L’Industrie linière en France et en Angleterre/01

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DE
L’INDUSTRIE LINIÈRE
EN FRANCE
ET EN ANGLETERRE.

L’industrie du lin et du chanvre a subi depuis quelques années une rénovation complète, qui est devenue le signal d’une véritable révolution industrielle. Le problème de l’application de la mécanique au traitement de ces matières, problème sur lequel tant d’intelligences se sont exercées depuis un demi-siècle, a été résolu avec bonheur. Des machines ont été inventées, aussi puissantes, aussi parfaites que celles qui ont déterminé le développement inoui de la fabrication du coton, et, grace à l’emploi de ces merveilleux instrumens, le lin se travaille aujourd’hui avec une économie et une perfection dont on n’avait point d’idée. C’est ainsi que l’industrie linière est réservée à des destinées nouvelles, qui déjà commencent à se réaliser. Pendant long-temps l’usage de ses produits, s’il n’avait pas diminué, était demeuré comme stationnaire, malgré les progrès continus de la population et de la richesse, modéré qu’il était par l’invasion toujours croissante du coton ; mais aujourd’hui que cette industrie possède les mêmes élémens de puissance, elle s’avance à grands pas, et il est permis de croire qu’elle ne tardera pas à s’élever aussi haut que sa rivale. L’influence de ses progrès sera d’ailleurs plus sensible, parce que la plante qui fournit la matière première est un fruit propre à nos climats.

Toute l’Europe doit participer tôt ou tard aux bienfaits de cette révolution. Jusqu’ici pourtant l’Angleterre en a recueilli seule le bénéfice. C’est chez elle que les machines ont été, sinon inventées, au moins perfectionnées et mises en œuvre, et, par un esprit d’exclusion dont elle s’est fait une règle et que l’on blâmerait peut-être sans raison, elle s’en est réservé le monopole. Par là, elle s’est acquis dans le présent une supériorité irrésistible qui lui permet d’écraser sans effort toutes les industries rivales à l’étranger. Aussi cette révolution, qui doit être un jour si féconde, n’a-t-elle été jusqu’aujourd’hui, pour tous les pays de l’Europe, hors l’Angleterre, que la cause d’une grave perturbation.

La France en particulier en a été atteinte dans ses intérêts les plus chers. L’industrie linière, qui a toujours occupé chez elle une si grande place, et qui est entrée si avant dans les habitudes de ses populations rurales, a été menacée, ébranlée de toutes parts. Le mal s’est fait sentir avec d’autant plus de rigueur qu’on y était moins préparé. Aussi la filature et le tissage du lin et du chanvre, ces deux sources antiques et si précieuses de travail et de richesse, désertent nos campagnes, non pour se transporter au sein de nos villes, mais pour aller grossir le domaine de l’Angleterre, où ils étaient demeurés jusqu’à présent presque inconnus. Notre culture en souffre elle-même dans une de ses branches les plus fécondes, et les pertes que l’industrie éprouve retombent sur elle de tout leur poids.

Cependant quelques tentatives ont été faites, non sans succès, pour dérober à l’Angleterre le secret de ses inventions. Malgré toute la rigueur de ses lois, ces précieuses machines ne sont pas demeurées long-temps son partage exclusif, et, grace aux soins de quelques industriels intelligens et actifs, elles n’ont pas tardé à rompre toutes les barrières qu’une surveillance jalouse leur opposait. Déjà elles sont installées en France et en Belgique, dans quelques vastes manufactures, et à Paris même des ateliers se sont formés, où elles se construisent avec autant de perfection que de l’autre côté du détroit. Ainsi l’industrie française se renouvelle à son tour, afin de soutenir la lutte avec des armes égales, et de rendre au pays, sous une autre forme, les avantages qu’il aura perdus. Malheureusement ce travail de rénovation, mal secondé par la législation existante, n’a pas encore produit les résultats qu’on en devait attendre. Faute de quelques encouragemens nécessaires, il se trouve comme arrêté dans son cours, en sorte que, dans le moment même où nous écrivons, notre industrie linière est toujours en péril, et les brèches qu’elle a reçues s’élargissent de jour en jour.

Telle est, avec ses circonstances essentielles, la crise dont nous allons essayer de retracer le tableau. Tous ces faits, que nous venons de résumer en quelques lignes, formeront un jour une des pages les plus intéressantes de l’histoire de l’industrie moderne, et n’y occuperont pas moins de place que les prodiges de l’industrie du coton, sur lesquels la statistique et l’histoire ne se lassent point de revenir. En attendant que l’histoire les reprenne, en les liant à ceux qui les suivront dans l’avenir, nous indiquerons leur succession jusqu’au moment présent.

Mais à ces faits curieux se lie, pour la plupart des peuples de l’Europe, et en particulier pour la France, une des plus hautes questions d’intérêt public que le gouvernement ou la législature ait à résoudre. Il était impossible que ces peuples, atteints, dans la plus vitale de leurs industries, par l’invasion subite des produits anglais, se résignassent sans murmure à une perte si sensible. Aussi des plaintes et des réclamations se sont élevées de toutes parts, surtout en France, principal débouché des fils anglais, et dès le commencement de l’année dernière des pétitions couvertes d’innombrables signatures ont été adressées tour à tour au gouvernement et aux chambres, pour réclamer une assistance, cette fois trop légitime. Il faut le dire, ces plaintes, si bien justifiées par les circonstances, ont éveillé de bonne heure la sollicitude du pouvoir. Elles ont été, dans les mois de mai et juin 1838, l’objet d’une enquête lumineuse, qui a mis à nu les ravages du mal et démontré l’urgente nécessité d’un remède, et le gouvernement a compris dès-lors ce que la situation lui commandait. Mais il est arrivé, ce qui n’arrive que trop souvent dans des circonstances semblables, que les résistances des intérêts contraires ont d’abord suspendu l’effet de ce bon vouloir, et que les vicissitudes ministérielles sont ensuite devenues l’occasion d’un ajournement indéfini.

Cette question d’intérêt public est trop pressante pour que nous la séparions de l’exposé des faits. Ainsi, après avoir jeté un coup d’œil sur l’état antérieur de l’industrie linière, nous prendrons à son origine et nous suivrons dans sa marche la révolution qu’elle a subie. Nous essaierons de déterminer la nature et la valeur des découvertes qui ont été faites, en même temps que nous indiquerons par aperçu les progrès qui restent encore à accomplir. L’influence que ces découvertes ont exercée sur la situation respective de la France et de l’Angleterre n’échappera point à nos remarques. Nous dirons aussi ce qu’on a fait en France pour se les approprier, et à quel point ce mouvement de rénovation est arrivé parmi nous. Enfin, après avoir présenté, autant que l’espace nous l’aura permis, l’ensemble des faits qui appartiennent à l’histoire, nous nous croirons autorisé à aborder la question d’économie politique, en indiquant sommairement les mesures de conservation et de prévoyance que la situation actuelle nous semble commander.

L’industrie du lin est fort ancienne ; il y a long-temps qu’elle est connue en Europe, et il y a long-temps aussi qu’elle y occupe un rang fort distingué dans l’ordre des travaux productifs. Si haut que l’on remonte dans l’histoire des peuples modernes, on trouve des monumens qui attestent à la fois son existence et sa vigueur. C’est une de ces vieilles industries de source primitive, qui ont vécu, qui ont grandi avec les peuples de l’Europe, en suivant pas à pas tous les progrès de leur accroissement. La plante qui fournit la matière première, le lin, est, dit-on, originaire du grand plateau de la Haute-Asie, d’où elle a été transportée en Europe ; mais elle s’est naturalisée si tôt dans sa nouvelle patrie, elle y a prospéré si bien, qu’à peine imagine-t-on qu’elle y ait jamais été absolument étrangère. De bonne heure cette industrie a partagé avec celle des laines le privilége de vêtir les hommes, sans compter qu’elle répondait à un nombre infini d’usages domestiques et autres, pour lesquels les tissus de laine n’étaient pas propres. Aussi s’est-elle identifiée dès-lors à l’existence des peuples, en se mêlant à tous les accidens de la vie humaine.

Par sa nature, cette industrie n’était guère susceptible de se concentrer sur quelques points donnés. Ses produits étaient d’un usage trop immédiat, trop général, pour que chaque peuple ne s’efforçât point d’en avoir la création sous la main. On sait d’ailleurs qu’il n’y a guère de pays en Europe qui se refuse absolument à la production de la matière première, bien qu’il y ait à cet égard des inégalités fort grandes, soit pour l’abondance, soit pour la qualité. Ajoutons à cela que les procédés même de la fabrication résistaient à une concentration absolue. Ainsi la production des fils était partout l’ouvrage de fileuses isolées, répandues dans les campagnes, sans aucun rapport direct, ni entre elles, ni avec les établissemens manufacturiers, et le tissage lui-même s’exécutait à la main, soit dans les campagnes, soit dans les petites villes, où la main-d’œuvre était moins chère. Ce genre de fabrication était donc disséminé partout, et partout développé dans un rapport assez constant avec les besoins locaux.

Il est pourtant vrai que certains pays étaient plus favorisés que d’autres, en cela surtout qu’ils jouissaient de l’avantage de fournir des produits d’un ordre supérieur, ce qui leur permettait de chercher des débouchés et des consommateurs au loin. Tels étaient notamment la Belgique, dès long-temps renommée pour ses belles toiles, et quelques cantons du nord et de l’ouest de la France. D’autres semblaient, au contraire, plus spécialement déshérités, soit en ce sens qu’ils ne fournissaient que des produits inférieurs, soit encore en ce que la matière première ne suffisait même pas à leurs besoins. Chose remarquable ! l’Angleterre, où l’industrie du lin tend, depuis l’invention des machines, à se concentrer d’une manière exclusive, figurait autrefois parmi les pays de l’Europe les moins avantagés sous ce rapport. La matière première, d’une qualité d’ailleurs médiocre, n’y abondait pas ; et ce qui ne paraîtra pas moins digne d’attention, c’est qu’il en est encore de même aujourd’hui, en sorte que déjà les filateurs y sont obligés de tirer une grande partie de leur matière première de l’étranger. D’où vient cette infériorité de l’agriculture anglaise dans une branche de production si étendue et si riche, lorsqu’à tant d’autres égards elle l’emporte sur l’agriculture du continent ? De savans agronomes l’attribuent à la nature du sol anglais, peu propre, dit-on, à la production du lin et du chanvre, et nous n’avons aucun motif pour révoquer en doute leur assertion. Toutefois nous croyons qu’on trouverait une autre explication plus naturelle du même fait dans certaines circonstances du régime économique de ce pays. Dans un temps qui n’est pas encore fort éloigné de nous, l’Angleterre était couverte de pâturages communaux, qui nourrissaient d’innombrables troupeaux de moutons, et l’étendue du sol labourable en était diminuée d’autant. Plus récemment, les lois des céréales ont apporté un autre obstacle au développement de la culture du lin ; car, donnant aux différentes espèces de céréales une valeur factice, elles ont vraiment découragé, en les frappant d’un désavantage relatif, toutes les branches de l’industrie agricole qui ne jouissent pas de la même faveur. Quoi qu’il en soit, l’insuffisance de la matière première chez les Anglais, aussi bien que l’ancienne infériorité de leur industrie, sont des faits constans, d’où l’on peut assez raisonnablement conclure que l’Angleterre n’était pas destinée à devenir le principal siége de l’industrie linière.

Cette vérité semble même avoir été si bien comprise dans le pays, que le gouvernement ne s’y est jamais occupé que d’une manière secondaire de la fabrication des fils et des tissus de lin, sa principale attention ayant été constamment tournée vers le développement de l’industrie vraiment nationale de la manufacture des laines. On trouve bien, à la vérité, dans les anciens actes publics, quelques témoignages d’intérêt pour les producteurs de toiles ; mais ce sont des actes isolés, qui n’ont pas le caractère d’une politique suivie, et qui prouvent seulement que l’industrie linière, féconde de sa nature, avait des racines partout.

Un acte plus décisif, qui n’appartient pas seulement au gouvernement anglais, mais à la nation elle-même, montre mieux quelle fut à cet égard sa pensée dominante, en même temps qu’il témoigne du despotisme exercé par elle sur la malheureuse Irlande. Nous laissons parler un écrivain anglais : « Vers la fin du XVIIe siècle, dit-il, la fabrication de la toile fut encouragée en Irlande par un acte d’oppression parlementaire que, de nos jours, l’opinion publique couvrirait certainement de réprobation. Alarmés des progrès que faisait en ce pays la manufacture de laines, les marchands de laine d’Angleterre sollicitèrent Guillaume III, par l’intermédiaire du parlement, de supprimer les fabriques de l’Irlande. Le roi, en réponse à leur pétition, prit l’engagement suivant : « Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour entraver le développement de l’industrie des laines en Irlande, et pour y encourager la fabrication des toiles, afin de faire fleurir le commerce d’Angleterre. » Et ce ne fut pas une vaine promesse : un acte du parlement interdit bientôt à l’Irlande l’exportation de ses lainages, excepté pour les ports d’Angleterre ; exception qui ne venait, du reste, aucunement au secours de l’industrie irlandaise, puisque des droits excessifs en interdisaient déjà, en quelque sorte, l’importation dans nos marchés. Par une espèce de compensation à cet acte d’injustice, on prit, à différentes époques, plusieurs mesures pour encourager, en Irlande, le commerce des toiles ; mais il est douteux que ce soit à elles que les Irlandais doivent l’état de prospérité auquel est parvenue cette industrie. L’une de ces mesures établissait, pour l’exportation des toiles, une prime qui a subsisté plus d’un siècle, et n’a été supprimée qu’en 1830[1]. » Ainsi, une sorte de partage, partage dicté par l’égoïsme et réglé par la force, s’était fait entre l’Angleterre et l’Irlande. À l’une l’industrie des laines, à l’autre celle des toiles ; tant il est vrai que le peuple anglais ne se croyait pas appelé à exceller dans cette dernière.

