L’Inde française/Chapitre 35

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 207-211).

CHAPITRE XXXV

LES AUTRES OFFICIEUX


À côté du dobachi brille, par son importance, le cuisinier, personnage considérable par ses fonctions. Mes autres domestiques étaient des femmes, de toutes jeunes filles, que leurs parents cèdent, pour un temps donné, aux Européens. Ces jeunes filles et un homme de peine avaient, comme Antou, l’honneur d’être inscrits au budget colonial.

Seul, le cuisinier était directement à ma solde. Il constituait le supplément indispensable à toute bonne organisation domestique. Le mien était un musulman, très-habile dans la cuisine française et qui, par cela même, résistait jusqu’au bout aux volontés de mon dobachi.

Celui-ci prétendait faire, chaque jour, les achats de denrées ; le cuisinier voulait en être exclusivement chargé. En réalité, l’un et l’autre n’avaient en vue que le prélèvement de l’impôt sur le budget quotidien de l’alimentation. Je crois que ces deux excellents serviteurs finirent par s’entendre et par faire danser ensemble l’anse du panier.

Comme dans tous les pays et à toutes époques, le barbier joue dans l’hindoustan un rôle considérable. Il n’y fait pas partie généralement de la domesticité proprement dite. Mais c’est un auxiliaire dont on ne saurait se passer. Mon barbier arrivait chaque matin vers sept heures et procédait à ma toilette. Ses soins ne se bornaient point à accommoder les cheveux et la barbe, ils s’étendaient aux mains, aux dents et à d’autres parties du corps.

Rien n’est comparable à la dextérité des barbiers hindous ; après avoir rasé et coiffé leurs clients sans que ceux-ci ressentent la moindre impression de leurs attouchements, ils les inondent de parfums ; puis ils terminent par une opération après laquelle on éprouve un bien-être à peu près complet.

Cette opération consiste à étirer les nerfs des mains, des bras, du cou et des oreilles. À chaque pression, un bruit sec se fait entendre, et quand la main légère de l’opérateur a passé partout, le corps tout entier a repris une élasticité et une souplesse incomparables.

Mon barbier possédait une grande délicatesse de touche ; mais, quoiqu’il terminât très-rapidement sa besogne quotidienne, il daignait me consacrer une heure, chaque matin, afin de me tenir au courant des événements et surtout des cancans de la ville. C’était une gazette vivante dont les nouvelles étaient toujours amusantes.

Par lui, j’apprenais que M. un tel avait fait visite à madame une telle à une heure où on ne fait plus de visites ; que madame Trois-Étoiles, dite la belle aux cheveux d’or, avait eu, la veille, une scène fort vive avec son mari qui lui avait refusé de la conduire à une fête où elle se proposait de danser, sous le spécieux prétexte qu’il n’aimait pas le monde.

Le mari était, en effet, un ours dans toute l’acception du terme, vivant seul et collectionnant avec passion des antiquités. Madame, au contraire, qui n’avait aucun goût pour les antiques, était aussi mondaine que son mari l’était peu, et détestait cordialement la manie de son époux.

Ce barbier, que m’avait présenté Antou, était au courant de la chronique scandaleuse. Il savait les amourettes nouvelles et les ruptures. Il m’annonçait que telle personne avait changé d’amant ; que tel mari avait remplacé ses ayas par de plus jeunes ; qu’il y avait promesse de mariage entre celui-ci et celle-là.

Je savais encore par lui le nombre exact des noces du mois suivant ; de celles qui se célébreraient probablement avant la fin de l’année, et j’avoue que la sagacité du narrateur était rarement en défaut.

Quoique Indien, il parlait bien le français, ce qui lui permettait d’écouter et de répéter beaucoup de petits événements. Son esprit était vif et mordant. Il critiquait volontiers tout le monde sans faire d’exception pour ses clients, c’était une sorte de Bassecour à turban qui, dans une société aussi mêlée, trouvait à exercer sa causticité naturelle.

Lorsqu’il vint me raconter l’enlèvement de madame C… par monsieur X… son amant, il ajouta :

— Quelle faute, saheb, quelle faute irréparable. Ce X… gâte le métier ; il était si bien chez lui dans ce ménage, un mari fabriqué exprès, une femme ravissante ; le voilà désormais responsable de cette femme ; c’est lui qui est le mari. Il était dans le paradis ; il s’est jeté dans l’enfer.

— Et l’autre ?

— Qui l’autre ?

— Monsieur C…

— Oh ! il a du chagrin, mais on sent que ça passera vite… C’est X… qui ne se consolera pas.

Le dobachi, le cuisinier et le barbier composaient la partie masculine de mes gens ; tout le reste appartenait au beau sexe. J’avais de délicieuses servantes, recrutées par maître Antou, jolies, gracieuses et faites de manière à tenter un sculpteur.

Quoique nées dans l’Inde, elles ne pouvaient résister à la chaleur des jours caniculaires. Elles passaient leurs journées dans la salle de bains, vaste pièce à colonnes de marbre que l’eau rafraîchissait sans relâche ; elles s’étendaient la nuit sur les canapés en rotin qui garnissaient la vérandah de mon premier étage.

J’ai toujours préféré le service des femmes à celui des hommes. Elles l’accomplissent avec plus de régularité et plus de délicatesse. Malgré les qualités d’Antou et son exactitude ordinaire, il a fait défaut plusieurs fois à l’appel, et j’ai dû me passer de lui. Les femmes restent à la maison, non pas pour filer de la laine, comme Lucrèce, mais pour ne pas se fatiguer. Mes ayas étaient à mes ordres constamment et obéissaient sans trop discuter.

Elles étaient fort habiles, d’ailleurs ; j’avais eu soin de les choisir parmi celles qui n’ont point appris à mâcher le bétel, ce qui est pis que mâcher du tabac ; leur coquetterie n’allait point jusqu’à passer un grand anneau d’or ou d’argent dans l’une de leurs narines. En outre, elles baragouinaient quelques mots de français, et comme j’avais appris assez de tamoul pour me servir des phrases les plus usuelles, nous nous entendions parfaitement.