L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XXVIII

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 300-306).


CHAPITRE XXVIII.

Des choses que dit Ben-Engeli, et que saura celui qui les lira, s’il les lit avec attention.



Quand le brave s’enfuit, c’est que l’embuscade est découverte, et l’homme prudent doit se garder pour une meilleure occasion. Cette vérité trouva sa preuve en Don Quichotte, lequel, laissant le champ libre à la furie du village persiflé, et aux méchantes intentions d’une troupe en courroux, prit, comme on dit, de la poudre d’escampette, et, sans se rappeler Sancho, ni le péril où il le laissait, s’éloigna autant qu’il lui parut nécessaire pour se mettre en sûreté. Sancho le suivait, comme on l’a rapporté, posé de travers sur son âne ; il arriva enfin, revenu tout à fait à lui, et en arrivant, il se laissa tomber du grison aux pieds de Rossinante, haletant, moulu et rompu. Don Quichotte mit aussitôt pied à terre pour visiter ses blessures ; mais, le trouvant sain des pieds à la tête, il lui dit, avec un mouvement de colère : « À la malheure vous vous êtes pris à braire, Sancho. Où donc avez-vous trouvé qu’il était bon de parler de corde dans la maison du pendu ? À musique de braiment, quel accompagnement pouvait-on faire, si ce n’est de coups de gaule ? Et rendez grâces à Dieu, Sancho, de ce qu’au lieu de vous mesurer les côtes avec un bâton, ils ne vous aient pas fait le per signum crucis[1] avec une lame de cimeterre. — Je ne suis pas en train de répondre, répondit Sancho, car il me semble que je parle par les épaules. Montons à cheval et éloignons-nous d’ici. J’imposerai désormais silence à mes envies de braire, mais non à celles de dire que les chevaliers errants fuient, et laissent leurs bons écuyers moulus comme plâtre au pouvoir de leurs ennemis. — Se retirer n’est pas fuir, répliqua Don Quichotte ; car il faut que tu saches que la valeur qui n’est pas fondée sur la base de la prudence s’appelle témérité, et les exploits du téméraire s’attribuent plutôt à la bonne fortune qu’à son courage. Aussi, je confesse que je me suis retiré, mais non pas que j’ai fui. En cela, j’ai imité bien d’autres braves, qui se sont conservés pour de meilleurs temps. C’est une chose dont les histoires sont pleines, mais comme il n’y aurait ni profit pour toi, ni plaisir pour moi à te les rappeler, je m’en dispense quant à présent. »

