L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XLIX

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 506-518).


CHAPITRE XLIX.

De ce qui arriva à Sancho Panza faisant la ronde dans son île.



Nous avons laissé le grand gouverneur fort courroucé contre le laboureur peintre de caricatures, lequel, bien stylé par le majordome, ainsi que le majordome, bien avisé par le duc, se moquaient de Sancho Panza. Mais celui-ci, tout sot qu’il fût, leur tenait tête à tous, sans broncher d’un pas. Il dit à ceux qui l’entouraient, ainsi qu’au docteur Pédro Récio, qui était rentré dans la salle après la lecture secrète de la lettre du duc : « En vérité, je comprends à présent que les juges et les gouverneurs doivent être ou se faire de bronze, pour ne pas sentir les importunités des gens affairés, qui, à toute heure et à tout moment, veulent qu’on les écoute et qu’on les dépêche, ne faisant, quoi qu’il arrive, attention qu’à leur affaire. Et si le pauvre juge ne les écoute et ne les dépêche aussitôt, soit qu’il ne le puisse point, soit que le temps ne soit pas venu de leur donner audience, ils le maudissent, le mordent, le déchirent, lui rongent les os, et même lui contestent ses quartiers de noblesse. Sot et ridicule commerçant, ne te presse pas ainsi ; attends l’époque et l’occasion de faire tes affaires ; ne viens pas à l’heure de manger, ni à celle de dormir, car les juges sont de chair et d’os ; ils doivent donner à la nature ce qu’elle exige d’eux, si ce n’est moi, pourtant, qui ne donne rien à manger à la mienne, grâce au seigneur docteur Pédro Récio Tirtéafuéra, ici présent, qui veut que je meure de faim, et affirme que cette mort est la vie. Dieu la lui donne semblable, à lui et à tous ceux de sa race, je veux dire celle des méchants médecins, car celle des bons mérite des palmes de laurier. »

Tous ceux qui connaissaient Sancho Panza s’étonnaient de l’entendre parler avec tant d’élégance, et ne savaient à quoi attribuer ce changement, si ce n’est que les offices importants et graves, ou réveillent ou engourdissent les intelligences. Finalement, le docteur Pédro Récio Aguéro de Tirtéafuéra lui promit de le laisser souper ce soir-là, dût-il violer tous les aphorismes d’Hippocrate. Cette promesse remplit de joie le gouverneur, qui attendait avec une extrême impatience que la nuit vînt, et avec elle l’heure du souper. Et, quoique le temps lui semblât s’être arrêté, sans remuer de place, néanmoins le moment qu’il désirait avec tant d’ardeur arriva, et on lui donna pour souper un hachis froid de bœuf et d’oignons, avec les pieds d’un veau quelque peu avancé en âge. Il se jeta sur ces ragoûts avec plus de plaisir que si on lui eût servi des francolins de Milan, des faisans de Rome, du veau de Sorrento, des perdrix de Moron ou des oies de Lavajos. Pendant le souper, il se tourna vers le docteur, et lui dit : « Écoutez, seigneur docteur, ne prenez plus désormais la peine de me faire manger des choses succulentes, ni des mets exquis ; ce serait ôter de ses gonds mon estomac, qui est habitué à la chèvre, au mouton, au lard, au salé, aux navets et aux oignons. Si, par hasard, on lui donne des ragoûts de palais, il les reçoit en rechignant, et quelquefois avec dégoût. Ce que le maître d’hôtel peut faire de mieux, c’est de m’apporter de ces plats qu’on appelle pots-pourris[1] ; plus ils sont pourris, meilleur ils sentent, et il pourra y fourrer tout ce qu’il lui plaira, pourvu que ce soit chose à manger ; je lui en saurai un gré infini, et le lui paierai même quelque jour. Mais que personne ne se moque de moi ; car enfin, ou nous sommes ou nous ne sommes pas. Vivons et mangeons tous en paix et en bonne compagnie, puisque, quand Dieu fait luire le soleil, c’est pour tout le monde. Je gouvernerai cette île sans rien prendre ni laisser prendre. Mais que chacun ait l’œil au guet, et se tienne sur le qui-vive, car je lui fais savoir que le diable s’est mis dans la danse, et que, si l’on m’en donne occasion, l’on verra des merveilles ; sinon, faites-vous miel, et les mouches vous mangeront. — Assurément, seigneur gouverneur, dit le maître d’hôtel, votre grâce a parfaitement raison en tout ce qu’elle a dit, et je me rends caution pour tous les insulaires de cette île, qu’ils serviront votre grâce avec ponctualité, amour et bienveillance ; car la façon tout aimable de gouverner qu’a prise votre grâce dès son début ne leur permet point de rien faire, ni de rien penser qui pût tourner à l’oubli de leurs devoirs envers votre grâce. — Je le crois bien, répondit Sancho, et ce seraient des imbéciles s’ils faisaient ou pensaient autre chose. Je répète seulement qu’on ait soin de pourvoir à ma subsistance et à celle de mon grison ; c’est ce qui importe le plus à l’affaire, et vient le mieux à propos. Quand il en sera l’heure, nous irons faire la ronde, car mon intention est de nettoyer cette île de toute espèce d’immondices, de vagabonds, de fainéants, et de gens mal occupés. Je veux que vous sachiez, mes amis, que les gens désœuvrés et paresseux sont dans la république la même chose que les frelons dans la ruche, qui mangent le miel fait par les laborieuses abeilles. Je pense favoriser les laboureurs, conserver aux hidalgos leurs privilèges, récompenser les hommes vertueux, et surtout porter respect à la religion et à l’homme religieux. Que vous en semble, amis ? Hein ! est-ce que je dis quelque chose, ou est-ce que je me casse la tête ? — Votre grâce parle de telle sorte, seigneur gouverneur, dit le majordome, que je suis émerveillé de voir un homme aussi peu lettré que votre grâce, car je crois que vous ne l’êtes pas du tout, dire de telles choses, pleines de sentences et de maximes, si éloignées enfin de ce qu’attendaient de l’esprit de votre grâce ceux qui nous ont envoyés, et nous qui sommes venus ici. Chaque jour on voit des choses nouvelles dans le monde ; les plaisanteries se changent en réalités sérieuses, et les moqueurs se trouvent moqués. »

