L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XLVIII

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 495-505).


CHAPITRE XLVIII.

De ce qui arriva à Don Quichotte avec Doña Rodriguez, la duègne de la duchesse, ainsi que d’autres événements dignes de mention écrite et de souvenir éternel.



Triste et mélancolique, languissait le blessé Don Quichotte, avec la figure couverte de compresses, et marquée, non par la main de Dieu, mais par les griffes d’un chat : disgrâces familières à la chevalerie errante. Il resta six jours entiers sans se montrer en public, et pendant l’une des nuits de sa retraite forcée, tandis qu’il était éveillé, pensant à ses malheurs et aux poursuites d’Altisidore, il entendit ouvrir avec une clef la porte de son appartement. Aussitôt il imagina que l’amoureuse damoiselle venait attenter à son honnêteté, et le mettre en passe de manquer à la foi qu’il devait garder à sa dame Dulcinée du Toboso. « Non, s’écria-t-il, croyant à son idée, et cela d’une voix qui pouvait être entendue ; non, la plus ravissante beauté de la terre ne sera point capable de me faire cesser un instant d’adorer celle que je porte gravée dans le milieu de mon cœur et dans le plus profond de mes entrailles. Que tu sois, ô ma dame, transformée en paysanne à manger de l’oignon, ou bien en nymphe du Tage doré tissant des étoffes de soie et d’or ; que Merlin ou Montésinos te retiennent où il leur plaira, en quelque part que tu sois, tu es à moi, comme en quelque part que je sois, j’ai été, je suis et je serai toujours à toi. »

Achever ces propos et voir s’ouvrir la porte, ce fut l’affaire du même instant. Don Quichotte s’était levé tout debout sur son lit, enveloppé du haut en bas d’une courte-pointe de satin jaune, une barrette sur la tête, le visage bandé, pour cacher les égratignures, et les moustaches en papillotes, pour les tenir droites et fermes. Dans ce costume, il avait l’air du plus épouvantable fantôme qui se pût imaginer. Il cloua ses yeux sur la porte, et, quand il croyait voir paraître la tendre et soumise Altisidore, il vit entrer une vénérable duègne avec des voiles blancs à sa coiffe, si plissés et si longs, qu’ils la couvraient, comme un manteau, de la tête aux pieds. Dans les doigts de la main gauche, elle portait une petite bougie allumée, et de la main droite, elle se faisait ombre pour que la lumière ne la frappât point dans les yeux, que cachaient d’ailleurs de vastes lunettes. Elle marchait à pas de loup et sur la pointe du pied. Don Quichotte la regarda du haut de sa tour d’observation[1], et, quand il vit son accoutrement, quand il observa son silence, pensant que c’était quelque sorcière ou magicienne qui venait en ce costume lui jouer quelque méchant tour de son métier, il se mit à faire des signes de croix de toute la vitesse de son bras.

La vision cependant s’approchait. Quand elle fut parvenue au milieu de la chambre, elle leva les yeux, et vit avec quelle hâte Don Quichotte faisait des signes de croix. S’il s’était senti intimider en voyant une telle figure, elle fut épouvantée en voyant la sienne ; car elle n’eut pas plus tôt aperçu ce corps si long et si jaune, avec la couverture et les compresses qui le défiguraient, que, jetant un grand cri : « Jésus ! s’écria-t-elle, qu’est-ce que je vois là ? » Dans son effroi, la bougie lui tomba des mains, et, se voyant dans les ténèbres, elle tourna le dos pour s’en aller ; mais la peur la fit s’embarrasser dans les pans de sa jupe, et elle tomba tout de son long sur le plancher.