Sancho s’était enfin remis à cheval, aidé par Don Quichotte, lequel était également remonté sur Rossinante ; et, peu à peu, ils gagnèrent un petit bois qui se montrait à un quart de lieue de là. De temps en temps, Sancho jetait de profonds soupirs et des gémissements douloureux. Don Quichotte lui demanda la cause d’une si amère affliction. Il répondit que, depuis l’extrémité de l’échine jusqu’au sommet de la nuque, il ressentait une douleur qui lui faisait perdre l’esprit. « La cause de cette douleur, reprit Don Quichotte, doit être celle-ci : comme le bâton avec lequel on t’a frappé était d’une grande longueur, il t’a pris le dos du haut en bas, où sont comprises toutes les parties qui te font mal, et, s’il avait porté ailleurs, ailleurs tu souffrirais de même. — Pardieu, s’écria Sancho, votre grâce vient de me tirer d’un grand embarras, et de m’expliquer la chose en bons termes. Mort de ma vie ! est-ce que la cause de ma douleur est si cachée qu’il soit besoin de me dire que je souffre partout où le bâton a porté ? Si j’avais mal aux chevilles du pied, on concevrait que vous vous missiez à chercher pourquoi elles me font mal. Mais deviner que j’ai mal à l’endroit où l’on m’a moulu, ce n’est pas faire un grand effort d’esprit. En bonne foi, seigneur notre maître, on voit bien que le mal d’autrui pend à un cheveu, et chaque jour je découvre terre au peu que je dois attendre d’être en compagnie de votre grâce. Si cette fois vous m’avez laissé bâtonner, une autre et cent autres fois nous reviendrons à la berne de jadis, et à d’autres jeux d’enfants, qui, pour s’être arrêtés aujourd’hui à mes épaules, pourront bien ensuite m’arriver jusqu’aux yeux. Je ferais bien mieux, vraiment, mais je ne suis qu’un barbare, un imbécile, et je ne ferai rien de bon en toute ma vie ; je ferais bien mieux, dis-je, de regagner pays, d’aller retrouver ma femme et mes enfants, de nourrir l’une et d’élever les autres avec ce qu’il plaira à Dieu de me donner, plutôt que de marcher derrière votre grâce par des chemins sans chemin et des sentiers qui n’en sont pas, buvant mal, et mangeant pis. S’agit-il de dormir à présent ? Mesurez, frère écuyer, mesurez six pieds de terre, et, si vous en voulez davantage, prenez-en six autres encore, car vous pouvez tailler en pleine étoffe ; puis, étendez-vous tout à votre aise. Ah ! que ne vois-je brûlé et réduit en cendre le premier qui s’avisa de la chevalerie errante, ou du moins le premier qui voulut être écuyer d’aussi grands sots que durent être tous les chevaliers errants des temps passés ! De ceux du temps présent, je ne dis rien, parce que votre grâce étant du nombre, je leur porte respect, et parce que je sais que votre grâce en sait un point de plus que le diable, en tout ce qu’elle dit comme en tout ce qu’elle pense. — Je ferais une bonne gageure avec vous, Sancho, dit Don Quichotte ; c’est que maintenant que vous vous en donnez, et que vous parlez sans que personne vous arrête, rien ne vous fait plus mal en tout votre corps. Parlez, mon fils, dites tout ce qui vous viendra à la pensée et à la bouche. Pourvu que vous ne sentiez plus aucun mal, je tiendrai à plaisir l’ennui que me causent vos impertinences ; et si vous désirez tant retourner à votre maison, revoir votre femme et vos enfants, Dieu me préserve de vous en empêcher. Vous avez de l’argent à moi, comptez combien il y a de temps que nous avons fait cette troisième sortie de notre village, voyez ensuite ce que vous pouvez et devez justement gagner par mois, et payez-vous de vos propres mains. — Quand j’étais, répondit Sancho, au service de Tomé Carrasco, le père du bachelier Samson Carrasco, que votre grâce connaît bien, je gagnais deux ducats par mois, outre la nourriture. Avec votre grâce, je ne sais trop ce que je peux gagner ; mais je sais bien qu’il y a plus de peine à être écuyer de chevalier errant qu’à servir un laboureur ; car enfin nous autres qui travaillons à la terre, nous savons bien que, quel que soit le travail de la journée, et quelque mal que nous y ayons, la nuit venue, nous soupons à la marmite, et nous dormons dans un lit ; chose que je n’ai pas faite depuis que je sers votre grâce, si ce n’est le bout de temps que nous avons passé chez Don Diégo de Miranda, et la bonne bouche que m’a donnée l’écume des marmites de Camache, et ce que j’ai bu, mangé et dormi chez Basile. Tout le reste du temps, j’ai couché sur la dure, en plein air, exposé à tout ce que vous appelez les inclémences du ciel, me nourrissant de bribes de fromage et de croûtes de pain, buvant de l’eau, tantôt des ruisseaux, tantôt des fontaines, que nous rencontrons par ces solitudes où nous errons. — Eh bien ! reprit Don Quichotte, je suppose, Sancho, que tout ce que vous avez dit soit la vérité ; combien vous semble-t-il que je doive vous donner de plus que ne vous donnait Tomé Carrasco ? — À mon avis, répondit Sancho, si votre grâce ajoutait seulement deux réaux par mois, je me tiendrais pour bien payé. Voilà quant au salaire de ma peine ; mais quant à remplir la promesse que votre grâce m’a faite sur sa parole de me donner le gouvernement d’une île, il serait juste qu’on ajoutât six autres réaux, ce qui ferait trente réaux en tout. — C’est très-bien, répliqua Don Quichotte. Voilà vingt-cinq jours que nous avons quitté notre village ; faites, Sancho, le compte au prorata, suivant les gages que vous vous êtes fixés vous-même, voyez ce que je vous dois, et payez-vous, comme je l’ai dit, de vos propres mains. — Sainte Vierge ! s’écria Sancho, comme votre grâce se trompe dans ce compte qu’elle fait ! Pour ce qui est de la promesse de l’île, il faut compter depuis le jour où votre grâce me l’a promise, jusqu’à l’heure présente où nous nous trouvons. — Eh bien, Sancho, reprit Don Quichotte, y a-t-il donc si longtemps que je vous ai promis cette île ? — Si je m’en souviens bien, répondit Sancho, il doit y avoir vingt ans, à trois jours près de plus ou de moins. » À ces mots, Don Quichotte se frappa le front du creux de la main, et partit d’un éclat de rire : « Pardieu, dit-il, en tout le temps que j’ai passé dans la Sierra-Moréna, et en tout le cours de nos voyages, il s’est à peine écoulé deux mois, et tu dis, Sancho, qu’il y a vingt ans que je t’ai promis cette île ? Tu veux donc, je le vois bien, que tout l’argent que tu as à moi passe à tes gages. Si c’est là ton envie, je te le donne dès maintenant, prends-le, et grand bien te fasse-t-il ; car, pour me voir délivré d’un si mauvais écuyer, je resterai de grand cœur pauvre et sans une obole. Mais dis-moi, prévaricateur des ordonnances prescrites aux écuyers par la chevalerie errante, où donc as-tu vu ou lu qu’aucun écuyer de chevalier errant se soit mis en compte avec son seigneur, et lui ait dit, Il faut me donner tant par mois pour que je vous serve ? Entre, pénètre, ô félon, bandit et vampire ! car tu ressembles à tout cela, enfonce-toi, dis-je, dans le mare magnum des histoires chevaleresques, et si tu trouves qu’aucun écuyer ait jamais dit ou pensé ce que tu viens de dire, je veux bien que tu me le cloues sur le front, et que tu me donnes, par-dessus le marché, quatre tapes du revers de la main sur le visage. Allons, tourne la bride ou le licou de ton âne, et retourne à ta maison, car tu ne feras pas un pas de plus avec moi. Ô pain mal agréé ! ô promesses mal placées ! ô homme, qui tient plus d’une bête que d’une personne ! C’est maintenant, quand je voulais t’élever à une condition telle, qu’en dépit de ta femme, on t’appelât seigneurie, c’est maintenant que tu me quittes ! Tu t’en vas à présent, lorsque j’avais fermement résolu de te faire seigneur de la meilleure île du monde ! Enfin, comme tu l’as dit mainte autre fois, le miel n’est pas fait pour la bouche de l’âne. Âne tu es, âne tu seras, et âne tu mourras, quand finira le cours de ta vie ; car, à mon avis, elle atteindra son dernier terme avant que tu t’aperçoives que tu n’es qu’une bête. »

