L’Institutrice/Texte entier

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L’Institutrice
L’Institutrice (p. 1-223).

Feuilleton de la République française
du 26 décembre 1871

(1)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE


Une charrette couverte de toile, attelée de deux percherons, cheminait sur la route du département de l’Oise, au-delà de Beauvais. Le jour baissait ; au couchant, de larges bandes rouges allaient se décolorant, d’insensibles teintes grises tombaient dans l’air bleu, qu’elles envahissaient. Les collines s’estompaient à l’horizon ; toutes les cimes : arbres, maisons, côteaux, s’affaissaient lentement ; les arêtes s’adoucissaient, les lignes devenaient flottantes et molles ; déjà le chant des oiseaux avait cessé, et l’on n’entendait plus, de loin en loin, que le mugissement de quelque vache rentrant à l’étable. Les pommiers, dépouillés de fruits et penchés, qui bordaient la route, semblaient s’étirer alanguis.

Un peu en arrière du conducteur qui présidait l’attelage, armé de son fouet, deux femmes étaient assises à l’avant de la charrette, l’une déjà grisonnante, l’autre âgée de vingt ans à peine ; toutes les deux vêtues de noir et portant le costume des femmes de la bourgeoisie. On apercevait derrière elles, entassés, des pieds de table, des dossiers de chaises, des paquets, toute l’apparence d’un déménagement. On était à la fin de septembre, et l’air du soir devenait piquant ; les voyageuses serrèrent leur châle autour d’elles, et la plus âgée demanda : « Est-ce encore bien loin ? »

Le conducteur étendit le manche de son fouet un peu sur la gauche, vers un fouillis d’arbres, logé dans la courbe d’un côteau, et que perçait un clocher surmonté d’un coq.

— Voyez-vous là-bas, dit-il. C’est ça Boisvalliers. Nous y sons dans dix minutes.

— Cela n’a pas l’air d’un endroit bien important, dit en soupirant la dame âgée.

— Ah dame ! ça n’est pas si gros que Beauvais ; mais tout de même un bon endroit. Il n’y manque pas de gens à leur aise. Tenez, voyez-vous à présent ce toit d’ardoises, après cet ormeau, c’est la maison du maire, M. Moreau.

— Ah !… qu’est-ce que cette famille ?

À cette question directe, la physionomie toute picarde du conducteur se ferma tout à coup, il cligna de l’œil, et avec une nonchalance affectée :

— Eh bien, je vous dis, c’est le maire de not’commune.

— Je veux dire : Est-ce un homme à voir ? demanda la bourgeoise d’un ton de marquise.

Le charretier se tourna vers elle, et, la regardant de ses petits yeux verts et pétillants :

— Eh ! eh ! répliqua-t-il d’une voix lente, goguenarde en dessous, le voir n’est pas ben malaisé ; il est assez gros pour ça, un homme ben vivant !

Elle reprit, impatientée par la lourdeur d’esprit de ce paysan :

— Est-ce un vrai Monsieur ? A-t-il été au collége ? Sa femme porte-t-elle chapeau ?

— Non point. Ell’porte la coiffe. Mais ça ne l’empêche pas d’être joliment plus huppée que d’autres, allez ! Son père, le marchand de chevaux, lui en a laissé du bien ! Et le fils a été au collége, si le père n’y a pas été. Pour un vrai monsieur, se peut ben que je m’y connaisse pas ; mais cent mille francs de terres au soleil, c’est du vrai… au moins, à ce qui me semble.

— Oh ! sans doute ! répondit la voyageuse en soupirant. Dans ces petits endroits la fortune est tout.

— Oh ! c’est comme ça partout, allez ! répliqua le Picard de son air tranquille et narquois.

— Maman ! murmura la jeune fille, en poussant le coude de sa compagne. Et montrant le conducteur, ses yeux et son geste recommandèrent la prudence.

— Laisse-moi donc, dit la mère, je sais bien…

Elle s’arrêta cependant et ajouta moins haut avec un profond soupir :

— Je suis persuadée que nous n’allons trouver aucune société dans ce petit trou.

Du point de la route où ils se trouvaient alors, le petit trou cependant se déroulait de façon assez gentille. Les maisons fort espacées avaient chacune son jardin, bouquet de verdure ; au-dessus des toits de chaume, garnis de mousses et de fleurs sauvages, montaient les fumées ; au pied des maisons, inclinées sur le versant, coulait une rivière ; bordée de grands peupliers.

Mais l’homme, il faut l’avouer, n’avait pas mis autant d’art que la nature à parer ce lieu. En entrant dans ce village, dont l’attitude coquette eût de loin séduit un peintre, le charme s’évanouissait ; à la porte de chaque maison, la courtine (amas de fumier) s’étalait dans sa majesté carrée, baignant à sa base dans les flaques de noir purin où l’éther ne dédaignait point cependant de mirer son front bleuâtre et de décomposer en rayons violets ses dernières lueurs. De là, s’élevaient d’âpres émanations, qui se croisaient dans l’air, avec les senteurs des bois et des prés descendant sur le village, et produisaient d’étranges courants, tantôt parfumés et tantôt fétides. À côté des guenilles qui pendaient aux maisons, des plantes grasses et des herbes folles revêtaient les murs de leur grâce exquise ; les yeux bleus des enfants, qui mordaient leur pain au seuil des portes, éclataient dans un masque barbouillé. C’était un mélange de laideur et de beauté, de trivialité et de poésie.

Au passage de la charrette, plusieurs têtes se penchèrent curieusement aux fenêtres, et des propos s’échangèrent avec une certaine animation. L’arrivée de ces deux étrangères et la vue de ce long véhicule constituaient de ces événements qui ne tombent que de loin en loin dans le lac dormant des existences villageoises. Devant tous ces regards, la mère composait dignement son attitude, la fille paraissait triste et timide. Comme ils passaient, longeant une grille, devant une maison plus grande que les autres, bâtie en briques et couverte d’ardoises, au milieu d’un jardin divisé en quatre carrés, par des allées coupées à angle droit :

— Voilà la maison de M. le maire, dit le conducteur.

Et il ajouta en soulevant son chapeau :

— Bonsoir, m’sieur Ernest.

Ce salut s’adressait à un jeune homme qui, debout dans une allée, fumait en regardant la route et les passants. Il était de grande taille, et son attitude, ainsi que sa physionomie, annonçait un parfait contentement de lui-même. Son chapeau seul, plus petit de forme, et sa cravate, plus élégamment attachée, le distinguaient des paysans, dont il portait la blouse et les gros souliers. En répondant au salut du conducteur, il se pencha vivement pour considérer les deux femmes avec plus de curiosité que de convenance. Un peu plus loin se présenta une autre maison bourgeoise plus élégante, mélangée de briques et de pierres de taille, et qu’une vigne vierge couvrait presque de son feuillage rougissant ; et le charretier dit encore :

— Ça, c’est la maison de Mme Favrart.

Cette indication ne provoqua point de questions nouvelles. En approchant du lieu inconnu où leur destin les conduisait, ces deux femmes éprouvaient l’oppression d’une vague inquiétude. Presque immédiatement d’ailleurs, le cheval s’arrêta devant la maison voisine, et le charretier dit en sautant par terre :

— Là ! nous voilà arrivés !

C’était une petite maison construite en bois et en terre et couverte de chaume, comme toutes les maisons pauvres de ce pays, où manque la pierre et la terre à tuiles. Elle se composait du rez-de-chaussée et d’un étage mansardé. Au-dessus d’une porte vitrée, le pignon donnant sur la rue encadrait dans son triangle une petite fenêtre. Les voyageuses n’étaient pas encore descendues que de toutes parts apparurent aux fenêtres et au seuil des portes voisines des figures curieuses ; les enfants sortant des maisons vinrent se grouper autour de la charrette ; les gens qui suivaient la rue s’arrêtèrent, et enfin les habitants des maisons voisines, un à un, vinrent se joindre au rassemblement. La jeune fille était devenue toute rouge d’embarras et la mère avait pris un air gourmé et scandalisé, qui parut bizarre à tout le monde et ne mit personne en fuite.

« L’institutrice ! murmurait-on çà et là, c’est l’institutrice. »

— Dites donc vous autres, s’écria le charretier, qui enlevait la toile de sa charrette, c’est pas le tout que de regarder, vaudrait mieux donner un coup de main.

Les interpellés se regardèrent sans bouger ; l’un d’eux, enfin, se décida à répondre.

— Hé ! j’sommes pas payé pour ça.

— Ah ! les feignants ! répliqua le charretier. Allons donc ! allons donc ! venez seulement. C’est des dames comme il faut, qui vous payeront bien. Pas vrai, madame Jacquillat ?

Mme Jacquillat était mécontente et gênée, cela était évident. Elle dit d’un air rogue :

— C’est un menuisier qu’il faut pour monter les meubles. Il faut en aller chercher un.

— C’est ça, dit la charretier. Qu’est-ce qui va chercher le père… chose ?

Pas plus qu’avant, personne ne bougea. Le charretier se prit à jurer. À la fin, une femme parmi les plus proches dit à un enfant :

— Allons ! va donc, toi.

Et l’enfant partit.

La femme alors s’approcha des dames en les saluant d’un air familier.

— C’est donc vous qui venez pour tenir l’école ?

— Oui, madame, répondit la jeune fille. Mme Jacquillat avait tourné le dos.

— Allons, c’est bon, reprit la paysanne d’un ton tranquille, et prenant un paquet des mains du charretier, elle le porta dans la maison. Et ce fut elle qui en fit les honneurs aux arrivantes et leur montra tout.

La pièce d’entrée était la salle d’école. Au fond, sur le jardin, se trouvaient une cuisine et un cellier. À gauche, dans l’école, une porte donnait sur une cour peu large, où devaient se passer les récréations. Il y avait dans cette cour un poulailler, une petite étable. On montait aux chambres de l’étage par l’escalier primitif, un triangle de maçonnerie à marches de pierres bâti dans la cour et surmonté d’un auvent.

— Eh mais ! s’écria madame Jacquillat, où est le… — elle n’osa pas dire le salon — la pièce… pour recevoir ?

— Quelle pièce ? demanda la voisine qui s’était chargée elle même des fonctions de cicerone.

— Mais… pour les visites.

— Où ! l’autre recevait le monde dans sa cuisine ou bien dans l’école.

— Pas une pièce où mettre mes meubles de salon ! s’écria Mme Jacquillat avec désespoir.

Elle était vraiment éperdue, au point qu’elle pris à témoin de son malheur la voisine obligeante et familière et le menuisier, qui entrait portant des fauteuils de velours d’Utrecht, fanés il est vrai, usés même, mais qui avaient été si beaux autrefois.