Les véritables siéges de l’industrie linière étaient donc, dans les derniers siècles, la Hollande, la Belgique, et les provinces du nord et de l’ouest de la France. C’était là que la matière première abondait, et qu’on trouvait généralement les ouvriers les plus habiles. Non que ces pays aient jamais eu le monopole de ce genre de fabrication ; nous avons dit qu’elle n’était pas de nature à se concentrer à ce point : mais elle y était, grace aux circonstances locales, plus développée que partout ailleurs, à tel point qu’elle donnait lieu à une grande exportation de ses produits. À côté de ces pays, on peut encore citer l’Irlande, où la fabrication des toiles s’accrut considérablement sur la fin du XVIIe siècle et dans le cours du siècle dernier. L’Écosse ne vient qu’après, bien que supérieure en cela à l’Angleterre, sa voisine, et ce n’est guère que vers le milieu du dernier siècle que l’industrie linière y a pris une extension réelle. Mais il semble que, dans ces deux derniers pays, la fabrication ne se soit développée que par des moyens artificiels, et sous l’influence des encouragemens qu’elle a reçus. Quoi qu’en dise M. Porter, elle a dû beaucoup en Irlande aux actes de la législature. En Écosse, elle a été singulièrement excitée par l’établissement, en 1746, d’une banque (british linen company) spécialement destinée à la favoriser, et qui lui a rendu d’immenses services. Ainsi, la production, qui n’avait été, en 1728, que de trois millions d’aunes, s’éleva, en 1759, grace aux encouragemens prodigués par cette compagnie, jusqu’à onze millions. Au contraire, en Hollande, en Belgique, et dans une partie de la France, elle n’a rien dû qu’à elle-même et au travail de la nature.

Ces rapports se sont maintenus sans altération notable jusqu’à une époque fort rapprochée de nous. « En 1824, par exemple, disent les délégués de l’industrie linière, MM. Defitte et Feray, dans une lettre adressée récemment à plusieurs journaux, l’industrie linière prospérait en France : la Belgique et l’Allemagne nous envoyaient bien une certaine quantité de leurs fils et de leurs tissus ; mais nous fournissions, du reste, entièrement le marché français et celui de nos colonies ; nous exportions dans le midi de l’Europe, en Espagne et dans les colonies espagnoles de l’Amérique du sud ; nous aurions exporté en Angleterre et dans les colonies anglaises, si le tarif de douane anglais ne nous eût opposé une barrière insurmontable. » Mais déjà, vers cette dernière époque, commençait à se produire un fait nouveau, qui ne devait pas tarder à bouleverser ces relations anciennes : c’était l’application de la mécanique à la filature et au tissage.

La mécanique est une puissance moderne. Il n’y a guère plus d’un siècle qu’elle a marqué sa place dans le monde : à peine si, dans les temps antérieurs, on trouve quelques rares empreintes de ses pas. Mais depuis que son règne a commencé, elle s’est signalée par une telle succession de prodiges, que l’imagination s’étonne en interrogeant son avenir. L’industrie ne connaît plus rien d’impossible ; elle ne voit plus d’obstacle si grand dont elle n’espère triompher un jour, depuis que la mécanique est venue seconder sa marche. Il semble que la nature elle-même soit vaincue, qu’elle doive se courber sous cette puissance nouvelle, et faire fléchir pour elle ses inflexibles lois. Un jour la mécanique gouvernera le monde ; en attendant, elle le renouvelle et l’embellit. Nous considérons à bon droit, avec une admiration mêlée de stupeur, les travaux gigantesques qu’elle a déjà semés autour de nous, et peut-être n’assistons-nous encore qu’au début de sa carrière.

Or, au nombre des merveilles dont la mécanique nous a rendus témoins, on peut justement compter les progrès accomplis dans l’industrie des tissus car, bien que des progrès de ce genre éblouissent moins les regards, parce qu’ils se consomment à l’ombre, avec moins d’éclat et de bruit, ils sont, autant que certains autres, dignes d’une admiration réfléchie, et leur influence est aussi grande sur les destinées humaines.

Mais ce n’est pas sur la fabrication du lin que la mécanique s’est exercée d’abord. Avant d’agiter et d’ébranler cet antique rameau de l’industrie européenne, elle s’était emparée de la fabrication du coton, production étrangère à nos climats, et c’est là qu’elle avait produit une de ces révolutions étonnantes qui marquent dans les fastes des nations. Comme cette révolution se lie par des rapports étroits à celle que l’industrie linière subit en ce moment, que l’une est fille de l’autre, et qu’il peut être utile de les comparer dans leurs résultats définitifs, on nous pardonnera de rappeler la première en peu de mots.

C’est dans l’Inde, dit un auteur français[2], qu’ont existé les premières fabriques de coton, et, malgré la grossièreté de leurs instrumens, grace à une rare perfection d’organes, à une patience à toute épreuve dans tous les genres de travaux qui n’exigent pas le déploiement d’une grande activité physique, les Hindous portèrent fort loin l’art de filer et de tisser le coton. » Dans le cours du Xe siècle, cette industrie fut introduite en Espagne par les Maures qui occupaient alors ce pays ; mais l’état de barbarie où le reste de l’Europe était plongé ne permit pas qu’elle se répandît immédiatement hors de la péninsule espagnole, et les recherches de M. Edward Baines n’ont pu lui faire découvrir aucune trace de la fabrication du coton dans d’autres parties de l’Europe, antérieurement au XIVe siècle. À partir de cette dernière époque, elle se répandit peu à peu en Italie, dans la Souabe et dans la Saxe, puis en Flandre, en Hollande et en Turquie ; mais, dans tous ces pays, elle ne s’éleva guère au-dessus de l’imperfection des procédés usités par les Hindous. Aussi l’Inde conserva-t-elle long-temps le privilége de pourvoir à la plus grande partie de la consommation de l’Europe. Il était réservé à l’Angleterre de l’en déposséder par une suite non interrompue de merveilleuses inventions. « En 1733, continue M. Simon, dans un petit village près de Lichtfield, un ouvrier obscur, John Wyatt, obtient par des moyens mécaniques le premier écheveau de fil de coton qui ne soit pas dû aux doigts d’une fileuse. Quinze ans plus tard, Lewis Paul, son associé, crée une première ébauche de la carde cylindrique ; puis cette double découverte demeure en quelque sorte oubliée, jusqu’à ce qu’un simple perruquier, homme d’un caractère ardent et industrieux, Richard Arckwright, s’en empare, la perfectionne, et dote enfin son pays du banc[3] à broche, de la carde sans fin, invention qu’il complétait plus tard par celle du drawing et du roving frame, pour l’étirage et le tordage du coton en ruban. À peu près à la même époque (1767), un pauvre ouvrier tisserand du Lancashire, James Hargreaves, faisait faire à la mécanique un pas encore plus audacieux en inventant sa spenning-Jenny, littéralement Jeanne la fileuse ; bientôt Samuel Crompton, autre ouvrier, combinant avec adresse ces deux dernières inventions, produit une machine métis, plus parfaite que les deux autres, et dont le travail délicat mettra au défi les plus adroites fileuses de l’Indostan, machine à laquelle sa double origine valut le nom de Mule-Jeanne ou Mull-Jenny. »

Enfin, toutes ces découvertes sont couronnées par l’invention de la machine à vapeur, due à l’illustre Watt, et qui donne aux mécaniques un moteur capable de décupler leur force productive. Ce fut en 1769 que Watt commença à fabriquer sa machine, en grand. Toutefois, ce ne fut qu’en 1785, selon M. Porter, que le premier moteur appliqué au moulin à coton fut construit par ce mécanicien, et monté à Papplewick, dans le comté de Nottingham.

Les résultats de ces inventions ont été si souvent rapportés, qu’il serait superflu d’insister à cet égard. On sait quel immense développement elles ont donné, en Angleterre, à l’industrie si nouvelle des cotonnades, et quoique depuis lors cette industrie se soit communiquée de proche en proche à tous les pays de l’Europe, à mesure que les procédés anglais y ont été connus, l’impulsion vigoureuse qu’elle avait reçue en Angleterre ne s’est pas ralentie. Ainsi, en 1790, l’exportation en fils et tissus de coton ne se montait encore qu’à une valeur totale de 41,892,000 francs ; en 1800, elle s’élevait déjà à 136,244,000 francs, et, en 1835, elle n’allait pas à moins (valeur déclarée) de 553,300,000 francs. Si l’on ajoute à cela les valeurs consommées à l’intérieur, on comprendra que ces valeurs réunies forment un chiffre effrayant.

Mais un fait qui ne doit pas échapper à nos remarques, c’est le changement de position que ces découvertes ont opéré entre l’Inde et l’Angleterre. L’Inde, ce pays d’origine, qui avait autrefois le privilége d’approvisionner l’Europe de ses cotonnades, les reçoit de l’Angleterre à son tour. Depuis long-temps, les foulards de coton fabriqués à Glasgow ont remplacé les foulards indiens, et se vendent en grande quantité, qui le croirait ! aux Indes même et à la Chine. À Calcutta, dans cette ville qui a donné son nom au calicot, les boutiques sont garnies de calicots de fabrique anglaise ; et tout cela, quoique l’Inde ait encore aujourd’hui la matière première sous sa main, et que la main-d’œuvre y soit sept fois moins chère qu’en Angleterre tant il est vrai que la mécanique se joue de tous les obstacles, et qu’il n’est point de si étonnante transformation qu’elle ne sache accomplir.

C’est ainsi que l’invention de quelques instrumens en apparence chétifs, et dont les trois quarts des hommes ignorent encore le nom, est devenue pour l’Angleterre une source inépuisable de richesses et l’un des fondemens actuels de sa puissance.

De tels progrès réalisés dans l’industrie du coton éveillèrent de bonne heure l’idée et firent naître l’espoir d’en obtenir de semblables dans l’industrie du lin. À peine donc cette première révolution était-elle déterminée, que les esprits se mirent en travail pour en préparer une autre. Cependant le succès ne fut pas immédiat. Les matières premières étaient trop différentes pour que les mêmes procédés fussent applicables. En effet, le coton est une sorte de duvet léger, court, moelleux, tandis que le lin, aussi bien que le chanvre, est un filament long, nerveux et sec. Dans la fabrication du coton, l’étirage se fait en tordant : c’est le propre de la Mull-Jenny, qui produit dans l’étirage l’effet du tire-bouchon, et cette légère torsion qu’elle imprime à la matière soutient le ruban lorsqu’il s’allonge. Mais le lin, plus sec et moins liant, veut être étiré sans torsion, et c’est tout un autre système à établir. Il fallait, d’ailleurs, pour mettre en œuvre ce dernier, et le soumettre aux métiers à filer, lui faire subir d’importantes préparations que le coton n’exigeait point, et chacune de ces préparations était le sujet d’un problème épineux dont la solution devait longtemps se faire attendre. Aussi, à côté de l’existence toute nouvelle de sa rivale, l’industrie du lin continua-t-elle à se traîner dans ses anciens erremens.

Cependant l’éveil était donné. On avait mesuré la puissance de la mécanique et compris le sens de ses applications. Cette idée seule était un germe précieux qui devait tôt ou tard porter ses fruits. On fit donc des tâtonnemens, des essais. Une fermentation sourde agita le monde des fabricans, des ingénieurs et des mécaniciens ; fermentation d’autant plus féconde, qu’elle avait un objet fixe, qu’on apercevait de loin le but, et qu’on n’ignorait point la nature des obstacles. L’Angleterre ne fut pas seule à tenter la voie des découvertes : d’autres peuples la suivirent, et la France ne tarda pas à y occuper le premier rang.

Si l’on en croit M. Porter, les essais qui se succédaient, particulièrement en Angleterre, conduisirent, dès la fin du dernier siècle, à quelques résultats, d’ailleurs imparfaits. « Ce fut, dit-il[4], vers la fin du siècle dernier qu’il s’établit, dans le nord de l’Angleterre et en Écosse, des moulins à filer le lin. Jusque-là il n’en était pas un écheveau qui ne fût sorti des doigts d’une fileuse. » Mais ces premières tentatives, si tant est qu’elles aient été poussées aussi loin que M. Porter l’assure, n’étaient encore que des préludes annonçant la rénovation qui devait s’opérer beaucoup plus tard. Selon toute apparence, les établissemens dont parle M. Porter ne furent jamais en état de lutter contre le filage à la main, quelque imparfait qu’il fût alors en Angleterre. Ce qui est sûr, c’est qu’ils n’eurent point d’imitateurs. Ils disparurent eux-mêmes bientôt après, soit qu’ils aient succombé sous le poids de leur infériorité propre, soit qu’ils aient été ruinés au milieu des embarras de la guerre qui mit long-temps l’Europe en feu.

À la France était vraiment réservé le rôle d’initiatrice. Napoléon, pénétré de l’importance de cette découverte, surtout pour la France où le lin et le chanvre abondent, et voulant opposer à l’industrie anglaise du coton une rivale digne d’elle, proposa un grand prix d’un million[5] pour celui qui parviendrait à filer le lin à des numéros aussi élevés qu’on était parvenu à filer le coton. Grace à cet encouragement donné par le chef de l’état, la filature mécanique devint en France l’objet d’une préoccupation générale. De ce côté se tournèrent tous les esprits ardens et spéculatifs. On s’ingénia, on inventa, on combina. De toutes parts, des ateliers se formèrent où l’on multiplia les essais. Il est fâcheux de dire que ce mouvement généreux entraîna la ruine de bien des fortunes, et que le million offert par Napoléon en fit dévorer plusieurs ; mais au moins ce ne fut pas sans quelques fruits, car, dès cette époque, les principes furent posés, et l’on trouva la plupart des idées-mères d’où la filature mécanique devait sortir un jour.

Il y avait alors en France un homme d’un grand mérite, dont le nom doit rester attaché au souvenir de cette rénovation industrielle, parce qu’il en a été dans l’origine l’un des agens les plus actifs. C’est M. de Girard, ingénieur français, actuellement ingénieur des mines en Pologne. Des premiers, M. de Girard se lança avec ardeur dans la carrière ouverte par Napoléon : il y porta, avec un grand fonds de connaissances acquises, un esprit pénétrant, inventif, une imagination vive et féconde, et dans ce champ, où l’on marchait encore au hasard, il sut tracer plus d’un sillon lumineux. La plupart des machines actuellement en usage en Angleterre ne sont que la réalisation des idées de cet homme éminent.