La nuit vint, et le gouverneur soupa, comme on l’a dit, avec la permission du docteur Récio. Chacun s’étant équipé pour la ronde, il sortit avec le majordome, le secrétaire, le maître d’hôtel, le chroniqueur chargé de mettre par écrit ses faits et gestes, et une telle foule d’alguazils et de gens de justice qu’ils auraient pu former un médiocre escadron. Sancho marchait au milieu d’eux, sa verge à la main, et tout à fait beau à voir. Ils avaient à peine traversé quelques rues du pays qu’ils entendirent un bruit d’épées. On accourut, et l’on trouva que c’étaient deux hommes seuls qui étaient aux prises ; lesquels, voyant venir la justice, s’arrêtèrent, et l’un d’eux s’écria : « Au nom de Dieu et du roi, est-il possible de souffrir qu’on vole en pleine ville dans ce pays, et qu’on attaque dans les rues comme sur un grand chemin ? — Calmez-vous, homme de bien, dit Sancho, et contez-moi la cause de votre querelle ; je suis le gouverneur. » L’adversaire dit alors : « Seigneur gouverneur, je vous le dirai aussi brièvement que possible. Votre grâce saura que ce gentilhomme vient à présent de gagner dans cette maison de jeu, qui est en face, plus de mille réaux, et Dieu sait comment. Et, comme j’étais présent, j’ai décidé plus d’un coup douteux en sa faveur, contre tout ce que me dictait la conscience. Il est parti avec son gain, et, quand j’attendais qu’il me donnerait pour le moins un écu de gratification[2], comme c’est l’usage et la coutume de la donner aux gens de qualité tels que moi, qui formons galerie pour passer le temps bien ou mal, pour appuyer des injustices et prévenir des démêlés, il empocha son argent et sortit de la maison. Je courus, plein de dépit, à sa poursuite, et lui demandai d’une façon polie qu’il me donnât tout au moins huit réaux, car il sait bien que je suis un homme d’honneur, et que je n’ai ni métier ni rente, parce que mes parents ne m’ont ni appris l’un, ni laissé l’autre. Mais le sournois, qui est plus voleur que Cacus, et plus filou qu’Andradilla, ne voulait pas me donner plus de quatre réaux. Voyez, seigneur gouverneur, quel peu de honte et quel peu de conscience ! Mais, par ma foi, si votre grâce ne fût arrivée, je lui aurais bien fait vomir son bénéfice, et il aurait appris à mettre le poids à la romaine. — Que dites-vous à cela ? » demanda Sancho. L’autre répondit : « Tout ce qu’a dit mon adversaire est la vérité. Je n’ai pas voulu lui donner plus de quatre réaux, parce que je les lui donne bien souvent ; et ceux qui attendent la gratification des joueurs doivent être polis, et prendre gaiement ce qu’on leur donne, sans se mettre en compte avec les gagnants, à moins de savoir avec certitude que ce sont des filous, et que ce qu’ils gagnent est mal gagné. Mais, pour justifier que je suis homme de bien, et non voleur, comme il le dit, il n’y a pas de meilleure preuve que de n’avoir rien voulu lui donner, car les filous sont toujours tributaires des gens de la galerie qui les connaissent. — Cela est vrai, dit le majordome ; que votre grâce, seigneur gouverneur, décide ce qu’il faut faire de ces hommes. — Voici ce qu’il faut en faire, répondit Sancho : vous, gagnant, bon ou mauvais, ou ni l’un ni l’autre, donnez sur-le-champ à votre assaillant cent réaux, et vous aurez de plus à en débourser trente pour les pauvres de la prison. Et vous, qui n’avez ni métier ni rente, et vivez les bras croisés dans cette île, prenez vite ces cent réaux, et demain, dans la journée, sortez de cette île, exilé pour dix années, sous peine, si vous rompez votre ban, de les achever dans l’autre vie, car je vous accroche à la potence, ou du moins le bourreau par mon ordre. Et que personne ne réplique, ou gare à lui. »

