L’Industrie linière en France et en Angleterre/02

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DE
L’INDUSTRIE LINIÈRE
EN FRANCE
ET EN ANGLETERRE.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

Pendant que l’industrie du lin et du chanvre, si nouvelle pour l’Angleterre, y prenait tout à coup, grace au progrès des inventions mécaniques, un développement si prodigieux, elle marchait en France, par le contre-coup des mêmes évènemens, vers une décadence rapide. Nous avons suivi ses progrès en Angleterre. Voyons-la maintenant décliner en France, pour assister ensuite au travail de sa régénération.

On sait déjà quelle était pour nous l’ancienne importance de cette industrie. On jugera par les chiffres suivans de celle qu’elle a conservée jusqu’à nos jours. Bien que nous manquions à cet égard de documens statistiques irrécusables, on peut croire, d’après des évaluations approximatives qui ne paraissent pas exagérées, que la culture du lin et du chanvre emploie annuellement en France 180,000 hectares de terre, dont environ 125,000 en chanvre et 55,000 en lin. Le produit brut de cette culture peut s’estimer à 175,000,000 fr. ; savoir, 144 millions pour la valeur des tiges, et 31 millions pour les graines ; à quoi les travaux agricoles, c’est-à-dire les préparations dont les cultivateurs se chargent, telles, par exemple, que le rouissage et le teillage, travaux qui sont à peu près les mêmes pour les deux plantes, ajoutent une valeur de 115,000,000 fr. On suppose, en outre, et ici l’évaluation nous paraît trop modérée, que l’industrie par la filature et le tissage triple la valeur des matières brutes, et procure ainsi environ 300 millions de main d’œuvre, outre les 115 millions de travaux agricoles. En réunissant ces chiffres, on arrive à un total de 590 millions ; et encore a-t-on négligé d’y comprendre certaines fabrications accessoires qui s’exécutent dans les campagnes.

Il faut le dire, cette grande industrie languissait en France depuis vingt ans à côté de l’industrie cotonnière qui s’étendait de jour en jour. La consommation du coton s’est accrue parmi nous depuis l’empire avec une grande rapidité. Dans les vingt dernières années surtout, le coton a été appliqué à tous les usages qui autrefois réclamaient le fil de lin. Il s’est emparé de tous les genres de tissus, depuis la dentelle jusqu’à la toile à voiles. On fait aujourd’hui, avec du coton, pour 3 fr. 50 c. de gros linons pour modes qu’on ne peut établir en lin qu’à 9 ou 10 francs. Dans tout l’arrondissement de Saint-Quentin, arrondissement si manufacturier, la fabrication des batistes a été remplacée par celle des jaconas, qui les imitent. Partout les tissus de coton ont chassé les tissus de lin ; et cela devait être, puisqu’on substituait une matière qui, dans l’Inde, vaut 3 sous la livre, et qui se filait à la mécanique, à une matière qui vaut chez nous 20 sous la livre, et que l’on filait à la quenouille. L’industrie linière était donc fort loin d’être en progrès. Cependant elle se soutenait encore tant bien que mal, grace à d’anciennes habitudes prises et à la supériorité réelle de ses produits. Mais l’importation des fils et des tissus anglais similaires est venue lui porter dans ces dernières années un coup plus direct et plus sensible.

Nous avons dit que c’était vers 1830 que la filature anglaise avait commencé à sentir le besoin d’exporter ses produits : c’est dans le même temps que l’importation a commencé à se faire sentir en France. Jusque-là, la France n’avait guère tiré de fils que de la Belgique, de la Prusse et de quelques autres parties de l’Allemagne ; mais la moyenne de ces importations, prise sur treize années à partir de 1825, ne s’élevait guère, pour la Belgique, qu’à 748,000 kilogr., pour la Prusse à 70,000, et pour le reste de l’Allemagne à 163,000 ; quantités peu considérables relativement à la consommation totale, qui étaient d’ailleurs à peu près uniformes, et qu’on était accoutumé à recevoir depuis long temps. Au contraire, du jour où l’importation anglaise commença, elle s’accrut suivant une progression rapide, et elle ne tarda pas à surpasser de beaucoup celle de tous les autres pays réunis. On en jugera par le tableau suivant.

FRANCE.
FILS DE LIN ET DE CHANVRE.
IMPORTATIONS.
ANNÉES. PAYS DE PROVENANCE. TOTAL[2].
belgique. angleterre.
Kilogrammes Kilogrammes Kilogrammes
1825 826,759 161 983,031
1826 794,101 1,151 933,286
1827 862,645 42 1,010,814
1828 926,008 455 1,092,279
1829 768,746 524 934,206
1830 831,243 3,049 1,018,309
1831 676,655 14,532 795,217
1832 688,125 56,478 860,498
1833 824,782 418,383 1,423,324
1834 714,591 826,439 1,731,715
1835 654,749 1,295,593 2,126,652
1836 635,690 1,901,074 2,746,767
1837 541,950 3,199,917 3,919,783

On voit que l’importation des fils anglais, qui était à peu près nulle avant 1830, s’est élevée rapidement, de la quantité de 3,049 kilogrammes, où elle était encore dans cette dernière année, à celle de 3,199,917 kil., où elle est arrivée en 1837, c’est-à-dire qu’elle a été centuplée dans ce court espace de sept ans. Mais la progression a été encore plus étonnante pour l’année 1838 ; car, quoique les relevés de la douane pour 1838 n’aient pas encore été publiés, on sait déjà que l’importation s’est élevée à plus de 6,000,000 kil. À ce compte, on peut bien dire, avec les délégués de l’industrie linière, que si rien n’arrête cette progression, les fils anglais envahiront, avant peu, la France entière, et mettront l’industrie nationale au néant. Il est vrai que, pendant que l’importation anglaise augmente, celle de la Belgique paraît tendre à diminuer de jour en jour, et c’est pour rendre ce fait sensible que nous avons cru devoir consacrer à l’importation belge une colonne du tableau qui précède ; mais l’inspection seule des totaux fait voir que cette diminution d’un côté est loin de compenser la prodigieuse augmentation qui se manifeste de l’autre.

L’importation des toiles anglaises n’a pas suivi, à beaucoup près, une progression aussi rapide que celle des fils, et cette différence s’explique. Le tissage mécanique est loin d’avoir fait, en Angleterre, les mêmes progrès que la filature. En ce moment, il n’offre pas encore des avantages bien marqués sur le tissage à la main. Plusieurs industriels, assez bons juges en cette matière, affirment même que ce dernier l’emporte en bien des cas sur l’autre, tant pour l’économie du travail que pour la perfection des produits. Ajoutez à cela que les tisserands français ont une habileté reconnue depuis long-temps. Ils savent varier leurs toiles à l’infini, ce que la mécanique ne peut faire, et leur imprimer un certain cachet qui leur fait accorder la préférence, même à finesse égale. Ils ont su, d’ailleurs, dès les premiers temps de l’importation anglaise, adopter les fils mécaniques, dont la régularité a singulièrement facilité leur travail, ce qui leur a permis de vendre moins cher leurs produits. Malgré cela, on verra par le tableau suivant que les toiles anglaises n’ont pas laissé de se répandre de plus en plus sur nos marchés.

FRANCE.
TOILES DE LIN ET DE CHANVRE.
IMPORTATIONS.
ANNÉES. TOILES
écrues
anglaises.
TOILES
écrues

total pour
tous les pays.
TOILES
blanches
anglaises.
TOILES
blanches

total pour
tous les pays.
Kilogrammes. Kilogrammes. Kilogrammes. Kilogrammes.
1825 340 4,502,310 669 131,990
1826 257 4,058,206 4,333 115,900
1827 371 4,092,803 623 71,055
1828 1,412 4,130,907 933 97,397
1829 996 3,825,534 344 80,890
1830 1,560 3,612,299 337 69,830
1831 3,446 2,998,028 229 37,411
1832 2,097 3,071,615 1,134 75,187
1833 2,550 3,830,969 626 87,761
1834 6,802 3,830.920 2,713 93,358
1835 8,976 3,844,190 4,255 64,166
1836 71,204 4,906,910 12,726 111,085
1837 333,103 4,409,989 142,375 228,726
1838
8 1ers mois.
» 3,218,970 » 437,319

Comme, dans l’ordre des travaux qui mettent en œuvre le lin et le chanvre, le tissage ne vient qu’après la filature, il était naturel que le tissage mécanique ne suivît qu’à distance les progrès de la filature mécanique. Voilà peut-être ce qui explique le mieux comment l’importation des toiles anglaises est encore si loin d’égaler celle des fils. Mais, si l’on en juge par les derniers chiffres du tableau qui précède, chiffres qui ont été bien dépassés en 1838[3], les toiles viennent leur tour, et rien n’empêche de croire que, dans peu d’années, on les verra se substituer avec la même abondance à nos produits. Il y a deux ou trois ans, un grand nombre de fabricans de toiles, voyant combien l’emploi des fils mécaniques favorisait le tissage, s’étaient persuadé que l’importation anglaise, si fatale à nos fileurs, leur était favorable à eux-mêmes, et ils s’étaient bercés de l’espoir de voir leur industrie particulière grandir et s’élever sur les ruines de la filature ; aussi s’opposaient-ils avec force à tout changement dans les tarifs : mais les derniers relevés de la douane les ont convaincus de leur erreur. Ils ont reconnu que les deux branches de l’industrie linière étaient également en péril. Depuis lors, la plupart d’entre eux ont joint leurs réclamations à celles de nos fileurs.

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que le développement inoui de l’industrie anglaise n’ait pas tourné même au profit de notre agriculture. On aurait pu croire que les besoins croissans de sa fabrication auraient forcé l’Angleterre à venir s’approvisionner chez nous des matières brutes que notre sol fournit avec tant d’abondance. Quelques écrivains ont supposé qu’il en devait être ainsi, et, partant de cette supposition comme d’un fait, ils ont affirmé que la vente plus active des matières premières nous dédommageait, à certains égards, de la perte de notre industrie. C’est le contraire qui est arrivé, et le tableau suivant mettra cette vérité en évidence.

FRANCE.
LIN TEILLÉ ET ÉTOUPES DE LIN.
EXPORTATIONS.
ANNÉES. PAYS DE DESTINATION. TOTAL.
angleterre. autres pays.
Kilogrammes Kilogrammes Kilogrammes
1825 2,472,671 162,436 2,635,107
1826 137,681 123,440 261,121
1827 578,674 96,365 675,039
1828 1,803,698 64,183 1,867,881
1829 1,151,237 138,476 1,289,713
1830 1,247,581 107,518 1,355,099
1831 2,033,394 77,102 2,110,496
1832 1,225,877 59,539 1,285,416
1833 1,175,510 235,876 1,411,386
1834 287,882 144,209 432,091
1835 600,142 129,840 729,982
1836 944,571 278,763 1,223,334
1837 535,455 186,796 722,251
Moyenne 
1,091,875 138,811 1,230,686

Ce qui frappe d’abord dans ce tableau, ce sont les extrêmes inégalités qui se remarquent d’une année à l’autre, inégalités telles qu’il semble impossible d’établir aucune progression. C’est que les récoltes en lin sont très variables, et que leur abondance influe beaucoup sur les exportations. Mais, en somme, on voit bien que l’écoulement de nos lins bruts, particulièrement pour l’Angleterre, a diminué au lieu d’augmenter. L’exportation de 1837 ne dépasse guère la moitié de la moyenne de treize années. Il en est de même pour les chanvres ; car la moyenne de nos exportations pour l’Angleterre est de 8,126 kilog., et celle de 1837 n’a été que de 246 kilog. Nous savons bien qu’en pareille matière il ne faut pas considérer les résultats d’une année seulement : mais si, dans le tableau qui précède, on prend la moyenne des dernières années, et qu’on la compare à celle d’un nombre égal d’années antérieures, on trouve une diminution notable. Il y a donc, en effet, une progression descendante. Ainsi se trouve établie, malgré les assertions contraires, cette vérité, qu’à mesure que l’Angleterre augmente sa consommation en matières brutes, ses achats en France diminuent. Au reste, ce phénomène, qui paraît étrange au premier abord, a son explication toute naturelle dans les faits. La France produit, en effet, le lin et le chanvre en abondance, mais elle ne les produit pas à bon marché : à cet égard la Russie l’emporte de beaucoup sur elle. D’autre part, nos lins sont, à la vérité, d’une qualité généralement supérieure à celle des lins russes, et ceux que nous récoltons particulièrement dans quelques cantons du département du Nord et de la Normandie, se recommandent par une finesse dont ces derniers n’approchent pas. Mais sur ce point nous sommes encore vaincus par les Hollandais et les Belges, qui produisent les qualités supérieures plus couramment que nous. De là vient que l’Angleterre s’adresse pour les lins communs à la Russie, et pour les lins fins à la Hollande et à la Belgique. La France ne vient là que comme un pis-aller, et on n’a guère recours à elle que lorsque ailleurs la récolte fait défaut.

Les résultats de l’année dernière et ceux des premiers mois de cette année semblent pourtant infirmer cette assertion, et c’est en ce sens qu’ils ont été produits par M. le ministre des finances dans une discussion qui a eu lieu tout récemment à la chambre des pairs, à propos de quelques pétitions. Selon M. le ministre, quand on invoque l’intérêt de l’agriculture dans la question des lins, on s’appuie sur des faits déjà vieillis, et les derniers résultats prouvent, au contraire, que l’Angleterre se décide enfin à s’approvisionner en France des matières brutes qu’elle met en œuvre. C’est ce qu’il faut examiner.

Notre exportation en lin s’est élevée, en 1838, à un peu plus de 1,800,000 kil. Si l’on compare ce chiffre, comme l’a fait M. Passy, à celui de notre exportation en 1837, on trouve, en effet, une augmentation notable, et, en considérant cette augmentation comme le commencement d’une progression régulièrement ascendante, on sera porté à en tirer des inductions très favorables pour l’avenir. Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut l’envisager. En pareille matière, il ne suffit pas de comparer une année à l’autre ; il faut étendre son observation sur une succession d’années ; et alors que trouve-t-on ? Cette augmentation qui s’est manifestée en 1838, au lieu de se montrer comme le commencement d’une progression suivie, n’apparaît plus que comme une de ces variations accidentelles que nous avons signalées tout à l’heure et dont la cause est dans l’inégalité des récoltes. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que cette exportation de 1838, que l’on présente comme un symptôme de progrès, est inférieure à celle de 1825, époque où la filature mécanique ne faisait que débuter en Angleterre ; qu’elle est inférieure encore à celle de 1831, époque où l’importation des fils anglais a commencé à se faire sentir en France. Mais, sans insister sur les rapprochemens particuliers, on peut faire une comparaison plus décisive. Le tableau qui précède comprend treize années ; en y joignant 1838, on en trouve quatorze, qui peuvent se diviser en deux périodes de sept années chacune. Eh bien ! dans la première de ces périodes, la moyenne de nos exportations pour l’Angleterre est de 1,346,408 kilog., et dans la seconde, qui comprend 1838, cette moyenne n’est plus que de 938,490 kilog. ; tant il est vrai que le fait particulier de 1838 ne prouve rien, et qu’en somme nos exportations pour l’Angleterre tendent plutôt à diminuer qu’à augmenter.

Mais on allègue l’exportation des quatre premiers mois de 1839, qui sort en effet des limites ordinaires : dans ces quatre mois, l’Angleterre a tiré de la France environ 1,600,000 kilog. de matières brutes ; quantité qui surpasse déjà la moyenne générale. C’est sur ce chiffre que M. Passy triomphe. Nous ne prétendons pas nier la valeur du fait ; mais il ne faut pas l’exagérer. Il faut envisager d’abord ses conséquences.