— Où mettre tout cela ?

Dans l’école ? dans la cuisine ? C’était insensé. Mme Jacquillat s’arrachait les cheveux.

Elle avait pensé jusque-là que le logement des institutrices n’était pas une dérision.

— Il y en a pourtant qui n’en ont pas tant que vous, dit la femme, et elle cita une commune voisine où l’institutrice n’avait qu’une seule chambre pour faire la cuisine, dormir et manger.

— Il y a des gens à qui cela peut paraître supportable, répondit Mme Jacquillat, mais quand on a mené une vie toute différente !… on se trouve bien malheureux…

— Comme ça, vous étiez riche auparavant ? lui demanda la voisine.

— Hélas ! notre position ne ressemblait guère à ce qu’elle est maintenant, répondit Mme Jacquillat, en essuyant quelques larmes.

Et sur cela, ses interlocuteurs témoignèrent leur compassion.

La jeune fille semblait souffrir de cette scène et de ces épanchements, comme si son orgueil à elle eût été d’une autre nature. Elle se hâta de faire monter les meubles dans les deux petites chambres hautes, les y fit empiler, au milieu des lamentations de sa mère, et quand tout fut à peu près en place, elle s’occupa de régler avec le menuisier et le charretier. Elle se trouva en face de prétentions exorbitantes qu’il fallut combattre.

— Vous croyez que ce n’est pas plus fatigant de porter des meubles que de tourner les feuilles d’un livre, dit l’un d’eux avec aigreur. La discussion fut pénible, et pendant ce temps, la voisine restait là, bien qu’il n’y eût plus rien à faire, écoutant et regardant avec une avidité curieuse qui montrait clairement à quel sentiment tout autre que l’obligeance il fallait attribuer son empressement.

Après le départ du menuisier et du charretier, elle restait encore, et ne sachant comment s’en défaire, Mlle Jacquillat eut enfin l’idée de lui offrir une pièce, qu’elle accepta.

Restée seule avec sa mère dans cette école froide, aux murs blancs, lieu de sa tâche quotidienne, la jeune institutrice se mit à pleurer silencieusement. Elle se trouvait si étrangère dans ce lieu ! L’accueil froid et presque insultant de cette population, au milieu de laquelle elle allait vivre, lui avait serré le cœur. Il lui semblait même que, d’avance et sans la connaître, ces gens lui étaient hostiles. Elle ne se trompait pas. Le paysan est particulièrement jaloux des instituteurs et institutrices, dont le traitement lui paraît un vol fait à ses sueurs, car il n’estime comme travail que l’effort matériel, et les labeurs de l’esprit ne sont à ses yeux que fainéantise. D’autre part, tout bourgeois pauvre est pour lui un ennemi à terre, et le paysan est rarement généreux.

L’institutrice n’eut pas le temps de se livrer à son chagrin. Sa mère l’en reprenait, alléguant en manière de consolation qu’elles avaient bien autre chose à faire, quand un coup fut frappé à la porte vitrée, et Mme Jacquillat s’écria :

— Sidonie ! voici des dames ! Ces mots étaient accentués de manière à faire sentir sans plus de paroles la gravité de la situation et l’importance des devoirs qu’elle imposait à Sidonie. Celle-ci comprit en effet, se leva et tandis que sa mère, après un : Entrez ! prononcé du ton le plus calme et le plus harmonieux, allait au-devant des visiteuses, la jeune fille, se tournant de l’autre côté, essuyait ses yeux et revenait montrant un doux visage, armé d’un sourire.

Deux dames entrèrent, avec force révérences et quatre yeux inquisiteurs, qui tout d’abord saisirent les deux arrivantes à Boisvalliers, et prirent leur mesure de pied en cap.

La première, d’âge mûr, grande, forte, épaisse, le visage énergique et coloré, l’air sûr d’elle-même et majestueuse, une maîtresse femme ; la seconde, une jeune personne, assez grande également, assez jolie, douée d’un aplomb à peu près égal, mais d’un aplomb moins sérieux, plus jeune et relevé de quelque chose de piquant, qui pouvait se nommer impertinence.

— Je pense, dit la première en regardant Sidonie, après avoir salué Mme Jacquillat, que c’est mademoiselle qui est notre institutrice ?

— Oui, madame.

— Ah ! très bien, mademoiselle. J’en suis charmée. On vient de me dire, mesdames, que vous étiez arrivées, et j’ai pensé que nous ferions bien, ma fille et moi, de venir vous souhaiter la bienvenue et vous offrir nos bons offices. On est toujours embarrassé quand on arrive dans un pays qu’on ne connaît pas. Voulez-vous venir dîner à la maison ? sans cérémonie. Nous sommes là porte à porte. Ah ! j’oubliais de vous dire qui je suis : Madame Favrart. Vous devez avoir entendu parler… M. Favrart est l’adjoint, autant vaut dire le maire, puisque le maire sait à peine signer. C’est une manie de mon mari de n’avoir pas voulu être maire. M. Favrart est un bon homme, mais il a des entêtements… C’est ainsi qu’il n’a jamais dépassé le grade de capitaine ; car vous savez que c’est un officier retraité. J’avais beau solliciter pour lui, être bien avec le général et sa femme, on voyait un homme si insouciant, si peu intrigant ; et puis toujours le nez fourré dans les livres. Au fond, il est enchanté d’avoir sa retraite : il s’occupe bien de nous !… Et encore, même pour ses fonctions d’adjoint, si je ne le poussais pas, il laisserait tout à faire à M. Moreau, qui ne ferait rien. Ces paysans sont si bêtes ! Vous aurez fort à faire, si vous voulez rendre nos petites filles savantes. Enfin, pourvu que cela sache lire dans ses heures. Mais il ne faut pas croire qu’ils n’aient pas d’orgueil pour cela… Des prétentions !… Il faut bien prendre garde à ne pas manquer de les appeler monsieur et madame. Il y en a beaucoup de riches… et avares ! Oh ! c’est une triste population ! Si cette maison ne nous venait pas de mon grand-père, et si M. Favrart avait eu un peu plus d’ambition et de savoir-faire, nous ne serions pas ici. Mais enfin, où la chèvre est attachée, vous savez… Enfin, mesdames, voilà ; c’est aux autorités du lieu à vous accueillir, et comme il ne fallait pas compter sur la mère Moreau, qui n’a d’autre idée que ses poules et ses vaches, nous sommes venues… Si vous avez besoin de quelque chose, ou de quelque renseignement… Acceptez-vous notre invitation ?

ANDRÉ LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 29 décembre 1871

(2)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE


De la part de Mme Jacquillat, une mimique polie, sympathique et reconnaissante avait pu seule jusque-là répondre aux diverses parties de ce discours. Quand Mme Favrart se fut arrêtée, Mme Jacquillet prit la parole, et tout en remerciant chaudement, déclina l’offre du dîner.

— Pourquoi donc ? Vous avez tort ; il ne faut pas de cérémonie. C’est de bon cœur !

Toutefois la résistance de Mme Jacquillat fut invincible. C’était une question de décorum.

— Ells ne pouvaient dans leurs habits de voyage…

— Mon Dieu ! qu’est-ce que cela fait ? À la campagne…

Non, réellement, Mme Jacquillat ne pouvait céder sur un point si grave, et puis… elle finit, de plus en plus pressée, par laisser échapper ses douleurs.

— Un tel changement de position leur était si pénible qu’il fallait en ces premiers moments être seules. Quand on a le cœur gros, ou n’est point capable de soutenir une conversation… Cependant Mme Jacquillat n’en fut pas moins communicative, car elle raconta toute son histoire :

« Monsieur Jacquillat était professeur au collège de Versailles, un professeur distingué. Mais avec trois mille francs d’appointements, il est difficile d’élever une famille. Madame Jacquillat, qui, de son côté, était d’une famille excellente et même riche autrefois, avait bien eu une dot ; mais qu’était-elle devenue ? On n’en savait rien. Le fait est qu’à la mort de M. Jacquillat cette dot ne s’était pas retrouvés. Les hommes passent pour devoir être seuls administrateurs, mais la plupart n’y entendent rien. M. Jacquillat était pourtant le meilleur des maris et le plus rangé ; mais l’éducation de son fils, qui était allé finir ses études à Paris, et avais passé trois ans à l’École normale, avait tant coûté ! Enfin, il ne leur était resté que leur mobilier, quelques créances, et la pension de Mme Jacquillat, comme veuve de professeur. Ce n’était pas assez pour vivre, Sidonie avait été courageuse ; elle avait voulu gagner leur pain — du pain seulement, en effet : 400 fr. L’État rétribue bien mal le savoir. Quel logement ! Quand on avait à Versailles une petite maison si jolie, si commode !… Et tout faire soi-même, quand on avait l’habitude de commander ! Ah ! la vie est bien amère, et si l’on ne songeait qu’apparemment c’est la volonté de Dieu…

Cette confidence eut pour effet de procurer à Mme Jacquillat, de la part de leurs visiteuses, une somme de considération beaucoup plus manquée. Mlle Favrart avait été en pension à Versailles ; elle connaissait une amie de Sidonie ; les deux jeunes personnes se trouvèrent dès l’abord en certaine intimité. La question de toilette, vu l’état des paquets et des malles non encore défaits, empêchant décidément ces dames d’aller dîner chez Mmes Favrart, celles-ci les quittèrent ; mais quelques minutes après, la cuisinière vint apporter un panier contenant la part des deux invitées, avec mille excuses et compliments. Cette attention délicate fut pour l’âme et l’estomac double réconfort… Et la connaissance, ainsi entamée, eut tout d’abord cette ferveur que les nouvelles relations d’ailleurs ont presque toujours à la campagne.

De même, dans tout le village de Boisvalliers, pendant quelques jours, on n’eut d’autre sujet de conversation que l’institutrice. — Comment la trouvez-vous ? demandait-on.

Les hommes répondaient :

— Elle est jolie.

Et les femmes :

— Elle n’est pas mal.

Venaient ensuite les commentaires : on trouvait ces dames trop fières, trop bien mises pour leur état, et tandis qu’on énumérait les merveilles de leur mobilier : fauteuils et canapé de velours, rideaux de damas et de mousseline, glaces, cuivres dorés, etc., les bourgeois se sentaient blessés d’être égalés ou dépassés par l’institutrice, et les paysans riaient malignement du mélange de ce luxe et de cette pauvreté.

La toilette de Sidonie, le dimanche, quand elle parut à l’église, fit scandale. Elle avait une robe à volants ! une institutrice !