L’un déboursa l’argent, l’autre l’empocha ; celui-ci quitta l’île, et celui-là s’en retourna chez lui. Le gouverneur dit alors : « Ou je pourrai peu de chose, ou je supprimerai ces maisons de jeu, car j’imagine qu’elles causent un grand dommage. — Celle-ci du moins, dit un greffier, votre grâce ne pourra pas la supprimer, car elle est tenue par un grand personnage, qui, sans comparaison, perd plus d’argent chaque année qu’il n’en retire des cartes. C’est contre des tripots de moindre étage que votre grâce pourra montrer son pouvoir ; ceux-là font le plus de mal et cachent le plus d’infamies. Dans les maisons des gentilshommes et des grands seigneurs, les filous célèbres n’osent point user de leurs tours d’adresse. Et puisque ce vice du jeu est devenu un exercice commun, il vaut mieux qu’on joue dans les maisons des gens de qualité que dans celle de quelque artisan, où l’on empoigne un malheureux de minuit au matin, pour l’écorcher tout vif[3]. — Oh ! pour cela, greffier, reprit Sancho, je sais qu’il y a beaucoup à dire. »

En ce moment arriva un archer de maréchaussée, qui tenait un jeune homme au collet. « Seigneur gouverneur, dit-il, ce garçon venait de notre côté ; mais, dès qu’il aperçut la justice, il tourna les talons et se mit à courir comme un daim, signe certain que c’est quelque délinquant. Je partis à sa poursuite, et s’il n’eût trébuché et tombé en courant, je ne l’aurais jamais rattrapé. — Pourquoi fuyais-tu, jeune homme ? demanda Sancho. — Seigneur, répondit le garçon, c’était pour éviter de répondre aux nombreuses questions que font les gens de justice. — Quel est ton métier ? — Tisserand. — Et qu’est-ce que tu tisses ? — Des fers de lances, avec la permission de votre grâce. — Ah ! ah ! vous faites le bouffon, vous plaisantez à ma barbe ! c’est fort bien. Mais où alliez-vous maintenant ? — Prendre l’air, seigneur. — Et où prend-on l’air dans cette île ? — Où il souffle. — Bon, vous répondez à merveille ; vous avez de l’esprit, jeune homme. Eh bien ! imaginez-vous que je suis l’air, que je vous souffle en poupe, et que je vous pousse à la prison. Holà ! qu’on le saisisse, qu’on l’emmène : je le ferai dormir là cette nuit, et sans air[4]. — Pardieu, reprit le jeune homme, votre grâce me fera dormir dans la prison tout comme elle me fera roi. — Et pourquoi ne te ferais-je pas dormir dans la prison ? demanda Sancho ; est-ce que je n’ai pas le pouvoir de te prendre et de te lâcher autant de fois qu’il me plaira ? — Quel que soit le pouvoir qu’ait votre grâce, dit le jeune homme, il ne sera pas suffisant pour me faire dormir dans la prison. — Comment non ? répliqua Sancho ; emmenez-le vite, et qu’il se détrompe par ses propres yeux, quelque envie qu’ait le geôlier d’user avec lui de sa libéralité intéressée. Je lui ferai payer deux mille ducats d’amende, s’il te laisse faire un pas hors de la prison. — Tout cela est pour rire, reprit le jeune homme, et je défie tous les habitants de la terre de me faire dormir en prison. — Dis-moi, démon, s’écria Sancho, as-tu quelque ange à ton service pour te tirer de là, et pour t’ôter les menottes que je pense te faire mettre ? — Maintenant, seigneur gouverneur, répondit le jeune homme d’un air dégagé, soyons raisonnables et venons au fait. Supposons que votre grâce m’envoie en prison, qu’on m’y mette des fers et des chaînes, qu’on me jette dans un cachot, que vous imposiez des peines sévères au geôlier s’il me laisse sortir, et qu’il se soumette à vos ordres : avec tout cela, si je ne veux pas dormir, si je veux rester éveillé toute la nuit sans fermer l’œil, votre grâce pourra-t-elle, avec tout son pouvoir, me faire dormir contre mon gré ? — Non, certes, s’écria le secrétaire ; et l’homme s’en est tiré à son honneur. — De façon, reprit Sancho, que si vous restez sans dormir, ce sera pour faire votre volonté, et non pour contrevenir à la mienne ? — Oh ! non, seigneur, répondit le jeune homme ; je n’en ai pas même la pensée. — Eh bien ! allez avec Dieu, continua Sancho ; retournez dormir chez vous, et que Dieu vous donne bon sommeil, car je ne veux pas vous l’ôter. Mais je vous conseille de ne plus vous jouer désormais avec la justice, car vous pourriez un beau jour en rencontrer quelqu’une qui vous donnerait sur les oreilles. »