De ce que l’exportation s’est élevée pour les quatre premiers mois de 1839 à 1,600,000 kilog., M. Passy conclut qu’elle s’élèvera pour l’année entière à 5 millions. C’est à notre avis une conséquence bien hasardée. Il n’en est pas des produits agricoles comme des produits manufacturés : l’exportation de ces derniers suit ordinairement une marche assez régulière, en sorte que, sauf le cas d’une crise commerciale, les résultats obtenus dans les premiers mois d’une année peuvent servir de base pour calculer approximativement ceux de l’année entière. Mais il en est autrement des produits agricoles, et surtout d’un produit aussi variable que le lin. Ici, les accidens des récoltes déjouent tous les calculs, et il ne faut pas oublier d’ailleurs que l’année agricole ne coïncide pas avec l’année administrative.

Cela posé, deux observations bien simples suffiront pour faire comprendre à M. le ministre des finances qu’il s’est trop avancé.

Supposons d’abord qu’il soit vrai de dire, comme nous l’avons fait précédemment, que les Anglais n’ont recours à nos lins qu’à défaut des lins russes, il faudrait voir alors si en effet la récolte de la Russie a manqué, et comment son insuffisance a pu influer sur nos ventes. Suivant des lettres écrites de Riga, et datées du commencement de septembre 1838, la récolte de cette année se présentait comme abondante et de belle qualité ; mais ce n’est pas la récolte de 1838 qui a pu influer sur les achats effectués en France durant l’hiver dernier. En effet, les lins d’une récolte n’arrivent de l’intérieur de la Russie à Riga, à Saint-Pétersbourg et dans les autres ports de la Baltique, que vers la fin de septembre, c’est-à-dire en automne. Il faut alors leur faire subir les préparations qu’ils reçoivent sur les lieux : le rouissage, le teillage et quelquefois même le peignage. Durant le cours de ces opérations, l’hiver survient, et la Baltique cesse d’être navigable jusqu’au mois de mai. Il s’expédie donc fort peu de ces lins avant l’hiver, et la plus grande partie est réservée jusqu’au mois de mai de l’année suivante, c’est-à-dire à la réouverture de la navigation. Le mouvement des achats durant l’hiver dernier, en France, a donc été déterminé par l’importance de la récolte russe de 1837. Eh bien ! il est précisément arrivé que cette récolte n’a pas suffi aux besoins ; car, aux mois de juillet et d’août 1838, les lins étaient, à Riga et à Saint-Pétersbourg, plus rares et plus chers qu’à aucune autre époque. Voilà ce qui fait que la demande s’est accidentellement portée en France durant l’hiver dernier ; mais si ces données sont exactes, et il est facile de s’en assurer[4], l’abondante récolte de 1838 venant à être expédiée des ports russes aux mois de mai et de juin 1839, les achats, en France, ont dû s’arrêter tout à coup. En sorte que les prévisions favorables de M. le ministre des finances, prévisions fondées sur le résultat des quatre premiers mois de l’année, auraient été déjà démenties par l’évènement au moment même où il les exprimait.

Il est une autre observation à faire, et, pour vérifier l’exactitude de celle-ci, il n’est pas besoin de sortir de France. En France même, les achats et les ventes de lin ne se continuent pas uniformément durant l’année entière. D’ordinaire, nos cultivateurs sont occupés jusqu’à l’automne avec les récoltes et les semailles ; c’est alors qu’ils commencent à faire subir au lin et au chanvre les préparations qui s’exécutent sur les champs, le rouissage et le teillage. Ce travail les conduit ordinairement jusqu’au milieu de l’hiver, c’est-à-dire vers la fin de décembre ou le commencement de janvier ; c’est alors, et alors seulement, qu’ils vont porter leurs lins au marché. Dès ce moment les offres se multiplient, parce que les paysans sont toujours pressés de vendre, et, pourvu que la demande y réponde, la marchandise s’écoule rapidement. Pendant les mois de janvier, février, mars et même avril, les transactions s’activent ; au mois de mai, tout est fini, la récolte est écoulée et les ventes s’arrêtent. Ce qui reste encore est peu de chose, et les ventes qui ont lieu dans le reste de l’année ne s’élèvent pas ordinairement à plus du sixième de celles qui se consomment pendant les premiers mois. Il n’est donc pas exact de dire que les 1,600,000 kilog. vendus dans ces quatre premiers mois de l’année annoncent, pour l’année entière, une vente de 5 millions, et l’on serait mieux fondé à croire que cette vente ne s’élèvera pas à plus de 2 millions, c’est-à-dire qu’elle ne dépassera pas encore celles de 1825 et de 1831.

Mais notre exportation de 1839 s’élevât-elle en effet à 5 millions de kilog., nous ne verrions encore là qu’un fait isolé, accidentel, qui ne détruirait pas des calculs basés sur les résultats de quatorze années. C’est peu de chose, après tout, que 5 millions de kilog. de lins bruts ; la France en reçoit elle-même tout autant année moyenne. Le seul port de Riga en a expédié pour 27 millions en 1838. Il y a tel filateur, à Leeds, qui en consomme à lui seul 4 ou 5 millions par an. Pour déterminer accidentellement, en notre faveur, une exportation d’une si faible importance, il suffirait donc que cinq ou six de ces filateurs, voulant influer sur la détermination que le gouvernement français est sur le point de prendre à l’égard de l’industrie du lin, et sachant combien les intérêts de l’agriculture doivent peser dans la balance, se fussent entendus, et la supposition ne paraîtra pas invraisemblable à ceux qui connaissent l’esprit anglais, pour effectuer chacun, pendant quelque temps, une petite partie de leurs achats en France. Répétons-le d’ailleurs, 5 millions de kilog. de lin brut sont si peu de chose, relativement à la consommation totale de l’Angleterre, que la moindre circonstance qui soit venue troubler le cours ordinaire des choses a pu suffire pour déterminer par hasard une semblable demande, sans qu’on puisse en tirer aucune induction pour l’avenir. C’est la tendance générale qu’il faut considérer, et cette tendance, constatée par une succession imposante de faits, est évidemment à la décroissance de nos exportations.

Ainsi, toutes les branches de notre industrie linière sont attaquées à la fois. Sous la forme de fils ou de toiles, l’Angleterre nous apporte des matières étrangères qui suppriment d’un seul coup les travaux de nos cultivateurs, de nos filateurs et de nos tisserands. La culture, la filature et le tissage sont menacés d’une ruine commune, tant il est vrai que pour nous ces trois industries sont solidaires, et que la prospérité de l’une est intimement liée à la prospérité de l’autre.

On se ferait difficilement une idée du trouble et du désordre causés dans nos campagnes par cette invasion soudaine des produits étrangers. C’est, en effet, dans les campagnes que la perturbation s’est manifestée, puisque c’était là que notre industrie s’exerçait, et voilà pourquoi, sans doute, les habitans des villes n’en ont été d’abord que médiocrement émus. On a vu tout à coup les occupations suspendues, la vie comme arrêtée, et les routes couvertes de malheureux manquant de travail et de pain. Il est vrai que le mal ne s’est pas fait sentir partout avec une force égale. Il a sévi avec plus ou moins de rigueur, selon les directions que l’importation anglaise a prises, comme aussi selon la nature des fils et des toiles que l’on avait coutume de fabriquer. Quelques cantons ont été respectés ; mais ailleurs la misère a été portée en peu de temps à ses dernières limites.

Il résulte d’un tableau que nous avons sous les yeux, tableau fourni par M. Baude, alors député, que, dans les environs de Roanne, le nombre des fileuses, qui était en 1835 de 25,300, n’était plus, en 1837, que de 5,040 ; que la quantité de lin filé, qui était de 632,500 kilog. dans la première de ces deux années, était tombée à 180,600 kilog. dans la seconde ; enfin qu’il y avait eu dans cet intervalle une baisse de 8 pour 100 sur la matière première, et de 30 pour 100 sur la main d’œuvre. Au rapport de M. Moret, délégué du département de l’Aisne, les récoltes, dans une partie de ce département, demeuraient invendues et les greniers s’encombraient. Dans le même temps, si l’on en croit M. Boudin-Devergers, le lin avait subi une baisse de 45 pour 100 dans le département de l’Eure. En beaucoup d’endroits, le salaire des fileuses était tombé de 7 ou 8 sous à 4 et même à 2 sous par jour. Ailleurs, les femmes, ne trouvant plus même d’ouvrage à ces misérables conditions, se voyaient réduites à aller ramasser des pierres sur les routes. On sait, d’ailleurs, car ce fait, plus frappant, mais non plus grave que tant d’autres, a été rapporté dans plusieurs journaux, que la petite ville de Moncontour, qui ne vit que de l’industrie du lin, a déclaré, dans une pétition à la chambre des députés, que, sur 1,800 habitans auxquels cette industrie donnait jadis du pain, 1,100 étaient déjà réduits, sur la fin de 1838, à implorer la charité publique.

Il serait inutile autant qu’affligeant de s’appesantir sur les détails de ces calamités ; mais on nous pardonnera peut-être de rapporter un trait naïf, qui peint tout à la fois la détresse de nos campagnes, et le trouble où nos paysans sont jetés par la puissance inconnue qui les atteint. Nous empruntons ce trait à la déposition de M. Le Saulnier Saint-Jouan, membre du conseil-général des Côtes du Nord. « Dernièrement, dit-il, j’étais à la chasse, lorsque, passant devant une ferme, je fus appelé par des fileuses qui se tenaient dans une étable dont la chaleur leur permettait de travailler à leur aise. L’une d’elles me dit : « Est-il vrai, monsieur le maire, que la mère canique, cette femme qui file sept doites[5] à la fois, va venir ici ? Nous ne serons pas entreprises si nous l’étranglons, puisqu’elle vient manger le pain de nous et de nos enfans ; n’est-ce pas ? »

Au reste, l’importation anglaise n’a pas seulement moissonné nos fileurs à la main. Du même coup elle a fait disparaître ce que nous possédions de filatures mécaniques montées suivant l’ancien système. Il y en avait un certain nombre en 1830 et dans les années suivantes, ce qui confirme ce que nous avons dit précédemment : elles commençaient même à prospérer, et promettaient de meilleurs résultats dans un avenir prochain ; mais l’invasion des fils anglais les a détruites pour la plupart, avant même qu’elles aient pu renouveler leurs procédés. Voici ce que rapportait à cet égard, en 1836, un écrivain digne de foi. « En 1831, la France possédait trente-sept filatures de lin à la mécanique : Lille seule en renfermait douze. Situées au centre de la production de la matière première, ces douze machines à filer donnaient des résultats, sinon brillans, au moins assez satisfaisans pour encourager les efforts et les sacrifices qu’exigeait le perfectionnement d’une industrie naissante ; mais bientôt cet état prospère fut troublé par l’invasion des produits des filatures anglaises, de telle sorte qu’aujourd’hui quinze à seize de ces établissemens subsistent à peine dans toute la France : il en reste huit à Lille[6]. »

Cependant, tandis que l’Angleterre l’attaquait ainsi chaque année avec un redoublement de vigueur dans une de ses industries les plus vitales, la France ne s’abandonnait pas elle-même, et travaillait en sous-main à réparer ses pertes.

À peine le système des machines anglaises était-il arrivé à sa dernière perfection, que des manufacturiers français conçurent le dessein de dérober ces précieux instrumens à leurs heureux possesseurs. L’entreprise, quoi qu’en ait dit M. Porter, n’était pas d’une exécution facile. On sait avec quel soin jaloux les fabricans anglais veillent à la conservation des machines qui sont de nature à leur assurer quelque avantage sur leurs rivaux. C’est, en effet, un trait particulier des mœurs anglaises, et qui caractérise assez bien le génie industriel de ce pays, que lorsqu’un procédé mécanique est inventé, tous les fabricans qui le mettent en œuvre, s’entendent, par une convention tacite, mais inviolable, pour en dérober la connaissance, pour en interdire jusqu’à l’abord aux étrangers. Le gouvernement, loin de contrarier cette disposition, la favorise. La législation elle-même lui vient en aide, comme on l’a vu, en prohibant l’exportation des machines, et cette loi de non-exportation est sévère, car elle punit les infracteurs d’une amende de 5000 francs et d’un an de prison. Elle s’exécute, d’ailleurs, avec une ponctualité plus qu’ordinaire, parce que tout le monde s’intéresse à son maintien. Au reste, la conservation des machines propres à filer le lin a été pour les fabricans anglais l’objet d’une sollicitude particulière, et c’est ainsi que, dès l’année 1833, époque où les premières tentatives d’exportation ont été faites, ils ont organisé à leurs propres frais une contre-ligne de douanes destinée à fortifier le service de l’autre. Il n’était assurément pas facile de traverser ce double réseau. Mais de quels obstacles ne triomphe pas une volonté persévérante ? Si la surveillance des fabricans anglais était inquiète, la poursuite de leurs rivaux était ardente, infatigable.

C’est dans l’année 1835 que la première exportation fut consommée. Deux de nos plus habiles manufacturiers partagèrent l’honneur de cette expédition : ce sont MM. Scrive et Feray, qui tous deux installèrent les machines nouvellement conquises dans de vastes établissemens qu’ils possédaient, le premier à Lille, l’autre à Essonne. Les démarches qu’ils avaient faites remontent à une époque plus reculée, à l’année 1833 : mais il n’avait pas fallu moins de deux ans pour mener à fin cette œuvre délicate, tant il est vrai qu’elle était entourée d’autant de difficultés que de périls. Il avait fallu expédier ces machines pièce à pièce à des destinations diverses, et par des ports différens, pour les réunir ensuite sur un point donné. Que l’on juge des dépenses qu’une telle opération entraînait, et du travail qu’elle avait exigé. La seule prime de contrebande, sans compter les autres frais, s’était élevée à 70 ou 80 pour 100 ; ce qui donne la mesure des risques courus. Dans la suite, elle s’est quelquefois élevée à plus de 100 pour 100. Des deux manufacturiers que nous venons de nommer, M. Scrive entra le premier en possession de ses machines ; aussi obtint-il, à titre de premier importateur, l’exemption des droits à l’entrée en France : faible dédommagement de tant d’autres frais.

Un peu plus tard, M. Vayson ; fabricant de tapis à Abbeville, parvint aussi à rapporter d’Angleterre quelques métiers, non dans le but d’établir une filature, mais afin de pouvoir, à l’exemple des Anglais, former les chaînes de ses tapis avec des fils d’étoupes. Ces machines, qu’il avait payées en partie d’avance, lui arrivèrent, après une longue attente, chargées d’un surcroît de frais de 130 pour 100. Après lui, vinrent MM. Malo et Dickson, de Dunkerque. Il paraît que ces derniers importateurs avaient fait leurs premières démarches dès l’année 1832, c’est-à-dire avant tous les autres ; mais, soit que ces démarches aient été moins actives, ou que des circonstances particulières aient retardé leur succès, elles n’eurent d’effet que beaucoup plus tard, et MM. Malo et Dickson ne commencèrent à obtenir des produits qu’en 1837. Quelques autres encore suivirent ces exemples avec des succès divers.