Nul doute que, dès ce temps-là, presque tous les problèmes proposés n’aient été bien ou mal résolus. On était parvenu à substituer le travail des machines au travail de l’homme. La filature mécanique était donc organisée, constituée ; elle pouvait s’asseoir et accomplir son œuvre. Mais il ne suffisait pas de produire du fil par des machines, il fallait arriver à ce point de soutenir dans les établissemens manufacturiers la redoutable concurrence des fileurs à la main, et là était l’écueil des inventeurs. Nous avons vu, en effet, que cette industrie du filage n’était guère exercée par les ouvriers des villes ; elle était répandue dans les campagnes, où la main d’œuvre est en général à si bas prix. C’était l’industrie des chaumières, et elle y était surtout le partage des femmes qui n’y consacraient même en général que les momens de loisir laissés par les travaux des champs. Aussi la main d’œuvre entrait-elle pour bien peu de chose dans la valeur des produits. En France, par exemple, dans les provinces les plus riches, le salaire des fileuses ne s’élevait guère à plus de 7 ou 8 sous par jour, en comptant la journée pleine. Ailleurs, il se réduisait à la moitié de cette somme, et quelquefois les fileuses, ne s’adonnant à cette occupation que dans les momens perdus, ne comptaient pas même sur une rétribution. Si l’on ajoute à cela que la matière première était à leurs pieds, et que leurs frais de transport étaient nuls, on comprendra combien il était difficile que la mécanique luttât dès son début contre de tels concurrens.

Néanmoins, quelques établissemens se formèrent où les machines inventées entrèrent en fonction ; et, après 1815, le commerce et l’industrie s’étant ranimés sous l’influence de la paix, ces établissemens se multiplièrent à l’envi. Nous ne dirons pas que le nombre en ait jamais été bien grand, car malheureusement la durée de leur existence n’était pas longue ; mais ils se succédaient assez rapidement. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que, dans cette première période de la filature mécanique, elle tenta surtout les hommes étrangers à l’industrie et que leur position sociale semblait en éloigner des magistrats, des généraux, des hommes de science ou de loisir ; soit que la récompense offerte par Napoléon eût jeté sur cette industrie particulière un reflet de grandeur, soit que, dans une affaire où la mécanique promettait des miracles, on crût pouvoir se passer des connaissances et des habitudes industrielles.

La filature mécanique était donc inventée, et c’est à la France qu’en revenait l’honneur. À la vérité, ce n’était encore qu’une imparfaite et grossière ébauche : les machines fonctionnaient mal, elles se détraquaient souvent, elles ne produisaient que de gros fils, incapables de soutenir, même pour le prix, la concurrence des fils fabriqués à la main ; mais enfin le système était complet, et nul autre pays n’avait rien de semblable à produire. Malheureusement la France s’en tint à cette première ébauche, comme si le travail de l’élaboration l’eût épuisée ; ce fut alors que l’Angleterre, bien moins avancée qu’elle, vint reprendre en sous-main l’œuvre commencée, pour la pousser à son terme et en cueillir les premiers fruits.

En 1824 vint en France un Anglais, alors obscur, et que rien ne recommandait encore à l’attention des hommes, ni sa fortune, ni ses travaux : c’était M. Marshall, dont le nom ne se prononce aujourd’hui qu’avec une sorte de respect parmi ceux qui s’occupent de l’industrie du lin. M. Marshall alla visiter nos établissemens, nos ateliers, et trouva partout les portes ouvertes ; il s’enquit de tous les procédés usités, recueillit toutes les idées, toutes les données éparses. Tout ce que la France avait produit jusqu’alors, ces procédés si laborieusement conçus, si chèrement payés, ces machines, fruits de tant de pénibles travaux et de si dures épreuves, il s’appropria tout cela d’un seul coup, et bientôt, muni de ce précieux bagage, il alla fonder à Leeds, dans le nord de l’Angleterre, un établissement qui prospéra. Quelques personnes, d’ailleurs bien instruites, ne font pas remonter au-delà de cette époque l’origine de la filature mécanique du lin ; elles ont raison, si elles ne considèrent dans cette industrie nouvelle que ses résultats financiers. C’est alors, en effet, que la filature mécanique est sortie de l’ordre des essais improductifs ; qu’elle s’est assise, consolidée ; qu’elle a acquis une valeur industrielle. Mais ces personnes se trompent, si elles prétendent attribuer à l’Angleterre le mérite de la découverte ; toutes les machines qui font la base du système anglais étaient en usage en France avant 1824, et l’on peut s’en convaincre aujourd’hui même, car il existe encore quelques établissemens où elles fonctionnent tant bien que mal dans leur ancien état. Elles étaient sans doute encore bien imparfaites ; mais, à peu de chose près, le travail de l’invention y était accompli. Qu’a donc fait l’Angleterre ? Elle a perfectionné, et voilà tout : c’est beaucoup, comme travail d’art ; c’est tout, au point de vue industriel ; mais il ne faut pas oublier pour cela les travaux, bien autrement pénibles, et peut-être aussi plus méritans, des premiers inventeurs, qui ont frayé la route où les autres ont marché. Sans nier le mérite de ceux qui ont su perfectionner et féconder, il faut rendre aux initiateurs l’honneur qui leur est dû, et d’autant mieux que cet honneur est trop souvent le seul avantage qui leur revienne. Quoi qu’il en soit, l’établissement fondé par M. Marshall, en 1824, est le premier où le problème de la filature mécanique ait été finalement résolu ; on peut le considérer comme la pépinière de tous les établissements du même genre qui peuplent aujourd’hui les trois royaumes.

À partir de ce moment, l’Angleterre acquit sur nous une supériorité marquée ; le système s’y perfectionna de jour en jour, pendant qu’il demeurait à peu près stationnaire en France. On marcha de progrès en progrès, avec une rapidité sans égale, au point que, six ou sept ans plus tard, ces machines, auparavant si grossières, pouvaient défier tous les parallèles. Leur mécanisme était simplifié, et leur puissance étendue. Elles produisaient déjà des numéros élevés et à des prix considérablement réduits ; elles surpassaient, par la régularité du travail, sinon par la finesse, la fabrication à la main, en même temps qu’elles tiraient un bien autre parti de la matière première. Aussi, après avoir pourvu à toute la consommation de la Grande-Bretagne, elles commencèrent, en 1830, à répandre leurs produits à l’étranger.

Ici une réflexion se présente. C’est en France, et par des mains françaises, que le système de la filature mécanique a été préparé, élaboré, formé ; c’est en Angleterre, et au profit des Anglais, qu’il est devenu, à l’aide de perfectionnemens successifs, un fait industriel puissant. Pourquoi toujours cet étrange partage entre l’Angleterre et la France ? car ce n’est pas dans un cas seulement qu’un pareil phénomène a été observé. Partout, d’ailleurs, l’Angleterre triomphe dans la mécanique, soit qu’elle ait inventé elle-même, soit qu’elle ait repris les inventions des autres pour les perfectionner. Pourquoi donc cette supériorité constante ? Le fait est d’un assez haut intérêt pour qu’on s’applique à en rechercher la cause.

Quelques personnes l’expliquent par le génie différent des deux nations. Le Français, dit-on, invente, et l’Anglais perfectionne ; et par ces seuls mots on croit avoir rendu compte de tout. En fait, rien de plus vrai que cette observation ; mais elle n’explique rien, et la question reste entière.

Si l’on en croit les délégués de l’industrie linière, MM. Defitte et Feray, l’Angleterre ne doit qu’à ses lois prohibitives la supériorité qu’elle s’est acquise dans le cas particulier dont il s’agit. C’est parce que ses filateurs ont été protégés contre l’importation étrangère par des droits prohibitifs, qu’ils ont pu consolider, perfectionner leur œuvre. C’est là ce qui a fait tourner vers leur industrie les capitaux, et qui leur a permis de se lancer avec vigueur dans la voie des découvertes. Peut-être est-il vrai que l’industrie de la filature mécanique devait, selon l’ordre naturel des choses, s’exercer d’abord et se perfectionner dans un pays plus mal partagé que tous les autres quant à la production des fils à la main, et qui fut d’ailleurs protégé contre l’importation étrangère par des droits presque prohibitifs. Telle était l’Angleterre. C’est là que les établissemens naissans pouvaient, avec moins d’effort, prendre possession de la durée, et cette durée était une condition nécessaire du perfectionnement des moyens ; car quelle apparence de pouvoir suivre un progrès dans des établissemens qui se renouvellent sans cesse, et qui ne naissent que pour mourir ? Cependant, à partir de 1824, il y a eu en France des filatures qui, tant bien que mal, ont subsisté. Elles sont même parvenues, après 1830, à réaliser de raisonnables bénéfices, et ne sont mortes que lorsque, plus tard, l’importation anglaise est venue les écraser. Pourquoi donc sont-elles demeurées stationnaires ? Qui les empêchait alors de marcher du même pas que leurs rivales ? Il nous semble que la cause de leur allanguissement est ailleurs. Au reste, ce n’est pas dans ce cas seulement que l’Angleterre s’est rendue supérieure quant au perfectionnement des procédés mécaniques, et la raison alléguée par MM. Defitte et Feray ne saurait évidemment s’appliquer à tout.

On peut dire avec quelque vérité que la situation économique de l’Angleterre réunit toutes les circonstances propres à favoriser le développement de la mécanique. La main d’œuvre y est très chère, et les capitaux y abondent : double motif pour remplacer le travail de l’homme par le travail des machines ; car la première circonstance en fait naître la pensée, et la seconde en fournit les moyens. Ajoutez à cela que le fer et le charbon y sont très abondans et à très bas prix ; ce qui rend l’emploi des machines à tous égards plus avantageux qu’ailleurs. Cependant ne suffit-il pas que d’autres peuples aussi aient intérêt à s’en servir, et dans certains cas cet intérêt n’est pas douteux, pour qu’ils sachent aussi bien que les Anglais les inventer et les perfectionner ? Et quand il leur arrive par hasard, comme à la France, de s’engager les premiers dans cette voie et de s’y porter avec ardeur, quel motif alors peut les empêcher d’y faire les mêmes progrès ?

Sans méconnaître la valeur des explications que nous venons de rappeler, qu’il nous soit permis d’en présenter une autre. Nous la trouvons tout simplement dans cette loi anglaise qui défend l’exportation des machines : loi propre à l’Angleterre, et que nul autre peuple, à ce qu’il nous semble, n’a imitée jusqu’à présent. En France, on ne s’est guère occupé de cette loi que pour en faire l’objet de critiques banales ou d’amères récriminations. On la taxe d’impuissance, en même temps qu’on la relève comme un acte d’égoïsme national. Il semble que par là l’Angleterre s’isole des autres peuples ; bien mieux, qu’elle leur fasse tort, en réservant pour elle seule ce qui devrait appartenir à tous. À sa conduite on oppose avec orgueil la conduite généreuse de la France, qui jette libéralement à la tête des étrangers toutes les découvertes faites dans son sein. Reproches injustes ! glorification puérile et fausse !

Qu’un peuple ait le droit de se ménager, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, l’exploitation exclusive des procédés qu’il a inventés ou perfectionnés, cela ne peut faire l’objet d’un doute sérieux. Il ne fait en cela qu’user des avantages qu’il a conquis par son travail, et qui peuvent, en certains cas, lui avoir coûté fort cher. On trouve fort naturel qu’un homme, un particulier, en possession d’une découverte fruit de ses sacrifices et de ses veilles, prétende en jouir, au moins pendant un certain temps, même à l’exclusion des autres. Pourquoi donc ne reconnaîtrait-on pas les mêmes droits à tout un peuple ? En abandonnant ces droits, un peuple se trahit lui-même ; il se dépouille sans raison d’un moyen de fortune noblement acquis.

C’est bien à tort que l’on confond cette loi relative à l’exportation des machines, avec la foule des lois restrictives qui forment ce qu’on appelle le système protecteur. Elle ne ressemble à celles-ci que dans la forme ou dans les moyens d’exécution : elle en diffère essentiellement quant au caractère et aux effets. Elle procède d’un tout autre principe, et se lie moins au système des douanes, tel qu’on le conçoit ailleurs, qu’au système des brevets d’invention. Qu’est-ce qu’un brevet d’invention ? C’est la reconnaissance, en faveur d’un inventeur, du privilége particulier d’exploiter son invention, sous la sanction de l’autorité publique. Eh bien ! la défense d’exporter les machines n’est autre chose que le même privilége étendu, communiqué à tout un peuple. Seulement, le mode de sanction diffère ; car, comme une nation n’a pas d’autorité pour défendre aux autres de se servir de ses machines, elle est obligée de procéder par mesure de douane, c’est-à-dire en défendant l’exportation. Si le principe est juste en lui-même, et dans son application à des particuliers, pourquoi son extension à tout un peuple ne le serait-elle pas ? Elle est même dans bien des cas mieux entendue et plus saine ; car il est rare qu’une découverte de quelque importance soit le fait d’un seul homme, et cela est surtout vrai d’un ensemble de découvertes se rapportant au même objet. Ce sont là des œuvres collectives, auxquelles de près ou de loin un grand nombre de nationaux concourent : il est donc naturel et juste d’en faire un privilége commun à la nation entière.

Si, par rapport à elle-même, une nation ne fait qu’user d’un droit en défendant l’exportation de ses machines, ce droit se change pour elle en devoir vis-à-vis des individus plus directement intéressés. Supposons que, dans ces dernières années, lorsque les nouvelles machines propres à filer le lin étaient encore inconnues hors de l’Angleterre, le gouvernement anglais en eût autorisé la libre exportation, n’est-il pas clair qu’il eût violé le droit acquis de tant d’hommes qui avaient engagé là leurs capitaux, leur travail ou leurs talens ? Il les eût dépouillés d’un avantage chèrement acheté ; il se fût montré généreux à leurs dépens. Voilà pourtant ce que la France a fait et ce qu’elle fait encore, et voilà ce qu’on décore du beau nom de libéralité ! Ne soyons pas si fiers : cette prétendue libéralité n’est rien qu’un oubli coupable des intérêts nationaux, ou une révoltante iniquité.

