, que la corbeille n’est souvent qu’un prétexte pour cacher ce qu’il serait malséant d’offrir en public. Je suis porté à croire qu’il y a du vrai dans cette affirmation ; cependant, il ne faudrait pas y ajouter une foi trop absolue.

Ce qui rend la relâche à Malte fort agréable aux personnes économes, c’est le prix médiocre de certains objets. J’ignore si ce prix s’est relevé depuis le court séjour que je fis dans l’île en 1852 et en 1854, mais j’y fis emplette de plusieurs douzaines de chemises taillées dans une étoffe convenable, brodées et fort bien faites, au prix vraiment extraordinaire de 2 fr. 50 la pièce.

Beaucoup d’autres objets, ceux qui tiennent au vêtement surtout, présentent un bon marché analogue. Les ouvriers et les ouvrières travaillent vite et bien ; et le mince bénéfice qui résulte de la modicité des prix parait suffire à leur ambition. En résumé, tous les produits manufacturés ou naturels sont à bon marché.

Ce bon marché ne peut s’expliquer que par ce fait que Malte étant resté port franc, les mouvements de l’importation et de l’exportation se trouvent libres de toute redevance, et que les prix s’y maintiennent à un tarif peu élevé.

Malgré ces avantages, l’élément féminin de la population maltaise ne m’a pas paru doué d’un amour de la patrie bien ardent ; car, lorsque, le soir venu, nous regagnâmes notre paquebot, nous trouvâmes sa cargaison augmentée d’une vingtaine de charmantes indigènes qui quittaient leur île enchantée pour aller chercher fortune en Égypte.

Le désir de voir du pays, les aspirations vers l’inconnu, l’amour du luxe décident presque toujours ces émigrations qui se reproduisent souvent. On sait ce que les femmes entendent par ces mots : « Aller chercher fortune ailleurs », et l’on sait aussi qu’il serait inutile de tenter de les détourner du but qu’elles visent et que bien peu d’entre elles parviennent à saisir.

Ce qu’il y a de plus remarquable à Malte, c’est la cathédrale, cette église des chevaliers, où se trouve la plus belle collection d’armes que j’aie vue de ma vie. On ne s’étonne point, à l’aspect de ce magnifique monument, de l’empressement des voyageurs à s’y rendre. Il rappelle un passé héroïque et une longue épopée.

Après avoir visité en détail cette église tapissée d’or et d’argent à l’intérieur, nous revînmes à bord, le soir, en aspirant la brise qui montait de la mer. Une heure plus tard, nous reprenions notre route, et, cinq ou six jours après, nous mouillions devant Alexandrie.

Dès que les formalités sanitaires furent accomplies, une embarcation envoyée par le chargé d’affaires de France en Égypte vint nous prendre, l’amiral, sa famille et moi, et en quelques minutes nous amena au débarcadère, où stationnait une foule innombrable de portefaix qui s’arrachent les colis des mains et contre lesquels chaque voyageur se voit forcé de défendre son bien.