Ainsi peu à peu les machines anglaises s’introduisaient en France, et notre industrie, toujours battue en brèche, commençait du moins à entrevoir l’espoir d’une résurrection prochaine. Il faut le dire toutefois, ces importations partielles, quelque précieuses qu’elles fussent, avaient des avantages bornés. Elles ne profitaient qu’à un petit nombre de manufactures, sans aucun espoir d’extension ; car nos premiers importateurs, suivant en cela l’exemple des fabricans anglais, s’étaient imposé la loi de n’admettre personne au partage de leurs conquêtes. Deux d’entre eux, MM. Scrive et Feray, avaient même adjoint à leurs filatures des ateliers de mécanique, où ils essayaient de construire ces machines pour leur usage particulier, interdisant l’entrée de leurs établissemens à tous les visiteurs. Qui pourrait les en blâmer ? La possession de ces instrumens nouveaux était le fruit de leurs soins, de leurs travaux et de leurs sacrifices, et elle leur avait coûté assez cher pour qu’ils songeassent à s’en réserver l’exploitation. Si le pays avait eu quelque chose à leur demander, c’eût été peut-être de communiquer leurs modèles, avec certaines conditions, à des hommes capables de s’en servir utilement dans l’intérêt de notre industrie, comme le fit ensuite M. Vayson, mais non de les montrer au hasard, et encore moins de les étaler, comme on le fait aujourd’hui, dans une exposition publique. En les dérobant aux regards, ils étaient donc dans la raison comme dans leur droit. Toujours est-il que le système anglais ne franchissait pas l’enceinte de leurs manufactures. Aux conditions où ils se l’étaient approprié, il était même difficile que ce système se propageât parmi nous ; car, quelle apparence de renouveler pour un grand nombre d’établissemens, et tous les jours, ces expéditions aventureuses que nous venons de rappeler ? Disons mieux, des établissemens ainsi formés se seraient trouvés dans des conditions trop désavantageuses pour l’avenir, puisqu’ils auraient dû, ou posséder chacun des ateliers spéciaux de mécanique, méthode onéreuse et même impraticable, ou recourir sans cesse à l’Angleterre, soit pour réparer, soit pour renouveler leurs instrumens. Pour que l’usage de ces instrumens se généralisât en France, il fallait donc qu’un mécanicien habile s’en emparât. Cette tâche fut remplie par M. Decoster, que nous avons déjà nommé, et auquel revient, en définitive, l’honneur d’avoir naturalisé en France le système anglais de la filature du lin.

M. Decoster partit pour l’Angleterre en 1834, déjà recommandable, à cette époque, par de nombreux travaux en mécanique et par d’ingénieuses inventions. Il portait avec lui cette peigneuse, de l’invention de M. de Girard, mais qu’il avait, lui, perfectionnée et qu’il devait perfectionner encore. Le but avoué de son voyage était de trouver, de l’autre côté du détroit, l’emploi de cette machine, qui n’avait guère jusque-là son application en France ; mais, dans le fond, il nourrissait une autre pensée, celle d’enlever aux Anglais, en échange de la peigneuse, le système entier de leurs mécaniques. Parti sous les auspices d’un riche négociant anglais, il visita d’abord les principaux centres de la manufacture ; puis il alla se fixer à Leeds, Leeds le centre par excellence, tant de la construction des machines que de la filature du lin. C’est là que, par un privilége spécial, M. Decoster se vit admis en peu de temps, non-seulement à visiter, mais même à fréquenter assiduement la plupart des ateliers de construction et les principales filatures : la peigneuse qu’il portait avec lui, et dont on apprécia le mérite, fut le talisman qui lui ouvrit toutes les portes. Grace à cette ingénieuse machine, il pénétra partout ; avantage inappréciable, que nul autre, ni avant ni depuis, n’a obtenu au même degré, et dont il sut tirer un merveilleux parti.

Dès-lors il s’appliqua à étudier, à comparer et à juger tous ces appareils ingénieux avec leurs modifications et leurs combinaisons diverses, tantôt dans les ateliers de construction où ils se confectionnaient, tantôt dans les manufactures où ils fonctionnaient, et sous les yeux même des fabricans. Durant un séjour de dix-huit mois, il n’eut pas d’autre pensée ni d’autre but, et il le poursuivit avec une persévérance infatigable. Si l’espace ne nous manquait, nous raconterions les curieux détails de cette longue exploration, et nous le ferions avec d’autant plus de plaisir qu’on y verrait l’exemple trop rare d’un beau dévouement à une pensée féconde ; mais nous sommes contraint de nous borner. Au surplus, les travaux de M. Decoster ne se sont point arrêtés là, et l’on jugera bientôt de leur valeur par les résultats qu’ils ont produits. Contentons-nous de dire ici que, malgré les obstacles que lui opposait encore la susceptibilité inquiète des fabricans, il parvint, grace à une attention soutenue et à une recherche ardente, à pénétrer jusqu’au dernier tous les mystères de la fabrication anglaise.

De retour en France à la fin de 1835, il songea aussitôt à mettre à profit les études qu’il avait faites. Alors un premier atelier de construction se forma dans l’enceinte même de Paris. On peut dire que, dès cette époque, la France entrait vraiment en possession de l’industrie nouvelle. Tous les secrets en étaient connus. Son établissement définitif n’était plus qu’une question de temps. Cependant il restait encore de grandes difficultés à vaincre. Que de pièces qu’on ne savait pas confectionner en France, parce que les outils manquaient ! Et quel moyen de pourvoir à tout au milieu du travail d’une première formation ? Les ouvriers même n’étaient pas encore formés ; car, bien qu’on se trompe assurément en donnant sans cesse le pas aux ouvriers anglais sur les nôtres, et qu’il ne manque à ceux-ci que d’être bien dirigés pour surpasser, même dans la mécanique, leurs rivaux d’outre-mer, il est certain qu’il leur fallait un temps d’épreuve pour se former à cette construction si nouvelle pour eux. Il faut dire aussi que l’atelier de M. Decoster était alors insuffisant pour son objet, et qu’avec toutes les connaissances nécessaires pour confectionner les machines, l’habile mécanicien ne possédait pas les moyens matériels et financiers qu’une semblable construction réclame. Mais bientôt ce premier atelier s’agrandit, l’outillage se compléta, les ouvriers se formèrent, et tout cela se fit comme par enchantement. Dès le commencement de l’année 1837, ce nouvel atelier fut en opération, et les travaux s’y exécutèrent avec ensemble. Ce fut alors qu’on vit apparaître des machines de construction française à côté de celles que l’Angleterre nous abandonnait encore de temps en temps ; et, ce qui surprendra peut-être, ces premières imitations, exécutées au milieu de circonstances défavorables, ne furent pas indignes de leurs modèles. Un peu plus tard, M. Decoster fit construire, sur une échelle encore plus vaste, d’autres ateliers qui furent ouverts au commencement de septembre 1838. Là se trouvèrent enfin réunis, outre un outillage désormais suffisant pour toutes les exigences, un nombre considérable d’ouvriers exercés, et une collection complète de modèles anglais dans les systèmes les plus divers. Dès ce moment, il ne restait plus de difficultés à vaincre, plus d’épreuves à subir : l’œuvre de la transplantation en France de l’industrie nouvelle, cette œuvre délicate et pénible, était entièrement consommée.

Nous avons entendu, dans l’enquête de 1838, deux de nos filateurs mettre en doute que les mécaniciens français fussent, quant à présent, assez habiles pour reproduire les machines anglaises avec la précision voulue. Ils se trompaient, car, au moment où ils exprimaient ce doute, le problème était déjà résolu. Des machines de construction française fonctionnaient dans quelques filatures, et avec autant d’avantage pour le moins que celles qu’on avait tirées directement d’Angleterre. Mais il était dit que l’industrie française n’en resterait pas là, et qu’en peu de temps, malgré les embarras ordinaires des premiers essais, elle surpasserait ses maîtres.

Du jour où la construction des nouvelles machines fut définitivement acquise à la France, la filature mécanique s’y propagea rapidement. En peu de temps, cinq établissemens considérables se montèrent avec des métiers sortis des ateliers de M. Decoster. D’autres complétèrent leur matériel par le même moyen ; et comme, pendant ce temps, l’exportation d’Angleterre, bien que toujours lente et pénible, ne s’arrêtait pas, on vit, en France, dès le commencement de 1839, le noyau, déjà respectable, de quatorze filatures, sinon entièrement achevées, au moins sérieusement entreprises, et en pleine voie d’exécution.

Nous n’insisterons pas plus qu’il ne faut sur les circonstances particulières de cet enfantement. Qu’on nous permette cependant une réflexion sur le sort de ces machines, si laborieusement acquises à la France, réflexion qui se rapporte assez bien à ce que nous avons dit ailleurs. On vient de voir qu’un petit nombre d’hommes, intelligens et actifs, se sont avancés les premiers pour doter le pays, à leurs risques et périls, de ces instrumens puissans. L’un d’eux surtout a consacré à cette grande œuvre, et avec un bonheur rare, deux ou trois années d’une vie active et pleine. Peut-être une récompense était-elle due à ces travaux utiles : telle est notre pensée, et nous avons été heureux de voir qu’elle ait été exprimée à la tribune même de la chambre des pairs par un de nos plus illustres savans, M. Thénard. Au moins est-il vrai que ces hommes courageux avaient le droit d’espérer qu’on les laisserait jouir du fruit de leurs sacrifices et de leurs soins. Le pays lui-même, auquel ces machines ont été jusqu’à présent si funestes, ne devait-il pas prétendre, après ce qu’il lui en avait coûté pour les conquérir, à s’assurer par elles, sur les autres peuples du continent, une supériorité analogue à celle que l’Angleterre a prise sur lui ? Or, voici ce qui arrive. Deux ou trois ans après que cette pénible transplantation est accomplie, quand ni ses auteurs, ni le pays, n’ont encore eu le temps d’en profiter, deux hommes viennent, à la suite de tant d’autres, et les derniers peut-être, tirer de l’Angleterre quelques modèles, et le premier usage qu’ils en font, c’est de les étaler dans une exposition publique. Ainsi, ce secret si chèrement acheté s’évente en un jour. Le voilà livré à quiconque, parmi les étrangers, voudra le prendre. La France perd l’avantage qu’elle s’était donné par trois années d’efforts : les premiers importateurs perdent eux-mêmes la moitié du fruit de leurs travaux.

Notre intention n’est pas de déverser le blâme sur les deux mécaniciens auxquels le tort de cette exposition appartient ; ils n’ont fait, en cela, que suivre la pente générale et obéir au préjugé régnant. C’est, en effet, une idée reçue parmi nous, qu’il est beau, qu’il est grand de trahir les secrets de l’industrie nationale, de les livrer sans condition à l’étranger. La plupart des inventeurs en donnent l’exemple, la presse tout entière y applaudit, et le gouvernement lui-même pousse à cette trahison par ses encouragemens. Le fait particulier qui nous occupe ne saurait être plus blâmable que tant d’autres du même genre ; mais il nous est du moins permis de nous élever contre un préjugé funeste. Les réflexions que nous avons déjà faites au sujet de la non-exportation des machines, trouvent ici leur application toute naturelle. C’est avec de tels procédés que l’on décourage tous les efforts utiles, et que l’on condamne l’industrie nationale à une éternelle infériorité.

La filature mécanique du lin et du chanvre appartenant désormais à la France, on se demande quelles doivent être, pour le pays, les conséquences de cet évènement ? Elles seront graves, n’en doutons pas, et pas une révolution industrielle n’aura laissé sur notre sol des traces plus profondes. Essayons d’en indiquer les principaux caractères.

Il est permis d’espérer, d’abord, que l’invasion des produits anglais, cette invasion si funeste et qui s’accroît toujours, sera bientôt, grace à la concurrence de nos manufactures, modérée dans son débordement. Notre industrie linière s’arrêtera sur le penchant de sa ruine ; les produits de notre agriculture seront préservés d’un immense discrédit. Il est vrai que la protection des lois est nécessaire pour que cet espoir se réalise, car notre filature naissante a trop d’obstacles à vaincre, non seulement dans les embarras naturels de ses débuts, mais encore dans les conditions permanentes de notre régime économique, pour qu’il lui soit possible de soutenir la lutte à visage découvert. Mais du moins la protection, et une protection modérée, sera suffisante pour atteindre le but ; et comment croire que cette protection soit refusée, quand nulle autre n’a jamais été justifiée par des raisons si légitimes ?

Cependant les choses ne se rétabliront plus dans leur ancien état, et la révolution commencée suivra son cours. Le filage à la main, déjà si fortement ébranlé par l’importation anglaise, aura maintenant à compter avec nos propres manufactures, et sa condition n’en sera pas meilleure. Cette vieille industrie des campagnes ne se remettra point de ses pertes. Ces nourriciers du pauvre, le fuseau et la quenouille, seront chassés de la chaumière, dont ils étaient depuis tant de siècles les fidèles compagnons. C’en est fait de l’industrie du filage à la main ; quoi qu’on fasse, elle est condamnée à disparaître sans retour.

Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Bien des considérations compliquent cette question délicate, et l’on comprend que des esprits sérieux hésitent à prononcer. Certes, on ne peut songer, sans une sorte de terreur, à l’immense lacune que cette disparition va laisser dans les travaux des champs. Nos fileurs à la main se comptent par millions ; ils sont laborieux, ils sont pauvres ; et qui pourrait voir sans une émotion profonde cette multitude privée tout à coup de son modeste gagne-pain ? D’anciennes habitudes, des habitudes invétérées, seront détruites. Plus de travaux intermittens dans les travaux champêtres ; plus d’occupations pour cette population invalide de femmes, de vieillards, d’infirmes, que la culture n’employait pas. Avec ces occupations disparaîtront aussi les restes des mœurs patriarcales. Adieu les réunions à la veillée, et tous ces rassemblemens paisibles qui faisaient le charme du foyer domestique. Nos populations rurales, si constantes dans leurs allures, auront à se faire une existence nouvelle ; et qui peut dire de quel trouble, de quels déchiremens une semblable révolution sera suivie ?

Une de ses conséquences inévitables sera le déclassement des masses. On a remarqué souvent, peut-être sans en définir la cause, qu’en Angleterre les deux tiers de la population peuplent les manufactures et les villes, tandis qu’en France 25,000,000 d’hommes sur 33,000,000 sont adonnés aux travaux des champs. Pourquoi cette différence ? Ce n’est pas seulement, comme on l’a dit, parce que l’agriculture est plus avancée en Angleterre qu’en France, et que les travaux s’y exécutent à moins de frais ; c’est encore, et bien plutôt, parce que les cultures diffèrent, et que les travaux n’y ont pas généralement le même objet. L’agriculture anglaise est moins variée que la nôtre : trois ou quatre branches, riches, mais peu complexes, en constituent le fond. C’est d’abord la culture des céréales, non-seulement du blé pour la nourriture des hommes, mais encore de plusieurs autres espèces de grains pour la nourriture de cette multitude incroyable d’animaux dont le pays est couvert, et pour la fabrication de la bière et des eaux-de-vie de grains, dont il se fait en Angleterre une si prodigieuse consommation. Ce sont ensuite les pâturages pour les moutons, les prairies artificielles, et certaines plantes sarclées : toutes cultures qui laissent reposer l’homme, et qui, à des degrés divers, s’exécutent avec un petit nombre de bras. À côté de ces cultures la France a ses nombreux vignobles, qui demandent des travaux répétés et des soins assidus ; elle a ses champs immenses de lin et de chanvre, qui appellent la main de l’homme dans tous les temps ; et outre que ces deux cultures exigent plus de travaux que les autres, elles sont suivies chacune, après la récolte, d’autres travaux de préparation qui s’exécutent encore sur les champs. Voilà ce qui explique l’étrange disparité qui se remarque dans la constitution sociale des deux pays. Mais parmi les causes qui contribuent le plus à fixer dans les campagnes une si grande partie de la population française, il faut compter au premier rang l’immense développement du filage et du tissage manuels. C’est dans ces deux branches d’industrie, surajoutées aux travaux agricoles, que tant d’hommes trouvent leur subsistance. Vienne le moment où ces deux sources d’entretien auront tari, il faudra bien qu’une partie de cette population exubérante aille refluer dans les cités.

