L’Inde française/Chapitre 30

La bibliothèque libre.
L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 174-179).

CHAPITRE XXX

LES YAMSAYS


La période de travail une fois close, la prolongation de mon séjour au palais du gouvernement devenait inutile. J’y serais cependant resté encore si le brusque mariage du général n’avait laissé libre l’hôtel des Archives.

Le commandant d’Agon de la Contrie attendait le passage du prochain paquebot anglais pour rentrer en France avec sa famille. Il s’entendit avec son ami F…, auquel il céda la maison qu’il avait encore plusieurs mois à occuper.

Mais, l’avant-veille du jour fixé pour le départ, le pauvre commandant mourut subitement : le départ de la famille fut retardé par cet événement, et F…, pressé de mettre sa lune de miel dans ses meubles, pria la veuve d’aller s’installer ailleurs, ce qu’elle fît en se lamentant de l’impatience de son ami. Mais l’ami, pour l’empire du Grand Mogol, n’aurait pas voulu condamner sa jeune fiancée à passer la première nuit de ses noces à la belle étoile, ni retarder d’une heure son réengagement dans l’armée des maris.

Le mariage et l’organisation de la police, dont les pions ne lui présentaient pas des garanties suffisantes, étaient les deux préoccupations du général, revenu à sa première jeunesse. Il choisissait de nouveaux pions et leur inculquait l’esprit militaire ; le reste du temps appartenait à sa femme, qui lui imposa, dès les premiers jours, le respect de la discipline conjugale.

Quant au consul G…, le philhellène, nous apprîmes qu’après de nombreuses promenades à travers des contrées exotiques, il avait fini par atteindre l’île Maurice et par s’installer à Port-Louis, au moment où le chancelier du consulat de France, désespérant de le voir arriver, écrivait à Paris pour s’informer de ce qu’était devenu son chef.

Les fêtes religieuses sont très-communes dans la grande péninsule asiatique. Le culte de Brahma, Wichnou, Siva, avec leur escorte de divinités, dont le nombre dépasse celui des dieux et des déesses de l’Olympe, absorbe la plupart des jours de l’année. Les mahométans ne le cédant en rien aux Hindous sous ce rapport ; mais leurs fêtes ont toutes une origine guerrière et célèbrent de sanglantes batailles.

La plus importante est sans contredit celle des Yamsays qui se reproduit, pendant le mois d’octobre de chaque année, à l’époque du grand jeûne mahométan dit moharam. Les Yamsays sont des espèces de mascarades, d’une incontestable originalité. Elles sont presque toujours l’occasion de luttes quelquefois sanglantes entre les deux grandes sectes musulmanes, les sunny et les chia.

Le dernier jour de ce carême, qui rappelle l’ancienne descente de la Courtille, se termine par une procession tumultueuse dans laquelle figurent des gounes, sortes de mosquées en réduction, que l’on porte jusque sur le bord de l’eau et que l’on arrose avec de l’eau de mer. Les fidèles se précipitent ensuite eux-mêmes dans les flots, où, à ce qu’ils prétendent, ils se lavent de toutes les souillures.

Pendant les huit jours que duraient ces fêtes, moitié sérieuses, moitié burlesques, tandis que les sunny et les chia s’administraient force horions, le peuple hindou assistait à ces bruyantes manifestations avec l’impassibilité qui lui est propre.

Les coups actuels ne le regardaient point, en effet, et il devait s’applaudir de voir ses anciens maîtres se traiter ainsi de Turc à Maure. Cependant l’origine de la fête remontait à quelque défaite de ses aïeux ; la célébration régulière de ce triomphe aurait donc pu troubler sa quiétude.

Mais rien ne détourne de leur placidité ces populations qui, ayant vécu successivement sous des dominations diverses, toutes moins commodes que celle des Européens et par cela même à jamais maudites, se félicitent surtout de voir leurs vainqueurs d’autrefois, vaincus à leur tour, n’avoir plus de privilèges, plus de faveurs, plus d’influence et, en somme, être moins riches qu’eux.

Ils assistent, en conséquence, sans sourciller, aux rodomontades carnavalesques des musulmans ; ils ne s’offensent point de certaines manifestations des Yamsays, visant la puissance musulmane et l’abaissement de leur race.

Mais, à l’occasion, ils manifestent à leur manière l’antipathie qui les sépare.

Ainsi, lorsqu’éclata la révolte dirigée par Nana-Saïb, cette révolte, provoquée par les musulmans de l’Inde, se trouva réduite aux seules forces musulmanes. Elle ne fut comprimée qu’avec peine, après une lutte assez longue. Qu’on juge du résultat qui aurait été fatalement obtenu si les forces brahmaniques y avaient pris part, si les sectateurs de la Trimourty indienne s’étaient levés en masse pour reconquérir leur indépendance !

Dans cette hypothèse, la lutte eût pris les proportions d’une guerre sainte. À l’appel de leurs prêtres, une formidable armée, comptant ses soldats par millions, au lieu de les compter par milliers, eût étreint l’armée de la Compagnie, et pas un Anglais peut-être ne serait resté vivant dans cet immense empire.

La haine des Hindous contre la morgue musulmane a sauvé la conquête britannique. Pas un brahme n’a fait un geste pour déchaîner le torrent, car servage pour servage, la population autochtone a préféré la domination civilisée venue d’Europe à l’arbitraire cruel et barbare venu d’Asie.

Cependant, si réelle que soit l’antipathie, elle n’empêche pas les Indiens de prendre part aux plaisirs qu’entrainent les fêtes des Yamsays. Celui pour lequel ils affectent une préférence marquée est sans contredit le spectacle qui se tient, pendant les huit jours consacrés, sur la place du Gouvernement, à Pondichéry.

Les proportions grandioses de cette place se prêtent admirablement à l’édification d’une colossale baraque sur laquelle, à trois ou quatre mètres de hauteur, s’étale une scène d’une largeur démesurée.

Là, des acteurs improvisés pour la plupart, costumés de vêtements aux couleurs éclatantes, viennent parader successivement. On parle, on chante, on danse sur cette scène où se joue un drame dont l’intrigue, commencée le premier jour, ne se dénoue qu’au dernier.

Les assistants serrés forment, devant ce spectacle aussi varié que peu compréhensible, une barrière infranchissable. La population arrive sur la place avec un matériel de campement et des vivres. Hommes, femmes et enfants s’étendent sur l’herbe et n’abandonnent leurs places que lorsque la toile tombe pour la dernière fois.

Toute cette foule mange, applaudit, pousse des éclats de rire et sanglote tour à tour. Quand l’action a l’air de se ralentir, qu’une péripétie empoignante se fait trop attendre, quelques-uns se couchent sur l’herbe et font un somme, non sans avoir prié un voisin complaisant de les réveiller au bon moment.

Aucun peuple n’est plus porté que le peuple indien vers les spectacles. Frapper les yeux plutôt que l’esprit est un sûr élément de succès auprès d’eux. Ils aiment beaucoup les pièces à grand fracas, à situations fortes ; les œuvres de Pixérécourt produiraient plus d’effet là-bas que les meilleures pièces du répertoire français.

En assistant, à diverses reprises, à ces représentations sans limites, en voyant cette foule de spectateurs qu’on peut évaluer hardiment à dix ou quinze mille personnes, j’ai souvent regretté que quelques-uns de nos théâtres n’eussent pas à leur porte, chaque soir, une queue pareille ; ils pourraient se la partager entre eux, et certainement cela leur rendrait service.