— Il n’y en a pas comme les sans-le-sou pour être fiers, dit Mme Moreau, la mairesse. La vieille Mme Urchin, après avoir de son banc regardé Mmes Jacquillat, d’un air méprisant et rébarbatif, passa près d’elles sans les saluer, et prétendit que c’était une pitié ! que ça faisait mal au cœur et qu’elle n’avait pas bonne opinion de cette petite sotte.

— Est-ce qu’une si belle demoiselle voudra prendre la peine de s’occuper de nos petites ? dirent les paysans à leur sortie de l’église. À quoi quelques-uns répondirent d’un air malicieux : All s’occupera de nos garçons.

À supposer que ce fût vrai, les garçons le lui rendirent par avance, le bel Ernest Moreau en tête, sans compter le fils Urchin. On fit tout de suite le parallèle entre la nouvelle venue et mademoiselle Favrart, qui, jusqu’alors, étant seule, avait joui sans partage de l’admiration locale. Cette comparaison inévitable, Mlle Favart, qui, dans les premiers jours, n’y avait sans doute pas pensé, eu reçut l’impression, à partir de ce dimanche où l’institutrice et sa toilette firent une telle sensation à Boisvalliers.

Qu’était-ce que cette toilette ? Grand Dieu ! il faut bien le dire : une robe de mérinos bleu, garnie, au bas de la jupe, au corsage, aux manches, de volants de taffetas noir festonné, ceinture noire à longs bouts, qu’on portait alors sur le côté ; col et manchettes brodés au plumetis ; nœud de velours bleu dans de beaux cheveux châtains, disposés sur le front en bandeaux et nattés derrière.

Telle était, en supprimant le chapeau de velours noir à liserons bleus et le manteau de drap noir que Sidonie portait à l’église, la mise révolutionnaire de cette jeune fille, le même soir, au dîner de Mme Favrart. Il serait nécessaire de connaître à fond les idées exactes des habitants de Boisvalliers sur la mise d’une institutrice, pour décider en quoi le mérinos bleu était plus coupable que le noir, et justifier la réprobation qu’excitèrent ce nœud, cette ceinture et ces volants ; mais en regardant Sidonie, un observateur impartial aurait compris que son plus grand crime était de donner à cette toilette un caractère de bon goût, de grâce et de distinction qui contrastait, d’une manière véritablement choquante, avec l’humble condition de maîtresse d’école. Si l’accusation de coquetterie et de luxe extravagant, qui s’édita ce jour-là dans tout Boisvalliers, et parvint en peu de jours dans tous les villages et hameaux environnants, eût été communiquée à l’accusée, elle eut répondu qu’elle portait, économie nécessaire, ce qu’elle avait : ses robes d’autrefois, d’avant son deuil, rajeunies et mises à la mode par elle-même, en quelques coups de ciseaux et d’aiguille. Mais la critique n’eût point été désarmée par une telle raison, si bonne qu’elle fût. Car il y avait autre chose. Pourquoi ces robes allaient-elles si bien ? N’était-ce pas de la coquetterie que d’avoir une taille si charmante et l’audace de la porter ?

— Le premier devoir d’une fille pauvre est de ne pas se faire remarquer, disait Mme Urchin, assise dans la bergère, au coin du feu de Mme Favrart, quelques moments avant l’entrée de l’institutrice et de sa mère :

— C’est un malheur pour elles que d’avoir joui d’une meilleure fortune, dit Mme Favrart d’un ton doucereux. Cela donne toujours des prétentions. Moi, elles m’intéressent, et je serais fâchée de les voir ridicules.

— Moi aussi, j’en serais fâchée, ajouta Léontine Favrart. Sidonie est une bonne fille, et je regrette qu’elle se fasse du tort pour une petite vanité.

L’arrivée de Mmes Jacquillat interrompit cette conversation.

— Monsieur Favrart ! cria la maîtresse de la maison à son mari, qui causait dans l’embrasure de la fenêtre avec M. Urchin et le jeune Moreau, viens donc saluer ces dames.

M. Favrart se hâta de venir s’incliner devant Mmes Jacquillat. C’était un homme de taille à peine moyenne, et qui n’avait rien de militaire, sauf une certaine ponctualité de courtoisie. Les rides de son front et ses cheveux gris accusaient une cinquantaine d’années. L’échange de paroles fut court et rapide ; Mme Jacquillat en fit presque tous les frais, et M. Favrart retourna près de ses hôtes masculins.

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 28 décembre 1871

(3)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[1]


À la campagne, il existe entre les hommes et les femmes une démarcation d’autant plus tranchée que le milieu est moins cultivé. Complète et brutale chez les paysans, où la femme est la servante de l’homme, elle est encore très accentuée chez les bourgeois campagnards ; car on ne saurait croire — et certes on ne le leur ferait jamais avouer — combien ce milieu rural, qu’ils prétendent mépriser et dominer, les envahit, les pénètre et les fait siens, en dépit de l’habit qu’ils gardent. Dans le salon de Mme Favrart, pendant que les femmes, assises autour du feu, s’évertuaient à soutenir une conversation que glaçaient le mutisme et l’air rechigné de Mme Urchia, les hommes continuaient à parler d’un débat communal relatif à une citerne, mais assez négligemment, chose étrange ! car la population de Boisvalliers, en deux camps, s’injuriait autour de cette citerne depuis dix-huit mois. On en était même venu aux coups, et deux procès s’en étaient suivis, outre le procès principal.

Un tel phénomène ne pouvait être dû qu’à la présence de l’institutrice, et il n’y avait pas à en douter, en voyant les regards furtifs que les deux jeunes gens jetaient sur elle. Une fois, Sidonie surprit ces regards et en ressentit une émotion de pudeur souffrante, sans bien savoir pourquoi. Elle n’était pas encore habituée à l’air dont les hommes regardent une fille pauvre, que la présence d’un père ne protége plus.

À table, placée près du jeune Moreau, il lui adressa la parole avec la politesse affectée et gauche des hommes sans éducation vis-à-vis des femmes.

Ce beau garçon, dont les manières et le langage trahissaient de toutes parts la fraîche origine paysanne, produisit tout d’abord une impression peu favorable sur Sidonie. Cependant, sous la gaucherie des manières d’emprunt, perçaient une rondeur native et une spontanéité juvénile, qui éveillèrent en elle plus de sympathie. Le jeune homme lui parla de Beauvais, de Paris, où il avait fait un voyage, des villes enfin, ayant à cœur de prouver, comme tout habitant de village, qu’il connaissait leur vie, leurs usages, et se trouvait à la hauteur de leurs habitants.

Mais, sur ce point, M. Urchin l’éclipsa. Il avait fait, avant la mort de son père, une année de droit à Paris. Seulement il y avait longtemps de cela, car M. Urchin avait bien la quarantaine, quoiqu’on persistât à Boisvalliers à le traiter de jeune homme parce qu’il était garçon. C’était un grand, brun, maigre individu, sans physionomie, et, disait-on, sans caractère, parce qu’il vivait auprès de sa mère dans une soumission à peu près complète. Il faut savoir que le vieux M. Urchin avait laissé à sa femme tout l’usufruit de ses biens, qui, d’ailleurs, en grande partie, venaient d’elle ; et depuis cette époque, Mme Urchin avait rappelé son fils près d’elle pour l’aider à administrer ses domaines, c’est-à-dire qu’elle en avait fait son intendant… sans appointements. Mme Urchin, petite vieille avare, despote et dévote, écoutait, d’un air dédaigneux et revêche, ces souvenirs du quartier Latin, où son fils se complaisait ; elle y coupa court en parlant de son jeune temps, où tout le monde était sage, raisonnable, austère, où tout se passait admirablement ; puis elle se jeta sur le prix des blés. Mme Favrart, après quelques instants de déférence pour la vieille dame, trouva moyen, en lui répondant, d’évoquer la vie de garnison, qu’elle semblait regretter amèrement, tandis que M. Favrart, qu’aucun de ces sujets ne semblait intéresser, gardait un silence presque absolu. Un moment, Sidonie rencontra l’œil gris-bleu du capitaine fixé sur elle, regard froid et doux à la fois, plutôt rêveur qu’observateur, mais chaste ; elle sentit cela sans l’analyser. C’est par ces signes muets et ces aperceptions demi-inconscientes, bien plus que par les paroles, que se forme cette opinion secrète à laquelle nous donnons le nom de sympathie ou d’antipathie. Ce fut la seule fois d’ailleurs que M. Favrart sembla s’occuper en particulier des nouvelles habitantes de la commune. Ses regards avaient la fixité rêveuse de ceux qui voient autre chose que ce qu’ils ont sous les yeux. De temps en temps, sa femme lui criait :

— Monsieur Favrart, offre donc à boire à ces dames !

Et M. Favrart s’empressait d’obéir, avec tant de courtoisie, qu’on pardonnait à un sentiment si vrai son manque de spontanéité. Du reste, ses convives ne s’occupaient guère plus de lui qu’il ne s’occupait d’eux. Comme il oubliait, on l’oubliait ; à Boisvalliers, l’on disait : Chez Mme Favrart.

Après le dîner, les hommes allèrent dehors fumer ; les trois dames serrèrent la cheminée, et Léontine Favrart, jetant le bras autour de la taille de sa nouvelle amie, l’emmena dans sa chambre. Là, après avoir débité une somme convenable de menus propos sur de menues choses, ce que les jeunes filles considèrent comme faisant partie de leur rôle social, Léontine, en poussant un petit éclat de rire, demanda à Sidonie comment elle trouvait ces messieurs.

— Mais… je ne sais trop, répondit l’institutrice.

— Oh ! la dissimulée… Voyons : vous avez pourtant assez causé avec votre voisin, et il ne m’a pas paru que vous le trouviez désagréable.

— Il m’a semblé bon garçon, mais… il lui manque… naturellement… une certaine éducation.

Léontine eut un nouveau rire fêlé.

— Dame ! vous savez, il n’est pas fils de prince ; il n’a pas appris la littérature en naissant.

— Je croyais qu’il avait été au collège.

— Oui, mais seulement jusqu’en quatrième. Ses parents, dont il est le fils unique, le destinent à vendre des bœufs comme son papa. Je ne crois pas que les brillantes dispositions du jeune Ernest lui aient fait regretter la science. Il se résigne très-doucement à être l’héritier de son père, le Benjamin de sa mère, l’envie et le modèle de tous les gars du village et la coqueluche de toutes les filles, qui lui font les plus doux yeux, parce qu’il est tout à la fois riche et beau garçon. Car il est beau garçon, vous ne pouvez pas le nier, belle dédaigneuse ?

— Je ne le nie point.

