L’Indienne/6

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Ch. Vimont (p. 39-42).



CHAPITRE VI.


Julien, impatienté de ne pas voir à l’Indienne un sentiment anglais, la conduisit un matin dans une jolie maison à Hampstead : tout y était élégant, commode ; il la lui fit parcourir ; puis entrant au salon avec elle, la faisant asseoir sur un canapé :

« Cette maison est à nous, lui dit-il ; connaissons-y les charmes de l’intimité et de l’Angleterre. J’y vivrai à vos pieds jusqu’à ce qu’un lien que la société ordonne me permette de vous présenter partout comme ma femme. Si des études et des affaires politiques me réclament, l’amour n’en souffrira rien ; j’étudierai avec vous, je vous montrerai comment l’Angleterre mérite votre admiration et a pu régner sur l’Indostan. »

Comme Anna parcourut la maison avec Julien, il lui présenta deux femmes qu’il venait de mettre à son service, car les domestiques qu’elle avait amenés des Indes voulaient retourner dans leur pays. Une de ces deux femmes avait les cheveux noirs, la figure expressive ; elle s’avança vers Anna, et lui dit avec un accent dur quelques mots de soumission affectueuse qui étonnèrent l’Indienne :

« Je désirais tant d’être à votre service ! ajouta-t-elle ; j’ai tant supplié Monsieur de m’y placer !

— Pourquoi ce vif désir d’entrer chez moi ? vous ne me connaissez pas.

— Pourquoi ? s’écria la femme avec son accent ; parce que vous n’êtes pas Anglaise, que votre teint n’est pas le teint pâle de ce pays ; parce qu’enfin vous êtes née aux Indes, et moi en Irlande. »

Anna savait cet éloignement des Irlandaises pour les Anglais, mais elle ne le croyait pas si fort ; cette femme l’amusa par son originalité : elle chantait, s’enivrait, cherchait le plaisir.

« Nous détestons, disait-elle à Anna, ce peuple dur et triste : qui me rendra ma gaîté irlandaise, nos lacs et nos chants ? »

Anna vit que l’Angleterre portait des ennemis dans son sein, ainsi qu’elle en avait au loin. L’Indienne et l’Irlandaise, séparées par leur position, commencèrent à s’entendre comme les peuples opprimés.