L’Ingénu/Chapitre V

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L’Ingénu
L’IngénuGarniertome 21 (p. 260-263).
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CHAPITRE V.

L’INGÉNU AMOUREUX.


Il faut avouer que depuis ce baptême et ce dîner Mlle  de Saint-Yves souhaita passionnément que monsieur l’évêque la fît encore participante de quelque beau sacrement avec M. Hercule l’Ingénu. Cependant, comme elle était bien élevée et fort modeste, elle n’osait convenir tout à fait avec elle-même de ses tendres sentiments ; mais, s’il lui échappait un regard, un mot, un geste, une pensée, elle enveloppait tout cela d’un voile de pudeur infiniment aimable. Elle était tendre, vive et sage.

Dès que monsieur l’évêque fut parti, l’Ingénu et Mlle  de Saint-Yves se rencontrèrent sans avoir fait réflexion qu’ils se cherchaient. Ils se parlèrent sans avoir imaginé ce qu’ils se diraient. L’Ingénu lui dit d’abord qu’il l’aimait de tout son cœur, et que la belle Abacaba, dont il avait été fou dans son pays, n’approchait pas d’elle. Mademoiselle lui répondit, avec sa modestie ordinaire, qu’il fallait en parler au plus vite à monsieur le prieur son oncle et à mademoiselle sa tante, et que de son côté elle en dirait deux mots à son cher frère l’abbé de Saint-Yves, et qu’elle se flattait d’un consentement commun.

L’Ingénu lui répond qu’il n’avait besoin du consentement de personne, qu’il lui paraissait extrêmement ridicule d’aller demander à d’autres ce qu’on devait faire ; que, quand deux parties sont d’accord, on n’a pas besoin d’un tiers pour les accommoder. « Je ne consulte personne, dit-il, quand j’ai envie de déjeuner, ou de chasser, ou de dormir : je sais bien qu’en amour il n’est pas mal d’avoir le consentement de la personne à qui on en veut ; mais, comme ce n’est ni de mon oncle ni de ma tante que je suis amoureux, ce n’est pas à eux que je dois m’adresser dans cette affaire, et, si vous m’en croyez, vous vous passerez aussi de M. l’abbé de Saint-Yves. »

On peut juger que la belle Bretonne employa toute la délicatesse de son esprit à réduire son Huron aux termes de la bienséance. Elle se fâcha même, et bientôt se radoucit. Enfin on ne sait comment aurait fini cette conversation si, le jour baissant, monsieur l’abbé n’avait ramené sa sœur à son abbaye. L’Ingénu laissa coucher son oncle et sa tante, qui étaient un peu fatigués de la cérémonie et de leur long dîner. Il passa une partie de la nuit à faire des vers en langue huronne pour sa bien-aimée : car il faut savoir qu’il n’y a aucun pays de la terre où l’amour n’ait rendu les amants poëtes.

Le lendemain, son oncle lui parla ainsi après le déjeuner, en présence de Mlle  de Kerkabon, qui était tout attendrie : « Le ciel soit loué de ce que vous avez l’honneur, mon cher neveu, d’être chrétien et Bas-Breton ! Mais cela ne suffit pas ; je suis un peu sur l’âge ; mon frère n’a laissé qu’un petit coin de terre qui est très-peu de chose ; j’ai un bon prieuré ; si vous voulez seulement vous faire sous-diacre, comme je l’espère, je vous résignerai mon prieuré, et vous vivrez fort à votre aise, après avoir été la consolation de ma vieillesse. »

L’Ingénu répondit : « Mon oncle, grand bien vous fasse ! vivez tant que vous pourrez. Je ne sais pas ce que c’est que d’être sous-diacre ni que de résigner ; mais tout me sera bon pourvu que j’aie Mlle  de Saint-Yves à ma disposition. — Eh ! mon Dieu ! mon neveu, que me dites-vous là ? Vous aimez donc cette belle demoiselle à la folie ? — Oui, mon oncle. — Hélas ! mon neveu, il est impossible que vous l’épousiez. — Cela est très-possible, mon oncle ; car non-seulement elle m’a serré la main en me quittant, mais elle m’a promis qu’elle me demanderait en mariage ; et assurément je l’épouserai. — Cela est impossible, vous dis-je ; elle est votre marraine : c’est un péché épouvantable à une marraine de serrer la main de son filleul ; il n’est pas permis d’épouser sa marraine ; les lois divines et humaines s’y opposent. — Morbleu ! mon oncle, vous vous moquez de moi ; pourquoi serait-il défendu d’épouser sa marraine, quand elle est jeune et jolie ? Je n’ai point vu dans le livre que vous m’avez donné qu’il fût mal d’épouser les filles qui ont aidé les gens à être baptisés. Je m’aperçois tous les jours qu’on fait ici une infinité de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu’on n’y fait rien de tout ce qu’il dit : je vous avoue que cela m’étonne et me fâche. Si on me prive de la belle Saint-Yves, sous prétexte de mon baptême, je vous avertis que je l’enlève, et que je me débaptise. »

Le prieur fut confondu ; sa sœur pleura. « Mon cher frère, dit-elle, il ne faut pas que notre neveu se damne ; notre saint-père le pape peut lui donner dispense, et alors il pourra être chrétiennement heureux avec ce qu’il aime. » L’Ingénu embrassa sa tante. « Quel est donc, dit-il, cet homme charmant qui favorise avec tant de bonté les garçons et les filles dans leurs amours ? Je veux lui aller parler tout à l’heure. »

On lui expliqua ce que c’était que le pape ; et l’Ingénu fut encore plus étonné qu’auparavant. « Il n’y a pas un mot de tout cela dans votre livre, mon cher oncle ; j’ai voyagé, je connais la mer ; nous sommes ici sur la côte de l’Océan ; et je quitterais Mlle  de Saint-Yves pour aller demander la permission de l’aimer à un homme qui demeure vers la Méditerranée, à quatre cents lieues d’ici, et dont je n’entends point la langue ! Cela est d’un ridicule incompréhensible. Je vais sur-le-champ chez M. l’abbé de Saint-Yves, qui ne demeure qu’à une lieue de vous, et je vous réponds que j’épouserai ma maîtresse dans la journée. »

Comme il parlait encore, entra le bailli, qui, selon sa coutume, lui demanda où il allait. « Je vais me marier », dit l’Ingénu en courant ; et au bout d’un quart d’heure il était déjà chez sa belle et chère basse-brette, qui dormait encore. « Ah ! mon frère ! disait Mlle  de Kerkabon au prieur, jamais vous ne ferez un sous-diacre de notre neveu. »

Le bailli fut très-mécontent de ce voyage : car il prétendait que son fils épousât la Saint-Yves : et ce fils était encore plus sot et plus insupportable que son père.