— Vous vous êtes étonnée peut-être de le voir invité chez nous. C’est le fils du maire, et puis il porte un habit… le dimanche. Tout le monde le reçoit ici, les Urchin, le curé… Que voulez-vous, il n’y a personne dans ce désert. Ah ! ma chère, pensez donc… il y a trois ans que je suis ici, et j’avais à peine commencé à voir le monde quand mon père a eu sa retraite. Il aurait bien dû être plus jeune, mon père, ou bien colonel. On s’ennuie à périr, ici, jusqu’à descendre à s’occuper des mérites d’un Ernest Moreau. Après tout, il est bien plus gentil que M. Urchin, avouez-le.

— Je l’avoue sans hésiter. Ils ne paraissent pas très aimables, les Urchin.

— La vieille est une harpie. On ne peut rien dire qu’elle ne blâme. Il paraît qu’elle tient durement son fils. Lui, passe pour un modèle, parce qu’il accompagne sa mère partout, à l’église, à la promenade, en visites ; mais peut-être ne peut-il faire autrement. Il n’a pas un sou à lui, le pauvre homme ! On dit qu’il ne veut pas se marier, parce que sa mère rendrait une bru trop malheureuse ; c’est un bon sentiment. D’autres disent que la vieille ne veut pas le marier. On assure que ce modèle des fils et ce non-modèle des mères ont quelquefois de terribles querelles. Je sais qu’une fois, maman félicitant Mme Urchin d’avoir un fils aussi complaisant, cette fée Grognon lui a répondu, de sa voix vinaigrée : — Mon Dieu, madame, après tout, Théodule ne peut se conduire autrement. Je n’en dis pas de mal ; cependant il a bien ses idées. — Mme Urchin n’aime pas les gens qui ont leurs idées. Il parait que « Théodule » a encore autre chose que des idées. On parle d’ententes secrètes entre les fermiers et leur jeune maître futur, et les mauvaises langues ajoutent je ne sais quoi au sujet d’une certaine famille d’un hameau voisin. La femme est jeune et jolie ; le mari, simple journalier, qui devrait se contenter de gagner du pain, achète de temps en temps un lopin de terre, et puis l’aîné des enfants est blond et tous les autres sont bruns. Les commérages se cultivent dans ce pays avec autant d’ardeur que le blé et les herbages.

ANDRÉ LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 29 décembre 1871

(4)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE


Pendant ce petit discours, Léontine lissait ses cheveux devant la glace et se souriait à elle-même en se regardant parler. Sa compagne, élevée au sein de l’Académie, semblait un peu confuse des hardiesses de langage de cette fille du régiment. Le rire de Léontine se fit entendre :

— Ma chère, avouez que je mérite mieux qu’un Urchin !

— Comment ? vous devez…

— Oh ! Dieu merci ! rien de convenu. Il faudrait auparavant que la mère fût allée rejoindre son ancien temps. Non, c’est seulement un des avenirs que ma mère envisage pour moi… sans pâlir ! Il aura plus de 200,000 fr. Vous devriez me l’enlever. Ça m’éviterait de contempler cet avenir-là. Non, vous aimeriez mieux le jeune Moreau, n’est-ce pas ?

Sidonie, un peu offensée, protesta qu’elle était aussi peu occupée d’un de ces messieurs que de l’autre.

— Bon ! je vous scandalise parce que je vous dis ce que je pense. C’est une habitude qu’on m’a donnée toute petite en riant de tout ce que je disais. Et, ma foi ! je la garde, parce que ça m’amuse. — Il va sans dire qu’en société… (elle se rengorgea et se mit à marcher par la chambre en se donnant des airs) je suis aussi composée que doit l’être une jeune personne comme il faut, et à marier. Vous avez bien vu, à table, comme je causais gentiment et les yeux baissés avec l’Urchin. On met toujours l’Urchin à côté de moi. Mais avec vous, qui n’êtes ni une mère-grand’ ni un épouseur… Pourtant vous avez l’air si austère !… Ma chère, de bonne foi, quel mal y a-t-il à penser tout haut ? Après tout, c’est le secret de la comédie. Personne ne croit sérieusement que nous puissions vivre uniquement de l’amour de nos mères, qui ne sont pas toutes adorables, et des fleurs que nous brodons. Ça remplit tant le cœur et l’esprit, de faire des dessins sur la mousseline avec du coton, ou de chanter des nocturnes sur le bleu du ciel et les étoiles !

Elle éclata de rire en haussant les épaules.

— Je ne demande que d’être franche avec vous, dit Sidonie ; mais je l’étais tout à l’heure en vous assurant que je n’avais aucune préférence pour ces messieurs.

— Oh ! ce serait un peu tôt. J’en aurais dit autant que vous quand je suis venue ici. Mais depuis trois ans ! Hélas !… Dans les famines, ma chère, il ne se trouve plus de gens difficiles. Vous avez vu ce soir tout ce que la contrée possède de jeunes gens, ou soi-disant tels ; car l’un est vieux, l’autre de basse extraction. Or, comme il n’y a pas autre chose, on en est réduit à s’occuper d’eux. Ne faites pas la moue ; vous y viendrez. Nous sommes bien obligées de nous occuper des hommes, puisque nous n’avons pas autre chose à faire et que c’est tout notre avenir. Quand on aura changé ça, si ça se fait jamais, à la bonne heure. Alors, moi, je me ferai militaire, et je damerai le pion à papa en devenant général : Une ! deusse ! troisse ! En avant ! marche !

Devant l’air étonné de Sidonie, les rires de Mlle Favrart devinrent inextinguibles et elle tomba sur une chaise, perdant haleine.

— Est-il possible d’être si folle ! disait la jeune institutrice, le sourire aux lèvres, mais le visage toujours empreint de stupéfaction.

— Voyons, vous ne me trahirez pas, dit Léontine en l’embrassant. Je voudrais bien trouver en vous une bonne camarade, avec qui je pourrais être folle de temps en temps. Ne vous épouvantez pas de moi, je vous prie. Mon père est militaire, ma mère est un cuirassier ; je suis jeune, active, forte, et l’on me tient enfermée dans une chambre, courbée sur une tapisserie et serrée dans un corset. Parfois j’étouffe et je fais craquer les convenances. Mais me voici soulagée, et je puis maintenant descendre et subir Mme Urchin. Tenez, j’entends entrer monsieur le curé, qui était retenu à dîner ailleurs et qui vient achever la soirée chez nous.

— Puisque vous êtes si franche, demanda Sidonie, dites-moi quel homme est le curé de Boisvalliers ?

— Ah ! voyez-vous, elle y prend goût, la petite rusée ! Eh bien, mon enfant, ce curé, c’est, comme vous le dites, un homme, à ce qu’il me semble. Vous verrez comme il vous regardera. Je disais l’autre jour : Il a l’air d’un loup à jeun ! Si je vous répète cela, c’est que maman m’a beaucoup grondée pour l’avoir dit et m’a bien défendu de le répéter ; je ne comprends pas trop bien pourquoi. Et vous ?

— Moi non plus, dit Sidonie, après avoir réfléchi.

— Ce loup s’ennuie beaucoup, je crois, dans sa tanière, et quittera Boisvalliers quand il pourra. Cependant il sort peu, étudie beaucoup et prêche longuement. S’il déblatère contre les pompes du monde et de Satan, il aime extrêmement celles de l’Église, et vous serez de ses amies si vous arrangez l’autel, le dimanche, si vous lui faites des fleurs artificielles et si vous persuadez à vos petites filles de broder des nappes et des chasubles. Il cite du latin avec papa et questionne beaucoup en confession. Voilà tout ce que j’en sais.

Elles descendirent et trouvèrent le curé en conversation avec Mme Jacquillat. Il regarda, en effet, avec beaucoup d’attention Sidonie, mais lui parla peu, et causa surtout avec les hommes. On ouvrit les tables de jeu. Les trois dames et M. le curé firent un boston ; les jeunes gens et les jeunes filles jouèrent à l’oie, jeu plein d’attraits, à en juger par les rires d’Ernest et de Léontine. M. Favrart avait disparu. À dix heures, Mme Urchin leva la séance et chacun s’alla coucher.

CHAPITRE II

Sur l’émotion et les soucis de cette installation de Mmes Jacquillat à Boisvalliers, l’hiver avait passé. Quelque amère qu’eût été la déception de Mme Jacquillat de n’avoir pas même un petit salon pour recevoir, il avait bien fallu en prendre son parti. La nécessité est un argument qui ne manque jamais son effet. Sidonie avait cédé à sa mère la plus grande des deux petites chambres, et le canapé, grâce à Dieu, y avait pu loger, ainsi que deux fauteuils, la grande glace, la pendule et les vases qui l’accompagnaient, et même restait-il au milieu entre le lit et les autres meubles, une place pour passer, et l’on pouvait ranger là-dedans cinq personnes assises, très rapprochées, il est vrai ; mais ce n’en était que plus commode pour causer. Il n’y eut que la table ronde, dont il fallut de toute nécessité se priver, sous peine de ne meubler la maison que pour les meubles eux-mêmes ; ce qui, sans être tout à fait en désaccord avec l’usage, eût été cependant le pousser trop loin. On dut la déposer, bien enveloppée, sous le hangar, où Mme Jacquillat, en passant, la saluait d’un soupir, toutes les fois qu’elle se rendait au jardin. Un des fauteuils, posé sur l’estrade dans la classe, servit de trône à l’institutrice, et un autre au coin de la cheminée marqua la place de Mme Jacquillat, instituée maîtresse d’ouvrages manuels. Cette cruelle décadence de meubles qui avaient fréquenté la meilleure compagnie de Versailles eut pourtant son utilité ; car ces fauteuils contribuèrent au bon ordre de l’école. À notre époque, où les peuples sont encore impressionnés par le luxe qu’ils fournissent à leurs souverains, où la plupart des hommes de renom, de science et d’esprit, briguent encore des crachats et des cordons, on ne s’étonnera pas, j’imagine, que de petites filles à demi sauvages éprouvassent une crainte respectueuse devant la majesté de ces vieux velours, et que sur de tels siéges leurs institutrices eussent pour elles plus de prestige que sur d’humbles chaises de paille. Certains, je le sais, en souriront de pitié. Mais pourquoi ? simplement parce qu’il s’agit de fauteuils vieux et passés de mode. Mais, neufs et sortant de chez Gagelin ?… avez-vous calculé le plus ou moins d’inflexions respectueuses que ces chefs-d’œuvre de tapissier ont mis l’autre jour dans votre bouche, vis-à-vis de leurs possesseurs ? Ce n’est donc là que chose relative. Après la nécessité, vint l’habitude, autre grand agent de résignation humaine. Chez notre espèce, comme chez toutes celles de ce monde, la vie cherche sa voie par les chemins qui lui sont ouverts, et s’écarte bientôt de ceux qui lui sont fermés. La racine qui ne peut plonger s’étend ; la source, quand elle ne trouve plus de pente, monte ; l’homme, quand il ne peut monter, descend. Beaucoup de choses et d’êtres stagnent et languissent, faute d’écoulement et d’action ; et même dans l’ordre humain, ils sont rares ceux qui tendent leurs forces contre l’obstacle, résolus à le détruire ou à périr.