Un autre changement non moins remarquable se prépare dans la division de la propriété. En effet, l’existence dans les campagnes de cette double industrie du filage et du tissage à la main n’a pas été sans influence sur cet extrême morcellement des propriétés que tant d’hommes éclairés déplorent. Nous ne sommes pas bien convaincu, à vrai dire, que ce morcellement porte avec lui tous les inconvéniens que l’on signale : peut-être s’adapte-t-il assez bien à l’organisation sociale de la France, et répond-il mieux qu’un autre système à ses besoins, sauf pourtant les cas où il se heurte pour ainsi dire contre des lois qui ne l’ont point prévu. Mais il est clair qu’il cessera quand il aura perdu sa raison d’être. Dans les provinces où l’industrie linière est en honneur, la possession d’un hectare de terre suffit pour assurer à toute une famille, avec l’indépendance, la satisfaction de ses premiers besoins. Dans la maison, les femmes filent et les hommes tissent : c’est ce travail exécuté près du foyer qui procure le fonds de leur subsistance commune ; puis, quand le soin de leur petite propriété les réclame, libres qu’ils sont de disposer de leurs heures, ils vont ensemble vaquer à d’autres travaux sur les champs. Du jour où l’industrie linière se sera retirée dans les manufactures, ces existences seront mutilées ; il s’y fera comme un vide ; l’exploitation de ces petites propriétés ne suffira plus pour les remplir. Que si les membres de la famille vont chercher eux-mêmes dans les manufactures l’équivalent de l’occupation domestique qu’ils auront perdue, enchaînés désormais par la règle invariable d’un travail quotidien, ils n’auront plus le loisir de donner à leur propriété les soins qui lui sont dus. Force sera d’y renoncer. Ainsi, toutes ces propriétés parcellaires s’évanouiront pour aller se fondre dans les grandes : changement regrettable peut-être, si l’on devait regretter ce que le progrès naturel des temps a détruit.

C’est ainsi que la révolution accomplie dans l’industrie du lin remuera la société française jusque dans ses profondeurs. Elle sera bien autrement grave en cela que la révolution analogue qui s’est faite dans l’industrie du coton. Celle-ci s’est manifestée, pour ainsi dire, à la surface de la société ; elle en a changé, embelli les contours ; l’autre la modifiera dans sa constitution intime.

Il n’est pas étonnant que ces innovations soient envisagées avec terreur par des hommes réfléchis. Ils y voient avec raison une cause de vives souffrances pour nos populations rurales ; souffrances passagères, il est vrai, mais profondes et douloureuses. Ils y voient de plus une altération durable dans nos mœurs, qui se conservaient pures dans les campagnes et se corrompront dans les villes. Assurément, ces craintes ne sont pas sans fondement ; mais il ne faut pas les pousser jusqu’à l’extrême. Il n’est pas bien sûr d’abord que cette population infime des campagnes soit, en effet, au milieu de la vie presque végétative qu’elle mène, douée d’une moralité plus haute que la population active de nos villes. Quant aux souffrances qu’elle aura sans doute à endurer, outre qu’elles ne seront que passagères, elles ne seront peut-être pas aussi grandes qu’on l’imagine. Le filage à la main ne sera pas détruit en un jour. Long-temps encore il disputera le terrain pied à pied à nos manufactures, et celles-ci d’ailleurs ne s’élèveront pas toujours sur ses ruines : elles se placeront souvent à ses côtés, en agrandissant le cercle où l’industrie linière avait à s’exercer. Quelques refuges resteront même à nos fileurs, car il existe des emplois que la mécanique n’est pas encore prête à usurper sur eux. Le tissage prospère et prospérera long-temps dans nos campagnes, où il occupera bien des bras ; car il n’a pas encore, lui, de concurrence bien sérieuse à redouter de la part du tissage mécanique, et l’extension de la filature en France ne peut que contribuer à lui donner un nouvel élan. Enfin, les manufactures elles-mêmes absorberont une portion considérable de cette population déshéritée, et la partie la plus faible, la plus inhabile aux travaux rudes, les femmes et les enfans. Après tout, aux maux réels qu’il est permis de craindre, on peut entrevoir, dès à présent, de magnifiques compensations.

La plus belle de ces compensations sera, sans contredit, l’extension de la culture du lin et du chanvre ; culture déjà si étendue et si riche. Nul doute, en effet, que la filature mécanique ne donne une valeur plus grande aux produits de cette culture, en même temps qu’elle en augmentera l’usage. C’est à son détriment que la consommation du lin et du chanvre avait été refoulée depuis vingt ans par la consommation toujours croissante du coton. Une réaction va se faire, réaction dont notre agriculture profitera. Elle s’est déjà manifestée en Angleterre d’une manière bien sensible : elle sera plus rapide, plus étendue en France, où l’industrie du coton n’a pas encore jeté d’aussi profondes racines, et où les tissus de lin ont toujours conservé leur place dans les habitudes et dans les goûts. Ce n’est peut-être pas que l’industrie du coton doive reculer et s’amoindrir à son tour, encore moins qu’elle soit destinée à disparaître. À Dieu ne plaise qu’il en soit ainsi ! Il y a place en France pour les deux industries rivales, et, avec le progrès de la population et de la richesse, cette place va s’agrandissant de jour en jour. Mais l’industrie du coton se verra arrêtée dans ses empiétemens successifs, et celle du lin reprendra le premier rang qui lui appartient de droit.

Jamais plus belle conquête n’aura été faite au profit de notre agriculture. Le lin est, en effet, de toutes les plantes que nous cultivons la plus précieuse et la plus riche. Outre ses tiges auxquelles l’industrie des tissus donne une valeur si grande, elle produit des graines qui fournissent une huile abondante et dont le résidu forme tout à la fois une excellente nourriture pour les bestiaux et un précieux engrais. Elle a sur bien d’autres plantes, et par exemple sur les vignes, l’avantage d’occuper les meilleures terres, et celui, non moins considérable, d’en changer souvent. Par là, elle alterne avec le blé, et forme avec lui le complément d’une riche culture. Pour juger de la valeur de cette plante, il suffit de dire que, dans les cantons où elle se cultive avec quelque suite, c’est elle qui forme, avec le blé, le contingent de l’impôt. Que cette culture augmente seulement d’un quart sur la surface de la France, et ce n’est pas porter ses espérances trop loin, elle réalisera bien au-delà de tout ce que la betterave pouvait promettre.

Il est permis aussi de compter pour quelque chose l’établissement de plusieurs centaines de manufactures nouvelles qui remplaceront, certes, avec un grand avantage pour l’état et pour la population elle-même, cette industrie des campagnes, qui ne traînait, après tout, qu’une existence chétive et misérable. Ne médisons pas des manufactures, elles sont la force de l’état et l’ornement de nos cités.

Mais, pour que ces espérances se réalisent, il faut que notre filature mécanique, désormais affranchie, soit en position de lutter avec avantage contre la filature anglaise. Il faut qu’elle reprenne à cette dernière le marché national envahi ; en un mot, il faut que l’importation anglaise s’arrête. Autrement, plus de compensation possible : industrie, agriculture, tout périt à la fois, sans dédommagement et sans retour. Il s’agit donc d’examiner si cette industrie naissante est vraiment en mesure de remplir la tâche qui lui est dévolue, et à quelles conditions elle le sera.

À la considérer dans son développement actuel, notre filature mécanique se réduit encore à de bien faibles proportions. En voici la statistique, aussi exacte qu’il est possible de la faire quant à présent.

Au commencement de 1839, et même dès la fin de 1838, il existait, en écartant les projets assez nombreux qui n’avaient pas reçu un commencement d’exécution, quatorze entreprises sérieusement constituées. Dans la suite, le nombre ne s’en est point accru ; circonstance assez remarquable et qui semble d’un mauvais augure pour l’avenir. En effet, tous les établissemens qui fonctionnent déjà, et ceux même qui s’élèvent en ce moment, ont été entrepris à une époque antérieure à l’enquête de 1838. Depuis lors, il y a eu comme un temps d’arrêt. Ce n’est pas qu’il ne se soit encore formé des projets nouveaux : le nombre en était grand dès l’année dernière, et il s’accroît de jour en jour ; mais ces projets sont demeurés jusqu’à présent sans résultat. C’est qu’on s’attendait autrefois au concours du gouvernement et à la protection de la loi, et que cette protection, souvent promise, ne s’est pas encore réalisée. Toute cette situation peut se résumer en deux mots : depuis plus d’un an le gouvernement délibère et l’industrie attend.

Cependant les choses ne sont pas demeurées absolument dans le même état. Le temps a été mis à profit en ce sens que les établissemens qui étaient l’année dernière en voie de formation ont poursuivi leurs travaux. Les uns sont sortis de terre ; les autres, plus avancés, ont augmenté leur matériel et formé leurs ouvriers. Malgré cela, nous ne comptons aujourd’hui même que huit établissemens en pleine activité ; ce sont ceux de MM. Scrive, à Lille ; Feray, à Essonne ; Malo et Dickson, à Dunkerque ; Liénard, à Pont-Remy ; Berard, à Bélair ; Gachet, au Blanc ; Giberton, à Vernou, et Mercier, à Alençon. De ces établissemens, les trois premiers ont été montés avec des métiers de construction anglaise, les cinq autres avec des métiers sortis des ateliers de M. Decoster. Ils font mouvoir en tout 14,880 broches ; savoir :

Celui de
Lille 
2,500 broches.
Dunkerque 
600
Essonne 
1,800
Pont-Remy 
4,380
Bélair 
300
Le Blanc 
3,440
Alençon 
1,060
Vernou 
800
14,880 broches.

À cela, on pourrait ajouter deux métiers de cent broches chacun, l’un de construction anglaise, l’autre fourni par M. Decoster, qui fonctionnent dans l’établissement de M. Vayson, à Abbeville ; mais nous avons déjà dit que cet établissement n’est pas une filature.

Le produit annuel de ces 14,880 broches peut être évalué, en prenant pour moyenne 45 kil. par broche, à 669,600 kil. de fils. C’est peu de chose assurément, et une semblable production mérite à peine de figurer dans la production totale du pays. On trouve, à la vérité, un résultat un peu plus satisfaisant si l’on tient compte des établissemens qui s’élèvent. Malheureusement les fondateurs de ces établissemens, en s’adressant à l’Angleterre, non-seulement pour en obtenir des modèles, mais encore pour faire dresser un matériel complet, et quelques-uns même pour faire construire les bâtimens, établir le moteur et composer leur personnel, n’ont pas pris la voie la meilleure ni la plus courte, et il est difficile de dire à quelle époque ils commenceront à obtenir des produits, après avoir triomphé des embarras qu’ils se sont volontairement créés.

Si l’on juge de l’importance des établissemens qui existent par la somme des capitaux dont ils disposent, on trouvera que le plus considérable de tous est celui de la société Maberley, fondé près d’Abbeville, avec un capital de 4,000,000 de francs, susceptible d’être porté à 6,000,000. Après lui vient l’établissement de la société de Boulogne, capital 2,400,000 francs ; puis celui de M. Liénard, à Pont-Remy, capital 1,500,000 fr., et celui du Blanc, capital 1,200,000 fr. Mais, en ne tenant compte que de la puissance actuelle de production, il faut placer au premier rang la belle filature de M. Liénard, à Pont-Remy, qui fait déjà mouvoir plus de 4,000 broches, et ne tardera pas à en posséder 6,000. Ce magnifique établissement, monté avec des machines toutes de construction française, se place aujourd’hui hors ligne. Par son heureuse situation, aussi bien que par l’excellente composition de son matériel et la capacité de l’homme qui le dirige, il semble réservé au plus brillant avenir. La fabrication y a été long-temps interrompue pour des travaux d’agrandissement ; mais elle a été reprise, avec un redoublement d’activité, au mois de juin dernier. Les fils produits au milieu même des premiers embarras de cette reprise sont au nombre des plus beaux que nous ayons vus.

La somme totale des capitaux engagés dans notre industrie linière peut être estimée à 20,000,000 francs. Tout cela est encore bien peu de chose ; mais il ne faut pas tant considérer, dans une industrie qui débute, son développement actuel que ses conditions de vitalité et sa puissance d’accroissement. C’est sous ce dernier point de vue que nous allons l’envisager, en observant sa marche aussi bien que les circonstances au milieu desquelles elle se produit.

Certaines erreurs ont été commises au début dans le choix des modèles, et ces erreurs, il importe d’autant plus de les signaler qu’elles se renouvellent encore de temps en temps. Nos premiers importateurs, éblouis par les prodiges que la mécanique réalisait sous leurs yeux de l’autre côté du détroit, se prirent d’une sorte de respect superstitieux, qui ne leur permit pas de mettre en doute l’infaillibilité des mécaniciens anglais. Ils regardèrent comme des progrès toutes les innovations tentées par eux et les adoptèrent aveuglément. Les progrès accomplis étaient d’ailleurs si récens, qu’il était assez naturel de penser que l’on marchait toujours, et il était bien difficile de vérifier le fait, puisque les procédés de la fabrication étaient inconnus en France, et que les filatures anglaises étaient inabordables. De là vient que nos fabricans acceptèrent avec confiance tous les remaniemens qu’il avait plu aux constructeurs anglais d’essayer. Ils ne se demandèrent pas quels étaient les meilleurs modèles de machines, chose difficile à constater alors, mais quels étaient les plus nouveaux, leur nouveauté même étant à leurs yeux l’incontestable preuve de leur mérite. C’est cette idée, fausse à bien des égards, qui en a conduit plusieurs à faire de mauvais choix.

Parmi les remaniemens exécutés depuis quelques années, le plus considérable est la substitution du système à vis ou spirales au système à chaînes. Sur quoi porte ce remaniement ? Est-ce une innovation plus ou moins heureuse dans les procédés de la fabrication ? Nullement : ces procédés n’en sont pas même altérés. C’est un changement dans les ressorts des machines, dans la manière de transmettre le mouvement ; changement purement mécanique, et qui laisse de tous points l’art du filateur intact. En deux mots, voici en quoi ce remaniement consiste. Dans l’ancien système, qui est encore généralement en usage en Angleterre, les rangées de peignes qui vont d’un appareil à l’autre dans les machines préparatoires, telles que la table à étaler, les étirages et le banc à broches, sont mises en mouvement par des chaînes tournant autour de deux arbres en fer placés à chaque extrémité de l’encadrement. Ces chaînes poussent en avant des barrettes qui portent les aiguilles, et les ramènent ensuite par dessous, de manière à former un mouvement continu. Les extrémités des barrettes sont du reste fixées dans des coulisses qui règlent leur mouvement et les soutiennent. Dans les machines plus nouvelles, les chaînes sont remplacées par des vis ou spirales. Deux vis placées de chaque côté de l’encadrement font marcher les barrettes en avant ; deux autres vis placées sous les premières les ramènent. C’est cette simple modification, regardée fort mal à propos comme une invention, car l’usage des vis est connu depuis long-temps en mécanique, qu’on a décorée du beau titre de système nouveau, en lui attribuant même, pendant un certain temps, toute la portée d’une révolution dans la fabrique.

On comprend que la substitution dont il s’agit ne change en rien la nature de l’opération, ni ses effets ; car les peignes seuls opèrent, et, qu’ils soient mus par des chaînes ou par des vis, l’effet produit est le même. Mais cette substitution, à ne la considérer que comme une fantaisie de mécanicien, et ce n’est guère autre chose, donne-t-elle au moins aux nouvelles machines une supériorité réelle sur les anciennes ? Loin de là.