Le jeune homme s’en fut, et le gouverneur continua sa ronde. À quelques pas de là, deux archers arrivèrent, tenant un homme par les bras : « Seigneur gouverneur, dirent-ils, cette personne, qui paraît un homme, n’en est pas un : c’est une femme, et non laide, vraiment, qui s’est habillée en homme. » On lui mit aussitôt devant les yeux deux ou trois lanternes, à la lumière desquelles on découvrit le visage d’une jeune femme d’environ seize ou dix-sept ans, les cheveux retenus dans une rédésille d’or et de soie verte, et belle comme mille perles d’Orient. On l’examina du haut en bas, et l’on vit qu’elle portait des bas de soie rouge, avec des jarretières de taffetas blanc et des franges d’or et de menues perles. Ses chausses étaient vertes et de brocart d’or, et, sous une veste ouverte en même étoffe, elle portait un pourpoint de fin tissu blanc et or. Ses souliers étaient blancs, et dans la forme de ceux des hommes ; elle n’avait pas d’épée à sa ceinture, mais une riche dague, et dans les doigts un grand nombre de brillants anneaux. Finalement, la jeune fille parut bien à tout le monde ; mais aucun de ceux qui la regardaient ne put la reconnaître. Les gens du pays dirent qu’ils ne pouvaient deviner qui ce pouvait être ; et ceux qui étaient dans le secret des tours qu’il fallait jouer à Sancho furent les plus étonnés, car cet événement imprévu n’avait pas été préparé par eux. Ils étaient tous en suspens, attendant comment finirait cette aventure. Sancho, tout émerveillé des attraits de la jeune fille, lui demanda qui elle était, où elle allait, et quelle raison lui avait fait prendre ces habits. Elle répondit, les yeux fixés à terre et rougissant de honte : « Je ne puis, seigneur, dire si publiquement ce qu’il m’importait tant de tenir secret. La seule chose que je veuille faire comprendre, c’est que je ne suis pas un voleur, ni un malfaiteur d’aucune espèce, mais une jeune fille infortunée, à qui la violence de la jalousie a fait oublier le respect qu’on doit à l’honnêteté. » Quand il entendit cette réponse, le majordome dit à Sancho : « Seigneur gouverneur, faites éloigner les gens qui nous entourent, pour que cette dame puisse avec moins de contrainte dire ce qui lui plaira. » Le gouverneur en donna l’ordre, et tout le monde s’éloigna, à l’exception du majordome, du maître d’hôtel et du secrétaire. Quand elle les vit seuls autour d’elle, la jeune fille continua de la sorte : « Je suis, seigneur, fille de Pédro Pérez Mazorca, fermier des laines de ce pays, lequel a l’habitude de venir souvent chez mon père. — Cela n’a pas de sens, madame, dit le majordome, car je connais fort bien Pédro Pérez, et je sais qu’il n’a aucun enfant, ni fils, ni fille. D’ailleurs, il est votre père, dites-vous ; puis vous ajoutez qu’il a l’habitude d’aller souvent chez votre père. — C’est ce que j’avais déjà remarqué, dit Sancho. — En ce moment, seigneur, reprit la jeune fille, je suis toute troublée, et ne sais ce que je dis. Mais la vérité est que je suis fille de Diégo de la Llana, que toutes vos grâces doivent connaître. — Au moins ceci a du sens, répondit le majordome, car je connais Diégo de la Llana ; je sais que c’est