Don Quichotte, plus effrayé que jamais, se mit à dire : « Je t’adjure, ô fantôme ! ou qui que tu sois, de me dire qui tu es, et ce que tu veux de moi. Si tu es une âme en peine, ne crains pas de me le dire ; je ferai pour toi tout ce que mes forces me permettront, car je suis chrétien catholique, et porté à rendre service à tout le monde ; et c’est pour cela que j’ai embrassé l’ordre de la chevalerie errante, dont la profession s’étend jusqu’à rendre service aux âmes du purgatoire. » La duègne, assommée du coup, s’entendant adjurer et conjurer, comprit par sa peur celle de Don Quichotte, et lui répondit d’une voix basse et dolente : « Seigneur Don Quichotte, si, par hasard, votre grâce est bien Don Quichotte, je ne suis ni fantôme, ni vision, ni âme du purgatoire, comme votre grâce doit l’avoir pensé, mais bien Doña Rodriguez, la duègne d’honneur de madame la duchesse, et je viens recourir à votre grâce pour une des nécessités dont votre grâce a coutume de donner le remède. — Dites-moi, dame Doña Rodriguez, interrompit Don Quichotte, venez-vous, par hasard, faire ici quelque entremise d’amour ? je dois vous apprendre que je ne suis bon à rien pour personne, grâce à la beauté sans pareille de ma dame Dulcinée du Toboso. Je dis enfin, dame Doña Rodriguez, que, pourvu que votre grâce laisse de côté tout message amoureux, vous pouvez aller rallumer votre bougie, et revenir ici ; nous causerons ensuite de tout ce qui pourra vous plaire et vous être agréable, sauf, comme je l’ai dit, toute insinuation et incitation. — Moi des messages de personne, mon bon seigneur ! répondit la duègne ; votre grâce me connaît bien mal. Oh ! je ne suis pas encore d’un âge si avancé qu’il ne me reste d’autre ressource que de semblables enfantillages ; car, Dieu soit loué ! j’ai mon âme dans mes chairs, et toutes mes dents du haut et du bas dans la bouche, hormis quelques-unes que m’ont emportées trois ou quatre catarrhes, de ceux qui sont si fréquents en ce pays d’Aragon. Mais que votre grâce m’accorde un instant, j’irai rallumer ma bougie, et je reviendrai sur-le-champ vous conter mes peines, comme au réparateur de toutes celles du monde entier. »

Sans attendre de réponse la duègne sortit de l’appartement, où Don Quichotte resta calme et rassuré en attendant son retour. Mais aussitôt mille pensées l’assaillirent au sujet de cette nouvelle aventure. Il lui semblait fort mal fait, et plus mal imaginé de s’exposer au péril de violer la foi promise à sa dame ; et il se disait à lui-même : « Qui sait si le diable, toujours artificieux et subtil, n’essaiera point maintenant du moyen d’une duègne pour me faire donner dans le piège où n’ont pu m’attirer les impératrices, reines, duchesses, comtesses et marquises ? J’ai ouï dire bien des fois, et à bien des gens avisés, que, s’il le peut, il vous donnera la tentatrice plutôt camuse qu’à nez grec. Qui sait enfin si cette solitude, ce silence, cette occasion, ne réveilleront point mes désirs endormis, et ne me feront pas tomber, au bout de mes années, où je n’avais pas même trébuché jusqu’à cette heure ? En cas pareils, il vaut mieux fuir qu’accepter le combat… Mais, en vérité, je dois avoir perdu l’esprit, puisque de telles extravagances me viennent à la bouche et à l’imagination. Non ; il est impossible qu’une duègne à lunettes et à longue coiffe blanche éveille une pensée lascive dans le cœur le plus dépravé du monde. Y a-t-il, par hasard, une duègne sur la terre qui ait la chair un peu ferme et rebondie ? y a-t-il, par hasard, une duègne dans l’univers entier qui manque d’être impertinente, grimacière et mijaurée ? Sors donc d’ici, troupe coiffée, inutile pour toute humaine récréation. Oh ! qu’elle faisait bien, cette dame de laquelle on raconte qu’elle avait aux deux bouts de son estrade deux duègnes en figure de cire, avec leurs lunettes et leurs coussinets, assises comme si elles eussent travaillé à l’aiguille ! Elles lui servaient autant, pour la représentation et le décorum, que si ces deux statues eussent été des duègnes véritables. »

En disant cela, il se jeta en bas du lit dans l’intention de fermer la porte, et de ne point laisser rentrer la dame Rodriguez. Mais, au moment où il touchait la serrure, la dame Rodriguez revenait avec une bougie allumée. Quand elle vit de plus près Don Quichotte, enveloppé dans la couverture jaune, avec ses compresses et sa barrette, elle eut peur de nouveau, et, faisant deux ou trois pas en arrière : « Sommes-nous en sûreté, dit-elle, seigneur chevalier ? car ce n’est pas à mes yeux un signe de grande continence que votre grâce ait quitté son lit. — Cette même question, madame, il est bon que je la fasse aussi, répondit Don Quichotte. Je vous demande donc si je serai bien sûr de n’être ni assailli, ni violenté. — À qui ou de qui demandez-vous cette sûreté, seigneur chevalier ? reprit la duègne. — À vous et de vous, répliqua Don Quichotte, car je ne suis pas de marbre, ni vous de bronze, et il n’est pas maintenant dix heures du matin, mais minuit, et même un peu plus, à ce que j’imagine, et nous sommes dans une chambre plus close et plus secrète que ne dut être la grotte où le traître et audacieux Énée abusa de la belle et tendre Didon. Mais donnez-moi la main, madame ; je ne veux pas de plus grande sûreté que celle de ma continence et de ma retenue, appuyée sur celle qu’offrent ces coiffes vénérables. » En achevant ces mots, il lui baisa la main droite, et lui offrit la sienne, que la duègne accepta avec les mêmes cérémonies.