En mettant les deux systèmes en présence, et en les comparant avec soin, nous avons cherché à nous expliquer les avantages que le dernier pouvait avoir sur l’autre, et ces avantages nous ont paru tout au moins hypothétiques. Mais pour les désavantages, ils sont frappans. D’abord, les vis sont incomparablement plus dures, plus difficiles à faire mouvoir que les chaînes ; ce que tout mécanicien comprendra facilement. Elles exigent donc une plus grande dépense de force motrice, circonstance qui n’est indifférente nulle part, et qui est surtout digne de considération dans un pays tel que la France, où la principale force motrice, la vapeur, est à si haut prix. Il paraît bien difficile d’ailleurs d’obtenir des vis le même degré de vitesse, même en employant une force plus grande. Il y aurait donc tout à la fois perte de force et perte de temps. Ce n’est pas tout. On comprend que les peignes agissant constamment sur la matière, dont ils sont destinés à maintenir les filamens, en retiennent à chaque fois quelque chose, et sont par conséquent sujets à s’engorger. Eh bien ! dans le système à chaînes, cet engorgement est toujours prévenu ou réparé. À mesure que les barrettes arrivent à l’extrémité de l’encadrement, et qu’elles passent dessous pour revenir sur leurs pas, elles se renversent, de manière que les pointes des aiguilles sont alors tournées en bas. On a donc pu disposer sous l’encadrement une petite brosse, qui tourne sans cesse dans un sens opposé au mouvement des peignes, et qui nettoie régulièrement les aiguilles sans que l’ouvrier ait à s’en inquiéter. Dans l’autre système, rien de semblable. Ici, quand les barrettes arrivent à l’extrémité des vis supérieures, elles ne se renversent pas, mais retombent perpendiculairement sur les vis inférieures, qui les ramènent ainsi dans la même position, c’est-à-dire la pointe des aiguilles tournée vers le haut. Cette disposition est d’ailleurs inhérente à l’emploi des vis. Nul moyen alors de faire agir la brosse. Par une bizarrerie inexplicable, qui montre que l’esprit d’imitation servile se rencontre quelquefois avec l’intempérie d’innovation, cette brosse a néanmoins été conservée dans le nouveau système ; mais il suffit de jeter un coup d’œil sur les machines pour reconnaître qu’elle n’est plus là que pour la forme, qu’elle n’y a été mise que par imitation. Elle n’agit plus que sur le dos des barrettes, sans atteindre les aiguilles. Autant vaudrait qu’elle n’y fût pas. On dirait, à la voir agir ainsi dans le vide, qu’elle n’a été conservée que pour rappeler ce qui manque à ces machines, et pour attester l’imprévoyance du constructeur. Les aiguilles s’engorgent donc sans que rien y remédie. Pour les nettoyer, il faut de toute nécessité arrêter le mouvement et suspendre le travail : nouvelle perte de temps, qui devient bien sensible quand elle se renouvelle tous les jours et qu’elle se répète sur un grand nombre de métiers.

Ajoutez à cela que ces machines sont plus pesantes que les autres ; que les rouages en sont plus compliqués et plus lourds ; qu’il y entre par conséquent plus de matière et plus de main d’œuvre, en sorte que le prix en est plus élevé d’environ un cinquième ; qu’en raison de cette complication même des rouages, jointe à la dureté du mouvement, les accidens doivent être plus fréquens et la détérioration plus sensible ; qu’en outre le corps du métier y est comme encaissé dans ces énormes vis, qui l’obstruent de chaque côté, de manière qu’il est impossible de pénétrer dans l’intérieur à moins de tout démonter, ce qui rend les réparations plus difficiles, et vous comprendrez à combien d’égards ces machines sont inférieures à celles qu’elles prétendent remplacer. Quels avantages ne faudrait-il pas pour compenser tous ces inconvéniens ? Et que sera-ce s’il est vrai que les avantages sont nuls ? Ce n’est pas qu’après tout ces machines ne soient d’un beau travail ; la combinaison en est ingénieuse et l’exécution parfaite. Nul doute qu’elles ne produisent de tout aussi beau fil que les autres, puisque les procédés de la fabrication n’y sont pas altérés ; mais dans l’usage elles sont vaincues par les anciennes, en ce sens que, tout en coûtant plus cher, elles demandent une plus grande force et donnent moins de produits.

Telles sont pourtant les machines que plusieurs de nos filateurs ont adoptées. Si nous sommes bien informé, ce système n’a pas fait fortune en Angleterre, où l’on savait déjà par expérience que les tentatives de progrès ne sont pas toutes heureuses, et que dans les combinaisons nouvelles il y a toujours à prendre et à laisser ; mais il n’a que trop bien réussi auprès des filateurs inexpérimentés du continent, qui se sont laissés séduire par ces mots magiques : système nouveau. Il a suffi que ce prétendu système eût apparu le dernier, pour que l’on crût, en l’adoptant, se mettre au niveau des progrès accomplis. Il est à craindre que ce choix malheureux ne laisse certains de nos filateurs dans une position d’infériorité relative vis-à-vis des filateurs anglais. S’il ne les empêche point de lutter avec eux, quant à la qualité des produits, il leur nuira du moins dans la rapidité de l’exécution, et par conséquent dans l’économie du travail ; et qui ne sait que l’économie est aujourd’hui le dernier terme du problème industriel ?

Cependant l’erreur n’a pas été générale. Parmi ceux de nos fabricans qui se sont pourvus en Angleterre, plusieurs y ont échappé, soit parce qu’ils ont pu se livrer à un examen plus attentif, soit parce qu’ils se sont adressés à d’autres constructeurs. Quant à ceux qui ont acheté leurs machines en France, ils en ont été facilement préservés ; car, dans les ateliers de M. Decoster, qui ont été jusqu’à présent, en France, les seuls ateliers de construction pour la filature du lin, les deux systèmes sont depuis long temps en présence, avantage qu’on ne trouve guère en Angleterre, et il a été possible de se décider entre eux après un examen comparé. L’expérience personnelle de M. Decoster lui a d’ailleurs permis de diriger les choix de ses cliens. Déjà même les vices de ce système ont été reconnus par plusieurs de ceux qui s’en sont servis. On nous assure que M. Feray, qui, lui aussi, avait cru devoir renouveler en partie son premier matériel, pour adopter les machines à vis, a renoncé depuis lors à leur emploi. L’erreur est donc déjà signalée, reconnue, et il est vraisemblable qu’elle ne se propagera point. Il est vrai que les deux mécaniciens qui viennent de se mettre sur les rangs pour la construction des machines à filer le lin, MM. Schlumberger et Debergue, ont précisément adopté, comme on a pu s’en assurer à l’exposition des produits de l’industrie, ce même système auquel d’autres plus avancés renoncent[7] ; mais ces erreurs particulières ne sauraient plus être contagieuses, du moment que la supériorité des deux systèmes a été seulement mise en question, et que tous les moyens de comparaison existent parmi nous.

Au reste, le point important est obtenu. La grande difficulté, celle qui consistait à construire les machines en France avec autant de précision qu’en Angleterre, cette difficulté dont nos fabricans s’embarrassaient encore l’année dernière avec si peu de raison, n’a pas arrêté long-temps nos constructeurs. Tout le monde a pu se convaincre, en voyant à l’exposition les essais de MM. Schlumberger et Debergue, que notre mécanique est plus avancée qu’on ne le supposait ; car, bien que les machines exposées par ces deux constructeurs ne soient pas, selon nous, du meilleur système, à ne considérer que l’exécution, elles ne sont pas inférieures à leurs modèles. Déjà les choses ont été poussées plus loin dans les ateliers de M. Decoster, où, dès l’année dernière, la précision anglaise a été surpassée. C’est ici que nous devons nous arrêter quelques instans sur les travaux de ce mécanicien distingué, auquel notre filature doit en grande partie son existence actuelle, et sur qui repose, nous pouvons le dire, le meilleur espoir de ses succès futurs.

C’est assurément une circonstance fort heureuse pour la France, qu’au moment où la filature mécanique essayait de s’y produire, il se soit rencontré un homme qui en connaissait d’avance tous les secrets pour les avoir étudiés sur les lieux. Que d’embarras de tous les genres, que d’erreurs et de faux pas cette heureuse rencontre ne nous a-t-elle point épargnés ? Où en serions-nous sans cela, et quelles épreuves n’aurions-nous pas encore à subir ? L’expérience l’a bien prouvé ; car, des trois mécaniciens qui ont entrepris, en concurrence avec M. Decoster, la construction des machines, pas un n’est encore parvenu à mettre la première broche en jeu, et d’autre part, des neuf établissemens qui ont essayé de se monter avec des métiers de construction anglaise, trois seulement, les plus anciens, sont en activité, tandis que les autres se débattent encore au milieu de difficultés sans cesse renaissantes, sous lesquelles il est à craindre que plusieurs ne succombent, avant même que les travaux n’aient commencé. Mais ce qui est plus heureux encore, c’est que cet avantage d’avoir étudié la filature en Angleterre soit échu à l’un de ces homme d’élite qui savent féconder tout ce qu’ils touchent.

Rien n’égale l’activité déployée par M. Decoster dans l’accomplissement de la tâche qu’il avait entreprise. On en jugera par le simple rapprochement de quelques faits. Après son retour en France, vers le commencement de 1836, il exécute seul, sans atelier, sans outils, sans ouvriers, n’ayant pour établissement qu’une chambre, et pour moteur qu’une simple manivelle, deux cent quatre-vingt-neuf broches, qu’il livre pour essai à l’établissement de M. Liénard, à Pont-Remy. Tel est son point de départ. Quelques capitalistes lui viennent alors en aide, et notamment M. Liénard lui-même, capitaliste aussi éclairé qu’industriel habile. Bientôt sa sphère s’agrandit. Dès le commencement de 1837, on le voit à la tête de deux ateliers ; l’un, au passage Laurette, de soixante pieds de long sur dix-huit de large ; l’autre, rue Notre-Dame-des-Champs, de cent vingt pieds de long sur vingt de large, et qui ont pour moteur un manège à deux chevaux, avec deux chevaux de rechange. Quatre-vingts ouvriers y travaillent sous ses ordres, tous recrutés en France, tous formés par ses mains, sans le secours d’un seul ouvrier ni d’un seul contremaître anglais. Avec leur aide, il commence à livrer des métiers à trois filatures. Bien des choses manquent encore dans ces ateliers trop étroits, et notamment plusieurs outils ; car la plupart de ces outils ne sont eux-mêmes rien moins que des machines complètes, qui occupent une assez large place, et ne s’établissent pas à peu de frais. On ne trouve pas même dans ces ateliers les modèles des machines, et l’on est encore réduit à travailler sur de simples dessins rapportés d’Angleterre[8]. Malgré cela, le travail marche, et les métiers confectionnés ne le cèdent point en perfection à ceux que les Anglais eux-mêmes nous livrent.

En 1838, un nouvel établissement s’élève dans la rue Stanislas. Celui-ci est bâti tout d’une pièce, sur un terrain auparavant inoccupé, et dans des proportions plus vastes, dignes enfin de son objet. Il a pour moteur une machine à vapeur de la force de douze chevaux. Terminé au mois de septembre 1838, il commence ses travaux le 15 octobre. En peu de temps, on y voit réunis un nombre considérable d’ouvriers habiles, et, de plus, tous les modèles et tous les outils. Dès le commencement de 1839, trois ans après les faibles débuts qu’on vient de voir, cet établissement, joint aux deux autres, livre à l’industrie française de dix-huit cents à deux mille broches par mois, sans compter un nombre considérable de pièces et de machines de tous genres pour les opérations préparatoires ou préliminaires, et il achève de monter cinq filatures, parmi lesquelles figurent les deux plus considérables de celles que nous possédons jusqu’à présent.

Qui n’applaudirait à cette activité puissante ? C’est par elle que notre industrie a pris un corps et s’est enfin constituée. Par elle, ceux de nos filateurs qui ont été assez heureux ou assez habiles pour n’avoir pas recours à l’Angleterre, ont été exempts de ces tribulations qui ont accablé les autres. Ils n’ont pas eu à s’inquiéter, ceux-là, de la formation définitive de leurs établissemens ; ils n’ont pas épuisé dans le travail de cette formation ce qu’ils avaient d’énergie et de ressources ; ils n’ont eu qu’à bâtir, quand les bâtimens n’existaient pas, et leur matériel s’est organisé de lui-même, sans travail, sans lenteurs, et dans les meilleures conditions possibles, comme si l’industrie existait en France depuis vingt ans. Telle a été la facilité et la rapidité de leur marche, qu’ils ont devancé de bien loin la plupart de ceux qui étaient entrés avant eux dans la carrière. Exempts des soucis et des embarras de l’organisation première, ils ont pu aussi, mieux ou plus tôt que les autres, soigner le travail de la fabrication, et tourner leurs idées vers le progrès. C’est, en effet, une circonstance bien remarquable, que si quelque part l’intention du progrès se manifeste, c’est dans les filatures montées par M. Decoster ; et, ce qui n’est pas moins digne d’attention, c’est que, dès à présent, la production y est moins chère qu’ailleurs, vérité qu’il nous serait facile d’établir par des preuves irrécusables.

Au milieu de ces travaux d’exécution si rapides, si soutenus, et qui semblaient devoir absorber tous ses instans, M. Decoster ne laissait pas de s’occuper lui-même, avec plus de succès que personne, de perfectionnemens et de progrès. Non content d’avoir introduit peu à peu dans ses ateliers tous les outils dont on se sert en Angleterre, et qu’il avait étudiés sur les lieux, il en créait plusieurs. On trouve aujourd’hui, dans l’établissement qu’il a fondé, cinq ou six machines de ce genre, inventées ou perfectionnées par lui, soit pour remplacer celles qui répondaient mal à leur objet, soit pour remplir certains vides réels qui subsistaient encore dans les travaux mécaniques. Tous ces outils, simples mais ingénieux, sont d’un admirable service. Ils donnent aux pièces qu’ils façonnent une régularité encore plus grande, en même temps qu’ils abrègent et simplifient le travail. C’est par eux, non moins que par l’habileté réelle de ses ouvriers, et l’admirable direction des travaux, que M. Decoster a maintenant surpassé ses maîtres, et que la construction des métiers est arrivée chez lui à un degré de perfection que les Anglais même n’ont pas atteint. Quant à l’économie qu’ils ont produite, elle est, pour quelques pièces, de plus de moitié des anciens prix. Aussi, dans cet établissement, le prix total des machines n’excède-t-il maintenant que de 18 à 20 pour 100 celui des constructeurs anglais : résultat prodigieux, si l’on considère, nous ne dirons pas la nouveauté de notre industrie, car là cette industrie est déjà vieille, mais l’extrême cherté de nos fers et de nos charbons ; résultat d’autant plus admirable qu’il a été produit spontanément, sans avoir été provoqué par aucune espèce de concurrence dans le pays[9].

Faut-il revenir sur cette peigneuse que M. Decoster avait emportée avec lui en Angleterre, et qui lui a, pour ainsi dire, ouvert la route ? Nous n’en dirons plus qu’un mot. Il l’avait beaucoup améliorée durant son séjour en Angleterre, et c’est à la faveur de ces améliorations qu’elle avait été acceptée par un grand nombre de filateurs ; mais il n’a pas laissé de la retoucher depuis son retour en France, pour la porter à une perfection encore plus grande. Aussi, est-il vrai de dire que cette machine, telle que nous la possédons aujourd’hui, est supérieure à celle qui est demeurée en Angleterre, et que nos fabricans ont, à cet égard, un avantage sur les fabricans anglais.

