L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre LIV

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 559-569).


CHAPITRE LIV.

Qui traite de choses relatives à cette histoire, et non à nulle autre.



Le duc et la duchesse résolurent de donner suite au défi qu’avait porté Don Quichotte à leur vassal pour le motif précédemment rapporté ; et comme le jeune homme était en Flandre, où il s’était enfui plutôt que d’avoir Doña Rodriguez pour belle-mère, ils imaginèrent de mettre à sa place un laquais gascon, appelé Tosilos, en l’instruisant bien à l’avance de tout ce qu’il aurait à faire. Au bout de deux jours, le duc dit à Don Quichotte que, dans quatre jours, son adversaire viendrait se présenter en champ clos, armé de toutes pièces, et soutenir que la demoiselle mentait par la moitié de sa barbe, et même par sa barbe entière, si elle persistait à prétendre qu’il lui eût donné parole de mariage. Don Quichotte reçut ces nouvelles avec un plaisir infini, et, se promettant de faire merveille en cette affaire, il regarda comme un grand bonheur qu’il s’offrît une telle occasion de montrer aux seigneurs ses hôtes jusqu’où s’étendait la valeur de son bras formidable. Aussi attendait-il, plein de joie et de ravissement, la fin des quatre jours, qui semblaient, au gré de son désir, durer quatre cents siècles. Mais laissons-les passer, comme nous avons laissé passer bien d’autres choses, et revenons tenir compagnie à Sancho, qui, moitié joyeux, moitié triste, cheminait sur son âne, venant chercher son maître, dont il aimait mieux retrouver la compagnie que d’être gouverneur de toutes les îles du monde.

Or, il arriva qu’avant de s’être beaucoup éloigné de l’île de son gouvernement, car jamais il ne se mit à vérifier si c’était une île, une ville, un bourg ou un village qu’il avait gouverné, il vit venir sur le chemin qu’il suivait six pèlerins avec leurs bourdons, de ces étrangers qui demandent l’aumône en chantant. Arrivés auprès de lui, ces pèlerins se rangèrent sur deux files, et se mirent à chanter en leur jargon ce que Sancho ne pouvait comprendre ; seulement il leur entendit prononcer distinctement le mot aumône, d’où il conclut que c’était l’aumône qu’ils demandaient en leurs chansons ; et comme, à ce que dit Cid Hamet, il était essentiellement charitable, il tira de son bissac le demi-pain et le demi-fromage dont il s’était pourvu, et leur en fit cadeau en leur disant par signes qu’il n’avait pas autre chose à leur donner. Les étrangers reçurent cette charité de bien bon cœur, et ajoutèrent aussitôt : Guelt, guelt[1] ! — Je n’entends pas ce que vous me demandez, braves gens, répondit Sancho. » Alors l’un d’eux tira une bourse de son sein et la montra à Sancho, pour lui faire entendre que c’était de l’argent qu’ils lui demandaient. Mais Sancho se mettant le pouce contre la gorge, et étendant les doigts de la main, leur fit comprendre qu’il n’avait pas dans sa poche trace de monnaie ; puis, piquant le grison, il passa au milieu d’eux. Mais, au passage, l’un de ces étrangers l’ayant regardé avec attention, se jeta au-devant de lui, le prit dans ses bras par la ceinture, et s’écria d’une voix haute, en bon castillan : « Miséricorde ! qu’est-ce que je vois là ? est-il possible que j’aie dans mes bras mon cher ami, mon bon voisin Sancho Panza ? Oui, c’est bien lui, sans aucun doute, car je ne dors ni ne suis ivre à présent. » Sancho fut fort surpris de s’entendre appeler par son nom, et de se voir embrasser de la sorte par le pèlerin étranger. Il le regarda longtemps sans dire un mot, et fort attentivement, mais ne put venir à bout de le reconnaître. Le pèlerin, voyant son embarras : « Comment est-ce possible, frère Sancho Panza, lui dit-il, que tu ne reconnaisses pas ton voisin Ricote le Morisque, mercier de ton village ? » Alors Sancho, l’examinant avec plus d’attention, commença à retrouver ses traits, et finalement vint à le reconnaître tout à fait. Sans descendre de son âne, il lui jeta les bras au cou, et lui dit : « Qui diable pourrait te reconnaître, Ricote, dans cet habit de mascarade que tu portes ? Dis-moi un peu : qui t’a mis à la française, et comment oses-tu rentrer en Espagne, où, si tu es pris et reconnu, tu auras à passer un mauvais quart d’heure ? — Si tu ne me découvres pas, Sancho, répondit le pèlerin, je suis sûr que personne ne me reconnaîtra sous ce costume ; mais quittons le chemin pour gagner ce petit bois qu’on voit d’ici, où mes compagnons veulent dîner et faire la sieste. Tu y dîneras avec eux, car ce sont de bonnes gens, et j’aurai le temps de te conter ce qui m’est arrivé depuis mon départ de notre village, pour obéir à l’édit de Sa Majesté, qui menaçait, comme tu l’as su, avec tant de sévérité les malheureux restes de ma nation[2]. »