En cet endroit, Cid Hamet fait une parenthèse, et dit : « Par Mahomet ! je donnerais, pour voir ces deux personnages aller, ainsi embrassés, de la porte jusqu’au lit, la meilleure pelisse des deux que je possède. »

Enfin Don Quichotte se remit dans ses draps, et Doña Rodriguez s’assit sur une chaise un peu écartée du lit, sans déposer ni ses lunettes, ni sa bougie. Don Quichotte se blottit, et se cacha tout entier, ne laissant que son visage à découvert ; puis, quand ils se furent tous deux bien installés, le premier qui rompit le silence fut Don Quichotte. « Maintenant, dit-il, dame Doña Rodriguez, votre grâce peut découdre les lèvres, et épancher tout ce que renferment son cœur affligé et ses soucieuses entrailles ; vous serez, de ma part, écoutée avec de chastes oreilles, et secourue par de charitables œuvres. — C’est bien ce que je crois, répondit la duègne ; car du gentil et tout aimable aspect de votre grâce on ne pouvait espérer autre chose qu’une si chrétienne réponse. Or le cas est, seigneur Don Quichotte, que, bien que votre grâce me voie assise sur cette chaise, et au beau milieu du royaume d’Aragon, en costume de duègne usée, ridée et propre à rien, je suis pourtant native des Asturies d’Oviédo, et de race qu’ont traversée beaucoup des plus nobles familles de cette province. Mais ma mauvaise étoile, et la négligence de mes père et mère, qui se sont appauvris avant le temps, sans savoir comment ni pourquoi, m’amenèrent à Madrid, où, pour me faire un sort, et pour éviter de plus grands malheurs, mes parents me placèrent comme demoiselle de couture chez une dame de qualité ; et je veux que votre grâce sache, qu’en fait de petits étuis et de fins ouvrages à l’aiguille, aucune femme ne m’a damé le pion en toute la vie. Mes parents me laissèrent au service, et s’en retournèrent à leur pays, d’où, peu d’années après, ils durent s’en aller au ciel, car ils étaient bons chrétiens catholiques. Je restai orpheline, réduite au misérable salaire et aux chétives faveurs qu’on fait dans les palais des grands à cette espèce de servante. Mais, dans ce temps, et sans que j’y donnasse la moindre occasion, voilà qu’un écuyer de la maison devint amoureux de moi. C’était un homme déjà fort avancé en âge, à grande barbe, à respectable aspect, et surtout gentilhomme autant que le roi, car il était montagnard[2]. Nos amours ne furent pas menés si secrètement qu’ils ne parvinssent à la connaissance de ma dame, laquelle, pour éviter les propos et les caquets, nous maria en forme et en face de la sainte église catholique romaine. De ce mariage naquit une fille, pour combler ma disgrâce, non pas que je fusse morte en couche, car elle vint à bien et à terme ; mais parce qu’à peu de temps de là mon époux mourut d’une certaine peur qui lui fut faite, telle que, si j’avais le temps de la raconter aujourd’hui, je suis sûre que votre grâce en serait bien étonnée. » À ces mots, la duègne se mit à pleurer tendrement, et dit : « Que votre grâce me pardonne, seigneur Don Quichotte ; mais je ne puis rien y faire ; chaque fois que je me rappelle mon pauvre défunt, les larmes me viennent aux yeux. Sainte Vierge ! avec quelle solennité il conduisait ma dame sur la croupe d’une puissante mule, noire comme du jais ! car alors on ne connaissait ni carrosses, ni chaises à porteurs, comme à présent, et les dames allaient en croupe derrière leurs écuyers. Quant à cette histoire, je ne puis m’empêcher de la conter, pour que vous voyiez quelles étaient la politesse et la ponctualité de mon bon mari. Un jour, à Madrid, lorsqu’il entrait dans la rue de Santiago, qui est un peu étroite, un alcalde de cour venait d’en sortir, avec deux alguazils en avant. Dès que le bon écuyer l’aperçut, il fit tourner bride à la mule, faisant mine de revenir sur ses pas pour accompagner l’alcalde. Ma maîtresse, qui allait en croupe, lui dit à voix basse : « Que faites-vous, malheureux ; ne voyez-vous pas que je suis ici ? » L’alcalde, en homme courtois, retint la bride à son cheval, et dit : « Suivez votre chemin, seigneur, c’est moi qui dois accompagner ma dame Doña Cassilda (tel était le nom de ma maîtresse). » Mon mari cependant, le bonnet à la main, s’opiniâtrait encore à vouloir suivre l’alcalde. Quand ma maîtresse vit cela, pleine de dépit et de colère, elle prit une grosse épingle, ou plutôt tira de son étui un poinçon, et le lui enfonça dans les reins. Mon mari jeta un grand cri, et se tordit le corps, de façon qu’il roula par terre avec sa maîtresse. Les laquais de la dame accoururent pour la relever, ainsi que l’alcalde et ses alguazils. Cela mit en confusion