un hidalgo noble et riche, qui a un fils et une fille, et que, depuis qu’il a perdu sa femme, il n’y a personne en tout le pays qui puisse dire avoir vu le visage de sa fille, car il la tient si renfermée qu’il ne permet pas seulement au soleil de la voir, et cependant la renommée dit qu’elle est extrêmement belle. — C’est bien la vérité, reprit la jeune personne, et cette fille, c’est moi. Si la renommée ment ou ne ment pas sur ma beauté, vous en pouvez juger, seigneurs, puisque vous m’avez vue. » En disant cela, elle se mit à fondre en larmes. Alors le secrétaire s’approchant de l’oreille du maître d’hôtel, lui dit tout bas : « Sans aucun doute, il doit être arrivé quelque chose d’important à cette pauvre jeune fille, puisqu’en de tels habits, à telle heure, et bien née comme elle l’est, elle court hors de sa maison. — L’on n’en saurait douter, répondit le maître d’hôtel, d’autant plus que ses larmes confirment notre soupçon. »

Sancho la consola par les meilleurs propos qu’il put trouver, et la pria de lui dire sans nulle crainte ce qui lui était arrivé, lui promettant qu’ils s’efforceraient tous d’y porter remède de grand cœur, et par tous les moyens possibles. « Le cas est, seigneurs, répondit-elle, que mon père me tient enfermée depuis dix ans, c’est-à-dire depuis que les vers de terre mangent ma pauvre mère. Chez nous, on dit la messe dans un riche oratoire, et, pendant tout ce temps, je n’ai vu que le soleil du ciel durant le jour, et la lune et les étoiles durant la nuit. Je ne sais ce que sont ni les rues, ni les places, ni les temples, ni même les hommes, hormis mon père, mon frère et Pédro Pérez, le fermier des laines, que j’ai eu l’idée, parce qu’il vient d’ordinaire à la maison, de faire passer pour mon père, afin de ne pas faire connaître le mien. Cette réclusion perpétuelle, ce refus de me laisser sortir, ne fût-ce que pour aller à l’église, il y a bien des jours et des mois que je ne puis m’en consoler. Je voulais voir le monde, ou du moins le pays où je suis née, car il me semble que ce désir n’était point contraire à la décence et au respect que les demoiselles de qualité doivent se garder à elles-mêmes. Quand j’entendais dire qu’il y avait des combats de taureaux, ou des jeux de bagues, et qu’on jouait des comédies, je demandais à mon frère, qui est d’un an plus jeune que moi, de me conter ce que c’était que ces choses, et beaucoup d’autres, que je n’ai jamais vues. Il me l’expliquait du mieux qu’il lui était possible ; mais cela ne servait qu’à enflammer davantage mon désir de les voir. Finalement, pour abréger l’histoire de ma perdition, j’avoue que je priai et suppliai mon frère, et plût à Dieu que je ne lui eusse jamais rien demandé de semblable !… » À ces mots la jeune fille se remit à pleurer. Le majordome lui dit : « Veuillez poursuivre, madame, et achevez de nous dire ce qui vous est arrivé, car vos paroles et vos larmes nous tiennent tous en suspens. — Peu de paroles me restent à dire, répondit la demoiselle, quoiqu’il me reste bien des larmes à pleurer, car les fantaisies imprudentes et mal placées ne peuvent amener que des mécomptes et des expiations comme celle-ci. »