Sancho y consentit, et Ricote ayant parlé aux autres pèlerins, ils gagnèrent tous le bois qui était en vue, s’éloignant ainsi de la grand’route. Là ils jetèrent leurs bourdons, ôtèrent leurs pèlerines, et restèrent en justaucorps. Ils étaient tous jeunes et de bonne mine, hormis Ricote, qui était un homme avancé en âge. Tous portaient des besaces, et toutes fort bien pourvues, du moins de choses excitantes et qui appellent la soif de deux lieues. Ils s’étendirent par terre, et faisant une nappe avec des herbes, ils y étalèrent du pain, du sel, des couteaux, des noix, des bribes de fromage, et des os de jambon qui, s’ils se défendaient contre les dents, se laissaient du moins sucer. Ils posèrent aussi sur la table un ragoût noirâtre qu’ils appellent cabial, et qui se fait avec des œufs de poissons, grands provocateurs de visites à la bouteille. Les olives ne manquaient pas non plus, sèches, à la vérité, et sans nul assaisonnement, mais savoureuses et bonnes à occuper les moments perdus. Mais ce qui brillait avec le plus d’éclat au milieu des somptuosités de ce banquet, c’étaient six outres de vin, car chacun tira la sienne de son bissac ; et le bon Ricote lui-même, qui s’était transformé de Morisque en Allemand, apporta son outre, qui pouvait le disputer aux cinq autres en grosseur. Ils commencèrent à manger de grand appétit, mais fort lentement, savourant chaque bouchée qu’ils prenaient d’une chose et de l’autre avec la pointe du couteau. Bientôt après, ils levèrent tous ensemble les bras et les outres en l’air ; puis, la bouche fixée au goulot, et les yeux cloués au ciel, de telle sorte qu’on eût dit qu’ils y prenaient leur point de mire, et secouant la tête de côté et d’autre, comme pour indiquer le plaisir qu’ils prenaient à cette besogne, ils restèrent un bon espace de temps à transvaser les entrailles des peaux de bouc dans leur estomac. Sancho regardait tout cela, et ne s’affligeait de rien. Au contraire, pour accomplir le proverbe qu’il connaissait bien : Quand à Rome tu seras, fais ce que tu verras, il demanda l’outre à Ricote, et prit sa visée comme les autres, sans y trouver moins de plaisir qu’eux. Quatre fois les outres se laissèrent caresser ; mais la cinquième, ce ne fut pas possible, car elles étaient plus plates et plus sèches que du jonc, chose qui fit faire la moue à la gaieté qu’ils avaient jusque-là montrée. De temps en temps quelqu’un joignait sa main droite avec celle de Sancho, et disait : Espagnoli y tudesqui, tuto uno bon compagno. Et Sancho répondait : Bon compagno, jura Di. Puis il partait d’un éclat de rire qui lui durait une heure, sans rien se rappeler alors de ce qui lui était arrivé dans son gouvernement ; car, sur le temps où l’on mange et où l’on boit, les soucis n’étendent pas d’ordinaire leur juridiction. Finalement, la fin du vin fut le commencement d’un sommeil qui s’empara d’eux tous, et ils tombèrent endormis sur la table même et sur la nappe. Ricote et Sancho restaient seuls éveillés, parce qu’ils avaient moins bu et mangé davantage. Ils s’écartèrent un peu, s’assirent au pied d’un hêtre, laissant les pèlerins ensevelis dans un doux sommeil, et Ricote, sans faire un faux pas en sa langue morisque, mais au contraire en bon castillan, lui parla de la sorte :