toute la porte de Guadalajara, je veux dire tous les désœuvrés qui s’y trouvaient. Ma maîtresse s’en revint à pied ; mon mari se réfugia dans la boutique d’un barbier, disant qu’il avait les entrailles traversées de part en part. Sa courtoisie se divulgua si bien, et fit un tel bruit, que les petits garçons couraient après lui dans les rues. Pour cette raison, et parce qu’il avait la vue un peu courte, ma maîtresse lui donna son congé, et le chagrin qu’il en ressentit lui causa, j’en suis sûre, la maladie dont il est mort. Je restai veuve, sans ressources, avec une fille sur les bras, qui chaque jour croissait en beauté comme l’écume de la mer. Finalement, comme j’avais la réputation de grande couturière, madame la duchesse, qui venait d’épouser le duc, mon seigneur, voulut m’emmener avec elle dans ce royaume d’Aragon, et ma fille aussi, ni plus ni moins. Depuis lors, les jours venant, ma fille a grandi, et avec elle toutes les grâces du monde. Elle chante comme une alouette, danse comme la pensée, lit et écrit comme un maître d’école, et compte comme un usurier. Des soins qu’elle prend de sa personne, je n’ai rien à dire, car l’eau qui court n’est pas plus propre qu’elle ; et maintenant elle doit avoir, si je m’en souviens bien, seize ans, cinq mois et trois jours, un de plus ou de moins. Enfin, de cette mienne enfant s’amouracha le fils d’un laboureur très-riche, qui demeure dans un village du duc, mon seigneur, à peu de distance d’ici ; puis, je ne sais trop comment, ils trouvèrent moyen de se réunir ; et, lui donnant parole de l’épouser, le jeune homme a séduit ma fille. Maintenant il ne veut plus remplir sa promesse, et, quoique le duc, mon seigneur, sache toute l’affaire, car je me suis plainte à lui, non pas une, mais bien des fois, et que je l’aie prié d’obliger ce laboureur à épouser ma fille, il fait la sourde oreille, et veut à peine m’entendre. La raison en est que, comme le père du séducteur, étant fort riche, lui prête de l’argent, et se rend à tout moment caution de ses sottises, il ne veut le mécontenter, ni lui faire de peine en aucune façon. Je voudrais donc, mon bon seigneur, que votre grâce se chargeât de défaire ce grief, soit par la prière, soit par les armes ; car, à ce que dit tout le monde, votre grâce y est venue pour défaire les griefs, redresser les torts et prêter assistance aux misérables. Que votre grâce se mette bien devant les yeux l’abandon de ma fille, qui est orpheline, sa gentillesse, son jeune âge, et tous les talents que je vous ai dépeints. En mon âme et conscience, de toutes les femmes qu’a madame la duchesse, il n’y en a pas une qui aille à la semelle de son soulier ; car une certaine Altisidore, qui est celle qu’on tient pour la plus huppée et la plus égrillarde, mise en comparaison de ma fille, n’en approche pas d’une lieue. Il faut que votre grâce sache, mon seigneur, que tout ce qui reluit n’est pas or. Cette petite Altisidore a plus de présomption que de beauté, et plus d’effronterie que de retenue ; outre qu’elle n’est pas fort saine, car elle a dans l’haleine un certain goût d’échauffé, si fort, qu’on ne peut supporter d’être un seul instant auprès d’elle ; et même madame la duchesse… Mais je veux me taire, car on dit que les murailles ont des oreilles. — Qu’a donc madame la duchesse, dame Doña Rodriguez ? s’écria Don Quichotte ; sur ma vie, expliquez-vous. — En m’adjurant ainsi, répondit la duègne, je ne puis manquer de répondre à ce qu’on me demande, en toute vérité. Vous voyez bien, seigneur Don Quichotte, la beauté de madame la duchesse, ce teint du visage, brillant comme une épée fourbie et polie, ces deux joues de lis et de roses, dont l’une porte le soleil et l’autre la lune ? vous voyez bien cette fierté avec laquelle elle marche, foulant et méprisant le sol, si bien qu’on dirait qu’elle verse et répand la santé partout où elle passe ? Eh bien ! sachez qu’elle peut en rendre grâce, d’abord à Dieu, puis à deux fontaines[3] qu’elle a aux deux jambes, et par où s’écoulent toutes les mauvaises humeurs dont les médecins disent qu’elle est remplie. — Sainte bonne Vierge ! s’écria Don Quichotte, est-il possible que madame la duchesse ait de tels écoulements ? Je ne l’aurais pas cru, quand même des carmes déchaussés me l’eussent affirmé ; mais, puisque c’est dame Doña Rodriguez qui le dit, il faut bien que ce soit vrai. Cependant de telles fontaines, et placées en de tels endroits, il ne doit pas couler des humeurs, mais de l’ambre liquide. En vérité, je finis par croire que cet usage de se faire des fontaines doit être une chose bien importante pour la santé[4]. »

