L’Inde française/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 43-49).

CHAPITRE VII

UNE VIEILLE CONNAISSANCE


Je ne veux point quitter le Caire sans mentionner un autre dîner qui m’y fut offert et qui me permit de pénétrer plus avant qu’un Européen ne peut le faire dans les mystères de la vie orientale.

Me trouvant un soir devant l’un des cafés établis sous des tentes, sur l’un des côtés de la place de l’El-Békiéyek, le côté qui fait face au quartier franc, à l’heure de la promenade, je me reposais de la chaleur du jour en aspirant les bouffées de brise fraîche qui commençaient à venir du Nil, et, tout en prenant lentement un sorbet, je regardais passer la file des voitures qui, au commencement de la soirée, fait ressembler ce côté de l’immense place à nos Champs-Élysées.

Toutes ces voitures bariolées de couleurs voyantes ou dorées, d’une légèreté extrême, attelées de petits chevaux très-vifs, se succédaient sans interruption ; quelques-unes promenaient des pachas nonchalamment assis sur des coussins de soie, d’autres contenaient de riches familles européennes ou des femmes voilées faisant partie de quelque harem. La diversité des costumes et des attelages enlevait toute monotonie à ce spectacle.

Une de ces voitures, dans laquelle était couché, plutôt qu’assis, un homme d’une trentaine d’années environ me frappa surtout par la richesse de son ornementation et la beauté de son attelage.

L’indigène qu’elle traînait portait un costume éblouissant ; il avait la tête coiffée d’un turban, sur lequel se balançait une aigrette retenue par un rubis ; un cimeterre, dont le fourreau recourbé était couvert de pierreries, reposait sur le coussin de devant de la voiture ; quatre coureurs escortaient l’équipage.

Je le perdis de vue une première fois ; mais je le vis revenir un quart d’heure plus tard, et, au moment même où je jetai les yeux sur son heureux propriétaire, celui-ci dirigea ses regards vers moi ; il ordonna probablement à son cocher de faire prendre à ses chevaux une allure plus lente, car l’attelage quitta immédiatement le trot et se mit au pas.

Le promeneur eut donc tout le temps de me considérer, et il ne s’en fit pas faute. Cette idée d’être l’objet d’une attention aussi soutenue commençait même à m’irriter lorsque la voiture s’éloigna pour la seconde fois, mais il ne s’écoula pas cinq minutes avant qu’elle ne reparût, marchant toujours au pas, et que, sur un signe du maître, elle ne s’arrêtât tout à fait à une très-courte distance de l’endroit où je me trouvais. Après avoir subi un nouvel examen, je vis l’un des coureurs se diriger vers moi.

Le messager me salua avec toutes les marques de respect si familières aux orientaux de condition inférieure ; puis, me montrant du geste la voiture, il me fit signe de l’accompagner.

Je jetai sur la table le prix de mon sorbet, et très-intrigué de ce commencement d’aventure, je me dirigeai d’un pas rapide vers l’équipage, où je fus accueilli par le plus gracieux sourire.

— Vous ne m’avez donc pas reconnu, me demanda en bon français une voix qui ne m’était pas étrangère, et trois ou quatre années m’ont-elles vieilli à ce point que vous ne vous rappeliez plus les traits d’un vieil ami ?

— Pardonnez-moi, dis-je avec un certain embarras. Il me semble vous avoir connu autrefois, mais je ne saurais rien préciser à cet égard.

— Ah ! c’est ma barbe qui produit cette confusion dans votre mémoire, je ne la portais pas à Paris ; mais ici elle fait partie de la tenue officielle : un pacha sans barbe tiendrait du phénomène.

Ce mot de Paris, la pureté de l’accent et le rapprochement surtout m’aidèrent à reconstituer mes souvenirs.

— Vous êtes Sadyck ! lui dis-je.

— Cette fois, vous avez frappé juste. Je suis ce Sadyck qui, élève de l’école égyptienne, placé ensuite dans un des collèges de votre merveilleuse capitale, eut le bonheur d’y être votre condisciple… Venez vous placer près de moi, ajouta-t-il, en me serrant affectueusement les mains, et tout en jouissant du plaisir de la promenade, nous aurons le bonheur de revivre ensemble par le passé.