« Tu sais fort bien, ô Sancho Panza, mon voisin et ami, quel effroi, quelle terreur jeta parmi nous l’édit que fit publier Sa Majesté contre les gens de ma nation. Moi, du moins, j’eus une telle frayeur, qu’il me parut qu’avant le temps qu’on nous accordait pour sortir d’Espagne, la peine s’exécutait déjà dans toute sa rigueur sur ma personne et sur celle de mes enfants. Je résolus donc, avec prudence, à mon avis, comme celui qui, sachant qu’on doit le congédier de la maison où il demeure, se pourvoit à l’avance d’une autre maison pour s’y transporter ; je résolus, dis-je, de quitter le pays, seul et sans ma famille, et d’aller chercher un endroit où la conduire ensuite avec commodité, et sans la précipitation avec laquelle les autres furent obligés de partir. En effet, je reconnus sur-le-champ, et tous nos vieillards le reconnurent aussi, que ces décrets n’étaient pas de simples menaces, comme le pensaient quelques-uns, mais de véritables lois qui seraient exécutées au temps fixé. Ce qui m’obligeait à croire cela vrai, c’est que j’étais instruit des extravagants et coupables desseins que nourrissaient les nôtres, desseins tels, en effet, qu’il me sembla que ce fut une inspiration divine qui poussa Sa Majesté à prendre une si énergique résolution. Ce n’est pas que nous fussions tous coupables, car il y avait parmi nous de sincères et véritables chrétiens ; mais ils étaient si peu nombreux qu’ils ne pouvaient s’opposer à ceux qui ne partageaient pas leur croyance, et c’était couver le serpent dans son sein que de garder ainsi tant d’ennemis au cœur de l’état. Finalement, nous fûmes punis avec juste raison de la peine du bannissement, peine douce et légère aux yeux de quelques personnes, mais aux nôtres la plus terrible qu’on pût nous infliger. Où que nous soyons, nous pleurons l’Espagne ; car enfin, nous y sommes nés, et c’est notre patrie naturelle. Nulle part nous ne trouvons l’accueil que souhaite notre infortune ; en Berbérie, et dans toutes les parties de l’Afrique, où nous espérions être reçus, accueillis, traités comme des frères, c’est là qu’on nous insulte et qu’on nous maltraite le plus. Hélas ! nous n’avons connu le bien qu’après l’avoir perdu, et nous avons presque tous un tel désir de revoir l’Espagne, que la plupart de ceux en grand nombre qui savent comme moi la langue reviennent en ce pays, laissant à l’abandon leurs femmes et leurs enfants, tant est grand l’amour qu’ils lui portent ! À présent, je reconnais par expérience ce qu’on a coutume de dire, que rien n’est doux comme l’amour de la patrie. Je quittai, comme je t’ai dit, notre village ; j’entrai en France, et, bien qu’on nous y fît bon accueil, je voulus tout voir avant de me décider. Je passai en Italie, puis en Allemagne, et c’est là qu’il me parut qu’on pouvait vivre le plus librement. Les habitants n’y regardent pas à beaucoup de délicatesses ; chacun vit comme il lui plaît, et, dans la plus grande partie de cette contrée, on jouit de la liberté de conscience. J’arrêtai une maison dans un village près d’Augsbourg, puis je me remis à ces pèlerins qui ont coutume de venir en grand nombre chaque année visiter les sanctuaires de l’Espagne, qu’ils regardent comme leurs Grandes-Indes, tant ils sont sûrs d’y faire leur profit. Ils la parcourent presque tout entière, et il n’y a pas un village d’où ils ne sortent, comme on dit, repus de boire et de manger, et avec un réal pour le moins en argent. Au bout du voyage, ils s’en retournent avec une centaine d’écus de reste, qui, changés en or, et cachés, soit dans le creux de leurs bourdons, soit dans les pièces de leurs pèlerines, soit de toute autre manière, sortent du royaume et passent à leurs pays, malgré les gardiens des ports et des passages où ils sont visités[3]. Maintenant, Sancho, mon intention est d’aller retirer le trésor que j’ai laissé enfoui dans la terre, ce que je pourrai faire sans danger, puisqu’il est hors du village, et d’écrire à ma fille et à ma femme, ou bien d’aller les rejoindre de Valence à Alger, où je sais qu’elles sont ; puis, de trouver moyen de les ramener à quelque port de France, pour les conduire de là en Allemagne, où nous attendrons ce que Dieu veut faire de nous ; car enfin, Sancho, j’ai la certitude que Ricota, ma fille, et Francisca Ricota, ma femme, sont chrétiennes catholiques. Bien que je ne le sois pas autant, je suis cependant plus chrétien que more, et je prie Dieu chaque jour pour qu’il m’ouvre les yeux de l’intelligence et me fasse connaître comment je dois le servir. Ce qui m’étonne, et ce que je ne comprends pas, c’est que ma femme et ma fille aient été plutôt en Berbérie qu’en France, où elles pouvaient vivre en chrétiennes.