À peine Don Quichotte achevait-il de dire ces derniers mots, que, d’un coup violent, on ouvrit les portes de sa chambre. Le saisissement fit tomber la bougie des mains de Doña Rodriguez, et l’appartement resta, comme on dit, bouche de four. Bientôt la pauvre duègne sentit qu’on la prenait à deux mains par la gorge, si vigoureusement qu’on ne lui laissait pas jeter un cri ; puis, sans dire mot, une autre personne lui releva brusquement les jupes, et avec quelque chose qui ressemblait à une pantoufle, commença à la fouetter si vertement que c’était une pitié. Don Quichotte, bien qu’il sentît s’éveiller la sienne, ne bougeait pas de son lit, ne sachant ce que ce pouvait être ; il se tenait coi, silencieux, et craignait même que la correction ne vînt jusqu’à lui. Sa peur ne fut pas vaine, car, dès que les invisibles bourreaux eurent bien moulu la duègne, qui n’osait laisser échapper une plainte, ils s’approchèrent de Don Quichotte, et le déroulant d’entre les draps et les couvertures, ils le pincèrent si fort et si dru, qu’il ne put s’empêcher de se défendre à coups de poing ; et tout cela dans un admirable silence. La bataille dura presque une demi-heure ; les fantômes disparurent ; Doña Rodriguez rajusta ses jupes, et, gémissant sur sa disgrâce, elle gagna la porte sans dire un mot à Don Quichotte, lequel, pincé et meurtri, confus et pensif, resta tout seul en son lit, où nous le laisserons, dans le désir de savoir quel était le pervers enchanteur qui l’avait mis en cet état. Mais cela s’expliquera en son temps, car Sancho Panza nous appelle, et la symétrie de l’histoire exige que nous retournions à lui.


  1. Il y a, dans l’original, du haut de son atalaya. C’est le nom que les Arabes donnaient (al-thalaya’h) aux petites tours élevées sur des éminences, et d’où leurs éclaireurs avertissaient des mouvements de l’ennemi, au moyen de signaux répétés de poste en poste.
  2. Montañes, né dans les montagnes des Asturies, où tous les habitants se regardent comme les descendants de Pélage et de ses compagnons.
  3. On appelait ainsi des cautères. (Voir Gil Blas, livre VII, chap. i.)
  4. Les cautères et les sétons sur les bras et les jambes, et même derrière le cou, étaient très en usage au temps de Cervantès. Matias de Léra, chirurgien de Philippe IV, dit, dans un traité sur la matière, que les uns emploient ce remède pour se guérir de maladies habituelles, d’autres pour s’en préserver, d’autres enfin vicieusement et seulement pour se mettre à la mode. (Pràctica de fuentes y sus utilidades.)