L’Indienne/11

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Ch. Vimont (p. 75--).



CHAPITRE XI.


Julien n’appela pas Anna près de lui, mais ses lettres la rassurèrent ; il se plaignait des ennuis et des petitesses d’une élection.

« On attribue ici ma tristesse aux ennuis d’une élection, lui écrivait-il ; on croit que les visites que je dois faire, les connaissances que je dois renouer, me fatiguent. Il n’en est rien : ma province m’occupe moins qu’Hampstead. Je dis avec le poète espagnol : « À présent elle se lève, à présent elle est triste, elle me regrette, s’afflige de mon absence, me la reproche peut-être, quand c’est moi qui meurs d’amour. »

Un changement se vit alors dans les élections : les électeurs qui suivaient l’aristocratie, les campagnes qui leur étaient soumises, montrèrent une indépendance nouvelle ; l’argent n’eut pas son influence accoutumée, et les voix se réunirent quelquefois sur des hommes qui avaient le mérite de plaire à la multitude. Julien fut nommé sans difficulté : les partis n’étaient pas violens dans sa province ; on se divisait entre deux familles plus qu’entre les Wighs et les Torys : cette province était aristocrate. Ainsi Julien, tout en suivant l’opposition, se trouva toujours libre, comme il l’avait été autrefois, de rester modéré ; car l’ambition qui le poussait aux affaires n’altérait pas la nature de son esprit. S’il était homme d’action par son caractère adroit et audacieux, il était homme d’étude par sa pensée, jugeant parfois avec sévérité et dédain les passions qui l’entraînaient. Le mouvement des intérêts politiques le charmait sans l’abuser ; il avait tant vu se tromper, qu’il aimait à dire qu’il ne savait pas ; si les hommes s’engageaient dans une voie, il cherchait si la vérité n’était pas dans la voie opposée. Aspirant à dominer son ardeur pour la bien diriger, ce qu’il eût voulu, c’était faire de la science avec passion ; mais il se défiait modestement de sa modération et de sa force. Avec une conscience scrupuleuse, il devait souffrir dans les affaires, quoiqu’il se rangeât sous ce grand abri de la constitution anglaise qui prévient les coupables en ayant empêché les dangers. Si cette organisation, qui enlevait parfois Julien à l’amour, était faite pour charmer et tourmenter sa maîtresse, combien n’était-elle pas plus intéressée par une santé délicate qui recevait une atteinte à chaque événement important, et qui semblait témoigner que Julien devait vivre dans le calme et la douceur de la vie domestique ! Soit que le père d’Anna eût eu des opinions tory, soit qu’elle y penchât naturellement, elle aimait le gouvernement aristocratique, seule poésie de l’Angleterre. Si l’on ravissait à cette île le prestige de ses noms et de ses richesses, quel éclat lui resterait-il qui la rendît brillante aux yeux des étrangers ?