L’Inde française/Chapitre 8

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 50-55).

CHAPITRE VIII

UN DÉJEUNER DE PACHA


Le lendemain, je m’excusai auprès de mes compagnons de route et je me dirigeai vers le palais de Sadyck. Quoique l’heure fût encore assez matinale, j’y fus reçu par la foule des serviteurs avec un empressement qui me convainquit que des ordres précis avaient été donnés par le maître.

Je traversai d’abord une vaste cour carrée ayant sur ses quatre côtés des vérandahs à colonnes de marbre, et l’on me fit monter à l’étage supérieur par un escalier d’une largeur inusitée.

Après m’avoir fait passer par plusieurs salons meublés avec luxe, où se confondaient les merveilles de l’art oriental et celles de l’art français, un homme de confiance souleva une lourde portière et m’introduisit dans une pièce entièrement tapissée de soie et dont les tentures, coupées de distance à distance par des colonnettes d’albâtre et doucement éclairées par le demi-jour que tamisaient les stores, produisaient sur l’imagination une impression singulière.

Sur l’un des larges divans qui ornaient cette pièce était couché Sadyck. Il ne dormait pas, il se reposait des fatigues de la veille. Il me tendit la main et me complimenta sur mon exactitude, puis, sans transition, nous nous mîmes à causer des jours heureux de notre jeunesse, de Paris, du passé et de ses plaisirs envolés ; nous vidâmes, comme on dit vulgairement, le sac aux souvenirs.

L’heure du déjeuner nous surprit en veine de divagations rétrospectives. À l’annonce faite par l’homme de confiance du pacha, nous nous dirigeâmes vers la salle à manger qui ne le cédait en rien, pour la décoration et la richesse, à tout ce que j’avais déjà vu de cette admirable résidence.

Le déjeuner fut à peu près servi comme l’avait été le dîner chez Soliman-Pacha. Ce dernier, Français et catholique, accordait naturellement aux vins une place importante dans l’alimentation. Il en était de même dans la maison de Sadyck-Pacha, qui, quoique mahométan, était devenu tout à fait Français par suite du long séjour qu’il avait fait en France.

— Le prophète, dit-il, défend l’usage du vin aux adeptes de sa religion ; mais, en le défendant, il a visé surtout l’ivrognerie. Or, comme je ne m’enivre jamais, je me permets cette légère infraction aux prescriptions du Koran. Du reste, boire du vin à tous mes repas est devenu chez moi une habitude contre laquelle il ne me serait pas possible de réagir. Le vin est nécessaire à ma santé.

— Je vois, en effet, que l’habitude est bien prise chez vous, car je remarque que vos serviteurs, appartenant tous à la foi de Mahomet, vous versent le liquide avec l’indifférence de gens accoutumés à cet exercice, et rien sur leurs traits n’indique la moindre répugnance.

— Parbleu ! je me doute bien que quelques-uns d’entre eux ne s’en tiennent pas là et que, loin des témoins importuns, ils se versent à eux-mêmes des rasades dont ils font leur profit. Je m’en aperçois quelquefois et je les laisse faire.

— Vraiment ; c’est cependant un péché.

— Péché caché… ajouta le pacha en souriant. Ces braves gens doivent se demander pour quel motif le divin Mahomet leur a interdit de toucher au produit de la vigne. Moi, je me l’explique, et, en ma qualité de non-pratiquant, je laisse les dévots obéir à la défense et je ne crois pas faire mal en usant de tous les biens que nous donne cette terre.

Je mets même un certain amour-propre à agir ainsi presque publiquement ; aussi, non-seulement mes serviteurs ne s’étonnent-ils point de ma conduite, mais tout le monde la connaît et personne aujourd’hui n’y trouve à redire. Au début de mon installation au Caire, quelques pachas formalistes ou des amis fanatiques ont risqué des observations que j’ai énergiquement rétorquées ; on a fini par se tenir tranquille et par me laisser vivre à ma guise.

De propos en propos, nous atteignîmes la fin du repas. Sadyck-Pacha me dit alors :

— On va servir le café, ainsi qu’il est d’usage partout et encore plus en Turquie et en Égypte. Voulez-vous le prendre ici ou préférez-vous que je vous conduise dans mon harem ?

— Dans votre harem ? demandai-je interdit.

— Oui, dans mon harem, au milieu de mes femmes, ou plutôt dans mon ménage de garçon, car, tel que vous me voyez, je ne suis pas encore marié, d’une manière authentique du moins.

— Vous ne craignez pas que cette infraction à l’un des préceptes les plus rigides de votre loi…

— Bah ! interrompit-il, je suis Français plus qu’Égyptien et nullement intolérant. J’ai un harem, parce qu’ici un homme de mon rang doit en avoir un ; c’est une affaire de mode et de luxe, mais je ne cache mes femmes qu’à la multitude. J’introduis volontiers un ami, un homme intelligent comme vous, dans l’intérieur de ma maison. On peut tout faire ici-bas, selon les circonstances et les gens, pourvu qu’on évite le scandale.

— Savez-vous que tous les pachas ne sont pas de votre étoffe ?

— Je sais ; les uns par égoïsme, les autres par sottise, sans compter les parvenus, les mamamouchis à la façon de votre M. Jourdain.

— Et les fanatiques que vous oubliez.

— Ceux-là seraient dangereux s’ils étaient les plus forts. Ainsi, faites votre choix sans scrupule : restez ou suivez-moi. Franchement, je vous conseille le dernier parti.

— Puisque vous n’y voyez aucun inconvénient, allons !

— Vous conviendrez, me dit en souriant le pacha, que parfois les amis peuvent être des Turcs, en dépit du proverbe qui affirme le contraire.

Alors, soulevant une tenture de soie, il introduisit une clef d’argent dans une serrure presque imperceptible, ouvrit une petite porte, et, me faisant passer devant lui, m’introduisit dans un long corridor.

— Nous voici dans le gynécée, ajouta-t-il en refermant soigneusement la porte sur nous. Vous me remercierez plus tard de vous y avoir amené.

Au bout du long corridor, Sadyck écarta les rideaux qui formaient les deux côtés d’une portière retombant sur les dalles, et, s’écartant de nouveau pour me laisser entrer le premier, me poussa doucement dans une salle entourée de divans. Là, au milieu de fleurs éblouissantes qui embaumaient l’atmosphère de leurs parfums, j’aperçus une vingtaine de femmes jeunes et belles, vêtues de ce costume oriental si coquet et qui fait si bien ressortir toutes les grâces de celles qui le portent.