« Écoute, ami Ricote, répondit Sancho, elles n’en eurent sans doute pas le choix, car c’est Juan Tiopeyio, le frère de ta femme, qui les a emmenées ; et comme c’est un More fieffé, il a gagné le meilleur gîte. Il faut encore que je te dise autre chose, c’est que je crois que tu vas en vain chercher ce que tu as mis dans la terre, car nous avons eu connaissance qu’on avait enlevé à ton beau-frère et à ta femme bien des perles et bien de l’argent en or qu’ils emportaient pour la visite. — Cela peut être, répliqua Ricote ; mais je sais fort bien, Sancho, qu’on n’a pas touché à ma cachette, car je n’ai découvert à personne où elle était, crainte de quelque malheur. Ainsi donc, Sancho, si tu veux venir avec moi et m’aider à retirer et à cacher mon trésor, je te donnerai deux cents écus, avec lesquels tu pourras subvenir à tes besoins, car tu sais que je n’ignore pas que tu en as de plus d’un genre. — Je le ferais volontiers, répondit Sancho, mais je ne suis nullement avaricieux ; autrement, je n’aurais pas, ce matin même, laissé échapper de mes mains une place où j’aurais pu garnir d’or les murailles de ma maison, et manger avant six mois dans des plats d’argent. Pour cette raison, et parce qu’il me semble que je ferais une trahison contre mon roi en favorisant ses ennemis, je n’irais pas avec toi, quand même, au lieu de me promettre deux cents écus, tu m’en donnerais quatre cents ici, argent comptant. — Et quelle est cette place que tu as laissée, Sancho ? demanda Ricote. — J’ai laissé la place de gouverneur d’une île, répondit Sancho, et telle, qu’en bonne foi de Dieu on n’en trouverait pas une autre comme celle-là à trois lieues à la ronde. — Mais où est cette île ? demanda Ricote. — Où ? répliqua Sancho, à deux lieues d’ici ; elle s’appelle l’île Barataria. — Tais-toi, Sancho, reprit Ricote, les îles sont là-bas dans la mer, et il n’y a point d’îles en terre ferme. — Comment non ? repartit Sancho ; je te dis, ami Ricote, que j’en suis parti ce matin, et qu’hier j’y gouvernais tout à mon aise comme un sagittaire. Mais cependant je l’ai laissée, parce que j’ai trouvé que c’était un office périlleux que celui de gouverneur. — Et qu’as-tu gagné dans ce gouvernement ? demanda Ricote. — J’ai gagné, répondit Sancho, d’avoir connu que je n’étais pas bon pour gouverner, si ce n’est une bergerie, et que les richesses qu’on gagne dans ces gouvernements se gagnent aux dépens du repos, du sommeil, et même de la subsistance ; car, dans les îles, les gouverneurs doivent manger peu, surtout s’ils ont des médecins chargés de veiller à leur santé. — Je ne te comprends pas, Sancho, dit Ricote ; mais il me semble que tout ce que tu dis est pure extravagance. Qui diable t’aurait donné des îles à gouverner ? Est-ce qu’il n’y a pas dans le monde des hommes plus habiles que toi, pour en faire des gouverneurs ? Tais-toi, Sancho, et reprends ton bon sens, et vois si tu veux venir avec moi, comme je te l’ai dit, pour m’aider à emporter le trésor que j’ai enfoui, et qui est si gros, en vérité, qu’on peut bien l’appeler un trésor. Je te donnerai, je te le répète, de quoi vivre le reste de tes jours. — Je t’ai déjà dit, Ricote, que je ne veux pas, répliqua Sancho ; contente-toi de ce que je ne te découvre point, continue ton chemin, à la garde de Dieu, et laisse-moi suivre le mien, car je sais le proverbe : Ce qui est bien acquis se perd, et ce qui est mal acquis se perd et son maître aussi. — Je ne veux pas insister, Sancho, reprit Ricote ; mais, dis-moi, étais-tu au pays quand ma femme, ma fille et mon beau-frère l’ont quitté ? — Oui, j’y étais, répondit Sancho, et je puis te dire qu’à son départ ta fille était si belle, que tous les gens du village sont sortis pour la voir passer, et tous disaient que c’était la plus belle créature du monde. Elle s’en allait pleurant et embrassant ses amies, ses connaissances, tous ceux qui venaient la voir, et les priait de la recommander à Dieu et à Notre-Dame, sa sainte mère. Et c’était d’une façon si touchante qu’elle m’en a fait pleurer, moi qui ne suis guère pleureur d’habitude. Par ma foi, bien des gens eurent le désir de la cacher, ou d’aller l’enlever sur la grand’route ; mais la crainte de désobéir à l’édit du roi les retint. Celui qui se montra le plus passionné, ce fut Don Pédro Grégorio[4], ce jeune héritier de majorat, si riche, que tu connais bien, et qui en était, dit-on, très-amoureux. Le fait est que, depuis qu’elle est partie, on ne l’a plus revu dans le pays, et nous pensions tous qu’il s’était mis à sa poursuite pour l’enlever. Mais, jusqu’à présent, on n’a pas su la moindre chose. — J’avais toujours eu le soupçon, dit Ricote, que ce gentilhomme aimait ma fille ; mais, plein de confiance en la vertu de ma Ricota, je ne m’étais jamais embarrassé qu’il en fût épris ; car tu auras ouï dire, Sancho, que bien rarement les femmes morisques se sont mêlées par amour avec les vieux chrétiens ; et ma fille qui, à ce que je crois, mettait plus de zèle à être chrétienne qu’amoureuse, ne se sera pas beaucoup souciée des poursuites de ce gentilhomme à majorat. — Dieu le veuille, répliqua Sancho, car cela n’irait bien ni à l’un ni à l’autre. Mais laisse-moi partir, Ricote, mon ami ; je veux rejoindre cette nuit mon maître Don Quichotte. — Que Dieu t’accompagne, frère Sancho ; voici que déjà mes compagnons se frottent les yeux, et il est temps de poursuivre notre chemin. » Aussitôt ils s’embrassèrent tous deux tendrement ; Sancho monta sur son âne, Ricote empoigna son bourdon, et ils se séparèrent.