En toute raison et en toute justice, l’exportation des machines propres à un pays ne devrait être permise que pour les inventeurs ; mais quand il s’agit de former tout un système de machines se rapportant au même objet, comme il l’a fallu, par exemple, pour la filature du lin ou du coton, il n’y a plus, à le bien prendre, d’inventeurs particuliers, car trop d’hommes ont participé à ce travail de l’invention, et la part de chacun se confond dans l’ensemble. Ce système devient donc une propriété collective et nationale, qu’il n’appartient à aucun individu d’aliéner. C’est pourquoi l’exportation doit être alors indistinctement défendue pour tous.

Lors même qu’un particulier peut s’attribuer à lui seul l’invention d’une machine, encore ne doit-il être autorisé à l’exporter qu’autant qu’il renonce à exercer dans le pays le privilége de l’inventeur ; autrement il place les nationaux dans une position trop défavorable vis-à-vis des étrangers. En effet, sa découverte pouvant alors être exploitée au dehors librement par le premier venu, tandis qu’au dedans elle reste assujettie à un privilége onéreux, tout l’avantage est du côté des étrangers contre les nationaux. Voilà ce qui arrive, en effet, tous les jours par rapport à la France. Nous voyons nos découvertes passer à l’étranger et s’y populariser avant que nous ayons pu nous en servir nous-mêmes. Les Anglais en tirent parti avant nous et contre nous : ils s’en font des armes pour nous combattre ; ils s’enrichissent par elles à nos dépens. C’est ainsi que, grace à l’imprévoyance des lois, les travaux d’invention dont le pays s’honore tournent contre lui.

De bonne heure l’Angleterre a compris la justesse de ces principes ; peut-être même en a-t-elle quelquefois poussé trop loin l’application. En 1696, un premier bill défendit l’exportation du métier à bas ; un demi-siècle après, cette prohibition fut appliquée aux machines propres à la manufacture des soieries et des lainages, machines alors bien imparfaites. En 1774, un nouvel acte du parlement prohiba l’exportation de certains outils propres à la manufacture du coton. Depuis lors ce système s’étendit de proche en proche et descendit bientôt jusqu’aux objets de la moindre importance, tels que matrices d’estampage pour boutons de corne, etc., etc. Certes, l’Angleterre eût pu s’arrêter plus tôt dans cette voie ; elle n’aurait pas dû surtout confondre les hommes avec les machines, et défendre, comme elle l’a fait pendant un certain temps, la sortie même des ouvriers. Peut-être aussi eût-elle dû borner chaque fois la durée du privilége qu’elle se donnait, en permettant la sortie de ses machines après quelques années de jouissance, ne fût-ce que pour ouvrir des débouchés aux établissemens qui les confectionnaient. Mais enfin le principe était salutaire, et nous n’hésitons pas à dire que son adoption a été le principal fondement de la supériorité si générale et si manifeste que l’Angleterre s’est acquise en ce genre.

Ni les individus ni les peuples n’aiment à se donner une peine dont ils ne recevront pas le salaire. Personne ne travaille avec ardeur pour le prochain, et nul ne s’ingénie à faire des découvertes dont il ne doit pas recueillir le fruit. C’est parce qu’on a compris cette vérité qu’on a admis dans les lois le principe des brevets d’invention. Nous voulons bien qu’on ait été guidé en cela par un sentiment de justice, car il était juste que l’auteur d’une découverte en jouît le premier ; mais on s’est dit en même temps, et avec raison, que le privilége temporaire que l’on consacrait était un stimulant nécessaire pour les inventeurs. Supprimez le privilége, et vous supprimez le travail même de l’invention. On l’a compris, et voilà comment on a cru servir l’intérêt général par l’établissement d’un privilége particulier. Pourquoi faut-il qu’on se soit arrêté là, et qu’on n’ait pas su faire aux peuples même l’application d’une vérité si simple. Il fallait se dire que les découvertes purement individuelles ont rarement une grande portée ; elles n’acquièrent de valeur qu’autant qu’elles s’associent à d’autres qui les secondent et les complètent ; souvent même, en sortant des mains de leurs auteurs, elles ne sont encore que des ébauches, qui ont besoin d’être achevées par des perfectionnemens successifs. N’attendez rien de grand d’un travail isolé. Pour enfanter quelque chose de large, de complet et d’achevé, il faut un travail commun et solidaire, une élaboration générale et collective. Or, puisqu’on avait reconnu que les priviléges individuels garantis par les brevets d’invention étaient nécessaires pour provoquer des découvertes individuelles, n’était-il pas naturel de penser que des priviléges collectifs seraient nécessaires aussi pour provoquer des découvertes collectives ?

Veut-on savoir maintenant pourquoi les Français inventent tandis que les Anglais inventent et perfectionnent ? c’est qu’en France, où la loi n’établit point de privilége collectif ou national, mais seulement des priviléges individuels, les inventeurs procèdent isolément, chacun pour soi, nul n’ayant intérêt à seconder les travaux des autres ; tandis qu’en Angleterre, où le privilége national est garanti, il s’établit entre tous les hommes engagés dans la même voie une solidarité féconde.

Qu’importe au fabricant français qu’on invente dans son pays quelque procédé nouveau, ou qu’on perfectionne un procédé ancien applicable à l’industrie particulière dont il s’occupe ? C’est tout au plus s’il sera disposé à s’en réjouir. Si le procédé reste secret et s’applique avec mystère dans l’établissement de l’inventeur, ce sera tout simplement pour lui, qui ne jouira pas du même avantage, une dangereuse concurrence de plus. Si le procédé se divulgue, il pourra s’en servir à la vérité, mais tous ses confrères feront de même, et non-seulement eux, mais encore tous ses rivaux, tous ses concurrens à l’étranger. Peut-être l’impulsion générale que cette découverte pourra donner à son industrie favorisera-t-elle pour un moment ses intérêts ; mais ce sera toujours un avantage partagé, bien peu sensible, quelquefois même hypothétique, et qui compensera tout au plus à ses yeux la dépense certaine que lui occasionnera le renouvellement de ses instrumens. Que si par hasard la découverte qu’on vient de faire est importante, si elle doit apporter un grand perfectionnement, une grande économie dans la confection des produits, et que l’inventeur juge en conséquence devoir s’en assurer le privilége à l’aide d’un brevet d’invention, loin de se réjouir d’un pareil fait, notre fabricant devra trembler ; car, outre ce dangereux rival qui s’élève au dedans, il peut en voir surgir mille autres au dehors, puisque ce procédé nouveau, dont l’usage lui est interdit par la vertu du brevet, peut dès demain s’installer sans obstacle dans toutes les fabriques étrangères. Le progrès tournera donc contre lui, et il sera bien heureux s’il y résiste. C’est ainsi qu’une découverte faite en France peut devenir pour l’industrie française une cause de ruine. Ne voit-on pas ici tout ce qu’il y a de monstrueux dans une législation qui consacre le privilége au dedans sans le garantir au dehors ? L’industriel français a donc trop de raisons de se soucier peu du progrès général des inventions dans son pays. Elles n’ont d’intérêt et de valeur pour lui qu’autant qu’il en est lui-même l’auteur, ou qu’il peut s’en assurer la possession exclusive. Voilà pourquoi chacun se retire en lui-même et s’isole. Les découvertes sont alors presque toujours des œuvres individuelles, et c’est pour cette raison qu’elles restent en chemin. Elles peuvent bien être tour à tour reprises par des individus différens, de manière à être poussées un peu au-delà de la première idée, de la première ébauche ; mais il est impossible qu’elles deviennent l’objet d’un concours actif, d’un travail commun, d’une élaboration large et sympathique : jamais d’ensemble dans les mouvemens, ni de communauté dans les efforts ; jamais, de la part des fabricans, cette sollicitude générale qui anime les inventeurs, ni cette surveillance attentive qui les soutient et les redresse ; rien enfin de ce qui peut conduire progressivement à un système complet et achevé.

Il n’en est pas de même en Angleterre. Là, chacun fait son affaire propre du perfectionnement général des procédés. Qu’importe qu’une découverte soit tenue secrète par son auteur ; le fabricant anglais sait bien qu’elle se divulguera tôt ou tard, et que, grace à la loi de non-exportation, il en jouira toujours avant les étrangers. Lors même que l’inventeur se réserve le privilége de son invention au moyen d’un brevet, n’a-t-on pas toujours la chance de s’entendre avec lui à l’aide de quelques sacrifices ? et c’est encore un avantage que l’étranger n’a pas. Quant aux perfectionnemens de détail, qui se font pour la plupart dans les ateliers de construction, qui ne restent jamais secrets pour les fabricans, puisque leurs auteurs même sont intéressés à les leur faire connaître, et dont chacun a trop peu d’importance pour devenir l’occasion de la délivrance d’un brevet, ils deviennent tout aussitôt le privilége commun de l’industrie anglaise. Par eux, cette industrie grandit et s’élève en masse, dans son ensemble ; l’égalité est maintenue au dedans, et l’on se rend maître au dehors. Or, ces perfectionnemens de détail sont incomparablement les plus nombreux, et, à vrai dire, c’est par eux, bien plus que par des inventions toutes faites, qu’un vaste système arrive à sa maturité. Chacun a donc tout à gagner et rien à perdre dans les inventions des autres. De là vient que tout le monde s’intéresse au progrès, de quelque part qu’il vienne. Le perfectionnement des découvertes devient une affaire commune à tous, et chacun y concourt de son mieux ; chacun apporte sa pierre à l’édifice ; chacun donne son coup de truelle, de lime ou de rabot ; et ceux même qui ne concourent pas à l’accomplissement de la tâche, ou par leurs travaux, ou par leurs idées, ou par leurs capitaux, applaudissent au moins du geste et de la voix pour encourager les autres. Faut-il s’étonner que, dans une position semblable et avec ce vaste ensemble de moyens, les Anglais sachent pousser si loin ces mêmes découvertes, ces mêmes procédés, que nous leur transmettons toujours dans un état informe

On se tromperait si l’on ne voyait en ceci qu’une question de rivalité nationale. Outre que la question de justice s’y mêle, on peut dire, et ce n’est pas un paradoxe, que l’intérêt général de l’industrie européenne demande que chaque peuple adopte pour son compte la loi de non-exportation des machines. C’est parce qu’elle a suivi cette ligne de conduite, que l’Angleterre a inventé ou perfectionné tant et de si beaux systèmes, à son profit d’abord, et, en fin de compte, au profit de toute l’Europe, tandis que les autres pays n’ont guère produit que des découvertes sans portée. Que l’on dise après cela si l’Angleterre, avec cet esprit d’exclusion qu’on lui reproche, n’a pas mieux servi la cause du progrès général, que la France, avec toute cette libéralité dont elle se vante.

Quand on considère tout ce que la mécanique a fait depuis un siècle, les merveilles qu’elle a enfantées chez nos voisins, l’irrésistible supériorité qu’elle leur a donnée sur tous les autres peuples, les richesses dont elle a été pour eux l’intarissable source, on est presque tenté de dire que c’est cette loi si simple sur la non-exportation des machines qui a fait l’Angleterre ce qu’elle est, et l’on s’indigne que les peuples du continent, la France surtout, qui ont emprunté à l’Angleterre tant de choses, n’aient pas su lui emprunter une disposition si féconde, et en même temps si naturelle et si logique.

On prétend cependant que la prohibition qu’elle porte est illusoire, et ce sont des écrivains anglais, d’ailleurs fort instruits, qui mettent en avant cette assertion. « La prohibition dont il s’agit, dit M. Porter[6], n’est qu’illusoire, et jamais il n’a été possible d’empêcher complètement l’exportation des machines. Rien de plus facile, en effet, que de transmettre le dessin et la description détaillée d’un métier quelconque, et le premier mécanicien venu pourra certainement, sur ces plans, établir une machine qui suppléera, en partie au moins, à celle dont l’inventeur eût lui-même surveillé la construction. » Il serait certainement absurde de prétendre que l’Angleterre puisse conserver éternellement la possession exclusive de ses machines. Malgré toutes les précautions qu’elle prend, il doit arriver qu’on les lui dérobe tôt ou tard, et l’expérience le prouve. C’est par là qu’elle sert en définitive l’intérêt général de l’Europe sans le vouloir. Mais cette exportation est loin d’être aussi facile que M. Porter l’assure. Non, il ne suffit pas de transmettre le dessin et la description détaillée d’un métier quelconque, et ce n’est pas le fait du premier mécanicien venu de le rétablir, avec ces seuls élémens, de manière à ce qu’il remplace, en partie du moins, celui de l’inventeur. Ces dessins même ne sont pas toujours si faciles à obtenir, surtout dans les premiers temps, lorsque les constructeurs peuvent à peine satisfaire aux demandes des fabricans nationaux. Ajoutons qu’un à peu près ne suffit pas pour des machines qui demandent ordinairement une précision si rigoureuse, comme, par exemple, celles qui servent à la filature du lin. Mais, sans entrer à cet égard dans des discussions inutiles, consultons les faits.