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 30 décembre 1871

(5)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[2]


Dans l’existence si étroite et d’abord si douloureuse de l’institutrice et de sa mère, peu à peu les angles aigus s’émoussèrent ; les privations devinrent moins sensibles ; le souvenir de la vie passée peu à peu devint moins présent, et la vie présente prit forcément plus d’empire. On se cuirassa contre les désagréments ; on se plut aux avantages. Le petit jardin fut pour Sidonie la source de doux plaisirs ; elle y cultiva des fleurs qu’elle aimait, des légumes qui aidaient à l’entretien du petit ménage. En de telles conditions, l’existence matérielle devient un but, peu enivrant sans doute, bien insuffisant, mais qui pourtant remplit ce premier besoin de l’esprit humain d’avoir un but à atteindre, une œuvre à produire. Toute l’industrie, toute l’ingéniosité, tous les efforts de ces deux femmes furent consacrés à ne pas mourir de faim avec les 400 francs que l’État accorde aux institutrices, augmentés des 200 francs de pension que recevait Mme Jacquillat. C’étaient 50 fr. par mois pour leur nourriture, leur chauffage et leur blanchissage. Heureusement, elles se trouvaient amplement pourvues de vêtements, du moins pour leur condition actuelle, trop bien pourvues même, on l’a vu, au jugement du village. Déjà épuisées de ressources au départ de Versailles, Les frais de ce changement de résidence les avaient laissées presque sans argent dès les premiers jours. Le petit jardin abandonné ne produisait rien ; il fallait tout acheter, et les marchands du village avaient, vis-à-vis de ces étrangères pauvres, une certaine froideur, qui eût écarté d’avance toute demande de crédit, au cas où la fierté de ces dames leur eût permis d’y penser. Épouvantées du dénûment absolu qui les menaçait, elles se décidèrent alors, non sans regret, à s’adresser à leur fils et frère, Armand Jacquillat, alors professeur de cinquième à Blois. Ce fut la mère qui écrivit. La réponse se fit attendre. Elles étaient à leur dernier sou quand arriva enfin une lettre chargée contenant un mandat de 50 francs.

« J’ai eu assez de peine à les ramasser, écrivait Armand. Il ne faut pas t’imaginer, ma chère maman, que parce que j’ai des appointements supérieurs à ceux de Sidonie, je sois un Crésus. Dans cette galère de l’Université, il n’y a que des pauvres, et je regrette amèrement que mon père ait eu l’idée de m’y fourrer, lui qui en connaissait les inconvénients. Je suis dans une assez bonne pension, mais chère ; il me faut, outre ma chambre, un cabinet pour mes élèves. J’ai quelques leçons particulières ; — puis il faut que j’aille dans le monde, et que je sois bien mis, ma seule planche d’avenir étant un bon mariage. Une chemise par jour, deux paires de gants par semaine, des attentions quelquefois coûteuses pour les maîtresses de maison qui me reçoivent, et surtout pour la proviseuse, les cigares, le café, la pension, le logement, et pour tout cela quinze cents francs d’appointements, c’est un problème à devenir fou. Au moins vous n’êtes forcées à rien de tout cela dans votre village, que je me surprends à désirer parfois, pour y échapper à tant de soucis « dans une paix profonde » et y refaire l’équilibre de mon budget. Ma foi, la vie de garçon, dans des conditions si étroites, n’a point de charmes, et si je pouvais trouver une jeune personne à ma convenance, pourvue seulement d’une soixantaine de mille francs de dot, tu aurais une bru. » La lettre se terminait par beaucoup de tendresses et de câlineries pour la chère maman et la petite sœur, et ces passages, elles les relurent plusieurs fois. Pourtant cette lettre les rendit tristes, Sidonie surtout ; elle avait beau faire, elle voyait toujours ce chiffre des appointements de son frère… se poser à côté du sien, à elle : quatre cents francs. Elle se rappelait avoir entendu dire souvent à son père en parlant d’Armand : Ce garçon-là me coûte plus de vingt mille francs. Quand l’image de son frère se présentait à sa pensée, c’est au café qu’elle le voyait, un cigare aux lèvres, jouant au billard, ou buvant avec des amis, ou bien au bal, élégamment mis, et courtisant de belles jeunes filles ; alors le cœur lui battait très fort ; elle devenait tremblante d’émotions confuses, et se sentait inondée d’amertume.

Pourquoi ? Elle ne voulait pas se le demander. Elle ne voulait pas le savoir : elle en rougissait. Mais le moindre mot lui donnait envie de pleurer ; le soir, se sentant vaincue, elle s’enfuit dans sa chambre et fondit en larmes. Elle se sentait enfermée dans cette école comme dans un tombeau.

Elle avait d’ailleurs les nerfs ébranlés par les angoisses précédentes. Depuis trois jours, elles ne vivaient que de pain, et Sidonie voyait avec douleur s’altérer la santé de sa mère, parvenue à l’âge où un tel changement de régime est funeste.

Cependant, elle avait 20 ans. Au printemps les orages passent vite, et le soleil recommence à briller au milieu des nuages même. Le travail aussi, même le plus ingrat, s’il ne console, au moins suspend la douleur. Les journées de la jeune institutrice étaient bien remplies. À peine avait-elle pu faire sa chambre, tresser ses cheveux, s’habiller et tremper dans du lait un morceau de pain, que les enfants déjà entraient dans la classe ; il était huit heures. À midi, on avait récréation jusqu’à une heure, pour le repas ; puis trois heures de classe, de nouveau. À quatre heures, en hiver, déjà le jour tombe. Sidonie aidait alors sa mère à préparer le dîner, ou bien, comme ce dîner n’avait rien qui pût occuper deux personnes, parfois elle sortait un peu prendre l’air, faire une commission, ou entrait un moment chez les Favrart. Le plus souvent, c’était Léontine qui, bien plus en peine de ses heures, accourait dès la fin de la classe et s’installait pour babiller au foyer de l’institutrice, ou se faisait accompagner par elle dans le village. Elles allaient ainsi, tantôt chez l’épicière, tantôt chez la repasseuse, ou chez le messager de Beauvais, qui demeurait tout à l’entrée de Boisvalliers. Chemin faisant, on rencontrait toujours quelqu’un avec qui échanger un mot, et toujours, pour échanger au moins un salut, le jeune Moreau, devant la maison duquel il fallait passer, et qui se trouvait généralement à cette heure-là occupé à fumer un cigare dans la rue devant sa porte. Quelquefois elles le rencontrèrent aussi chez les marchands ; on revenait alors en causant familièrement ; le cigare était de la partie ; mais Mlle Favrart supportait assez patiemment les inconvenances du jeune homme.

— Pardonnons-lui, car il ne sait ce qu’il fait, disait-elle parfois avec un léger haussement d’épaules, à son amie.

D’autres fois, cependant, plus impatientée, elle s’écriait :

— Moi, je n’ai connu jusqu’ici que des officiers, c’est-à-dire les hommes le plus galamment polis vis-à-vis des femmes ! Avoir maintenant affaire à de pareils rustres !

Et elle embrassait Sidonie, en lui disant :

— Suis je heureuse au moins de vous avoir ici pour compagne, au lieu d’une petite grisette mal décrassée, sur laquelle je devais compter !

Il était évident toutefois que la société de Sidonie ne suffisait pas à Léontine ; car elle revenait sans cesse à poursuivre de son attention sarcastique les deux seuls jeunes gens du lieu, voire même quelquefois M. le curé.

Pour Sidonie, l’intimité de Léontine lui était précieuse, en ce qu’elle lui fournissait une distraction bien utile, et ce contact de la jeunesse nécessaire aux jeunes ; mais c’était peut-être une distraction plus qu’une joie. Du moins, n’était-elle pas sans mélange. La personnalité de Léontine, si vivante, si pleine d’entrain, souvent très aimable, débordait de tous côtés, étouffant ses voisines, sans y prendre garde. Dans le ménage pauvre de ces deux femmes qui, gardant leur ancienne fierté, rougissaient de leurs privations, elle allait et venait sans cesse, ne respectant rien, surprenant tout. Elle apportait de petits cadeaux et les remettait d’un air bon enfant, mais avec un air de supériorité qui mêlait au plaisir de les recevoir un sentiment d’amertume. Et puis, de temps en temps, quelque réflexion mordante ou quelque mot dédaigneux qui, sans qu’on pût trop s’en fâcher, froissait pourtant l’amour-propre. Plus souvent, il est vrai, des épanchements, des gentillesses, des caresses, qui faisaient tout pardonner. Sidonie, quelquefois secrètement mécontente, s’estimait donc heureuse malgré tout de cette amitié.

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 31 décembre 1871

(6)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[3]


Pour ses devoirs d’institutrice, Sidonie les remplissait avec ponctualité, en conscience ; mais sans goût, il faut le dire : — l’enseignement est une vocation, — c’est-à-dire une passion ou un supplice. Cette vérité, que pourraient révéler tous les professeurs et toutes les mères, est une de celles que l’humanité se cache soigneusement à elle-même, afin de pouvoir continuer à confectionner des instituteurs — comme des médecins — au hasard des convenances de famille et de position sociale, d’où tant de morts cérébrales et autres. Ainsi que la plupart des instituteurs, Sidonie avait pris cette profession pour gagne-pain. Sa vocation était tout entière dans sa pauvreté. Elle tenait à remplir son devoir ; mais il restait une chose étrangère à elle ; c’était une tâche qu’elle prenait telle qu’on la lui avait donnée, une consigne à laquelle elle ne soupçonnait même pas qu’on put rien changer. C’était avec une bonne foi complète qu’elle regardait l’enseignement comme tout entier contenu dans l’abécédaire choisi par l’Université, dans l’arithmétique, dans la grammaire de Noël et Chapsal. On lui avait remis la lettre ; elle la transmettait. Son esprit demeurait ailleurs, dans ses souvenirs, dans ses regrets, dans quelques rêves lointains et vagues, dans ce fond d’espérance qui n’abandonne jamais les jeunes cœurs.

