L’Inde française/Chapitre 29

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 170-173).

CHAPITRE XXIX

L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE


Nous ne laissions échapper aucune occasion de faire l’école buissonnière. L’amiral accepta avec empressement les invitations qu’il avait déclinées jusque-là. Ainsi il se rendit plusieurs fois au lac d’Oussoudou, connu parmi les Européens sous le nom de Grand-Étang, et sur les bords duquel les riches négociants ont élevé à grands frais de charmantes villas.

Le lac d’Oussoudou est une immense surface d’eau, servant à l’arrosage des terres, dont la création remonte, dit-on, aux premiers souverains natifs. Elle a été entretenue avec soin et même étendue par notre administration.

C’est un point de villégiature très-recherché par les Européens. Constantine, Fantaisie, Sans-Gêne, etc., sont des propriétés bâties sur des terrains, autrefois incultes, aujourd’hui couverts d’arbres et de kiosques. On va s’y reposer, le dimanche, des préoccupations, sinon des fatigues de la semaine, et les propriétaires de ces oasis y amènent régulièrement les capitaines et les subrécargues des navires qui leur sont consignés.

Il y a donc toujours nombreuse société sur ce point, auquel la verdure et l’eau procurent une fraîcheur relative. On s’y livre à des festins qui rappellent, par le nombre des mets et la qualité des vins, les noces de Cana. On joue, pendant les heures du milieu du jour, parce que les cartes sont de toutes les fêtes dans l’Inde ; puis, dès que le soleil est sur son déclin, tout le monde va faire une longue promenade sur l’eau.

Je ne sais pas de plus agréable spectacle que celui de toutes ces barques sillonnant l’immensité du lac tranquille, ornées de pavois reflétant dans l’eau leurs vives couleurs, ayant, chacune, une équipe de rameurs mis en gaieté par un bon dîner et chantant avec plus ou moins d’ensemble des refrains appropriés à la circonstance.

Si la rive du lac la plus proche de Pondichéry appartient, à peu près entièrement, à l’élément européen, les trois autres rives ont aussi leurs visiteurs assidus. Ce sont les Indiens qui viennent là dans le but de se distraire et qui s’amusent à leur manière.

À certaines époques de l’année, j’ai vu de grandes réunions d’indigènes et même des cérémonies religieuses qui ne manquaient ni de charme ni d’originalité. Par exemple, sur une grande barque pontée, des brahmes se tiennent, avec leurs dieux en bois sculpté ou en cuivre, sous des berceaux de verdure et de fleurs, entourés des musiciens de leur pagode et de leur cortège de bayadères. Rien, je l’avoue, ne produit plus d’effet sur l’imagination que cette barque glissant lentement sur le lac.

C’est la nuit surtout que la mise en scène est séduisante. Les bayadères, couvertes de diamants, dansent au milieu d’un parterre improvisé, et l’éclat de leurs pierreries reflété par d’innombrables lumières est vraiment féerique. On ne rencontre que dans l’Inde ce mélange du sacré et du profane, cette combinaison perpétuelle de la danse et de la dévotion.

Il est peut-être superflu d’ajouter que F…, orné de l’écharpe municipale, ayant dans les mains la direction de la police, était devenu un personnage considérable et qu’il était de toutes les agapes et de toutes les réjouissances.

Le lac d’Oussoudou avait l’honneur de le recevoir souvent sur ses bords. Les jours de courses, en sa qualité de général, F… était là comme juge du camp ; il prenait une part active aux régates, et, s’il s’agissait de danser, le magistrat improvisé se livrait à une sauterie pleine d’originalité.

Il faut d’ailleurs lui rendre cette justice qu’il témoignait sa reconnaissance au gouverneur par la stricte exécution de ses moindres désirs et qu’il apporta une notable amélioration dans le service de la police en pliant ses pions à une discipline toute militaire.

Quelle chance, en sa double qualité de maire et de chef de la sûreté d’être partout et de se mêler à tout, et comme F… tirait parti de la situation !

Les dîners du Grand-Étang n’avaient pas de plus joyeux convive. Pour varier ses plaisirs F… allait de Sans-Gêne à Constantine, de Constantine à Fantaisie, de Fantaisie ailleurs. Il tenait à ne rendre jaloux aucun de ses administrés et se partageait entre eux avec une équité digne de Salomon.

C’était en même temps un chasseur émérite, et pendant bien des années il s’est procuré le facile plaisir de massacrer un gibier que, sauf quelques amateurs, personne ne songe à tuer, et qui est d’une telle abondance qu’on ne sait à quelle volée donner la préférence de ses coups de fusil.

Mais la chasse, la petite s’entend, est dangereuse dans la péninsule, où l’insolation tue plus d’Européens que le climat et la maladie. La passion de la chasse fait oublier les précautions les plus élémentaires, et un coup de soleil est mortel.

J’ai vu disparaître de ce monde plusieurs de mes compatriotes, jeunes, pleins de santé et très-vigoureux, qui, pour ne s’être pas garanti suffisamment la tête, ont succombé à des insolations. Ceci explique pourquoi F…, une fois remarié, a renoncé à la chasse.