Il est vrai que toujours les peuples du continent sont parvenus à dérober aux Anglais leurs machines ; mais quand ? Sept, huit, dix ans et plus après que les fabricans anglais avaient commencé à en jouir. Voilà ce qui arrive, par exemple, dans le cas particulier de la filature du lin. Long-temps avant 1830, la filature anglaise prospérait, grace à ses machines, et s’élevait au-dessus de toutes les industries rivales, et ce n’est que dans ces derniers temps que ces mêmes machines ont été transportées en France. Il y a bien eu quelques exportations partielles dès l’année 1834 ; mais, à le bien prendre, c’est d’hier seulement que la France s’en est réellement mise en possession, et encore à titre bien onéreux. Rien n’a été négligé pourtant de ce côté-ci du détroit, et l’on peut dire que la France a fait ce qui était faisable : l’exportation des métiers propres à filer le coton n’avait pas été à beaucoup près si prompte. Mais n’est-ce donc rien pour l’industrie d’un pays d’avoir dix années d’avance sur toutes les autres ? C’est pendant ces dix années que l’industrie anglaise s’est ouvert des débouchés à l’extérieur, qu’elle s’est créé des relations dans tous les pays non productifs de lin, qu’elle y a supplanté les industries française et belge, et qu’ensuite elle est venue ébranler ces industries jusque sur leur propre territoire : c’est pendant ces dix années que d’immenses fortunes se sont faites dans la fabrique anglaise, fortunes dont quelques-unes s’élèvent, dit-on, nous hésitons à reproduire les chiffres, tant ils paraissent fabuleux, à 70 ou 80 millions. C’est dans le même temps que les ouvriers se sont formés, que les fabriques se sont établies sur une immense échelle, qu’elles ont grossi leur matériel de manière à suffire à tous les besoins variés de la fabrication, en un mot que l’industrie s’est affermie sur sa base, en même temps qu’elle étendait ses bras au loin ; et quand enfin, après ces dix années précieuses, les fabricans français et belges viennent à se rendre maîtres des machines, c’est avec de faibles moyens, des ressources épuisées, des connaissances imparfaites et des ouvriers mal habiles, qu’ils ont à lutter contre un tel colosse. Il n’est plus question pour eux de recouvrer les débouchés extérieurs qu’ils ont perdus. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de reconquérir leur propre marché, et encore n’y parviendront-ils qu’avec l’assistance de la législature. Ajoutons à cela que, le progrès continuant toujours et les mêmes causes agissant de part et d’autre, rien n’empêche que l’Angleterre ne conserve éternellement la supériorité qu’elle s’est acquise. Certes, une disposition qui produit de tels effets a bien son importance : il n’y a rien de moins illusoire que tout cela.

Ce n’est pas des Français seulement qu’on peut dire qu’ils inventent pour que les Anglais perfectionnent et appliquent. Tous les peuples en sont là, et rien ne montre plus clairement ce qui leur manque à tous. Parmi les innombrables inventions dont l’Angleterre a su tirer un si grand parti, il en est peu dont la première idée lui appartienne. Elles sont d’origines bien diverses. Les unes sont venues de l’Espagne, d’autres de la Belgique, de la Hollande, de l’Allemagne, quelques-unes même de l’Amérique[7]. Tous les peuples ont payé leur tribut à cet heureux pays. Or, la plupart de ces découvertes sont arrivées en Angleterre à l’état d’idées ingénieuses, mais sans application, ou dépourvues des accessoires nécessaires à leur mise en œuvre : c’est en Angleterre qu’elles ont acquis, en se perfectionnant, une valeur positive. Nous croyons fermement qu’il en sera toujours ainsi, et que nul autre peuple ne saura féconder ses inventions, tant qu’il n’aura pas adopté la politique anglaise.

L’exemple qu’on peut nous opposer de la fabrication du sucre de betterave, qui s’est perfectionnée si vite et d’une manière si remarquable en France, cet exemple, qui est peut-être unique dans notre histoire industrielle, loin d’ébranler notre assertion, lui donne un singulier appui. L’industrie du sucre indigène n’a pas été, plus que les autres, protégée par la loi contre l’exportation de ses procédés ; mais des circonstances tout-à-fait particulières ont suppléé pour elle à cette lacune. Ce n’était pas contre les industries des autres pays de l’Europe qu’elle avait à lutter, mais contre l’industrie coloniale. Or, les colons, ne tirant pas le sucre de la même plante que les fabricans de la métropole, ne pouvaient en aucun sens se servir des mêmes procédés. Toutes les découvertes faites en France étaient donc sans application pour eux et demeuraient forcément le privilége commun des fabricans français. À le bien prendre, ceci rentre dans le cas de la non-exportation des machines. Une seule fois donc, et grace à des circonstances exceptionnelles, les fabricans français se trouvèrent dans une position semblable à celle que la loi anglaise crée pour les fabricans anglais ; cette fois aussi ils imitèrent leur conduite, et malgré les tracas auxquels leur industrie fut constamment en butte, et la perpétuelle incertitude de leur avenir, ils obtinrent des résultats équivalens. Que l’on réfléchisse sur cet exemple, qu’on veuille bien le rapprocher des observations qui précèdent, et qu’on nous dise ensuite s’il ne tranche pas la question d’une manière souveraine et décisive.

Cette digression, que nous n’avons pas cru étrangère à notre sujet, nous a conduit un peu loin. Hâtons-nous de reprendre notre récit.

C’est en 1831 ou 1832 que le système de la filature mécanique du lin est arrivé en Angleterre à son point de maturité. Dès les années précédentes, il avait déjà produit de beaux résultats, et dans la suite il s’est encore perfectionné dans les parties accessoires ; mais à cette époque on pouvait le considérer comme achevé.

Il serait curieux de pouvoir suivre pas à pas le progrès des découvertes qui l’ont amené à cet état, de rapporter les dates des inventions successives, d’enregistrer les noms de leurs auteurs ; mais à cet égard les données manquent. Quoique ces découvertes soient beaucoup plus récentes que celles qui se rapportent à la fabrication du coton, leur histoire est plus obscure, et plusieurs causes contribuent à cette obscurité : le soin que les Anglais ont toujours pris de dérober leurs machines aux regards des curieux ; la complication même du système, qui se compose d’un bien plus grand nombre de pièces que celui des métiers à filer le coton, et enfin le concours des travaux qui ont préparé ou avancé la tâche. Nous avons vu, en effet, que tout cela est le fruit d’une élaboration commune. Quelques machines, il est vrai, portent le nom de leurs inventeurs ; mais ce ne sont ni les plus importantes, ni les meilleures : telles sont, par exemple, les peigneuses de Peeters, de Robinson et de Wordsworth. Nous avons nommé tout à l’heure deux hommes, MM. de Girard et Marshall, que nous regardons comme les promoteurs ou les principaux agens de cette révolution. À ces deux noms, nous croirons pouvoir dans la suite en associer un autre, non moins digne, selon nous, de figurer dans cette courte et honorable liste. Ce sont là les chefs de la grande armée des novateurs : après eux nous ne voyons plus que des soldats.

Sans entrer fort avant dans une explication technique sur la construction de ces machines et sur leurs différens emplois, nous croirions manquer à notre tâche si nous ne donnions au moins une idée de l’ensemble du système et de ses principes essentiels. Si ces explications paraissent arides, elles auront du moins, pour la très grande majorité des lecteurs, le mérite de la nouveauté, et d’ailleurs nous serons court.

Voici d’abord la nomenclature exacte des machines

OPÉRATIONS PRÉLIMINAIRES

1o Machine à battre.
2o Machine à couper.
3o Machine à peigner.
4o Machine à affiner.

PRÉPARATIONS POUR LES LONGS BRINS

1o Table à étaler, ou 1er étirage.
2o Étirages, 2e, 3e.
3o Banc à broches.
4o Métier à filer.

PRÉPARATIONS POUR LES ÉTOUPES

1o Carde briseuse.
2o Machine à doubler.
3o Carde fine.
4o Étirages, 2e et 3e.
5o Banc à broches.
6o Métier à filer.

Cette nomenclature est complète. Il faut observer cependant que, dans la construction des machines pour la filature, il y a plusieurs systèmes : système circulaire, système à vis, système à chaînes. De même pour quelques opérations accessoires, telles que le peignage. En outre, les métiers s’ajustent de différentes manières, suivant les résultats que l’on veut obtenir, ce qui semble multiplier à l’infini les données applicables. Mais cela revient toujours à ce que nous venons d’exposer.

Écartons avant tout les machines qui servent aux opérations préliminaires. La machine à battre est particulièrement destinée à assouplir le chanvre : c’est une opération qui n’est encore bien exécutée qu’en France, à l’aide d’une machine de l’invention de M. Decoster, sur laquelle nous reviendrons. La machine à couper n’est employée que lorsqu’on ne veut pas travailler le lin dans sa longueur. On connaît l’usage de la machine à peigner. Quant à la machine à affiner, c’est un mécanisme extrêmement simple, quoique fort ingénieux, de l’invention de M. de Girard, et qui a pour objet de dépouiller le lin de sa chenevotte ; il n’est pas en usage partout. Toutes ces opérations ont assurément leur importance ; mais elles n’appartiennent pas proprement à la filature elle-même.

Le lin une fois préparé, vous avez donc, pour le convertir en fil, une table à étaler, deux étirages, un banc à broches et un métier à filer. Cette série de machines présente encore une succession d’opérations en apparence assez compliquée ; mais, au fond, rien de plus simple. À le bien prendre, c’est toujours le même procédé, avec quelques circonstances de plus ou de moins. En considérant ces mécanismes dans leurs principes essentiels, on trouve qu’ils ne sont tous au fond que des étirages. Il s’agit donc de bien comprendre ce que c’est que l’étirage, et comment cette opération s’exécute.

Supposez deux appareils placés à quelque distance l’un de l’autre, et composés chacun de cylindres superposés, qui tournent sur eux-mêmes par un mouvement rentrant. La matière passe successivement entre ces deux appareils, dont le premier s’appelle fournisseur, et le second étireur, elle y est pressée entre les cylindres qui tournent sans cesse et qui la poussent en avant. Comme les deux appareils fonctionnent dans le même sens, la matière suit le mouvement qu’ils lui impriment, et forme ainsi une filière continue ; mais la vitesse des deux appareils n’est pas égale : le second fonctionne avec plus de rapidité que l’autre, et c’est dans cette différence des mouvemens que l’opération réside. On comprend que l’appareil étireur, marchant plus vite, exerce sur la matière une traction qui la détend sans cesse ; les filamens ou brins glissent les uns sur les autres pour obéir à cette traction ; la filière s’alonge, tout en suivant sa marche, et c’est là ce qu’on appelle l’étirage. C’est dans l’existence de ces deux appareils, et dans la fonction qu’ils remplissent, que réside le principe fondamental de la filature mécanique ; on le trouve partout, et dans chacune des machines que nous venons de nommer. C’est en ce sens que ces machines ne sont toutes, au fond, que des étirages ; voici pourtant les circonstances qui les différencient :

Quand le lin se présente à la table à étaler, il est encore en mèches détachées les unes des autres. Il s’agit d’abord d’unir ces mèches, pour en former une filière continue, ou ce qu’on appelle, dans le langage de la filature, un ruban. L’appareil fournisseur est donc ici précédé d’une table en tôle, sur laquelle les mèches de lin s’étalent, et qui donne son nom au métier ; cette table est elle-même garnie d’un large cuir qui se meut à sa surface ; la fonction de ce cuir est de conduire le lin, régulièrement et sans interruption, jusqu’à l’appareil fournisseur qui le saisit. On y dispose donc les mèches à la suite les unes des autres, en ayant soin de superposer les bouts, et le cuir les entraîne ainsi jusqu’aux cylindres. Rien que par la pression de ces cylindres, les bouts des mèches commencent à s’unir ; mais ensuite, dans l’intervalle de l’appareil fournisseur à l’appareil étireur, se trouve une rangée de peignes qui marchent, par files régulières, d’un appareil à l’autre, en allant plus vite que le premier, moins vite que le second, et qui unissent encore mieux ces bouts, en forçant les brins ou filamens à se croiser. L’union s’achève enfin dans l’appareil étireur : pour mieux la cimenter, on fait suivre ce dernier de deux autres appareils, dont le mouvement se règle d’ailleurs sur le sien, et qui n’agissent que par leur pression. En sortant de là, le lin forme un ruban continu, et ce ruban est déjà beaucoup plus alongé que les mèches dont il est formé, bien que fort loin encore d’avoir la finesse requise. Pour compléter cette description, il faut dire que sur la même machine on forme à la fois, deux rubans qui marchent parallèlement l’un à l’autre. Il y a donc deux cuirs sur la table en tête, deux pressions à chaque appareil, et deux rangées de peignes sur le même encadrement ; ajoutons à cela que, lorsque les deux rubans sont formés, on les réunit en les faisant repasser ensemble par le dernier des appareils. Le but de cette union est de corriger les inégalités de l’un par les inégalités de l’autre, et en même temps de mieux affermir les endroits où les mèches se sont unies.

On voit que les rangées de peignes, qui vont d’un appareil à l’autre, jouent ici un grand rôle ; on les trouve dans toutes les machines suivantes, excepté le métier à filer. Au reste, leur fonction ne consiste pas seulement à unir les bouts des mèches, elles ont encore pour objet de maintenir les filamens du lin, et de les faire marcher avec ordre, de manière que l’appareil étireur les saisisse, autant que possible, un à un, avec une sorte de précision et de méthode, au lieu de les saisir par masses irrégulières.

La description que nous venons de faire de la table à étaler convient aux métiers suivans. Retranchez-en la table en tôle, et vous avez les étirages. En effet, on retrouve dans ceux-ci tout ce qui constitue le premier métier, savoir les deux appareils et les rangées de peignes, et tout cela fonctionnant de la même manière et suivant les mêmes principes. Il n’y a qu’une légère différence dans la forme. Dans les étirages, les deux appareils sont placés à la même hauteur, et par conséquent les rangées de peignes qui vont de l’un à l’autre marchent horizontalement, tandis que, dans la table à étaler, l’appareil fournisseur est placé plus bas que l’autre, afin de pouvoir s’unir à la table, ce qui fait que les peignes s’avancent en montant sur un plan incliné. On comprend que les étirages n’ont d’autre objet que d’amincir successivement le ruban ; en le rendant toujours plus régulier. Le ruban devenant plus mince, la rangée de peignes peut-être aussi plus étroite, ce qui fait que dans la suite on peut commodément faire marcher quatre rubans au lieu de deux sur le même métier ; mais cette circonstance ne change rien aux principes constitutifs.