Elle était bonne pour les enfants, mais sans affection, et patiente plutôt que douce. Elle enseignait régulièrement et avec assez de clarté ; mais la classe restait froide et tout le monde, élèves et maîtresse, comptait l’heure. Sidonie, quant à elle, agissait en conscience, renouvelait chaque jour son effort ; mais le sens énergique de l’enfance n’admet pas ces héroïques duperies, et les fillettes, condamnées à l’ennui de par l’Université, protestaient de leur mieux, comme partout, en rusant avec la tâche et la discipline. Il va sans dire, comme partout aussi, que les progrès étaient lents.

En pareille occurrence, la sagesse des nations n’a qu’une voix : punir ! c’est-à-dire dompter par le châtiment et la peur l’esprit rebelle, démontrer la beauté de la science par l’horreur des coups. La suppression des punitions corporelles, n’a pas été un changement de système, mais un simple changement d’application. On a cessé de frapper le corps pour frapper l’esprit. En quoi le châtiment corporel est-il plus humiliant que le châtiment de la volonté ? L’écolier, qui n’a pas de ces finesses, préférerait un coup de palette à une heure de pensum, c’est plus tôt fait. Le premier n’offense la sensibilité qu’un moment, l’autre punition attaque le principe même de la vie enfantine, le mouvement déjà si combattu par les longues heures de classe.

La jeune institutrice regrettait de punir ; mais elle s’y croyait obligée. Or le système, une fois entrepris, mène loin ; il a comme tout autre sa logique ; si la dose première de mal infligé ne suffit pas, que faut-il faire ? la doubler évidemment ; frapper de plus en plus fort, puisqu’il s’agit d’une lutte entre deux volontés ennemies, où le salut de l’école exige que le maître ait la victoire. Lutte cruelle, dangereuse, où l’oppresseur n’est pas le moins à plaindre par le danger de sa dignité, la souffrance de son orgueil et l’inquiétude du succès. Car, arrivée à un certain point, la logique du système se dérobe devant la loi ; aux prises avec un caractère énergique, l’instituteur est vaincu d’avance, puisqu’il ne peut ni blesser ni tuer le révolté. Fondé, comme tous les autres gouvernements, sur le droit de la force, le gouvernement scolaire est le seul qui soit privé de la solution suprême, la peine de mort. Il a bien la captivité, mais si courte, si tempérée par le pouvoir des parents contre l’ennemi ! Sa tâche est donc aussi difficile que son action est incomplète, et ce n’est pas sans raison que la carrière enseignante passe pour une galère, où seuls consentent à ramer les malheureux soumis aux dures lois de la misère. Les deux conscriptions, enseignante et militaire, sont considérées comme équivalentes.

Imbue de l’esprit d’autorité, trop jeune encore pour oser penser par elle-même, Sidonie éprouvait toutes les fatigues, toutes les susceptibilités, toutes les amertumes de son emploi, et répétait, après tant d’autres, en soupirant, qu’instruire les enfants était une tâche bien ingrate.

Elle ajoutait : « surtout à la campagne », car n’ayant jamais enseigné ailleurs, elle pensait volontiers, non sans apparence de raison, que le peu d’intelligence de ses élèves tenait à leur race et à leur milieu. Il y avait là, au fond, un sentiment de mépris qui diminuait son espoir d’agir sur ses élèves d’une façon heureuse et achevait d’enlever à sa tâche tout attrait.

Les soirées se passaient entre elle et sa mère, dans le labeur assidu de l’aiguille. Ne pouvant payer aucun service, ne fallait-il pas tout faire soi-même, tricoter les bas, raccommoder les vêtements et les transformer un peu, par besoin d’élégance et de fraîcheur ; la pauvre enfant était encore à cent lieues de comprendre que sa position lui interdisait d’être jolie. Dès ce moment, pourtant, l’imputation de coquetterie était attachée à son nom, et l’on ne parlait pas dans le village et les environs, de l’institutrice de Boisvalliers, sans ajouter : Vous savez, celle qui aime tant la toilette !

Le dimanche, Mmes Jacquillat allaient d’habitude passer la soirée chez Mme Favrart, où elles dinaient aussi de temps en temps. Elles y rencontraient invariablement le même personnel, c’est-à-dire les Urchin, le curé et le jeune Moreau, auxquels se joignait parfois l’instituteur, M. Maigret. Celui-ci était un homme doux, passif et bien avec tout le monde. Marié, père de famille ; mais sa femme, une paysanne, ne fréquentait point la société.

Le whist ou le boston pour les grands parents ; le loto, le jeu d’oie ou le trente et un pour la jeunesse, faisaient toujours le charme de ces soirées, que Sidonie, tout d’abord, trouva plus que monotones. Mais qu’étaient donc les journées à Boisvalliers ? Au bout de quelques semaines, elle se surprît à attendre le dimanche avec plaisir, et son imagination, lasse d’errer dans le vide, s’en prit aux faits et aux personnages de la réunion. Aux faits ! y en avait-il dans cette succession, toujours la même, de cartes jetées et de numéros tirés, de mots convenus, de rires affectés, de propos fades et de cerveaux endormis ? Oui, les proportions changent ; mais le monde de l’infiniment petit a ses causes, ses effets, ses différences et même ses révolutions. Comme on arrive au bout de quelques instants à voir clair dans une cave, comme on découvre des populations dans un verre d’eau, comme le besoin fait taire les délicatesses du goût, ainsi, peu à peu, la jeune fille en vint à trouver dans ce milieu des incidents pour l’esprit, des intérêts pour le cœur. Après tout, le fond humain se trouvait là comme ailleurs, moins varié, moins large, moins affiné seulement. Mais chacun de ces personnages, qui se fut anéanti dans la foule, recevait de son quasi-isolement une grande importance, et se détachait en lumière sur le fond obscur du tableau. Vis à-vis du troupeau villageois, seul objet de comparaison, ils devenaient l’idéal.

L’école, — et nous avons vu ce qu’était l’école pour Sidonie, — l’intimité un peu sèche, parfois difficile de Léontine, le raccommodage des bas et des vêtements, le souci de l’épargne, poussée jusqu’à ses dernières limites, et les distractions du dimanche soir, voilà donc tous les éléments positifs dont se composait la vie de l’institutrice. Était-ce bien suffisant ?

Elle ne le trouvait pas et portait en confession à l’oreille du curé ses dégouts de la tâche, sa langueur morale, son manque de résignation, d’âpres tristesses qui la saisissaient parfois sans cause déterminée. Cet homme, auquel en public elle parlait à peine, revêtu d’un surplis dans la boîte du confessionnal, devenait tout à coup son confident plus intime qu’elle-même ; car il fallait expliquer, sonder, commenter. « Le devoir, disait-il sans cesse, doit vous suffire. » Elle aussi voulait le croire, mais non point son cœur, qui, saisi d’inquiétude, aspirait à des joies vivantes, ou, du moins, à des devoirs plus personnels et plus doux.

Au printemps, une passion la prit, ce fut le soin du jardin. Elles avaient fondé sur sa culture beaucoup d’espérances. En présence des lacunes de leur budget, leur imagination effrayée s’en était prise aux récoltes possibles et même improbables que leur devait fournir ce petit coin de terre, qui devint pour elles le champ des rêves. Mais si la terre donne plus qu’elle n’a reçu, pourtant lui faut il faire des avances ; le prix des engrais, de la main-d’œuvre, effraya les deux pauvres femmes.

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 3 janvier 1872

(7)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[4]


Sidonie prit une résolution énergique : un matin des premiers jours de mars, dès l’aube, elle se leva, alla au jardin, prit une bêche qu’elle avait achetée la veille, et, posant sur la bêche son petit pied, comme elle avait vu faire, elle commença de creuser la terre. D’abord, elle fut tout émerveillée de trouver la chose plus facile qu’elle n’avait pensé ; il y avait eu les précédentes nuits des pluies douces qui avaient lentement pénétré le terrain et l’avaient rendu friable ; le tranchant de la bêche s’y enfonçait facilement ; seulement la terre était un peu lourde à soulever ; mais elle s’émiettait si bien, et le petit coin de guéret déjà obtenu avait si bonne mine ! On l’eût dit fait vraiment par un homme, si bien que, pendant les premières minutes, Sidonie ne douta point qu’elle n’eût fait en peu de temps d’abord le carré, puis le jardin tout entier. Au bout d’un quart d’heure cependant, elle se sentit hors d’haleine ; les mains lui faisaient mal, et ses jambes tremblaient un peu. S’appuyant sur la bêche fichée en terre, elle se redressa en respirant largement. Oh !… que devint-elle en apercevant, de l’autre côté de la haie, deux yeux qui la regardaient ? et quels yeux, ceux du jeune Moreau !

Ce jardin de l’école était une bande de terre assez longue, accidentée de pommiers, de pruniers et de cerisiers en plein vent, que bornait à droite de la maison le mur de M. Favrart ; à gauche, entre deux haies, un sentier par lequel on se rendait du village à la rivière. Au bout, des prés parmi lesquels la ligne ondulée des grands peupliers marquait le cours du Thérain. C’était à ce bout du jardin, où le sol en pente et bien exposé au soleil réclamait les premières cultures, que Sidonie était venue travailler, un peu aussi parce qu’elle s’y croyait moins exposée aux regards curieux ; et voilà que précisément ce jeune homme… Les joues de Sidonie, déjà empourprées par la fatigue, se colorèrent encore ; elle s’efforça de sourire ; mais l’embarras et la contrariété se peignaient dans ses yeux. Elle était au fond très mortifiée ; car enfin comment se trouvait-elle ? Une jupe du matin, une petite veste de flanelle par dessus sa camisole, et ses cheveux qui, débordant de dessous son bonnet de nuit, s’étaient répandus sur ses épaules. N’était-ce pas inconvenant ?… Oh ! qu’elle en voulait à cet indiscret !

Il ne semblait pas qu’il s’aperçût de sa faute, car il avait l’air tout charmé, et dans ses yeux brillait une clarté comme la lumière du matin dans la rosée.

— Quoi ! mademoiselle Sidonie, c’est vous qui bêchez votre jardin ?

— Oh ! répondit-elle, sans pouvoir revenir de sa confusion, c’est seulement pour voir… pour m’amuser.

— Eh bien ! vous ne vous y prenez pas si mal ; mais vous en auriez pour longtemps, au moins. Avez-vous un journalier ?

— Non… pas encore. Nous avions parlé à Grollard ; mais il demande si cher !

— C’est un paresseux ; ne le prenez pas. Je vous enverrai quelqu’un de raisonnable, et en attendant, ne vous fatiguez pas comme ça. Diable ! je n’ai pas votre courage, moi. Je n’en bêcherais pas tant ! Vous feriez mieux de venir m’aider à prendre du poisson.

— Oh ! vous allez à la pêche ?

