L’Indienne/20

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Ch. Vimont (p. 141-150).



CHAPITRE XX.


Julien annonça le même soir chez lui la visite de lady Hampshire, ce qui amusa l’Indienne ; car lady Hampshire était célèbre par sa beauté, l’empire qu’elle exerçait sur son mari et sur les torys ; déjà les journaux l’avaient attaquée une fois en soutenant le bill. Julien, par une coquetterie bien naturelle, aurait voulu qu’Anna lui plût : leur beauté était si différente, qu’elles ne devaient pas rivaliser. Lady Hampshire vint avec empressement le lendemain même ; elle arriva dans une élégante voiture ; l’Indienne fut surprise en la voyant, car elle s’était attendue à un ton de supériorité, à une princesse des Ursins ; elle vit entrer une grande femme blonde dont l’air ingénu et modeste ressemblait à celui de toutes les femmes de l’Angleterre. Lady Hampshire était mise richement : ses dentelles, ses chaînes précieuses, mais du matin ; sa taille charmante, mais sans gêne. La simplicité parfaite et l’élégance de ses manières, étaient un modèle du bon goût des femmes anglaises de la haute aristocratie. Avec le ton bienveillant d’une personne accoutumée à plaire, elle parla à Anna de Bombay, dont un oncle de lord Hampshire avait eu autrefois le gouvernement, et elle vanta le talent de Julien. Anna était à la fois séduite et intimidée par elle. Quand elle retrouva son assurance et son amabilité, lady Hampshire, charmée d’elle, lui dit en souriant :

« L’amour seul et la faiblesse peuvent conduire une femme en Angleterre, le pays où les femmes sont le plus maltraitées et où elles ont mérité le moins d’admiration ; car, excepté Élisabeth, quelle femme supérieure l’Angleterre a-t-elle produite ? Tandis que l’Italie cite presqu’autant de femmes à caractère que d’hommes, tandis que la France en nomme un si grand nombre en tous genres, l’Angleterre stérile n’a dû qu’à l’Irlande quelques femmes inspirées, comme elle lui a dû tant d’hommes de talent. Notre sexe est inférieur à lui-même ici ; je vous laisse à décider ce que cela doit nous faire penser des hommes. Faisant croire aux femmes qu’elles n’étaient créées que pour les servir eux et leurs enfans, ils ont ignoré l’empire de la beauté, profitant de leur force, comme les naturels sans barbe de l’Amérique. »

Elle parla quelque temps sur ce ton, se moquant gaîment de l’Angleterre ; car elle unissait ensemble l’âme, l’élévation, le comique et la verve. Éprise de son mari, mère d’un grand nombre d’enfans, elle avait vu à ses pieds les hommes célèbres de l’Angleterre, aussi glorieuse par sa coquetterie que par son honnêteté ; ses paroles étaient quelquefois hardies : elle se livra avec gaîté devant Anna, détestant la rigueur et voulant rassurer cette innocente Indienne, qui s’était dévouée à Julien, perdant le monde et tout pour lui. Satisfaite d’ailleurs de voir Julien se ranger du côté de lord Hampshire, elle aurait voulu gagner aussi sa femme. Elle montra le désir que les affaires de leur mariage fussent bientôt terminées ; mais elle ne prit nul engagement avec Anna, car les femmes divorcées en Angleterre sont très-difficilement reçues, et lady Hampshire voulait savoir d’abord ce qu’elle pourrait faire ; elle se borna à engager Anna à venir la voir. Examinant l’Indienne, ses cheveux si noirs, ses yeux si doux, sa beauté parfaite, les ornemens de son salon qui venaient de Surate et de Cambaye :

« La société ici est montée sur un grand ton et vous plairait ; c’est autre chose que ce qu’on voit dans les Indes. Si nos maris nous quittent trop souvent pour les affaires, les jours où nous pouvons les réunir avec leurs amis n’en sont que plus charmans. Tous nos hommes d’affaires ne sont pas également graves, et nous avons la jeunesse des communes qui ne nous abandonne pas. Quelques femmes de ma société vous charmeraient ; vous aimeriez nos enfans, mêlés toujours à nos plaisirs ; nos filles si belles et si naturelles. »

Alors elle parla de ses enfans : l’aîné, une fille âgée de dix-huit ans, allait se marier à un homme de vingt-quatre, très-épris d’elle depuis un an, et qu’elle aimait ; le plus âgé des fils, qui avait seize ans, était encore à l’Université, où il annonçait le goût de la dépense plus que de l’étude, ce qui tourmentait un peu son père ; deux autres fils étaient en bas-âge ; une fille de quatorze ans annonçait beaucoup d’esprit ; mais l’enfant favori de lady Hampshire semblait être sa petite Suzanne, qui avait onze ans, qui était belle comme les amours, intelligente, capricieuse, et déjà admirée.

« Je vous l’amènerai, dit lady Hampshire, ou plutôt vous verrez chez moi tous mes enfans. Je crains que l’aînée, Juliette, ne vous paraisse froide ; vous m’aiderez, s’il est possible, à la réveiller, et votre visage, vos manières lui apprendront mieux le charme d’une femme animée que tout ce que je pourrais lui dire. »

Julien entra à ce moment. Lady Hampshire lui montra son admiration pour l’Indienne. Ils causèrent tous deux de leur société. Lady Hampshire, apprenant à Julien des intrigues nouvelles, s’écria tout-à-coup :

« Mais que dites-vous de mon frère, qui empêche cette pauvre Madame Surrey de me voir ? Il ne la trouvait pas assez isolée, il a fallu qu’il la séparât même de sa belle-sœur !

— Quoi ! madame Surrey ne vous voit plus ?

— Sachez que mon frère, dit lady Hampshire en s’adressant à Anna, enleva autrefois la femme d’un négociant écossais ; elle était jolie, sensible, c’en était assez chez nous pour être proscrite ; mais sa faiblesse ne lui inspira nulle indulgence, elle resta rigoureuse comme une Écossaise ; la légèreté de mes discours, à ce qu’elle disait, la choquait. Mon frère, qui est un homme à la mode, mais exigeant et jaloux, tenait sa femme renfermée, mettant à profit pour lui-même l’abnégation des femmes de cette classe. Je plaignais ma belle-sœur ; je prenais son parti ; je cherchais à la mettre dans le monde. M. Surrey s’est effrayé de mes discours, et pour que je ne répétasse pas qu’il était un égoïste, il a emmené sa femme à dix milles de Londres, lui faisant dire qu’elle ne voulait plus voir personne. Voici nos hommes, ma chère Indienne ; mais M. Warwick est d’une race qui rassure, car ses pères étaient connus pour leur amabilité. »

Après avoir causé quelque temps avec Julien et répété les riens du grand monde, elle quitta l’Indienne, pour laquelle elle avait fait luire en Angleterre un premier rayon de lumière.