Le banc à broches n’est lui-même qu’un étirage, et il en réunit toutes les conditions. Toujours les deux appareils et les peignes. C’est d’ailleurs la même disposition que dans les étirages ; mais vous trouvez ici une circonstance de plus. Jusque-là, soit pour la table à étaler, soit pour les étirages, lorsque le ruban sort de l’appareil étireur, il est reçu, sans aucune autre préparation, dans un pot en fer blanc, pour être présenté dans le même état au métier suivant. Au contraire, sur le banc à broches, le ruban est reçu, après l’étirage, sur une broche qui, en tournant, lui imprime une légère torsion, et il s’enroule ensuite sur une bobine. Il en est ainsi de chacun des rubans que ce métier étire ; il a donc autant de broches que de rubans ; de là le nom qu’il porte. La torsion que ces broches donnent au ruban n’est que d’environ un tour sur une longueur d’un pouce. Elle n’est que provisoire, et doit disparaître sur le métier à filer. Son unique but est d’empêcher que le ruban ne s’enchevêtre en se roulant sur la bobine.

On arrive enfin au métier à filer. Là se remarque un changement plus notable. On y retrouve encore les deux appareils fonctionnant comme dans toutes les machines précédentes, mais on n’y retrouve plus les peignes. On comprend, en effet, que le lin approchant de son état de fil, on n’a plus besoin de s’occuper des filamens. Par cette raison même que les peignes sont supprimés, les deux appareils peuvent se rapprocher. Au reste, la distance de ces appareils varie selon la qualité du fil que l’on veut obtenir. Il résulte encore de cette suppression des peignes un changement non moins considérable dans la forme du métier. Jusque-là nous avons vu que les deux appareils étaient placés à la même hauteur, sur un plan horizontal, dont le milieu était occupé par l’encadrement des peignes (excepté dans la table à étaler, où le plan s’incline comme nous l’avons dit), et ce plan formait la partie supérieure de la machine. Ici, au contraire, les deux appareils sont placés sur le côté du métier, l’un au-dessus de l’autre. C’est l’appareil fournisseur qui occupe le dessus. Plus haut sont placées les bobines chargées de leurs rubans, et qui sont apportées là du banc à broches. Plus bas est l’appareil étireur, et au-dessous de ce dernier de nouvelles broches, plus petites, plus fines que celles dont nous avons parlé. Comme la machine forme un carré long, on répète les mêmes dispositions sur chacun des grands côtés, en sorte que le métier est double. On comprend d’ailleurs qu’on peut travailler ici un bien plus grand nombre de rubans à la fois. Les choses ainsi disposées, l’appareil fournisseur tire à lui les rubans dont les bobines supérieures sont chargées, et qui se déroulent à mesure : il les livre à l’appareil étireur, placé au-dessous, qui les allonge ; de là ces rubans descendent sur les broches, qui leur donnent une torsion définitive, et les roulent sur de nouvelles bobines. Après quoi tout est fini : le ruban est devenu fil parfait.

Nous avons peu de chose à dire sur la filature des étoupes. La suite des opérations est la même que pour les longs brins ; il n’y a de différence essentielle qu’au début. Les étoupes n’étant pas en mèches comme le lin, mais en masse brute, fort irrégulièrement mêlée, il faut une machine pour démêler tout cela. C’est l’office de la carde, dont nous croyons inutile de donner ici la description. La carde remplit, du reste, pour les étoupes, la même fonction que la table à étaler pour les longs brins. Comme elle, elle est précédée d’une sorte de manteau en guise de table sur laquelle la matière s’étale ; comme elle aussi, elle forme deux rubans que l’on réunit ensuite par les raisons que l’on a vues : après quoi les opérations se suivent exactement comme pour les longs brins. Seulement, dans toutes les machines dont on se sert pour les étoupes, les appareils fournisseur et étireur sont plus rapprochés l’un de l’autre ; les rangs de peignes intermédiaires sont plus courts ; en un mot, les métiers sont plus ramassés, par la raison fort simple que les filamens ou brins sont moins longs.

Il ne nous reste qu’une observation à faire pour compléter notre exposé. Il y a trois manières de travailler le lin : à sec, à l’eau froide ou à l’eau chaude. C’est sur le métier à filer que ces différences s’observent. Quand on travaille à sec, les choses se passent exactement comme on l’a vu. Pour travailler mouillé, on se contente de placer au-dessus du métier, dans sa longueur, un bac rempli d’eau, froide ou chaude, selon le résultat que l’on veut obtenir. Dans ce cas, les bobines qui portent les rubans sont placées au-dessus de ce bac, de manière que les rubans traversent l’eau avant d’arriver à l’appareil fournisseur. Cette eau, dans laquelle le lin trempe avant l’étirage, a pour effet, au moins l’eau chaude, de dissoudre le gommo-résineux dont il est enduit. De cette façon, il se relâche davantage. Les fibrines, dont chaque filament est composé, se détachent les unes des autres, de manière que, sans qu’il survienne aucune rupture, il se produit un grand nombre de solutions de continuité qui favorisent l’allongement de la matière. Mais, pour que cet allongement se fasse sans rupture, on est obligé de rapprocher les appareils. On comprend d’ailleurs que l’eau chaude ne s’emploie que pour les numéros plus fins.

Tel est ce système avec tous ses principes constitutifs. Comme on le voit, il est fort simple au fond ; ce qui n’empêche pas que, dans le travail de l’invention, il n’y ait eu d’immenses difficultés à vaincre. Aujourd’hui que ces difficultés sont vaincues, on s’étonne quelquefois qu’elles aient arrêté si long-temps les inventeurs ; mais, quand on examine de plus près, on tombe dans un étonnement contraire. En voyant l’harmonie qui règne entre toutes les parties de ce système, l’heureuse disposition des mécanismes, la perfection de leur jeu, et la prévoyance infinie qui a présidé à l’exécution des détails, on ne peut s’empêcher d’admirer le génie de l’homme, et l’on comprend que ces machines soient le fruit de cinquante années de travaux ; aussi bien que du concours de tant d’intelligences.

Qui le croirait ? Cet emploi de l’eau chaude, si facile à comprendre aujourd’hui, est une des difficultés contre lesquelles l’ancienne filature française a constamment échoué. On a tourné long-temps autour d’elle ; et combien d’hommes y ont consumé leurs veilles, mais sans succès ? C’est qu’en raison du relâchement de la matière produit par l’eau chaude, le ruban se rompait. C’est finalement en Angleterre que le problème a reçu sa solution, et comment ? Par le simple rapprochement des appareils[8]. On comprend, en effet, que, plus les appareils sont rapprochés, moins il y a de danger de rupture.

On se demande comment, avec des machines si compliquées et si coûteuses, établies dans de vastes bâtimens au sein des villes ou dans leur voisinage, et servies par des ouvriers très bien payés, on a pu parvenir à soutenir la lutte avec avantage contre cet ancien filage à la main qui s’exécutait à si bas prix. Le problème a été résolu par l’excellence des préparations, par le ménagement de la matière première, le meilleur emploi des forces, la rapidité de l’exécution, la régularité du travail et la perfection des produits.

C’est jusque dans les opérations préliminaires que ces différences s’observent, et notamment dans le peignage, la plus importante de toutes. Autrefois le peignage s’exécutait si mal, qu’une énorme quantité de lin s’y changeait en étoupes, sans que pour cela la partie restante fut bien peignée. On est parvenu, à l’aide des machines, à obtenir un peignage beaucoup plus parfait avec des pertes beaucoup moindres. Opposons, par exemple, l’ancien peignage à celui qui s’exécute avec une machine de l’invention de M. de Girard, perfectionnée par M. Decoster.

Dans le peignage à la main, voici comment les choses se passaient. Un ouvrier prenait d’une main une mèche de lin ou de chanvre, et l’étreignait fortement entre ses doigts. Ainsi comprimé d’un côté, le lin prenait la forme d’une queue de cheval. En cet état, on le faisait passer et repasser sur des pointes en fer ou en acier, qui tenaient lieu de peigne. Quand on avait fini d’un côté, on recommençait de l’autre. Rien de plus simple que cette opération ; mais, outre sa lenteur, elle avait des inconvéniens très graves. Là où la main de l’ouvrier étreignait le lin, il était si serré, si dense, que les dents du peigne avaient de la peine à pénétrer. Au lieu de le diviser, elles le déchiraient en brisant les filamens. Au contraire, à l’extrémité de la queue, les filamens étaient si flottans, si lâches, que les dents du peigne n’avaient plus de prise sur eux ; de là ce double inconvénient d’une énorme déperdition de matière première et d’un peignage imparfait.

On a changé tout cela. Dans le système MM. de Girard et Decoster, le lin est serré par les extrémités supérieures entre deux ais en bois qui remplacent la main de l’ouvrier. Il n’y est pas réuni en faisceau, en masse, mais réparti sur la longueur des ais, de manière à prendre la forme, non d’une queue, mais d’une crinière de cheval. Cette crinière pendante est ensuite mise en mouvement, avec les ais qui la portent, et va passer entre deux rangs de manivelles, qui doivent la battre des deux côtés en même temps, à peu près comme un soldat condamné aux verges passe entre deux rangs d’exécuteurs. Au lieu de verges, les manivelles sont armées de pointes ou d’aiguilles en acier dont l’épaisseur diminue à mesure que l’on avance. Les premières aiguilles que le lin rencontre dans sa marche sont assez épaisses et assez distantes l’une de l’autre elles n’opèrent qu’un premier démêlage en gros ; mais ensuite elles deviennent de plus en plus fines, en même temps qu’elles se rapprochent. À la fin, elles se touchent presque et sont d’une finesse et d’une ténuité incomparables. Quand le lin sort de là, il peut défier l’œil le plus exercé, et cependant la masse d’étoupes produite est relativement presque nulle[9].

Il y a plus. Ces étoupes que l’on rejetait autrefois comme matières de rebut, ou dont on n’obtenait que de très gros fils, chargés de pailles et d’ordures, se filent aujourd’hui avec une netteté et une finesse remarquable, au point qu’on peut à peine les distinguer de ceux qui proviennent du lin. On file en étoupes jusqu’au no 120. La fabrication du coutil ne réclame pas au-delà du no 50, et celle des linons le no 110, c’est-à-dire qu’on peut avec les étoupes fabriquer presque toutes les toiles en usage dans le commerce. La différence, entre ces toiles et celles qui viennent du lin subsiste, en sorte qu’elles se vendent un peu moins cher ; mais cette différence est si peu sensible, qu’elle échappe à l’observation des employés de la douane. Or, pour faire comprendre quelle est l’importance de cette mise en œuvre des étoupes, il suffit de dire que la quantité produite était, avec l’ancien peignage, de 40, 45 et souvent 50 pour cent. Quelquefois même, lorsqu’on voulait obtenir un peignage plus parfait, afin de pouvoir filer plus fin, on arrivait, selon la nature des lins, à un déchet de 60 et 80 pour cent[10].

Quant à la rapidité de l’exécution et à la somme des résultats, même avantage pour la mécanique. Suivant des calculs que nous avons tout lieu de croire exacts, le travail d’une fileuse ordinaire dans nos campagnes peut produire, terme moyen, pour une semaine composée de cinq jours, en faisant déduction du temps employé à des courses au marché, une livre de fil d’une finesse moyenne. Or, dans une filature mécanique, en prenant pour exemple une des filatures de M. Marshall, de Leeds, une seule broche peut donner, pour trois cents jours de travail, à dix heures par jour, cinquante-deux kilogrammes du no 30 anglais, soit, en faisant déduction des jours fériés, un kilogramme par semaine. Ainsi une seule broche produit autant que deux fileuses à la main, et une seule ouvrière suffit pour surveiller un métier de cent vingt broches. Il est vrai qu’il faut des ouvriers pour les machines préparatoires ; mais il s’en faut bien que cela fasse compensation. Si l’on suppose dans chaque filature un service de trois mille broches, et ce n’est qu’une grandeur très moyenne, une seule de ces filatures fera le travail de six mille fileuses ; deux ou trois suffiront pour remplacer le filage qui s’exécute dans toute une province. Remarquons ici en passant que, dans l’ancien système français, une ouvrière ne pouvait mener que de vingt-huit à trente-six broches.

Les différences ne sont pas moins remarquables, si l’on considère la régularité et la perfection du travail. Quelle que fût l’habileté traditionnelle de nos fileuses à la main, elles n’avaient jamais pu parvenir à donner à leurs fils une épaisseur et une force partout égales. Même dans les numéros les plus fins, on trouvait des inégalités frappantes dont l’œil était blessé, et qu’on eût regardées avec raison comme des défauts choquans, si on n’avait pas été accoutumé à les rencontrer partout. L’ancien système français n’avait pas corrigé ce vice ; mais la mécanique anglaise l’a fait disparaître avec bonheur. Les fils qu’elle produit sont d’une rondeur et d’une régularité parfaite. Pas une inégalité ne s’y rencontre ; on dirait, tant ils sont réguliers, des fils de métal passés au laminoir. De là vient que, même dans les qualités communes, ils ont une belle apparence, et offrent quelque chose de séduisant à l’œil, que les autres n’ont jamais ; qualité précieuse, à ne la considérer même que comme une condition de la beauté des produits, qualité qui n’est pas encore assez appréciée par les consommateurs, et qui excite aujourd’hui peut-être plus de surprise que de satisfaction, mais qui doit, tôt ou tard, à mesure qu’elle deviendra plus familière, faire dédaigner les autres fils. Mais outre cet avantage de la beauté, qui a quelque chose de conventionnel et d’arbitraire, la régularité des fils mécaniques en présente un autre tout positif et tout pratique ; c’est l’économie de temps et la facilité du travail qu’elle procure dans l’opération du tissage. Cette économie est telle, qu’un tisserand à la main, qui ne pouvait fabriquer avec les anciens fils que six aunes de toile par jour, arrive sans peine à en fabriquer sept et demie avec les fils mécaniques. Aussi les derniers ont-ils été promptement adoptés par les tisserands, qui bientôt même n’en ont plus voulu d’autres. De là un accroissement notable dans la fabrication de la toile, accroissement qui s’est concilié avec la baisse des prix, aussi bien qu’avec l’élévation du salaire des ouvriers. C’est pour cette raison que plusieurs des hommes intéressés dans la fabrication des toiles se sont portés d’abord les adversaires de la filature française, en embrassant la cause des fils anglais, dont ils ne voulaient pas entendre qu’on modérât l’importation en France.