— Oui, c’est pourquoi je me suis levé si tôt, parce qu’autrement j’aime bien à rester au lit. Mais quand on veut que ça morde, il ne faut pas attendre que la truite ait déjeuné. Comme ça, vous ne venez pas m’aider, mademoiselle Sidonie ?

— Oh ! je ne puis pas.

— Bah ! pourquoi ? Vous me porteriez bonheur. Le poisson viendrait pour vous voir et crac…

Le madrigal manquait d’élégance ; mais il y avait longtemps que Sidonie n’avait entendu de compliments ; et puis, il y a dans la jeunesse en elle-même une poésie qui dépasse de beaucoup celle du langage et le supplée. Quand Ernest Moreau se fut éloigné, Sidonie se retrouva tout émue, tout agitée. Elle revint à la maison, et tout d’abord, en entrant dans sa chambre, alla se mettre devant son miroir… Arrivée toute sérieuse, bientôt un joli sourire vint éclairer son visage. C’était étrange, mais en vérité ce négligé, tout laid qu’il fût, lui allait très bien. On eût dit que ces mèches de cheveux s’étaient arrangées… Le hasard est-il une bonne fée ? ou bien y a-t-il de vieux et jeunes hasards ? Elle perdit toute inquiétude, s’habilla en fredonnant et fut pendant toute la classe d’humeur indulgente.

Ce n’était d’ailleurs qu’un incident, seulement dans ces vies dormantes le moindre incident va jusqu’au fond. Le jeune Moreau tint parole ; il envoya un journalier raisonnable et consciencieux, mais celui-ci ne pouvait commencer la besogne que la semaine suivante, d’ici-là, Sidonie, en s’y donnant chaque soir et chaque matin, eut levé son carré.

— C’était toujours cela, se disait-elle, en jetant sur son ouvrage un long regard satisfait. Cela fait, avec quelle joie elle traça les sillons, où elle enfouit les quartiers de pommes de terre avec leur germe violacé, puis, au bas du carré, bordant la haie, quelques rangs de petits pois ; déjà elle les voyait couvrir le terrain de leur feuillage d’un vert tendre, parsemé de fleurs blanches, où tranchaient çà et là quelques fleurs rougeâtres, et s’affaissant sous le poids des gousses pleines. Après que le journalier eut levé tout le terrain, ce fut Sidonie elle-même qui, mal aidée par sa mère, sema, planta, fit toute la besogne, longue et dure assurément pour des membres si peu habitués à ce travail. Le jeudi, la matinée, le dimanche étaient de bons jours, qui avançaient bien l’ouvrage. Brisée de fatigue, au bout d’une heure, elle se laissait aller sur l’herbe des allées ; mais peu de temps après, se relevait souriante, et recommençait. Les premières éclosions de ses graines lui avaient donné tant de courage, on pouvait dire tant d’amour ! À voir le cotylédon enfant écarter la terre et naître au monde lumineux, elle tressaillait d’une émotion douce et sacrée, qui éveillait en elle des rêveries, des attentes mystérieuses. Ces naissances lui étaient dues ; elle avait préparé leur berceau, elle y avait couché de ses mains les graines endormies, et maintenant les voyait croître, toutes charmantes, et petites comme elles étaient déjà, si habiles, pleines du sentiment de leur destinée, soucieuses de vivre, ingénieuses à tourner l’obstacle, buvant à longs traits l’eau et le soleil, chacune avec sa physionomie particulière, les unes s’élevant d’étage en étage, comme de petites tours ; les autres s’étalant de plus en plus sur le sol, le cœur élargi des caresses de l’air, des bienfaits de la rosée et de la lumière.

La nature, au printemps, a, pour tout être doué du sens poétique, un charme pénétrant, mais qui n’est bien éprouvé dans sa profondeur intime que par ceux qui ont eux-mêmes cultivé la terre, ouvert son sein fécond, épié ses forces mystérieuses, saisi quelques-uns de ses secrets, respiré sa puissante haleine. Pour ceux-là surtout elle est la nourrice, l’amie, le grand génie familier. Ce charme que le paysan éprouve instinctivement, Sidonie en avait conscience. Dans ces joies, dans ce travail plein d’ardeur, le babillage de Léontine la venait troubler. Mlle Favrart traitait dédaigneusement ces soins.

— Ma chère, disait-elle, vous gâtez vos mains. Comment pouvez-vous travailler tant ? Je ne sais comment vous faites.

Et, quand elle ne parvenait pas à entraîner Sidonie à la promenade, elle s’éloignait en boudant.

Une autre gêne, c’était d’être exposée aux regards dans ce jardin, qui, de deux côtés, n’avait pour clôture que des haies d’aubépine, dont les feuilles luisantes sortaient à peine du bourgeon. Les préjugés du riche sont adoptés et soigneusement cultivés par le pauvre. Le pas qui retentissait dans le sentier cessait tout à coup de se faire entendre, et une voix montée sur le ton de la compassion s’écriait :

— Eh donc ! mamzelle, c’est vous qui piochez vot’terre ? Faut il !… Ça doit bien vous fatiguer !

Sidonie avait beau s’interrompre et dire d’un air insouciant :

— Oh ! non, pas du tout ; je ne fais que les semis.

On observait qu’elle était bien rouge, et que les journaliers étaient chers. Volontiers, le paysan se venge sur le bourgeois pauvre de l’insolence des riches.

Il y aurait eu pour Sidonie et sa mère un moyen de ne pas souffrir de ces piqures, c’eut été d’abdiquer toute prétention à une suprématie de rang. Mais elles n’avaient garde d’y songer.

Et pourtant, ce n’était pas du côté du sentier fréquenté que les yeux de Sidonie se portaient le plus souvent, mais vers la haie qui séparait le jardin des prés Moreau.

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 4 janvier 1872

(8)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[5]


Jamais, aussi longtemps du moins que l’homme sera le seul objectif de la femme, les regards d’une vieille voisine et ceux d’un jeune homme n’auront pour une jeune fille la même importance. Vous eussiez interrogé Sidonie là-dessus, qu’elle vous eut assuré qu’il était désagréable d’être si peu chez soi, et d’être exposée à voir apparaître une figure d’homme au moment où l’on s’y attendait le moins. C’est pour cela qu’elle s’y attendait toujours, et que dans l’ardeur du travail comme dans l’abandon de la fatigue, elle ne cessa d’être digne du pinceau d’un peintre par la grâce et la chasteté. Quand la femme n’est pas artiste par nature, elle le devient par situation.

D’ailleurs, l’indiscrétion du bel Ernest était peu matinale, et c’était surtout le soir que, frôlant la haie, il adressait à Mlle Jacquillat un salut suivi de quelques paroles, quand elle n’était pas trop loin. Si Léontine à cette heure-là se trouvait près de son amie, ce qui arrivait souvent, elle s’approchait de la haie, Sidonie la suivait, et un colloque plus ou moins animé s’engageait. C’était Léontine surtout qui en faisait les frais. Elle s’y montrait piquante, malicieuse, on eût pu dire agaçante ; et la courtoisie peu solide du jeune Moreau, mise à l’épreuve par ces incessantes escarmouches, y succombait parfois, avec assez de dommage pour la dignité de Mlle Favrart. Celle-ci ripostait alors vivement, rompait la conversation en emmenant Sidonie. Une fois, la jeune institutrice demeura, et d’une voix douce reprocha au jeune homme son impolitesse.

— Aussi, dit-il durement, on ne peut savoir ce qu’elle pense, ni ce qu’elle veut… Ah ! vous valez bien mieux, vous, ajouta-t-il en regardant Sidonie d’un œil où brillait… Était-ce de la tendresse ? ou simplement cet éclat que la jeunesse, comme le soleil, prête à tout ce qu’elle touche. Sidonie devint toute rouge et prit à peine le temps de lui souhaiter le bonsoir.

Léontine avait-elle eu raison de prétendre qu’à la longue on devenait moins difficile à Boisvalliers ?

Il est certain que le jeune Moreau occupait une position très forte : il était le seul. M. Urchin avait les avantages du rang et de la fortune, mais non de la jeunesse. En outre, il habitait assez loin de Boisvalliers et y venait rarement. Tout être se tourne vers sa destinée. La femme, la jeune fille surtout, n’a, selon nos usages, que l’amour. Un chimiste capable d’analyser les pensées eût trouvé l’image indécise du bel Ernest au fond des préoccupations de la rêveuse Sidonie, comme de la railleuse Léontine. Elles ne se promenaient guère sans songer à le rencontrer et ne le rencontraient jamais sans autant de plaisir réel que d’indifférence affectée. Était-ce attrait de l’imagination ou penchant du cœur ? Qui le sait, quand la femme elle-même l’ignore ? Nos mœurs l’obligent à confondre tout cela.

Ensemble, elles sortirent du jardin, un soir, par une ouverture de la haie, qui donnait dans le sentier. Là, elles prirent l’une et l’autre un air indécis ; mais sur ce point, il n’y avait à choisir qu’entre le village et les prés. Or, les fumiers du village, émouvés par le soleil, sentaient mauvais, tandis que dans les prés, semés de serpolet et de sauge, boutonnaient déjà les marguerites ; elles allèrent donc ainsi jusqu’à la rivière. Ce n’était pas, à bien prendre, risquer de rencontrer les Moreau, dont la maison était assez loin de là, sur la droite, séparée des prés par un chemin. Elles prirent à gauche. La rivière fait un coude à cet endroit, le long d’une allée de peupliers, conduisant au village voisin. Le soleil couchant éclairait ces peupliers, faisant reluire leurs feuilles encore toutes jaunes au sortir du bourgeon ; au bas de la berge, on voyait de petites boules jaunes, pâteuses, armées d’un bec noir, la veille encore habitantes du monde occulte de l’œuf et du germe, qui barbotaient sous la surveillance d’une oie blanche et grise, aux ailes puissantes, au cou menaçant ; des papillons jaunes, lourds, humides encore, échappés de la chrysalide, passaient d’un vol incertain ; des moucherons dansaient dans les rayons ; et sur l’eau tranquille, s’étalaient dormantes les grandes feuilles du nénuphar. La tête de Sidonie ployait sous le poids de vagues rêveries ; elle ne suivait qu’à demi la conversation de Léontine, qui, impitoyablement, au travers de tout cela, traitait son sujet favori : les souvenirs du monde élégant où elle avait jusque-là vécu.