  1. Du mot allemand guelt, qui veut dire argent.
  2. Cervantès parle, dans ce chapitre, du plus grave des événements dont il fut témoin, l’expulsion des Morisques. Après la capitulation de Grenade, en 1492, un grand nombre de Mores, restés musulmans, séjournèrent en Espagne. Mais bientôt, aux missions envoyées parmi eux, succédèrent les persécutions ; et enfin un décret de Charles-Quint, daté du 4 avril 1525, ordonna, sous peine de bannissement, que tous les Mores reçussent le baptême. Ces chrétiens convertis par force furent alors appelés du nom de Morisques (Moriscos), qui servait à les distinguer des vieux chrétiens. Sous Philippe II, on exigea plus que leur abjuration : en 1566, on leur défendit, par une pragmatique, l’usage de leur langue, de leurs vêtements, de leurs cérémonies, de leurs bains, de leurs esclaves et même de leurs noms. Ces dispositions tyranniques, exécutées avec une impitoyable rigueur, provoquèrent la longue révolte connue sous le nom de rébellion des Morisques, qui tint en échec toute la puissance de Philippe II, et ne fut étouffée qu’en 1570, par les victoires de Don Juan d’Autriche. Les Morisques vaincus furent dispersés dans toutes les Provinces de la péninsule ; mais cette race déchue continuant à prospérer, à s’accroître, par le travail et l’industrie, on trouva des raisons politiques pour effrayer ceux que ne touchait pas suffisamment le fanatisme religieux déchaîné contre elle. Un édit de Philippe III, rendu en 1609, et exécuté l’année suivante, ordonna l’expulsion totale des Morisques. Douze à quinze cent mille malheureux furent chassés de l’Espagne, et le petit nombre d’entre eux qui survécurent à cette horrible exécution allèrent se perdre, en cachant leur origine, au milieu des races étrangères. Ainsi l’Espagne, déjà dépeuplée par les émigrations d’Amérique, se priva, comme fit plus tard la France à la révocation de l’édit de Nantes, de ses plus industrieux habitants, qui allèrent grossir les troupes des pirates de Berbérie dont ses côtes étaient infestées. (Voir l’Essai sur l’Histoire des Arabes et des Mores d’Espagne, appendice, tome II.) Au milieu des ménagements dont Cervantès s’enveloppe, il est facile de voir que toute sa sympathie est pour le peuple opprimé.
  3. Un autre écrivain du temps de Cervantès, Cristoval de Herrera, avait dit quelques années plus tôt : « … Il faudrait empêcher que les Français et les Allemands parcourussent ces royaumes en nous soutirant notre argent, car tous les gens de cette espèce et de cet habit nous en emportent. On dit qu’en France les parents promettent pour dot de leurs filles ce qu’ils rapporteront de leur voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle, allée et retour, comme s’ils allaient aux Grandes-Indes. » (Amparo de pobres.)
  4. Plus loin il est appelé Don Gaspar Grégorio.