Un autre avantage reste à signaler : c’est que les machines anglaises élèvent, pour ainsi dire, la qualité de la matière première, en permettant d’obtenir avec du lin d’une qualité donnée des fils beaucoup plus fins. C’est ainsi, par exemple, qu’avec les lins russes, qu’on n’estimait guère propres autrefois qu’à la fabrication des toiles à voiles et des cordages, les Anglais ont d’abord obtenu le no 35, ce qui était déjà fort beau, et qu’aujourd’hui, par un progrès nouveau, ils sont parvenus, dit-on, à en tirer jusqu’au no 50 et au-delà. Ainsi s’expliquent ces paroles de M. Scrive, qui résument assez bien tout ce que nous venons de dire : « Si vous parlez de la filature à la main, il est évident que les machines l’emportent par la vitesse et la régularité du travail, par l’économie du salaire, et par cet autre fait très important, qu’avec du lin d’une qualité donnée, on peut filer beaucoup plus fin, et que d’ailleurs ces machines font avec des étoupes ce que la main n’aurait pas pu faire : c’est ce dernier point qui caractérise le grand avantage du nouveau système, en ce qu’il donne une valeur considérable à ce qui n’était, pour ainsi dire, qu’un rebut ou un déchet[11]. »

À côté de ces avantages, il y a pourtant quelques inconvéniens qu’il ne faut pas oublier de mentionner. Ils sont assez exactement indiqués dans les réflexions qui suivent : « Dans la pratique de ce commerce nous avons eu occasion de remarquer que les fils d’Angleterre, si ronds, si unis, si séduisans pour le coup d’œil, manquent de consistance pour la couture, se rétrécissent à la lessive, en un mot qu’ils sont inférieurs pour l’usage à ceux qui ne sont point filés à la mécanique. Quelles sont les causes de cette apparence de supériorité, qui n’est qu’une infériorité réelle ? Il faudrait connaître les secrets de la fabrication anglaise pour les pénétrer. Nous pensons, nous, sans vouloir donner à notre opinion une importance qu’elle ne mérite point, que ce qui donne la solidité au fil est précisément ce qui empêche qu’il soit parfaitement uni ; nous voulons dire la conservation de la longueur des filamens de la matière manipulée. Or, si l’on en croit des bruits encore vagues, mais pourtant appuyés sur quelque fondement, les Anglais détruisent, pour obtenir les qualités reconnues dans leur marchandise, ce que nous avons cru le principe de la solidité. En comparant des fils de laine avec des fils de chanvre ou de lin, on pourrait facilement se convaincre que notre opinion est beaucoup plus fondée qu’elle ne semble l’être au premier aperçu[12]. » Ces reproches, ainsi que les conjectures qui les suivent, conjectures qui témoignent de la sagacité de leur auteur, sont justes, sauf quelques rectifications.

On a vu en quoi consiste ce brisement du lin que les machines opèrent. Mais ce n’est guère que dans les numéros élevés, pour lesquels on emploie l’eau chaude, qu’il produit des effets sensibles. Ces trois modes, à sec, à l’eau froide et à l’eau chaude, modes auxquels chaque fabricant accorde plus ou moins, selon ses idées propres, sont pourtant assez généralement employés de la manière suivante : pour les gros fils, jusqu’au no 6, on file à sec ; du no 6 au no 35, on emploie l’eau froide ; plus haut, l’eau chaude est nécessaire. C’est dans ce dernier cas seulement qu’on brise les filamens.

Il résulte de là que les fils sont, en effet, plus faibles ; car ces filamens brisés, lorsqu’on les superpose les uns aux autres dans le tordage, adhèrent moins fortement que des filamens entiers : il en résulte encore que les toiles fabriquées avec ces fils présentent à l’œil et au toucher quelque chose de cotonneux ; peut-être aussi qu’elles mollissent à la lessive, et enfin qu’elles se couvrent de petits boutons perceptibles au toucher. Cependant le premier de ces inconvéniens est fort atténué par un meilleur tordage, et par la régularité même des fils ; car c’est dans les endroits plus faibles que les fils se rompent. Quant aux autres, nous croyons qu’ils subsistent, sans nier pourtant que la perfection du travail et le bon choix de la matière première ne puissent y remédier jusqu’à un certain point.

C’est pour cette raison que jamais la mécanique ne pourra, quoi qu’en ait dit un écrivain anglais, remplacer certains produits de l’ancien filage, tels, par exemple, que nos batistes. Outre leur finesse, que l’on égalera peut-être un jour, les batistes se recommandent précisément par toutes les qualités contraires aux défauts que nous venons de signaler. Pour les fabriquer, on choisit parmi les lins ramés les tiges les plus hautes, et de ces tiges on détache les brins tout à la fois les plus fins et les plus longs. C’est avec le produit de ce triage, appelé lin de fin, qu’on forme les fils pour la batiste. La longueur du filament est donc ici une qualité essentiellement requise, à tel point que l’une des conditions de la perfection pour ce genre de toiles est que chaque filament y règne dans toute la longueur du tissu. C’est là ce qui donne aux batistes cette netteté, ce lustre, ce poli qui les distinguent. C’est là ce qui fait qu’elles glissent sous la main, comme ferait une mèche de lin soigneusement peignée dans sa longueur. C’est à cela qu’elles doivent encore leur souplesse, leur élasticité, et, malgré leur finesse, leur force indestructible. Évidemment la mécanique ne tend pas là. C’est par des qualités tout autres que ses produits se recommandent. Elle doit renoncer à remplacer jamais la batiste. Elle le peut d’ailleurs sans regret ; car la batiste, malgré sa richesse, ou plutôt à cause de cette richesse même, est un produit de peu d’importance, parce que l’usage en est infiniment borné.

Malgré ces inconvéniens partiels, dont nulle chose humaine n’est exempte, la mécanique n’en offre pas moins des produits supérieurs, à tout prendre, à la majeure partie de ce qu’on fabriquait auparavant, et, ce qui tranche irrésistiblement la question en sa faveur, c’est l’avantage du bon marché, pour lequel l’ancienne fabrication ne saurait entrer en lutte avec elle.

L’économie produite par la nouvelle filature serait fort difficile à déterminer. C’est un fait qui, pour le moment, échappe à toute appréciation exacte. Les filateurs anglais ne se sont pas toujours réglés dans leurs ventes sur les prix de revient, et il est impossible d’apprécier les bénéfices de leur fabrication. Eux-mêmes seraient fort embarrassés d’ailleurs de marquer la différence exacte du revient, faute d’un point de comparaison fixe et bien établi. On ne peut donc en juger que par des résultats éloignés.

Dans le temps de leurs premières expéditions pour la France, par exemple en 1832 et 1833, les filateurs anglais n’étaient pas pressés de vendre ; car, bien qu’ils fussent déjà très nombreux, ils ne pouvaient encore répondre aux besoins de la consommation. C’est à ce point que M. Marshall, de Leeds, faisait alors attendre six mois les fils qu’on lui demandait, tandis que dans la suite il a répondu aux demandes en quinze jours. Rien ne les pressant, ils se contentèrent de présenter leurs fils sur nos marchés à 5, 10 ou 15 pour 100 au-dessous des cours établis. Mais dans la suite, l’importation croissante ayant fait diminuer les prix de nos propres fils, ils réduisirent les leurs, et toujours à peu près dans la même proportion. Ainsi, ce qui se vendait en 1833 de 110 à 120 francs (le paquet de 360,000 yards, du no 60 anglais, par exemple), ne se vendait plus, en 1838, que 75 francs, quoique le prix du lin brut n’eût pas baissé ; ce qui prouve que les Anglais étaient loin d’avoir lâché d’abord leur dernier mot. Dans l’enquête de 1838, on demandait à M. Boisseau, négociant et fabricant à Laval (Mayenne), quelle différence il y avait entre le prix des fils du pays et celui des fils anglais. Il répondit : « Aujourd’hui elle n’est guère que de 15 à 18 pour 100 soit un sixième ; car on a à Laval, tout rendu, un fil anglais du no 40, bonne sorte ordinaire, au prix de 2 francs 50 cent. la livre, et ce même fil, fait en Bretagne, vaudrait aujourd’hui environ 3 francs. Mais pour parler de l’ancien état de choses, il faudrait comparer le prix de 2 francs 50 cent. à un prix de 4 francs 25 cent. au moins. Voilà la mesure du changement qui s’est opéré ; c’est un abaissement d’un tiers de la valeur primitive. » C’est donc une réduction d’un tiers que les machines anglaises auraient produite ; et si l’on considère que les fils anglais ont d’assez grands frais à faire pour arriver sur nos marchés, frais de transport, de commission, droits d’entrée, etc., on comprendra que la réduction est même encore plus forte. Rien ne prouve d’ailleurs que le dernier terme de la baisse soit arrivé, même par rapport à l’état actuel de la filature mécanique, et, à coup sûr, il reste encore à celle-ci bien du chemin à faire.

Il est facile de pressentir maintenant quels ont été pour l’Angleterre les résultats de ces inventions. Les rôles ont été changés. L’Angleterre, qui était au dernier rang parmi les peuples de l’Europe pour la production des fils et des tissus de lin, s’est élevée d’un bond jusqu’au premier, et s’est acquis en peu d’années une supériorité sans rivale. L’absence de la matière première n’a pas été pour elle un obstacle ; elle s’est adressée à la Belgique et à la Russie, à la dernière surtout, et elle y a trouvé sans peine l’aliment de son travail. Il lui en a coûté de nouveaux frais de transport, double désavantage sur les anciens lieux de production ; mais la supériorité des machines a tout couvert. Il est vrai de dire, au surplus, que la Russie lui a fourni des lins à bien meilleur marché que la France n’aurait pu le faire, et que, par un autre effet de la politique anglaise, qui favorise toujours le travail, ces lins bruts n’ont payé à leur entrée en Angleterre que des droits insignifians.

Il est difficile d’établir avec quelque certitude la somme des produits que donne en Angleterre ce genre de fabrication. Si, pour le coton et pour la soie, qui sont des matières exotiques, on peut, à la seule inspection des relevés de la douane, évaluer la consommation des manufactures, il n’en est pas de même pour le lin et pour le chanvre, dont le sol anglais fournit au moins une partie, et l’importation qui s’en fait ne saurait donner la mesure de ce qui en passe par les métiers. Voici pourtant quelques indications. En 1814, la ville de Dundee, en Écosse, n’importait pas chez elle plus de 3,000 tonnes (3,048,000 kil.) de lin ; en 1831, cette importation s’éleva à 15,000 tonnes, plus 3,000 de chanvre. En 1833 il y eut encore progrès : 18,777 tonnes de lin et 3,380 de chanvre (en tout 23,000,000 de kilogrammes). Les produits manufacturés que donnèrent ces matières premières, toiles, toiles à voiles, à emballage, etc., et qui sortirent la même année du port de Dundee, se montèrent à 60,000,000 de yards (54,900 kilomètres)[13].

Ce n’est pas là d’ailleurs un fait isolé et propre à une seule ville. D’après le rapport de l’inspecteur des manufactures Horner, on a constaté en Écosse, vers 1834, l’existence de cent cinquante-neuf filatures de lin à la mécanique, dont quatre-vingts à Forsar ; on en a trouvé trente-deux dans la partie nord de l’Irlande, et cinquante-deux dans les comtés du nord de l’Angleterre. Dans la suite, le progrès, loin de se ralentir, s’est encore activé. On en jugera par l’extrait suivant d’une lettre, écrite de Leeds au mois de juin 1838, par M. Laherard, de la maison Laherard et Millescamp. « Dans cette ville, dit-il, on voit quatre cents cheminées de pompes à vapeur, on compte cent cinq filatures de lin. M. Marshall en possède trois qui occupent dix-sept cents ouvriers et quatre cents peigneuses. Il en construit encore une d’une plus grande importance et avec des perfectionnemens. » Ainsi, en 1838, le nombre des filatures était de cent cinq dans la seule ville de Leeds, et on en construisait encore. Si l’on considère quelle est la puissance de chacune de ces manufactures, dont quelques-unes font mouvoir trente et quarante mille broches, et quelle énorme quantité de produits elles livrent tous les jours à la consommation, on pourra se faire une idée de la puissance actuelle de cette industrie, qui date à peine d’hier. On remarquera en même temps que, dans sa croissance, elle suit presque une progression géométrique.

En 1834, Mac-Culloch estimait le produit total des filatures anglaises à 7 millions 500 mille liv. st. (187 millions 500 mille fr.). Mais cette estimation était fort au-dessous de celle qui était faite par plusieurs autres écrivains, notamment Colghoun, et, sans admettre les données de celui-ci, on peut croire que Mac-Culloch s’est montré beaucoup trop modéré dans ses évaluations. Dans tous les cas, le chiffre est aujourd’hui bien dépassé. En 1838, M. Scrive, de Lille, estimait que depuis deux ans le nombre des filatures anglaises avait doublé. Il y a peut-être quelque exagération dans ce calcul ; mais il donne au moins une idée de la rapidité vraiment miraculeuse avec laquelle cette industrie progresse.

S’il n’est pas facile de se rendre un compte exact de la production totale de l’Angleterre, on peut connaître du moins la somme de ses exportations. En voici le tableau exact, jusques et y compris l’année 1837. Nous le donnons à la fois pour les fils et les tissus, ainsi que pour les articles de rubannerie et de mercerie, avec la double indication des quantités et des valeurs, telles qu’elles sont déclarées à la douane.

