L’Inde française/Chapitre 34

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 202-206).

CHAPITRE XXXIV

LE DOBACHI


J’ai parlé plusieurs fois déjà du dobachi sans dire ce qu’est ce personnage ni de quelles fonctions il est revêtu. Il importe de réparer cette négligence : le personnage vaut la peine d’être connu.

Le dobachi est le premier domestique d’une maison bien organisée, une sorte d’intendant, tenant de Figaro et de Caleb, intermédiaire obligé de toutes les transactions d’affaires ou de plaisirs parlant l’anglais ou le français, selon que la ville où il exerce est placée sous la domination anglaise ou sous la domination française, accompagnant partout le maître, dont il est l’homme de confiance ; sournois, flatteur, insinuant avec lui, mais se redressant avec hauteur devant les autres domestiques.

Un homme de cette trempe est indispensable à tout Européen. Si celui-ci sort à pied, son dobachi abrite sa tête sous un énorme parasol ; s’il sort en palanquin, le dobachi marche à côté de la portière, un bambou à la main pour écarter les curieux ; s’il est en voiture, le fidèle serviteur se tient en lapin sur le véhicule. Le maître exprime-t-il un désir, le dobachi court aux informations, interroge ses confrères, et en apprend le soir même à son maître plus que celui-ci ne tenait à savoir.

L’élément dans lequel brille de tout son éclat ce maître Jacques indien c’est l’intrigue amoureuse. Il excelle à remettre un billet doux, à écarter un fâcheux, à préparer une rencontre. Il se glisse au sein des familles comme un serpent sous l’herbe.

Lorsque, dans le cours d’une promenade, je rencontrais une femme ; si mon regard se fixait avec trop d’attention sur elle, Antou me disait :

— Saheb désire connaître cette dame ?

— Oui, est-ce que tu la connais, par hasard ?

— C’est madame A…, veuve d’un officier anglais ; elle est venue se fixer à Pondichéry afin de vivre plus confortablement avec sa pension. Si vous voulez lui rendre visite ?…

— Y songes-tu ? je viens de la voir pour la première fois.

— Laissez-moi faire : elle vous recevra bien.

Et de fait, j’étais attendu le lendemain et on me faisait le meilleur accueil.

Le dobachi sait tout, voit tout ; se faufile partout. Il rend, à divers points de vue, d’utiles services au patron, mais il remplit un peu trop auprès de lui le rôle de son ombre. C’est le joueur de flûte dont le sénat romain avait honoré le consul Duilius, avec cette différence que le dobachi ne joue pas de la flûte.

Le mien s’était fait chrétien trois ou quatre fois en vue de la prime que les missionnaires accordaient aux Indiens que leurs exhortations conduisaient au baptême. Il était revenu à Brahma afin que la prime pût lui être encore accordée. Il se nommait Antou. Le soir, lorsque, pour rentrer, je traversais l’immense place du Gouvernement, il marchait devant moi avec une lanterne.

Quand j’avais eu la chance de gagner au jeu, je lui donnais une roupie, et il me baisait les deux mains en pleurant de joie. Au reste, il me volait avec une régularité exemplaire, et je lui pardonnais de grand cœur, car il mettait dans cette mauvaise action autant de dextérité que d’esprit.

Si le sort du jeu ne m’avait laissé que de la monnaie de billon, je la plaçais sur une table, où je ne la retrouvais plus le lendemain.

Alors, prenant Antou par l’oreille, je lui disais :

— Pourquoi as-tu empoché mes caches, coquin ?

— Je n’ai rien pris ; monsieur est si bon : il avait mis là ses caches pour son pauvre dobachi. Ce n’était pas bien à moi de refuser.

— Mais je ne t’ai rien offert du tout.

— L’intention de monsieur était de m’offrir. Il a jeté ses caches sur la table avec un geste qui signifiait : c’est pour toi.

Devant cette explication, je ne pouvais m’empêcher de rire, et j’étais désarmé.

Antou achevait de m’étourdir avec une phrase peu modeste, mais qu’il articulait avec une assurance tout à fait digne de son caractère :

— Saheb, disait-il, est le premier des maîtres et Antou le premier des dobachis de l’Inde !

Au fond, il avait de solides qualités, et j’eus souvent à me louer de ses services durant les deux années de mon séjour à Pondichéry. Il a été de toutes mes excursions et s’est rendu réellement utile en diverses circonstances.

Ce garçon était fort intelligent ; seulement il possédait une vanité poussée à l’extrême et se croyait volontiers un personnage important, parce qu’il se prenait pour un fonctionnaire public. Il émargeait au budget, en effet, mes domestiques étant à la charge de la colonie, et ce simple émargement le rehaussait à ses yeux de cent coudées.

— Nous autres employés de l’État, avait-il coutume de dire à ses collègues de l’office, nous sommes au-dessus des domestiques de M. tel ou de M. tel qui étaient un si grand luxe.

Le pauvre diable a dû faire une singulière grimace lorsque, moi parti, le nouveau titulaire de l’emploi a, selon la coutume, renouvelé toute la maison et que le majestueux Antou s’est vu remplacer par un dobachi de la façon de mon successeur :

Sic transit gloria mundi !

J’espère pour lui qu’il aura trouvé une autre condition avantageuse et continué de faire briller les talents que lui avait prodigués la nature.

Pour ma part, je ne veux pas être ingrat ; je le tiens pour un précieux auxiliaire, c’est lui qui administrait ma maison et commandait à ma place, c’est de sa main que j’ai tenu les ayas qui m’ont servi, et ses choix ont été à peu près irréprochables.