Sancho regardait fixement Don Quichotte, pendant que celui-ci lui adressait ces amers reproches ; il se sentit pris de tels regrets, de tels remords, que les larmes lui vinrent aux yeux. « Mon bon seigneur, lui dit-il d’une voix dolente et entrecoupée, je confesse que, pour être âne tout à fait, il ne me manque que la queue : si votre grâce veut me la mettre, je la tiendrai pour bien placée, et je vous servirai comme baudet, en bête de somme, tous les jours qui me resteront à vivre. Que votre grâce me pardonne, et prenne pitié de ma jeunesse. Faites attention que je ne sais pas grand’chose, et que, si je parle beaucoup, c’est plutôt par infirmité que par malice. Mais qui pèche et s’amende, à Dieu se recommande. — J’aurais été bien surpris, Sancho, dit Don Quichotte, que tu ne mêlasses pas quelque petit proverbe à ton dialogue. Allons, je te pardonne, pourvu que tu te corriges et que tu ne te montres pas désormais si ami de ton intérêt. Prends courage, au contraire, donne-toi du cœur, et attends avec patience l’accomplissement de mes promesses, qui peut tarder, mais n’est pas impossible. » Sancho répondit qu’il obéirait, dût-il faire contre fortune bon cœur. Après cela, ils entrèrent dans le bois, où Don Quichotte s’arrangea au pied d’un orme, et Sancho au pied d’un hêtre ; car ces arbres et d’autres semblables ont toujours des pieds sans avoir de mains. Sancho passa la nuit péniblement, le coup de gaule se faisant mieux sentir par le serein. Pour Don Quichotte, il la passa dans ses continuels souvenirs. Néanmoins, ils abandonnèrent tous deux leurs yeux au sommeil, et le lendemain, au point du jour, ils reprirent leur route à la recherche des rives du fameux fleuve de l’Èbre, où il leur arriva ce que l’on contera dans le chapitre suivant.


  1. On appelait ainsi une balafre en croix sur le visage.