ANGLETERRE.
FILS ET TISSUS DE LIN, RUBANNERIE ET MERCERIE.
EXPORTATIONS
ANNÉES TISSUS FILS RUBANNERIE
et
MERCERIE.
QUANTITÉS. VALEUR DÉCLARÉE. QUANTITÉS. VALEUR DÉCLARÉE.
Mètres. Francs. Kilogrammes. Francs. Francs.
1833 57,794,513 52,431,825 349,196 1,800,000 1,743,775
1834 62,000,555 58,949,775 974,505 3,407,800 2,133,875
1835 71,271,059 72,328,475 1,175,047 5,415,875 2,475,100
1836 75,028,460 80,950,775 1,707,206 7,969,300 2,207,350
1837 53,401,668 51,585,625 3,124,841 11,982,675 1,600,500

On remarquera que, pour les tissus, la somme des exportations, qui s’était accrue d’une manière assez rapide dans les années précédentes, a diminué en 1837. Il en a été de même pour les articles de rubannerie et de mercerie. C’est qu’à cet égard le grand débouché de l’Angleterre est aux États-Unis, et que la crise commerciale de 1837, dont ce pays a été le principal théâtre, a resserré ce débouché. Nul doute qu’il ne soit maintenant rétabli. Quant aux fils, la progression s’est soutenue, grace aux expéditions dirigées sur le continent européen et particulièrement sur la France. Au surplus, l’exportation des fils est celle que nous avons surtout à considérer, et c’est ici que la progression dépasse toute mesure, puisque l’exportation, qui n’était encore en 1833 que de 1 million 800 mille francs, s’est élevée en 1837 à 11 millions 982 mille 675 francs ; c’est-à-dire qu’elle a été plus que sextuplée dans l’espace de cinq ans. L’année 1838 a produit des résultats encore plus étonnans ; car l’exportation pour la France seulement s’est élevée à plus de 6 millions de kilogrammes, ce qui donne une valeur d’environ 23 millions de francs.

En voyant ces progrès, on se demande si l’industrie du lin est vraiment destinée à renouveler les prodiges de l’industrie du coton ; si elle doit donner une seconde fois au monde le spectacle de cette élévation rapide, soutenue pendant plus d’un demi-siècle, et de cette fortune gigantesque. Il y a des raisons de douter, mais aussi des raisons d’espérer.

Dès à présent les machines sur lesquelles l’industrie du lin s’appuie, sont tout aussi puissantes que celles dont fait usage l’industrie du coton, et elles se perfectionnent encore. À cet égard, il y a tout au moins égalité de forces ; mais, à vrai dire, cela ne suffit pas. Quoi qu’on fasse, la manufacture est toujours plus ou moins liée au sort de l’industrie agricole qui lui fournit son aliment, et, pour que son élévation se soutienne, il faut que celle-ci la suive dans sa marche, en répondant toujours à ses besoins. Que devenait, par exemple, la manufacture anglaise du coton, si la matière première eût fait défaut ? Or, ce résultat était inévitable, si la production, renfermée dans ses anciennes limites, n’eût pas trouvé tout à coup, dans un monde nouveau, une assistance inespérée. Certes, ce n’est pas l’Inde qui eût jamais suffi à l’avidité croissante des machines anglaises ; car, outre qu’elle consommait elle-même une bonne partie de sa matière première, ses cultivateurs indolens étaient bien éloignés de pouvoir suivre, d’un pas égal, les progrès inouis de la fabrication. Pour que ces machines, toutes merveilleuses qu’elles étaient, ne fussent pas arrêtées au beau milieu de leur œuvre, il a fallu qu’il se rencontrât, dans un autre hémisphère et dans un pays neuf, un peuple jeune, énergique, ardent, assez actif pour semer et récolter aussi vite que les machines dévoraient les récoltes : c’était un prodige d’une autre sorte, sur lequel il n’était guère permis de compter. Si, à l’époque où les machines commençaient à fonctionner en Angleterre, il eût été donné de prévoir à quel degré de puissance elles arriveraient un jour, et qu’on se fût demandé d’où leur viendrait cette incroyable quantité de matière première à mettre en œuvre, quel homme au monde eût su répondre à cette question ? C’est qu’en effet, de quelque côté que l’on tournât alors ses regards, il était impossible de découvrir, dans aucune partie du monde habitable, ni une terre assez riche, ni un peuple assez fort pour répondre à de pareils besoins. Mais, dans le même temps, l’Amérique du Nord ouvrait à l’homme les inépuisables trésors de ses terres vierges, et là naissait et croissait, avec cette rapidité phénoménale que l’on connaît, un peuple dont toute l’existence est un prodige, et que la tâche proposée n’effraya point. Ce peuple des États-Unis intervint donc, lui, sur qui l’on était bien loin de compter, et le problème fut résolu.

La culture du coton, aux États-Unis, ne date que d’un peu plus d’un demi-siècle ; jusque-là, on avait même douté que le sol et le climat pussent s’y prêter. Quand, en 1781, les premières balles de coton de provenance américaine furent expédiées, au nombre de huit, à Liverpool, les employés de la douane anglaise refusèrent d’admettre, comme entaché de faux, le certificat constatant leur origine. Qui aurait pu croire que de ce même lieu, alors suspect, sortirait, sitôt après, cette masse de produits qui devait inonder l’Europe ? Mais cette culture naissante marcha à pas de géans, comme le peuple même qui venait de l’entreprendre. Aujourd’hui, la production totale des États-Unis en coton peut s’estimer, d’après des évaluations récentes, à près de trois cents millions de kilogrammes, et forme plus du triple de la production totale du reste du globe. Plus des deux tiers de cette quantité sont expédiés sur l’Europe[14]. C’est à cette source inespérée, et qui s’élargissait à vue d’œil, que les machines anglaises, devenues européennes, ont puisé, et voilà comment elles ont trouvé sans cesse un aliment à leur activité croissante. Il n’en fallait pas moins ; mais c’était là, il faut en convenir, une de ces rencontres providentielles placées en dehors de toutes les prévisions humaines ; c’était un prodige qui surgissait à point nommé pour en féconder un autre, et l’étonnante fortune de l’industrie cotonnière, est le fruit de leur alliance ou de leur conjonction. Or, une pareille rencontre doit-elle se renouveler pour enfanter, de nos jours, une autre fortune semblable ? Il ne faut pas dire non, car qui sait ce que l’avenir nous réserve ; mais il est permis de douter.

Ce n’est pas qu’on puisse mettre en doute que la production totale des fils et des tissus de lin ne vienne à égaler un jour en Europe la production totale des fils et des tissus de coton. Dès à présent, si l’on pouvait faire le relevé exact de ce qui se récolte en lin et en chanvre dans toute l’étendue de l’Europe, nous croyons que la quantité n’en serait pas fort au-dessous de celle du coton qui se récolte sur la surface du globe. La France seule, qui consacre à la culture de ces deux plantes 180,000 hectares de ses meilleures terres, produit, en prenant la moyenne de 700 kilogrammes par hectare, tant pour le lin que pour le chanvre, une quantité totale de 126,000,000 kilogrammes. Aussi nos doutes ne portent-ils pas sur la somme de la production future, mais sur la continuité de son accroissement.

Le lin n’est pas une plante dont la production puisse s’étendre à volonté, Sans être précisément exclusive, elle affecte pourtant certaines natures de terrain, et ne prospère que là. Une autre circonstance limite encore sa production, c’est qu’elle épuise la terre et ne peut y reparaître qu’à de longs intervalles. En bonne culture, le lin ne se présente que tous les sept ans dans la rotation de l’assolement, d’où il suit qu’il ne peut occuper chaque année que la septième partie des terrains qui lui conviennent. Tout cela s’applique également au chanvre, comme, en général, à toutes les plantes textiles. Il reste cependant encore bien des pays, bien des terres, où la culture du lin pourrait être entreprise avec succès. C’est ainsi que, dans ces dernières années, elle commençait à pénétrer dans quelques-uns de nos départemens, où elle était jusqu’à présent inconnue, lorsque l’invasion des fils anglais, réagissant sur la vente de nos produits agricoles, est venue décourager ces essais. Il faut remarquer, d’ailleurs, qu’en raison de l’imperfection de la culture, les terres cultivées en lin et en chanvre sont, en général, bien loin d’atteindre, quant à la somme de la production, les limites du possible ; or, il est permis d’espérer qu’à mesure que la demande deviendra plus forte, l’agriculture, excitée par la facilité de la vente, perfectionnera ses moyens. Une autre circonstance bien remarquable vient favoriser l’accroissement de la manufacture, c’est que, dès aujourd’hui, les machines, en tirant un si bon parti des étoupes, qui étaient auparavant presque rejetées comme matières de rebut, ont elles-mêmes augmenté, d’une manière inattendue, les ressources de la production. C’est cette dernière circonstance qui explique comment, malgré le développement si rapide de la fabrication, la culture du lin et du chanvre est demeurée comparativement presque stationnaire.

Nous avons dit que c’est principalement de la Russie, et ensuite de la Hollande et de la Belgique, que l’Angleterre tire ses matières brutes. En effet, sur une quantité totale de 1,000,025 quintaux, tant de lin brut que d’étoupe de lin et de chanvre, qu’elle a reçue en 1837, 682,025 quintaux sont provenus de la Russie, 134,916 de la Hollande, et 118,298 de la Belgique. La France n’a figuré dans cette importation que pour une quantité de 89,557 quintaux, et encore a-t-on compris dans ce chiffre ce qui a été expédié par son territoire en transit[15]. Il semble donc que la Russie soit destinée à faire, pour la manufacture du lin et du chanvre, ce que les États-Unis ont fait pour la manufacture du coton. Il en est ainsi jusqu’à présent. Nous croyons cependant la Russie incapable de soutenir jusqu’au bout un pareil rôle. Ce n’est pas dans un pays gouverné despotiquement, écrasé par une aristocratie dévorante, et cultivé par des mains asservies, qu’on peut voir se renouveler le prodige dont la terre libre de l’Union américaine a donné le spectacle au monde.

Oserons-nous hasarder sur ce sujet une conjecture ? Il ne serait pas impossible qu’une seconde fois les États-Unis vinssent apporter à l’Angleterre et à l’Europe un secours inespéré. En 1837, ce pays n’a expédié à l’Angleterre que la faible quantité de 5,347 quintaux de chanvre brut. Ses expéditions en lin, dont nous n’avons pas trouvé le chiffre dans les états de la douane, n’ont pas été probablement plus considérables. La production américaine est donc aujourd’hui presque insignifiante à cet égard. Mais en 1825, les États-Unis n’avaient expédié en Angleterre qu’un seul quintal de chanvre, en 1829, 234 quintaux, en 1833, 1,241, et en 1835, 3,157. On voit que ces expéditions si peu importantes en elles-mêmes s’accroissent au moins de jour en jour. La production du coton est devenue, contre toute apparence, l’apanage des états du sud et de l’ouest de l’Union américaine : il ne faut pas jurer que la production du lin et du chanvre n’y deviendra pas, dans la suite, l’apanage des états du nord. Espérons toutefois qu’à cet égard l’Europe conservera ses droits.


  1. Progrès de la Grande-Bretagne, par M. J.-R. Porter.
  2. Recueil d’Observations sur l’Angleterre, par M. G. Simon.
  3. Richard Arckwright est l’inventeur du métier continu, appelé water frame, mais non du banc à broche, qui n’a été inventé que trente ans plus tard.
  4. Progrès de la Grande-Bretagne, pag. 262.
  5. Décret du 7 mai 1810.
  6. Progrès de la Grande-Bretagne, pag. 321.
  7. Nous devons à un citoyen des États-Unis le métier à filer le plus généralement en usage dans le Lancashire. (Porter, 318.)
  8. Ce rapprochement des appareils est peut-être le plus grand pas que l’Angleterre ait fait faire à la filature mécanique. Non seulement il lui a permis d’employer l’eau chaude, et par là de filer les numéros élevés, mais il l’a conduite à travailler les étoupes ; car les étoupes, dont le brin est naturellement toujours court, ne pouvaient se filer avec des appareils si distans l’un de l’autre. Mais les anciens filateurs français avaient jugé nécessaire de conserver les filamens du lin dans leur longueur, tandis que, dans le système à l’eau chaude, tel qu’il se pratique aujourd’hui, si on obtient par le rapprochement des appareils un étirage plus régulier, ce n’est aussi qu’en brisant les filamens.
  9. Il y a d’autres machines à peigner, et nous les avons nommées plus haut ; mais elles ne nous semblent pas soutenir la comparaison avec celle-ci. On reproche pourtant à la peigneuse de MM. de Girard et Decoster deux choses : 1o qu’elle est trop chère ; 2o qu’elle donne de mauvaises étoupes. L’inconvénient de la cherté est réel ; mais il nous semble largement compensé par le service. Quant au reproche de donner de mauvaises étoupes, nous le comprenons sans l’admettre. Si les étoupes sont mauvaises, c’est qu’on n’emploie qu’une seule peigneuse, ou, pour mieux dire, un seul encadrement de peignes. De cette façon, les fines aiguilles succédant trop vite aux grosses, la transition étant trop brusque, le lin s’arrache, il se forme des nœuds, et les nœuds sont la peste des étoupes. Mais employez plusieurs encadremens, de manière que la gradation soit observée, et cet inconvénient disparaîtra. Il est vrai que cela ne convient qu’aux grands établissemens ; mais c’est une des conditions de la prospérité de cette industrie, que les établissemens se forment sur une grande échelle.
  10. Aujourd’hui même cela se renouvelle quelquefois dans certaines filatures anglaises, où l’on ne fait pas usage de la peigneuse dont nous avons parlé. On y regarde peut-être moins, parce qu’on a le moyen de travailler les étoupes ; mais ce grand déchet n’en est pas moins un mal, car, outre que les fils d’étoupes ne valent jamais absolument les autres, et ne se vendent pas aussi cher, il y a toujours un nouveau déchet fort considérable dans le travail des cardes.
  11. Enquête. Séance du 5 juin 1838.
  12. Dictionnaire du Commerce et des Marchandises, article Lin, par M. J. Mignot.
  13. Porter, Progrès de la Grande-Bretagne, et Mac-Culloch, Dictionnaire commercial, édition de 1834.
  14. La France, qui ne recevait encore, en 1812, que 6,343,230 kil. de coton en laine, et en 1815, 16 millions, en reçoit aujourd’hui plus de 50 millions. Les États-Unis en fournissent les 4/5.
  15. M. le ministre des finances disait, il y a quelques jours, à la chambre des pairs, en se fondant sur quelques faits plus récens, que la somme de nos exportations pour l’Angleterre, en lin brut, tend à s’accroître d’une manière sensible. Nous croyons que M. le ministre se trompe, et nous essaierons de le prouver