Mais la plus belle découverte dont M. Decoster puisse s’honorer, et qui est peut-être aussi la plus importante que l’on ait faite pour l’industrie linière depuis huit ans, est celle du battoir propre à assouplir le chanvre ; invention vraiment capitale, et pour laquelle son auteur a jugé nécessaire de réclamer un brevet. Il n’est pas inutile de dire qu’on n’est pas encore parvenu, même en Angleterre, à travailler le chanvre comme le lin. Ce n’est pas que le chanvre ne puisse se filer de la même manière, et à l’aide des mêmes machines ; mais son filament, beaucoup plus dur, a besoin d’être préalablement assoupli, et cette opération, qu’on n’était pas encore parvenu à exécuter par les machines, s’exécutait trop difficilement et trop chèrement par le travail manuel, pour que le chanvre devînt, dans les manufactures, l’objet d’une fabrication courante. Aussi ne le file-t-on, dans les établissemens d’Angleterre et d’Écosse, que très rarement, avec fort peu d’avantage et à des numéros très bas. M. Decoster, qui avait été témoin, pendant son séjour en Angleterre, des nombreux essais que l’on faisait de toutes parts pour inventer une machine propre à cet usage, se mit aussi à la recherche du problème, surtout après son retour en France, et ses efforts ne tardèrent pas à être couronnés du plus brillant succès.

Le battoir inventé par lui a été mis en usage, pour la première fois, il y a près de deux ans, dans l’établissement de M. Liénard, à Pont-Remy ; et, bien qu’il fût encore fort imparfait et sujet à plusieurs accidens, il rendait déjà de grands services. Dans la suite, il n’a pas cessé de s’améliorer. Aussi, sans prétendre qu’il n’ait plus de perfectionnemens à recevoir, on peut dire qu’il remplit aujourd’hui toutes les conditions d’un battage prompt, efficace, et par-dessus tout économique. Un ouvrier ne peut, à l’aide du maillotage qui est encore généralement usité, préparer que 15 livres de filasse de chanvre par jour, et encore la préparation en est-elle imparfaite : avec l’un des battoirs de M. Decoster, on en prépare 150 livres par jour, et l’opération est beaucoup mieux exécutée. Au reste, la valeur de cette machine a été constatée par une expérience décisive. C’est après l’avoir essayée et en avoir reconnu les avantages, que M. Mercier, d’Alençon, s’est déterminé à ne plus filer que du chanvre dans sa manufacture, résolution neuve, hardie en apparence, mais dans laquelle ce fabricant s’est affermi de jour en jour par de nouveaux succès. L’établissement de M. Mercier produit aujourd’hui couramment des fils de chanvre du no 30 et au-delà. Rien de semblable n’a été obtenu en Angleterre. Si les tarifs actuels sont maintenus, et si nos filateurs se trouvent en conséquence hors d’état de soutenir la lutte contre les fabricans anglais quant à la production des fils de lin, la fabrication du chanvre pourra, grace à la machine de M. Decoster, et pourvu que cette machine ne leur soit pas enlevée comme tant d’autres par leurs rivaux, leur offrir une belle compensation. Ce battoir sera d’ailleurs toujours d’un grand effet, puisqu’il ne tend à rien moins qu’à livrer à la filature mécanique cette immense quantité de chanvre qu’elle n’avait pu s’approprier jusqu’à présent. Une telle découverte, bien qu’elle n’ait pour objet qu’une des opérations préliminaires de la filature, est à elle seule presque une révolution.

Avec son outillage si complet et si riche, avec sa collection si variée de modèles de tous les genres ; avec toutes les inventions qui lui sont propres, et tous les perfectionnemens qu’il a produits, l’établissement de M. Decoster se place dès aujourd’hui hors de ligne. Il va sans dire qu’il marche à la tête de la filature française, dont le sort est comme lié au sien : il la devance, il la dirige ; on pourrait dire qu’il la porte tout entière dans ses flancs. Mais quand on considère le nombre et surtout l’habileté rare des ouvriers qu’il occupe, l’activité surprenante et la capacité de l’homme qui le dirige, la grandeur même des bâtimens et leur belle ordonnance, enfin l’admirable entente des travaux, on est obligé d’ajouter que c’est une création d’un ordre supérieur, digne de servir de modèle à nos industriels de toutes les classes. Un tel établissement honore le pays, et la France peut le montrer avec orgueil. Il est certain que, dans cette spécialité, l’Angleterre n’offre rien qu’on puisse lui comparer. Avions-nous tort de dire, dans la première partie de ce travail, que nous aurions un troisième nom à ajouter aux beaux noms de MM. de Girard et Marshall[10] ?

L’industrie qui voit marcher à sa tête un établissement pareil, mérite déjà d’être comptée. Si son développement actuel est encore faible, elle est au moins douée, autant qu’aucune autre, de la faculté d’accroissement. En ce moment, l’établissement de M. Decoster livre régulièrement à l’industrie française de 1,800 à 2,000 broches par mois ; mais sa puissance de production est plus grande. Du jour au lendemain, si la demande était pressante, il pourrait l’élever jusqu’à 3,000 broches, et cela, sans nuire en rien à la production des pièces et des machines accessoires, qui marche toujours concurremment. Il y a même, à côté de l’établissement principal, un terrain réservé, sur lequel il pourrait s’étendre au besoin, de manière à porter la production au double ; et l’on peut juger, par tout ce qui précède, que cet accroissement ne se ferait pas long-temps attendre, si la situation des choses le réclamait. Il faut bien aussi tenir compte des travaux annoncés par d’autres constructeurs ; car, bien que ces derniers n’aient encore rien produit, et qu’ils n’aient figuré qu’à l’exposition, avec des machines fabriquées tout exprès pour elle, il est permis d’espérer qu’on les verra bientôt réaliser quelques-unes des promesses qu’ils ont faites depuis long-temps.

Les choses étant en cet état, on ne voit guère ce qui pourrait arrêter notre industrie dans son essor. La voilà, quant à la puissance de production, pour le moins égale à l’industrie anglaise. Ses machines sont aussi bonnes : elles seront meilleures quand elle aura le bon esprit de se contenter de celles qui se fabriquent en France, et qu’elle aura appris à les choisir. Il est vrai qu’elle aura bien encore à essuyer dans ses débuts certains embarras, causés par l’inexpérience des fabricans autant que par l’inhabileté des ouvriers ; mais ces embarras ne seront ni aussi nombreux ni aussi graves qu’on l’imagine. La filature mécanique n’est pas, au fond, d’une pratique fort difficile ; les machines sont si bien entendues et si parfaites, qu’elles travaillent seules, pour ainsi dire, et ne demandent à l’homme qu’une surveillance et des soins peu compliqués. Quelques opérations en bien petit nombre exigent de la part de l’ouvrier une certaine dextérité qui ne s’acquiert que par l’habitude : tel est le rattachage des bouts lorsque le fil se rompt sur le métier à filer. Quelques autres demanderaient aussi de la part du fabricant des connaissances assez précises et une certaine expérience ; telle est celle, par exemple, qui consiste à déterminer l’espèce de fil qu’il convient de produire avec telle ou telle qualité de lin. Mais, outre que ces difficultés sont peu nombreuses, elles ne sont pas de nature à arrêter ni même à entraver sérieusement la marche du travail. Elles ne sont d’ailleurs que passagères, et disparaîtront bientôt avec le reste, pourvu que l’on ne tombe point dans le travers, car c’en est un, et nous en demandons pardon aux manufacturiers habiles auxquels ce reproche s’adresse, pourvu, disons-nous, qu’on ne tombe point dans le travers d’appeler à soi des ouvriers ou des contre-maîtres anglais.

Il faut le dire, en ce moment le plus grand obstacle aux progrès de notre filature mécanique est dans les préjugés de ceux qui l’entreprennent. Son plus grand ennemi, c’est cette sorte de déférence servile, nous voudrions pouvoir employer un autre mot, que nos fabricans ont conservée vis-à-vis de la classique Angleterre. Pour avoir emprunté à l’Angleterre leurs premiers moyens, ils se croient obligés de lui emprunter encore, de lui emprunter toujours. La plupart, nous ne disons pas tous, se tiennent à l’égard des Anglais dans la position d’écoliers à maîtres, et ne semblent ambitionner d’autre genre de mérite que de répéter fidèlement leurs leçons ; ils ne se croient habiles qu’à les imiter et à les suivre ; ils n’osent encore agir et juger que par eux : disposition qui s’explique, quand on considère que notre entrée dans la carrière est toute récente ; disposition fâcheuse toutefois, et qui menacerait, en se prolongeant, de retenir notre industrie dans une éternelle enfance. Il faut que nos fabricans se persuadent qu’ils n’ont plus rien à demander à l’Angleterre, et qu’ils aient la hardiesse de s’affranchir de sa tutelle. Il est bon sans doute qu’ils l’observent encore de loin, afin de profiter de ses progrès, s’il lui arrive d’en faire ; mais, hors de là, il faut qu’ils apprennent à marcher seuls et à se servir à leur manière des découvertes déjà faites. Ils le peuvent, et ils le doivent : là est la garantie de l’avenir. Qu’ils cessent de demander à l’Angleterre leurs machines ; car la France les leur offre maintenant à des conditions meilleures, et ils ne feraient, en allant les chercher si loin, qu’acheter fort cher, à travers des lenteurs et des ennuis sans fin, le triste privilége de faire de mauvais choix. Qu’ils laissent à l’Angleterre ses ouvriers et ses contre-maîtres ; ils ne feraient, en les appelant chez eux, qu’y introduire le gaspillage et la routine : le gaspillage, car il règne toujours, sous une forme ou sous une autre, là où ce n’est pas l’œil du maître qui dirige ; la routine, car, outre que les ouvriers ainsi débauchés à leur pays ne sont pas toujours les meilleurs, une fois transplantés sur une terre étrangère, ils s’immobilisent, pour ainsi dire, dans les pratiques qu’ils ont observées chez eux ; ils ne s’en écartent plus, de peur de s’égarer ; bien mieux, ils s’y renferment volontairement et s’y obstinent, avec d’autant plus de raison qu’ils n’ont été choisis que comme les dépositaires de ces pratiques, et que leur autorité cesse dès qu’on les abandonne. De tels hommes peuvent bien encore oublier, mais ils n’acquièrent plus rien ; et ce qui rend surtout leur intervention funeste, c’est qu’ils détournent le maître des soins qu’il devrait prendre, en même temps qu’ils deviennent les ennemis naturels de tout ce qui s’agite autour d’eux pour le progrès. Que nos fabricans aient donc le courage de se passer de ce dangereux secours ; qu’ils entreprennent hardiment de diriger eux-mêmes, et cela, dès leur début. Il leur en coûtera peut-être quelques fautes ; mais ces fautes, qui seront moins graves qu’on ne suppose, seront bientôt réparées. Ils ne tarderont pas, soyez-en sûrs, à obtenir tout à la fois une direction meilleure dans l’ensemble et une plus grande économie dans les détails, et les fautes même qu’ils auront faites leur deviendront dans la suite une source d’utiles enseignemens.

Ce n’est pas tout : il faut que nos fabricans se mettent dans l’esprit qu’ils ont dès à présent autant de droit que les Anglais eux-mêmes d’imaginer, de découvrir, de prendre l’initiative du perfectionnement et du progrès. Et pourquoi donc l’Angleterre en aurait-elle le privilége ? Il n’est pas vrai de dire, comme on l’a fait quelquefois, que nos filateurs doivent actuellement s’absorber dans le soin de former leurs ouvriers, et qu’ils n’auront de long-temps pas autre chose à faire. Cette excuse est tout au plus admissible pour ceux qui en sont encore à leurs premiers essais. Sans doute il faut un peu de temps pour que les ouvriers acquièrent toute la dextérité et toute l’habileté possibles dans le travail ; mais, en attendant que ces qualités leur viennent par la pratique, pourquoi donc le fabricant s’abstiendrait-il, tout en suivant les travaux d’un œil attentif, d’observer, d’imaginer et de créer ? Ce travail de surveillance n’exclut pas le travail de l’invention : tant s’en faut ; il en est, au contraire, le plus utile auxiliaire. C’est au milieu de cette surveillance quotidienne que les bonnes inspirations viennent à l’homme doué des qualités requises ; c’est là que, par une observation assidue, il reconnaît les vices des procédés, s’il en subsiste encore, et qu’en luttant contre eux, il en découvre le remède. Les filateurs anglais n’ont pas fait autrement. C’est en formant leurs ouvriers qu’ils ont perfectionné leur art ; les fautes commises, loin de les arrêter, leur sont venues en aide, et c’est au milieu de ces mêmes embarras dont on fait tant de bruit, qu’ils ont achevé toutes leurs conquêtes.

Jusqu’à ce qu’ils aient eux-mêmes perfectionné ou inventé, que nos filateurs sachent du moins apprécier les découvertes que d’autres ont faites à leur profit. Qu’ils n’attendent pas pour les adopter, ou du moins pour s’informer de leur valeur, que l’Angleterre les ait sanctionnées de son approbation en les leur dérobant. Vous avez passé le détroit pour entrer avec l’Angleterre en partage de ses inventions ; vous avez multiplié pour cela vos démarches et vos soins ; vous vous êtes résignés même à de pénibles sacrifices : c’était bien, et le pays tout entier ne peut qu’applaudir à votre courageuse résolution ; mais faut-il négliger pour cela les inventions qui sont propres au pays, qui sont sous votre main, à votre porte, et dont l’usage n’appartient qu’à vous seuls jusqu’à présent ?

Cette confiance en eux-mêmes et dans leurs propres forces, cette ardeur du progrès, ce juste sentiment d’appréciation qui fait estimer les choses à leur valeur, de quelque endroit qu’elles viennent, voilà ce qui manque surtout à nos fabricans pour les placer à la hauteur de leur tâche. Du jour où ils auront acquis ces qualités précieuses, il ne leur restera plus rien à envier à leurs rivaux.

Il ne faut pourtant pas se flatter que notre industrie linière puisse dès-lors soutenir une lutte corps à corps avec l’industrie anglaise. Les circonstances au milieu desquelles ces deux industries se meuvent sont trop différentes pour qu’un semblable rapprochement soit permis. À les considérer en elles-mêmes, comme nous venons de le faire, peut-être que leurs forces sont pareilles, puisque l’infériorité qui existe encore sur certains points est déjà compensée par une supériorité acquise sur quelques autres ; mais il n’en est plus ainsi quand on considère les faits extérieurs dont elles dépendent, et la situation respective des deux pays. Égales en puissance virtuelle, ces deux industries n’ont pas les mêmes facilités pour se produire ; elles ne trouvent pas les mêmes garanties dans les lois ; elles ont à lutter contre des obstacles d’un autre ordre, avec des ressources fort inégales pour les vaincre ; et, dans ce sens, on est obligé de reconnaître que tous les avantages sont pour les fabricans anglais, tous les désavantages contre les nôtres. Voilà pourquoi l’intervention du pouvoir est nécessaire. Nos industriels ont fait à peu près ce qui dépendait d’eux ; c’est maintenant au gouvernement de faire le reste.

C’est un fait constant, que toutes les matières que nos manufacturiers emploient, et tous les agens qu’ils font mouvoir, leur coûtent beaucoup plus cher qu’aux fabricans anglais : désavantage qu’ils peuvent attribuer encore plus à notre régime économique qu’à la situation propre et naturelle du pays. La différence ne porte pas sur tel ou tel objet en particulier, elle s’étend indistinctement sur tous : sur la matière première, le lin ; sur la machine à vapeur qui sert de moteur à l’établissement, et plus encore sur le charbon que cette machine consomme ; sur les machines que l’on emploie pour la filature et sur l’entretien de ces machines ; sur le fer dont on fait usage pour les divers besoins de la fabrique ; sur l’huile, le suif et l’éclairage, et enfin sur les capitaux. Une seule chose semble coûter moins en France qu’en Angleterre, c’est la main d’œuvre ; mais, outre que cet avantage n’est pas universel, et que dans certaines de nos provinces, qui sont les plus propres à la filature du lin, comme le département du Nord, par exemple, la main d’œuvre est au même prix que dans certaines parties de l’Angleterre où cette même filature est établie, on peut dire que cet avantage est déjà compensé par la différence considérable dans l’abondance et dans le prix des capitaux. Les autres causes d’infériorité restent donc sans dédommagement, et, pour en faire sentir la gravité, il nous suffira d’établir la comparaison sur quelques points principaux.