Les charmes de la jeune personne avaient frappé le maître d’hôtel jusqu’au fond de l’âme ; il approcha de nouveau sa lanterne pour la regarder encore une fois, et il lui sembla que ce n’étaient point des pleurs qui coulaient de ses yeux, mais des gouttes de la rosée des prés, et même il les élevait jusqu’au rang des perles orientales. Aussi désirait-il avec ardeur que son malheur ne fût pas si grand que le témoignaient ses soupirs et ses larmes. Quant au gouverneur, il se désespérait des retards que mettait la jeune fille à conter son histoire, et il lui dit de ne pas les tenir davantage en suspens, qu’il était tard, et qu’il restait encore une grande partie de la ville à parcourir. Elle reprit, en s’interrompant par des sanglots et des soupirs entrecoupés : « Toute ma disgrâce, toute mon infortune, se réduisent à ce que je priai mon frère de m’habiller en homme avec un de ses habillements, et de me faire sortir une nuit pour voir toute la ville, pendant que notre père dormirait. Importuné de mes prières, il finit par céder à mon désir ; il me mit cet habillement, en prit un autre à moi qui lui va comme s’il était fait pour lui ; car mon frère n’a pas encore un poil de barbe, et ressemble tout à fait à une jolie fille ; et cette nuit, il doit y avoir à peu près une heure, nous sommes sortis de chez nous ; puis, toujours conduits par notre dessein imprudent et désordonné, nous avons fait tout le tour du pays ; mais quand nous voulions revenir à la maison, nous avons vu venir une grande troupe de gens ; et mon frère m’a dit : « Sœur, ce doit être le guet, prends tes jambes à ton cou, et suis-moi en courant ; car, si l’on nous reconnaît, nous aurons à nous en repentir. » En disant cela, il tourna les talons, et se mit, non pas à courir, mais à voler. Pour moi, au bout de six pas, je tombai, tant j’étais effrayée ; alors arriva un agent de la justice, qui me conduisit devant vos grâces, où je suis toute honteuse de paraître fantasque et dévergondée en présence de tant de monde. — Enfin, madame, dit Sancho, il ne vous est pas arrivé d’autre mésaventure, et ce n’est point la jalousie, comme vous le disiez au commencement de votre récit, qui vous a fait quitter votre maison ? — Il ne m’est rien arrivé de plus, reprit-elle, et ce n’est pas la jalousie qui m’a fait sortir, mais seulement l’envie de voir le monde, laquelle n’allait pas plus loin que de voir les rues de ce pays. » Ce qui acheva de confirmer que la jeune personne disait vrai, ce fut que des archers arrivèrent, amenant son frère prisonnier. L’un d’eux l’avait atteint lorsqu’il fuyait en avant de sa sœur. Il ne portait qu’une jupe de riche étoffe, et un mantelet de damas bleu avec des franges d’or fin ; sa tête était nue et sans autre ornement que ses propres cheveux, qui semblaient des bagues d’or, tant ils étaient blonds et frisés.