Mon copain appartenait de fort près à la personne du vice-roi ; il était son cousin. À la mort de son père, devenu possesseur d’une fortune considérable, dont les revenus variaient entre huit ou dix millions, Sadyck-Pacha fut invité par son parent à venir résider en Égypte.

— Je possède, dit-il, un palais au Caire, un autre à Alexandrie, des villas jusque dans le désert ; j’ai un harem de femmes comme l’empereur des Ottomans, un bateau à vapeur sur lequel je remonte le Nil quand il me plaît ; je suis fort riche, et pourtant je m’ennuie.

— Il me semble que je ne m’ennuierais point à votre place.

— Qui sait ? J’ai vécu si longtemps de la vie de Paris, jouissant de vos libertés qui s’étendent à tout, parlant votre langue qui est si belle, prenant largement ma part de vos plaisirs, si variés et si complets, que l’existence monotone de cette grande cité, nommée la Victorieuse, je ne sais pourquoi, me paraît en même temps fatigante et inféconde. Ah ! votre Paris ! votre Paris ! Quelle ville incomparable, ville de travail et de plaisirs, ville où la vie ressemble à un tourbillon, mais où l’on vit réellement, parce que son activité vous fascine et vous entraîne, et que, pareille à un kaléidoscope, elle change sans cesse de tableaux et d’aspect.

— Cependant, en Égypte, vous avez le calme, la contemplation…

— Et la chaleur, interrompit-il vivement, une chaleur intolérable, persistante, éternellement la même.

À l’époque des inondations périodiques, cette promenade n’est qu’un lac immense ; le reste du temps, on dirait qu’elle se dissout en poussière. Je sais ce que vous allez me dire, vous que j’ai connu paresseux. Vous avez le droit de vous rejeter dans le passé et de faire reparaître devant vous une époque pleine de grandeur et de poésie. Sans doute, et c’est bien quelque chose que d’être prince et de se dire : « Je descends, ou du moins je le suppose, des califes Fatimites qui fondèrent la Victorieuse », que l’un de nos aïeux, le vaillant Saladin, entoura de fortifications formidables. Mais quand je vous aurai fait voir les pyramides, la vallée des Tombeaux, les greniers de Joseph, et, si vous en avez la patience, nos quatre cents mosquées, vous aurez tout vu et vous conviendrez avec moi que ces rues étroites et tortueuses et ce far niente forcé sont de pitoyables distractions.

— Alors, pourquoi n’êtes-vous pas resté en France ? Pourquoi n’y retournez-vous pas ?

— Hélas ! mon cher ami, ma grandeur même m’attache au rivage. Mon gracieux parent le vice-roi veut que ses pachas, ceux qui tiennent à sa famille surtout, ne le laissent pas seul en proie à sa toute-puissance. Contrairement à Shahabaam, qui menaçait de faire empaler tous ceux qui ne s’amuseraient point à ses fêtes, il veut que tout le monde s’ennuie avec lui. Heureusement, ma bonne étoile vous a jeté dans mes bras, et j’espère bien que vous consentirez à vous ennuyer quelque temps avec moi.

— Impossible. J’ai une mission dans l’Inde ; je suis obligé de continuer mon voyage par la prochaine malle anglaise attendue au Caire dans trois ou quatre jours au plus tard.

— Vous passerez du moins ces trois ou quatre jours dans ma résidence, où je vous offre l’hospitalité, une hospitalité d’étudiant.

— Impossible encore, mon cher pacha ; je suis établi à l’hôtel, en famille.

— Ah ! je comprends, les convenances, le devoir. Voilà les inconvénients de la civilisation européenne ; enfin, je vous retiens ce soir à dîner.

— Pas ce soir ; je n’ai pas prévenu ; mais je serai votre hôte demain toute la journée, si cela ne vous dérange pas.

— À demain donc ; mais venez de bonne heure. Nous causerons de nos escapades d’autrefois.

L’heure du repas était venue pendant que je me promenais avec Sadyck ; il eut l’obligeance de me déposer à la porte de mon hôtel et me quitta en criant :

— N’oubliez pas que je vous attends de bonne heure. Cette rencontre était un heureux incident de voyage.

Le caractère de mon ami le pacha le rendait tout à fait sympathique ; une gaîté communicative, une instruction variée, un esprit prime-sautier faisaient de lui un homme charmant.