Nous avons déjà dit que le lin abonde en France, mais qu’il n’y est pas à bon marché. En effet, telle qualité commune de lin de Russie ressort pour les fabricans anglais à 90 francs les 100 kilog. rendus en Angleterre, tandis qu’elle coûte en France, sur les lieux même de production, 110 francs. Les étoupes de Russie, qualité analogue, reviennent aux Anglais à 47 fr. 50 c., et les nôtres coûtent 65 francs. Même différence pour les chanvres. On pourrait dire à cela : Pourquoi nos fabricans ne se servent-ils pas aussi des lins russes ? Mais les droits à l’importation sont en France de 5 francs 50 centimes pour les lins teillés et les étoupes, et de 16 francs 50 centimes pour les lins peignés, tandis qu’en Angleterre, pour les lins bruts, les étoupes, les lins teillés et peignés, il n’existe qu’un droit insignifiant de 21 centimes. Les Anglais ont d’ailleurs sur nous le grand avantage d’avoir avec la Russie des relations régulières dès long-temps établies ; en outre, notre navigation est beaucoup plus chère que la leur, ce qui n’est pas d’un médiocre intérêt pour une marchandise d’encombrement comme le lin, et surtout les étoupes. Ajoutez à cela que nos établissemens ne sont pas généralement situés à la côte, comme le sont la plupart des établissemens anglais, et qu’ils ne pourraient s’y mettre en grand nombre sans s’exposer à des inconvéniens d’un autre ordre qu’il serait trop long d’énumérer. Presque toutes les filatures anglaises sont proches de la mer, et celles même qui en sont éloignées ont avec elle des communications faciles, qui manquent généralement aux nôtres.

On sait que les machines à vapeur coûtent plus cher en France qu’en Angleterre, et il serait inutile d’en exposer les raisons. Toutefois cette différence se ferait peu sentir, si ce n’était le prix énorme du charbon. En Angleterre, le prix du charbon varie, selon les localités, de 60 à 150 centimes l’hectolitre ; mais pour les filatures de lin les prix sont généralement les plus bas, car la plupart sont établies sur les lieux même d’extraction. Ainsi la ville de Leeds, qui compte cent cinq filatures, est assise sur un bassin houiller d’une incomparable richesse. Plusieurs puits d’extraction sont ouverts dans l’intérieur même de la ville, quelques-uns jusque dans la cour des établissemens manufacturiers. À Dumfries, les filateurs ne paient la houille qu’à raison de 60 c. l’hectolitre. Elle est plus chère à Dundee ; mais elle ne revient encore qu’à 1 fr. 10 c. l’hectolitre de 100 kilog. En établissant donc une moyenne de 80 centimes, on est plutôt au-dessus qu’au-dessous du prix réel. En France, ce prix varie de 2 à 4 francs l’hectolitre, et va même au-delà. Ainsi, pour citer des exemples, MM. Malo et Dickson, de Dunkerque, dont l’établissement est situé à la côte, et qui profitent de cet avantage pour tirer leur charbon d’Angleterre et d’Écosse, ne l’obtiennent qu’à 2 francs 50 centimes l’hectolitre, en comptant les frais de transport et les droits. M. Scrive, de Lille, le paie, malgré le voisinage des mines d’Anzin et de Mons, à raison de 2 francs 25 centimes l’hectolitre ras de 80 kilog., ce qui le porte à 2 francs 80 centimes pour l’hectolitre plein de 100 kilog. comme à Dundee. Le charbon coûte 3 francs ou 3 francs 10 centimes l’hectolitre à Abbeville, autant à Essonne, dans l’établissement de M. Feray, et dans certains autres lieux bien davantage. Nous ne portons cependant la moyenne qu’à 2 francs 80 centimes. C’est donc trois fois et demi le prix anglais. Or, dans une filature de 3,000 broches, par exemple, il se consomme 36 hectolitres de charbon par jour. C’est donc pour l’année entière, en comptant 300 jours de travail, une consommation de 10,800 hectolitres, lesquels ne coûteront en Angleterre que 8,640 francs, et en France 30,240 francs. Il est bon de remarquer, d’ailleurs, que cette dépense de 30,240 francs en combustible forme, dans l’établissement que nous avons pris pour exemple, plus du cinquième de la dépense totale.

On dit encore à cela : Que ne vous servez-vous des cours d’eau ? C’est une objection qui a été faite dans l’enquête de 1838, et nous sommes étonné qu’on n’y ait point répondu. Il nous semble pourtant que la réponse était facile. À la vérité, les cours d’eau ne manquent pas en France ; mais ils ne sont pas à la disposition de tout le monde, et pour s’en assurer la possession, il faut ordinairement passer par des formalités de tous les genres, se plier à des démarches fatigantes et subir d’interminables lenteurs. C’est bien assez des lenteurs inhérentes à toutes les fondations, sans y en ajouter encore de cette espèce. Les cours d’eau ont d’ailleurs le grand inconvénient de n’avoir pas une puissance régulière et uniforme. Si quelques-uns peuvent marcher dans tous les temps, d’autres, en plus grand nombre, subissent l’influence des saisons. L’eau y surabonde en hiver et manque en été. Dans le premier cas, il y a excès de puissance, et dans l’autre, défaut. Aussi, en tenant compte des exceptions, on peut dire qu’en général les cours d’eau conviennent beaucoup mieux aux usines dont le travail souffre des intermittences, qu’aux établissemens qui demandent, comme les filatures de lin, un travail régulier et constant. Mais ce n’est peut-être pas encore là leur plus grand tort. Ce qui diminue singulièrement leur valeur, c’est qu’ils ne peuvent pas se déplacer à volonté. Le manufacturier qui adopte la machine à vapeur comme force motrice, la transporte où il lui plaît. Il consulte alors tout à la fois ses convenances personnelles et les convenances locales. Il peut choisir un lieu où il trouvera des mécaniciens pour réparer ses machines, et des ouvriers pour les conduire ; un lieu où la matière première abonde, et où de nombreux débouchés s’ouvrent pour ses produits. S’il veut se servir d’un cours d’eau, il faut qu’il le prenne où il le trouve. Peu importe que le lieu soit sauvage, inhabité, que les moyens de communication y soient rares et difficiles, que la matière première y manque, que les débouchés soient éloignés, il n’y a pas à choisir, le cours d’eau est là et ne se déplacera point. Voilà ce qui rend cette force, d’ailleurs précieuse, d’un usage moins étendu qu’on ne le pense. Dans certaines localités, les cours d’eau sont nombreux et abondans ; mais tout le reste manque pour la réussite des établissemens manufacturiers. Ailleurs, toutes les circonstances sont favorables, et on ne trouve plus de cours d’eau. Le département du Nord en offre un remarquable exemple. Nul autre n’est aussi favorable pour l’établissement des filatures de lin, et, ce qui le prouve, c’est que nos anciennes filatures s’y pressaient en plus grand nombre qu’ailleurs. Eh bien ! ce département, pays plat, n’est pas riche en cours d’eau. Ils y sont rares et d’une médiocre force, et le petit nombre de ceux qui seraient capables de servir sont occupés depuis long-temps. Dira-t-on par hasard qu’il ne faut pas qu’il s’établisse de filatures mécaniques de ce côté ? On ne l’oserait pas. Sans nier donc les avantages bien réels que les cours d’eau peuvent offrir dans certains cas particuliers, nous croyons qu’on se trompe gravement en les comptant comme une ressource générale. Malgré le haut prix du charbon, on peut être assuré que la plupart de nos manufacturiers seront encore forcés de se servir de la vapeur. Ils subiront donc malgré eux tous les inconvéniens de la cherté.

Le fer, cette matière si nécessaire à toutes les industries, qui s’emploie dans les manufactures pour tant d’usages et sous tant de formes, le fer est encore grevé à l’importation en France d’un droit de 80 pour 100. En comptant les frais de transport, il est de 100 pour 100 plus cher qu’en Angleterre : nouvelle cause d’infériorité pour nous.

Grace à cette cherté du fer et du charbon, on comprend qu’il est impossible à nos mécaniciens, quelle que soit d’ailleurs leur habileté, de lutter avec les mécaniciens anglais quant aux prix. Pour eux, d’ailleurs, il n’y a point d’avantage à espérer sur la main d’œuvre ; car, à Paris, les ouvriers mécaniciens sont payés exactement sur le même pied qu’à Leeds. La différence du coût de la matière qu’ils emploient et du charbon qu’ils consomment, retombe donc de tout son poids sur le prix des machines ; et ce n’est pas estimer trop haut le surcroît que de le porter à 30 ou 35 pour 100[11]. Il faut donc, quels que soient les progrès que nous puissions faire, s’attendre à une différence assez constante de 30 pour 100 sur les machines dont nos filateurs se serviront. Cette différence serait bien plus considérable si, remontant vers le passé, on tenait compte du prix des machines qui ont été extraites d’Angleterre ; mais nous avons déjà dit que c’étaient là des sacrifices passagers, qui ne sont d’aucune considération pour l’avenir.

Nous n’insisterons pas sur les autres dépenses d’un ordre plus secondaire. On trouverait presque partout les mêmes différences à remarquer. C’est ainsi que, pour l’éclairage au gaz, généralement usité dans les filatures anglaises, et qui commence à se répandre en France, nos fabricans sont encore surchargés, à ce point que le gaz, qui ne coûte, à Leeds, que 4 francs les 1,000 pieds cubes, revient, à Lille, à 12 francs.

Pour couvrir tant de désavantages, quels sont les droits protecteurs que notre législation actuelle assure ? Les voici. Dans le tarif, qui date d’une autre époque, il existe une distinction assez marquée entre les fils d’étoupe et les fils de lin. Les premiers ne sont chargés à l’importation que d’un droit de 14 francs les 100 kilog., les autres paient un droit de 24 francs. Cependant la difficulté, pour mieux dire, l’impossibilité qu’il y avait pour la douane à distinguer désormais les fils d’étoupe d’avec les fils de lin, a forcé de modifier l’application de la loi. La distinction a disparu en fait, en attendant qu’elle ait été supprimée en droit ; mais ce n’est pas à l’avantage de nos filateurs. Au lieu de percevoir le droit de 24 francs sur tous les fils indistinctement, ce qui semblait naturel, puisque tous avaient désormais acquis la valeur supérieure des fils de lin, on a pris le parti de considérer comme provenant des étoupes tous les fils du no 30 anglais et au-dessous, et de ne percevoir le droit de 24 francs que sur les numéros plus élevés. Ainsi, par le fait, le droit est maintenant de 14 fr. les 100 kilog. pour tous les fils, jusqu’au no 30 anglais, c’est-à-dire pour les qualités communes qui sont d’un usage plus général ; il est de 24 francs pour les qualités plus hautes.

Comme le prix du fil augmente à mesure que le numéro s’élève, il est difficile d’établir exactement la proportion de ces droits fixes avec la valeur des produits. On peut dire cependant que, dans la première catégorie, le droit de 14 francs ressort pour les numéros les plus bas à 5 ou 6 pour 100, et pour les numéros les plus élevés à 2 et demi. Pour la seconde catégorie, celle pour laquelle le droit de 24 francs est maintenu, le rapport est à peu près le même, en ne tenant compte que des numéros 30 à 60 ; mais au-dessus la proportion diminue sensiblement. Si l’on passe le no 100, l’importance du droit devient tout-à-fait insignifiante.

C’est sous l’abri de cette misérable protection que notre filature mécanique, qui date à peine d’hier, est forcée de lutter, au milieu de tant d’obstacles qui l’entourent, avec tant de charges qui l’accablent, contre une industrie déjà vieille et qui prospère depuis long-temps. Évidemment, la position n’est pas tenable. Quand on ne considérerait que l’aggravation permanente des frais qu’elle supporte, ce serait déjà trop pour l’écraser ; mais encore faut-il après tout lui tenir compte des embarras de ses débuts. Nous avons fait bon marché de ces embarras, en tant qu’on voudrait y voir un obstacle à sa marche ; mais ils ne lui créent pas moins un désavantage relatif qui n’est pas encore près de s’effacer. Les ouvriers se rendront habiles sans que les Anglais s’en mêlent ; mais ils ne le sont pas encore et ne le deviendront qu’avec le temps. Les maîtres acquerront s’ils le veulent, et sans leçons, l’expérience et les connaissances requises, mais ils ne les posséderont qu’après les avoir payées par quelques fautes et d’assez longues tribulations. Nous avons passé sous silence la différence énorme qui existe entre la France et l’Angleterre quant à l’abondance et au prix des capitaux, parce que nous supposons cette différence compensée par celle du prix de la main d’œuvre : mais, en laissant à part ce qui tient à la situation relative des deux pays, la filature anglaise possède en propre des capitaux accumulés durant quinze années d’une prospérité croissante. Et quel avantage n’est-ce pas pour elle d’avoir depuis long temps couvert tous les frais de premier établissement, et de se trouver encore maîtresse de tant de capitaux acquis, à l’aide desquels elle multiplie ses moyens, économise ses frais, double sa puissance, étend son influence partout, renverse les obstacles, et force, quand il le faut, les voies même de la consommation ? Il ne faut pas oublier non plus ses relations déjà formées, ses débouchés établis avec art et de longue main, non plus que son organisation toute faite, aussi bien que celle des industries secondaires qui s’y rapportent. Et ce dernier point est important ; car c’est le malheur de toute industrie naissante, que rien dans le pays n’est préparé pour son usage et qu’il faut tout créer. Ainsi, aux causes permanentes d’infériorité, il s’en joint d’autres transitoires, qu’il serait injuste d’oublier. N’est-ce pas assez de tout cela pour justifier les plaintes et les réclamations que nos industriels ont fait entendre ? Que faut-il de plus pour que la sollicitude du pouvoir s’éveille ?

Il faut le reconnaître, le gouvernement n’est pas resté absolument sourd à la voix des réclamans ; mais, à côté de la sympathie qu’il leur a manifestée quelquefois, il y a lieu de s’étonner de la froideur qu’il a montrée en d’autres temps, et surtout de sa lenteur à résoudre, quand tous les faits sont éclaircis.

Dès l’année 1833, les faits produits fixèrent l’attention du ministre du commerce ; dans un voyage qu’il fit à Lille et en Angleterre, il s’informa soigneusement de tout ce qui avait rapport à la fabrication et au commerce des fils de lin, et il jugea que cet objet avait assez d’importance pour que les conseils généraux de l’agriculture, des fabriques et du commerce, qui s’assemblaient alors, eussent à s’en occuper. Le conseil-général du commerce pensa qu’il n’y avait rien à faire, celui des manufactures nomma une commission dont l’avis fut de porter de 24 à 100 francs le droit sur le fil de lin ; mais le conseil se borna à voter le doublement du droit. C’est d’après ce vote que le gouvernement présenta, le 4 février 1834, un projet de loi qui portait à 50 francs le droit sur les fils simples écrus. La commission de la chambre des députés adopta le principe de ce projet. Il semblait donc que dès cette époque, où le danger était moins pressant qu’aujourd’hui, une mesure allait être prise et une augmentation quelconque votée ; mais des discussions s’étant élevées sur la quotité du droit, et la commission ne se trouvant pas encore en mesure de faire une révision analogue du tarif des toiles, le projet ne fut pas discuté par les chambres, et le gouvernement ne le reproduisit plus.