Le gouverneur, le majordome et le maître d’hôtel, l’ayant pris à part, lui demandèrent, sans que sa sœur entendît leur conversation, pourquoi il se trouvait en ce costume ; et lui, avec non moins d’embarras et de honte, conta justement ce que sa sœur avait déjà conté : ce qui causa une joie extrême à l’amoureux maître d’hôtel. Mais le gouverneur dit aux deux jeunes gens : « Assurément, seigneurs, voilà un fier enfantillage ; et pour raconter une sottise et une témérité de cette espèce, il ne fallait pas tant de soupirs et de larmes. En disant « nous sommes un tel et une telle, nous avons fait une escapade de chez nos parents au moyen de telle invention, mais seulement par curiosité et sans aucun autre dessein, » l’histoire était dite, sans qu’il fût besoin de gémissements et de pleurnicheries. — Cela est bien vrai, répondit la jeune fille, mais vos grâces sauront que le trouble où j’étais a été si fort qu’il ne m’a pas laissée me conduire comme je l’aurais dû. — Le mal n’est pas grand, reprit Sancho, partons ; nous allons vous ramener chez votre père, qui ne se sera peut-être pas aperçu de votre absence, mais ne vous montrez pas désormais si enfants et si désireux de voir le monde. Fille de bon renom, la jambe cassée et à la maison ; la femme et la poule se perdent à vouloir trotter, et celle qui a le désir de voir n’a pas moins le désir d’être vue ; et je n’en dis pas davantage. »

Le jeune homme remercia le gouverneur de la grâce qu’il voulait bien leur faire en les conduisant chez eux, et tout le cortège s’achemina vers leur maison, qui n’était pas fort loin de là. Dès qu’on fut arrivé, le frère jeta un petit caillou contre une fenêtre basse ; aussitôt une servante, qui était à les attendre, descendit, leur ouvrit la porte, et ils entrèrent tous deux, laissant les spectateurs non moins étonnés de leur bonne mine que du désir qu’ils avaient eu de voir le monde de nuit, et sans sortir du pays. Mais on attribuait cette fantaisie à l’inexpérience de leur âge. Le maître d’hôtel resta le cœur percé d’outre en outre, et se proposa de demander, dès le lendemain, la jeune personne pour femme à son père, bien assuré qu’on ne la lui refuserait pas, puisqu’il était attaché à la personne du duc. Sancho même eut quelque désir et quelque intention de marier le jeune homme à sa fille Sanchica. Il résolut aussi de mettre, à son temps, la chose en œuvre, se persuadant qu’à la fille d’un gouverneur aucun mari ne pouvait être refusé. Ainsi se termina la ronde de cette nuit ; et, deux jours après, le gouvernement, avec la chute duquel tombèrent et s’écroulèrent tous ses projets, comme on le verra plus loin.


  1. Ollas podridas. Il y entre du bœuf, du mouton, du lard, des poules, des perdrix, des saucisses, du boudin, des légumes, et toutes sortes d’ingrédients. Le nom de ce mets lui vient sans doute de ce qu’on laisse cuire si longtemps les viandes qui le composent, qu’elles se détachent, se mêlent et se confondent comme des fruits trop mûrs.
  2. On appelait barato l’espèce de gratification que les joueurs gagnants donnaient aux assistants qui prenaient leur parti. Ces assistants, qui se nommaient barateros ou mirones, se divisaient en pedagogos ou ganses, ceux qui enseignaient les joueurs novices, et doncaires, ceux qui les dirigeaient en jouant et décidaient les coups douteux. On appelait aussi barato ce que donnaient les joueurs pour les cartes et la lumière, aux maîtres des maisons de jeu, tenues aussi bien par de grands seigneurs que par de pauvres hères, et qui avaient une foule de noms, tels que tablages, tablagerias, casas de conversacion, leñeras, mandrachos, encierros, garitos.
  3. On appelait modorros des filous expérimentés qui passaient à dormir la moitié de la nuit, et venaient, comme des troupes fraîches, tomber à minuit sur les joueurs échauffés, qu’ils achevaient aisément de dépouiller. C’est ce qu’ils nommaient, dans leur jargon, se réserver pour la glane (quedarse à la espiga).
  4. Le mot espagnol dormir signifie également coucher. De là l’espèce de coq-à-l’âne qui va suivre.