Dans la suite, le mal s’étant accru, on fut contraint de s’en occuper de nouveau. Dans le mois de décembre 1837, les conseils-généraux de l’agriculture, des fabriques et du commerce, furent, pour la seconde fois, saisis de cet objet, et ils votèrent, les deux premiers, pour une augmentation, et le dernier pour un plus ample informé. En même temps de nombreuses pétitions adressées aux deux chambres, au nom de l’agriculture en souffrance, des populations de l’ouest qui vivent du filage à la main, des industriels qui avaient entrepris la filature mécanique et des diverses sortes de tisserands, attiraient l’attention de la législature, et accusaient l’inertie du gouvernement. Ces pétitions furent rapportées ; mais alors des résistances s’élevèrent de la part d’un grand nombre d’intérêts, tels que ceux des vignicoles du midi, de la fabrique de Lyon, des commerçans en fils et en toiles étrangères, et une lutte s’engagea. C’est pour éviter une discussion qui lui semblait intempestive, et qui n’aurait pas eu de bases certaines, que M. le ministre du commerce demanda et obtint qu’on lui confiât d’abord le soin de constater les faits, et d’élaborer la question par une enquête préalable. Toutes les pétitions lui furent donc renvoyées par les deux chambres, et, conformément à l’engagement qu’il avait pris, le ministre du commerce rendit, le 28 mai 1838, un arrêté qui instituait, au sein du conseil supérieur du commerce, un comité chargé d’entendre tous les intérêts et de présenter au conseil le résultat de son travail. L’enquête, commencée à la fin du mois de mai, se poursuivit dans le courant du mois de juin.

Le rapport de la commission fut présenté bientôt après, et conclut, comme on devait s’y attendre, à une augmentation de droit, d’ailleurs insuffisante. Une seconde fois donc la discussion paraissait arrivée à son terme : les faits étaient éclaircis, il n’y avait plus qu’à résoudre, et, si l’on en croit certains rapports, une mesure allait être prise ; une ordonnance était prête, qui allait, tant bien que mal, donner satisfaction à tant d’intérêts qui souffraient, lorsque, par une fatalité inexplicable, l’Angleterre intervint à son tour. Sous le prétexte de régler avec la France les bases d’une convention commerciale, et, dans le fond, afin de suspendre et d’arrêter l’effet de la mesure projetée, elle envoya des commissaires ; des conférences furent ouvertes, et, par suite de ce nouvel incident, la mesure attendue et promise fut indéfiniment ajournée. Aujourd’hui les choses en sont encore au même état, en sorte que, malgré tant de discussions mûres, malgré l’enquête et le rapport qui l’a suivie, malgré les promesses tant de fois renouvelées, on n’a pu parvenir à rendre une décision dont l’urgence a été reconnue depuis cinq ans.

Ce système d’atermoiemens sans fin, que l’on applique à tout, dont tous les pouvoirs se rendent complices, et qui semble tourner en habitude, a quelque chose de déplorable et de fatal. C’est par là que les meilleures entreprises avortent, que toutes les plaies s’enveniment, et que des perturbations, d’abord légères, se changent en maux irrémédiables.

Il faut rendre justice aux talens et à l’impartialité de ceux qui ont dirigé l’enquête ; ils n’ont rien négligé pour mettre toutes les vérités en lumière. Le procès-verbal de leurs travaux est un document précieux ; nous n’en connaissons pas un en ce genre qui soit à la fois plus clair et plus satisfaisant. On peut le citer comme un exemple, en France surtout, où l’on n’a pas assez l’habitude de ces sortes d’investigations. Le rapport de la sous-commisson d’enquête est lui-même un beau travail, exact, clair, substantiel et concis ; mais pourquoi faut-il que tout cela n’aboutisse à rien, et que tant de soins ne servent qu’à mettre inutilement à découvert toutes nos plaies ?

En reconnaissant ce qu’il y a de mérite réel dans le rapport de la sous-commission d’enquête, il nous est impossible, toutefois, d’en adopter les conclusions. Après avoir reconnu l’état de choses, tel à peu près que nous l’avons présenté nous-même, que propose-t-on ?

D’abord, la commission demande que l’on supprime le droit de 15 p. 100 à l’importation des machines. En cela, il nous semble qu’elle s’est complètement égarée. Sans doute, les membres de la commission ont été frappés, comme nous, de ce fait étrange que, dans un temps où les modèles des machines anglaises n’existaient pas en France, où il y avait tant d’intérêt pour nous à les obtenir, nos tarifs semblaient les repousser, favorisant ainsi, contre nous-mêmes, la politique de nos rivaux, qui en défendait sévèrement l’exportation. Ils ont pensé avec raison que, loin d’aggraver alors les frais énormes que l’importation entraînait, il eût fallu récompenser, payer ceux qui en avaient couru les risques. Mise en pratique dans ce temps-là, cette suppression des droits que la commission propose eût été convenable et juste, bien qu’insuffisante pour son objet ; mais aujourd’hui elle manquerait son but, et serait, à d’autres égards, d’un effet désastreux. Il ne s’agit plus pour nous d’obtenir les modèles des machines anglaises, puisque nous les possédons. Nous n’avons plus besoin d’arracher à l’Angleterre ses secrets, puisque ces secrets sont connus, non-seulement dans quelques fabriques, mais dans les ateliers de construction. À quoi tendrait donc maintenant la suppression du droit ? Elle n’aurait plus pour but de nous faire obtenir des modèles désormais inutiles, mais de faire des machines anglaises l’objet d’une importation courante. Entendue de cette façon, elle serait aussi impolitique qu’injuste. Tant que l’Angleterre maintiendrait aussi sévèrement qu’elle le fait aujourd’hui la défense d’exporter les machines, la mesure proposée ne serait qu’illusoire, et on le comprendra sans peine ; mais elle serait d’une révoltante injustice du jour où elle sortirait son effet. Ne serait-ce pas violer à l’égard de nos constructeurs tous les principes de l’équité, que de les exposer sans protection à la concurrence anglaise, alors qu’ils ont à payer d’énormes droits sur tous les matériaux dont ils se servent ? Mais la commission n’a pas vu, nous en sommes sûr, les dernières conséquences de la mesure qu’elle propose. Cette mesure ne tendrait à rien moins qu’à mettre le sort de notre industrie à la discrétion du bureau du commerce établi à Londres. On sait que ce bureau a le pouvoir d’autoriser ou de défendre l’exportation des machines à son gré. Eh bien ! si tout droit à l’importation était supprimé en France, ce bureau, muni d’un tel pouvoir, pourrait tour à tour, selon les cas, permettre l’exportation pour ruiner nos constructeurs, ou la défendre pour ruiner nos fabriques. Il tiendrait les écluses, qu’on nous pardonne le mot, et serait maître de nous faire périr à son gré par la sécheresse ou par l’inondation. Une telle situation n’est évidemment pas acceptable aussi croyons-nous que l’erreur de la commission n’aura besoin que d’être signalée. Quant à l’abus dont elle s’est préoccupée avec raison, c’est par d’autres moyens qu’on peut le corriger. Il ne faut pas régler des cas exceptionnels par des mesures générales. Si la commission désire, et à cet égard nous sommes de son avis, qu’à l’avenir les importateurs soient exempts de droits dans les circonstances semblables à celles où nous nous sommes trouvés, qu’elle propose l’établissement en France d’un bureau du commerce à l’instar de celui qui existe à Londres, et auquel appartiendrait le droit d’autoriser l’importation en franchise dans certains cas particuliers.

L’augmentation de droits que la commission propose sur les fils étrangers nous paraît tout-à-fait insuffisante. En évaluant le droit actuel à 3 ou 4 p. 100 de la valeur, évaluation qui se rapporte assez bien à celle que nous avons faite nous-même, la commission juge qu’il faudrait le porter à 7 pour 100, en ayant soin toutefois de le graduer, de manière à ce qu’il demeure à peu près à ce même taux pour les différentes qualités de fils. Sur le principe de la graduation, nous n’avons rien à dire : il est d’une justesse incontestable, et nous le croyons universellement admis ; mais qui ne sera frappé de la faiblesse de ce droit, 7 pour 100, pour sauver une immense industrie menacée d’un grand péril, quand il n’y a pas dans le pays une industrie si futile, si ingrate, si misérable, qui ne jouisse d’une protection beaucoup plus forte ? Si nous avons réussi à exposer clairement l’état des choses, on a dû comprendre qu’une protection si mesquine n’atteindrait pas le but. Nous avons lieu de croire que la commission d’enquête a délibéré sous l’empire d’une illusion. À ceux qui, l’année dernière, réclamaient l’augmentation du droit, on disait, on répétait sans cesse : Voyez ce qui se passe, considérez tous ces établissemens qui se forment, et ces projets en plus grand nombre, qui sont à la veille d’éclore ; tout cela ne témoigne-t-il pas contre la justice de vos plaintes et la valeur de vos réclamations ? Ce mouvement, qui se manifeste de toutes parts, n’est-il pas la meilleure preuve de la prospérité de votre industrie et de la bonne disposition de nos tarifs ? L’objection était forte alors, et la commission, qui l’a recueillie, s’est laissée visiblement influencer par elle. Mais les évènemens se sont chargés d’y répondre. Si les membres de la commission ne sont pas maintenant désabusés, c’est que la situation présente ne leur est qu’imparfaitement connue. Le fait est que tous ces projets dont on se prévalait contre les réclamans sont encore aujourd’hui ce qu’ils étaient, des projets. Pas un n’est venu à terme, tant il est vrai que la protection promise était attendue, qu’on y comptait, et qu’elle était l’appui nécessaire des établissemens à naître. Les délégués de l’industrie linière ont demandé, eux, un droit de 18 pour 100 sur les fils, et de 28 pour 100 sur les toiles ; et ce droit, dont nous n’avons pas le loisir de justifier le chiffre, ne nous paraît avoir rien d’exorbitant, rien qui excède la mesure d’une protection raisonnable et normale.

Il y a lieu de s’étonner vraiment de la rigueur avec laquelle on marchande à l’industrie linière une protection dont tant d’autres jouissent sans raison, et qu’elle peut réclamer à tant de titres. Nous ne répondrons pas à toutes les objections qu’on lui oppose ; ces objections n’ont pas en général une grande valeur. Disons seulement quelques mots à ses principaux adversaires.

Ce sont d’abord ceux qui craignent les représailles de l’Angleterre, ou qui voudraient voir nos relations avec elle s’étendre ; ce sont ensuite certains partisans indiscrets de la liberté commerciale, qui viennent jeter au travers de cette discussion leurs principes mal digérés. Aux premiers, nous répondrons que l’Angleterre n’a pas aujourd’hui de représailles à exercer ; que ses tarifs, combinés en vue de ses intérêts propres, ne sont guère susceptibles d’aggravation à notre égard, et qu’elle ne les aggraverait point sans se nuire à elle-même ; que, s’il est désirable, et nous le croyons aussi, que nos relations avec elle s’étendent, c’est à la condition que cette extension de rapports servira nos intérêts comme les siens ; que ce n’est pas, comme on l’a dit, par des sacrifices mutuels que les deux peuples doivent tendre à se rapprocher commercialement, mais en établissant, chose possible et même facile, un système d’échanges également avantageux à tous les deux ; qu’enfin on irait directement contre le but où l’on aspire, si l’on pouvait se résoudre à sacrifier, dans l’intérêt de ces relations, une industrie vitale. Aux partisans de la liberté commerciale, nous dirons qu’ils nous paraissent fort mal comprendre le principe même qu’ils invoquent. C’est un grand et beau principe que celui de la liberté commerciale, et nous espérons bien le voir triompher un jour ; mais ce n’est pas le moyen de préparer son triomphe que de l’invoquer sans cesse à contre-sens. La liberté est bonne de soi ; mais elle peut devenir funeste, quand on l’applique sans règle, et surtout quand elle arrive par exception. Au fait, est-ce la liberté qui règne aujourd’hui, ou le système protecteur ? Il s’agit de savoir si, dans un état de choses où tout se règle par la protection, où tout se place à son niveau, il est permis de choisir une industrie entre mille pour la livrer seule à toutes les chances d’un régime particulier ; si, lorsque la valeur de toutes les matières premières et de tous les agens du travail est altérée et grossie par le système en vigueur, il est permis de parler de liberté commerciale à nos manufactures. Ainsi entendue, la liberté ne serait qu’une fiction désastreuse et une cruelle dérision.

En industrie, comme ailleurs, la liberté demande l’égalité. Voulez-vous établir son règne, préparez-le par des mesures d’ensemble, lentes et graduées sans aucun doute, mais régulières et générales. La raison ne dit-elle pas, d’ailleurs, que si l’on veut affranchir successivement tous les genres de produits, c’est par les matières premières et les agens du travail qu’il faudra commencer ? Si la liberté doit être un jour la loi commune en France, et c’est à cette condition seulement qu’elle sera bonne, il est nécessaire, pour éviter les catastrophes, que toutes choses soient, autant que possible, ordonnées d’avance comme elle les ordonnerait elle-même. C’est pourquoi l’on doit s’appliquer à soutenir les industries qui réunissent, comme celle du lin, toutes les conditions naturelles de puissance et de durée, en abandonnant peu à peu celles qui n’ont pas de racines dans le pays.


Ch. Coquelin.
  1. Voyez la livraison du 1er juillet.
  2. On remarquera que ces totaux comprennent, outre l’importation anglaise et belge, celle de tous les autres pays que nous n’avons pas cru devoir mentionner.
  3. L’importation des toiles anglaises en 1838 est évaluée à 550,000 kil.
  4. Voir les documens annexés à l’enquête.
  5. Terme du pays qui s’emploie pour désigner un brin de fil.
  6. Dictionnaire du Commerce et des Marchandises, article Lille, par M. Hautrive (de Lille).
  7. M. André Koechlin, d’Alsace, qui entreprend aussi la construction des machines, a adopté le système à chaînes.
  8. Les modèles commandés par M. Decoster à la fin de 1836 n’arrivèrent à leur destination qu’à la fin de 1838.
  9. Enquête de 1838 ; séance du 26 juin. — Interrogatoire de M. Decoster :

    « D. Ainsi, il n’y aurait, entre vos prix et ceux des mécaniciens anglais, qu’une différence de 20 pour 100 au plus ? — R. Pour le moment, mes prix dépassent de plus de 20 pour 100 ceux des Anglais, parce qu’il faut encore que je fasse venir certains petits articles de préparation, que le défaut de place m’empêche de confectionner, et à cause de la complication du mouvement que j’adopte dans mes préparations. Il faut, en outre, les monter, faire des frais de déplacement, et perdre du temps pour mettre en activité les machines sortant de mes ateliers. Mais, lorsque j’aurai formé quelques sujets capables au courant de cette besogne, et que je n’aurai plus, comme les constructeurs anglais, qu’à soigner la construction, je réduirai la différence excédant 20 pour 100 à zéro. Je le pourrai, quoique en France la fonte, le fer, l’acier, le charbon, soient plus chers, parce que mes ateliers seront montés, pour ce genre de fabrication, d’une manière plus spéciale que ceux qui existent en Angleterre même. Ce que je promets, je ne l’ajourne pas beaucoup : c’est dans cinq mois que je serai à même de le réaliser. »

    Et en effet, cinq mois après, c’est-à-dire à l’ouverture de l’établissement de la rue Stanislas, ces promesses étaient largement réalisées ; mais M. Decoster n’avait pas dit qu’il emploierait à cet effet des moyens supérieurs, qui ne sont pas à la portée de tous.

  10. M. John Marshall, qui tient aujourd’hui le premier rang parmi les filateurs de Leeds, est le fils et le successeur de celui dont nous parlons.
  11. La différence est moindre chez M. Decoster, comme on l’a vu ; mais c’est un résultat anormal, dû aux travaux particuliers de cet habile mécanicien, et qu’il ne faut pas généraliser. Nous avons sous les yeux les prix courans publiés par MM. Schlumberger et Debergue ; ils marquent une différence beaucoup plus forte. Il est vrai que ces constructeurs n’ont encore livré de machines à aucun établissement ; mais, par cela même, ils ont dû établir leurs prix par la comparaison générale des frais.