Elles aperçurent un homme, venant à elles dans l’allée. C’était Ernest Moreau. Il les aborda poliment ; il avait l’air, ce jour-là, très doux. Pourquoi Léontine fut-elle si méchante ? Sidonie en souffrit vraiment ; pour la première fois, à l’air dont il prit tout cela, elle pensa que ce jeune homme ne manquait ni de douceur ni de bonté ; elle en fut même attendrie. Ils revinrent bientôt sur leurs pas ; Léontine bataillait toujours, mais plus doucement ; elle dépassa le sentier qui ramenait au village, s’engagea dans les prés le long de l’eau, et Sidonie la suivit sans y songer. Le bateau des Moreau se trouvait là sous les aulnes, coupant l’eau qui se ridait autour de sa quille. Ernest y sauta, prit la perche et invita les jeunes filles à monter. Sidonie n’osait pas ; elle craignait que ce ne fut pas convenable. Mais Léontine mit le pied sur la barque en disant :

— Nous fier à vous !

Le jeune homme, la tirant brusquement par la main, la fit asseoir, et Sidonie n’osa refuser de suivre sa compagne. Le bateau glissa sur l’eau profonde. Léontine jasait toujours, et Sidonie eût voulu ne pas entendre sa voix, qui lui gâtait le grand silence ; elle se sentait le cœur plein, au point que pleurer lui eût semblé délicieux ; mais il eût fallu que Léontine ne fut pas là. En levant les yeux, elle vit Ernest, qui la regardait ; il avait un sourire aux lèvres, mais ses yeux étaient rêveurs et son regard d’une douceur extrême. Debout dans le bateau entre elle et la rive, il se détachait sur les arbres illuminés du soleil couchant. Elle baissa les yeux et ressentit une grande émotion. Jusque-là, elle avait entendu dire qu’Ernest était beau garçon, mais elle venait seulement de le trouver beau suivant elle-même. À partir de cet instant, elle se replia sur son trouble et n’entendit plus ce qui se disait près d’elle, jusqu’au choc de la barque touchant le bord.

Elle eut désormais dans sa vie une préoccupation qui l’agita d’émotions diverses, mais soigneusement cachées. À peine se les avouait-elle tout au fond du cœur. Les jours où elle rencontrait Ernest furent seuls des jours lumineux, vivants ; les autres ne comptaient que comme intervalles à franchir et ne lui servaient qu’à commenter en ses heures de solitude l’air, les gestes et les paroles du jeune homme pendant leurs entrevues. L’admirait-elle beaucoup ? Non, peut-être. Elle savait bien qu’il était un peu lourd dans ses manières, un peu fat ; mais ces défauts, parce qu’ils étaient les siens, ne lui déplaisaient pas ; elle n’éprouvait pas le besoin de les lui ôter ; elle se disait de lui, le cœur ému, qu’il était beau, loyal ; elle en était sûre. Les coquetteries de Léontine l’agaçaient ; elle les lui pardonnait, cependant, parce que c’était grâce à cette coquette humeur de Mlle Favrart que leurs entrevues avec Ernest étaient plus fréquentes. Du reste, il était aisé de voir que le jeune homme, de son côté, s’y prêtait de tout son vouloir. Mais laquelle des deux l’attirait le plus ? On n’eût su le dire, et pourtant bientôt Sidonie crut le savoir. Inégal, impoli parfois vis-à-vis de Mlle Favart, il était toujours doux et respectueux pour l’institutrice, et dans cette douceur, elle devina ou crut deviner de la tendresse. Un seul mot d’ailleurs, une attention la touchaient jusqu’au fond de l’âme. Quand ils n’étaient que tous trois, cependant, il semblait surtout occupé de Léontine ; mais ne l’y forçait-elle pas par sa personnalité violente qui l’accaparait malgré lui ? En dépit de cette explication, Sidonie remportait toujours de ces entrevues une impression douloureuse, amère. Il en était autrement de leurs rencontres en public. Alors, Léontine se montrait plus réservée, et les attentions d’Ernest étaient manifestement pour Sidonie. Ces alternatives étonnaient la pauvre enfant et l’agitaient. Le doute, le chagrin, la joie, d’éternelles suppositions occupèrent sa pensée. Cependant, au-dessus de tout, sa jeunesse mettait l’espoir. Maintenant elle ne sentait plus ce vide, cette inquiétude qui l’avaient tourmentée. Son cœur était plein ; elle vivait !

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 4 janvier 1872

(9)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[6]


Sidonie vit rentrer sa mère, un soir, en grand émoi de courroux.

— Quel malheur d’habiter de pareils trous, où les gens sont incapables de rien apprécier, où l’on ne comprend que les écus, où la fille d’un professeur n’est pas plus considérée qu’une paysanne. Ces gens-là n’ont pas plus le sentiment des convenances…

— Qu’ont-ils donc fait ? demanda la jeune fille.

— N’a-t-on pas osé plaisanter sur ce que tu pourrais bien épouser ce jeune Moreau ?

Sidonie rougit jusqu’aux cheveux ; heureusement la lumière de la petite lampe était si pâle ! Elle se détourna, en laissant échapper un — Vraiment ! — fort étouffé, que sa mère crut ironique.

— Je leur ai dit… et il m’a fallu bien de la prudence pour n’en pas dire davantage ; mais nous ne pouvons pas nous brouiller avec le maire, puisqu’on va chercher des maires dans cette classe-là. Je leur ai dit, d’un air qui aurait été bien compris dans notre monde, qu’ils se trompaient et que cela n’était pas possible, en appuyant sur le mot. — Oh ! bien, m’a répondu la Bourie, vous êtes alors du même avis que M. et Mme Moreau. Ils disent aussi que ça ne se fera point et se fâchent si on leur en parle. C’est des gens qui veulent de la fortune, et en attendant que leur fils s’en mêle, c’est eux qui font la cour à la fille des Arnaux, de Troissereur, une fille unique, et, ma foi ! joliment pourvue… — Es-tu folle de mettre tant de poivre ! qu’as-tu donc ?

— Oh ! rien, murmura Sidonie, je t’écoutais.

Elle pleura beaucoup, le soir, dans sa petite chambre. Ce rêve, qui s’était fait en elle, sans réflexion, de juvénile instinct, d’amour et de poésie un peu vaporeuse, tremblait au contact des réalités. Fils de paysan ! Elle aussi, ce mot la faisait souffrir. Dans leurs entrevues sous le ciel, au bord de la rivière, dans les prés, celui qu’elle voyait en lui surtout, c’était le jeune homme gai, bon, complaisant, compagnon d’âge, objet naturel de sa rêverie. Mais sa mère venait de la rappeler aux préjugés d’orgueil dont elle avait été bercée, — Et cette fille des Arnaux !… Comme elle eut voulu la connaitre ! Était-elle jolie ? La jalousie, la vanité, l’amour se livraient ainsi combat dans son cœur. À la fin, ce qui triompha, ce furent ses vingt ans ; elle s’endormit. Pour les jeunes imaginations, le sort est un machiniste qui tient sûrement en réserve, à leur service, des trucs merveilleux. Sidonie ne doutait pas encore de la vie : les épreuves subies trop tôt ne comptent pas.

Au milieu de ces préoccupations, la classe à Boisvalliers se faisait ni plus ni mal que partout ailleurs. Chaque jour, entre la ténacité douloureuse de la maîtresse et la force d’inertie des enfants, se livrait une bataille rangée, où la syllabe, la diphtongue, les neuf parties du discours, le roi Pharamond, Joseph et ses frères, la table de Pythagore, l’unité, le nombre, étaient autant de projectiles qui, bien que lancés d’une main sûre par Sidonie, rebondissaient sur le front d’airain des insurgés et revenaient tomber à ses pieds. Chaque matin on se réunissait tristement pour le supplice commun, et chaque soir on se séparait avec transport, l’institutrice aspirant silencieusement, mais avec délices, l’air de la liberté ; les petites, plus expansives, avec des cris de joie qui retentissaient longtemps dans la grande rue du village, mêlés aux mugissements des troupeaux et aux chants des coqs effarouchés.

Sidonie eut encore d’autres soucis. M. le curé n’était pas aimable pour ces dames. Il leur parlait d’un ton froid et les taquinait un peu, se plaignant que les petites ne savaient pas bien leur catéchisme. Hélas ! était-ce bien la faute de Sidonie, qui, à force de le seriner, l’eût récité d’un bout à l’autre, même en dormant. Non, c’était comme la grammaire ; ces perverses petites créatures n’en voulaient pas. Et c’était bien pure méchanceté ; car s’il arrivait qu’on leur contât quelque histoire un peu vivante, toutes ces oreilles se tendaient, tous ces yeux devenaient fixes, attentifs. Si triste que ce soit à dire, les aventures du chien Caillou les intéressaient infiniment plus que les actes des apôtres.

Mais, encore une fois, était-ce la faute de Sidonie ? Et M. le curé devait-il s’en étonner, lui qui prêchait que la nature humaine était mauvaise et ne pouvait rien que par la grâce ? Elles n’avaient pas la grâce, assurément, ces petites échappées, rudes et folles, vrais garçons, qui, par leur insouci résolu des convenances, faisaient le désespoir et le scandale de Mme Jacquillat. Ce n’était que plus tard, après leur sortie de l’école, vers quinze ans, qu’elles commençaient à baisser les yeux, à composer leur démarche, à prendre des airs doux et posés et à lisser les bandeaux de leurs cheveux ; mais alors était-ce bien la grâce du Seigneur ?

M. le curé était injuste ; Mme Jacquillat le déclarait sans hésiter. Sidonie ne s’occupait pas, il est vrai, du soin de l’église, de la parure de l’autel, et des aubes et des surplis, comme avait fait sa devancière. Mais celle-ci était une personne d’un certain âge, et Mme Jacquillat avait tout de suite été d’avis que sa fille ne pouvait fréquenter ainsi le presbytère. C’est pourquoi elle s’était elle-même exclusivement chargée de cette besogne, et, pour M, le curé, ce devait être la même chose évidemment. Il est encore vrai qu’on ne brodait point de nappes d’autel dans la classe, Mais on avait tant à faire d’ailleurs !

L’été se passa comme s’écoulent les jours à la campagne, sans bruit, sans événements, sans flots, comme un cours d’eau en plaine. À l’automne, arrivèrent les propriétaires des environs, qui résidaient le reste de l’année à la ville, et ce fut tout à coup un grand mouvement dans Boisvalliers. Léontine se livra avec enthousiasme aux visites, aux parties champêtres. Quoique traitées peut-être d’un peu haut, Mmes Jacquillat furent engagées. On trouva Sidonie fort bien. Les jeunes gens surtout furent de cet avis. Elle eut de ces succès qui n’engagent à rien, ne vont à rien ; mais qui l’enfiévrèrent d’illusions. L’astre d’Ernest Moreau s’éclipsa. Le fils du maire brillait peu en effet à côté de ces jeunes gens instruits, élégants, qui le raillaient volontiers, et ne l’admettaient que par grâce en leur compagnie. Sidonie se sentit humiliée dans son rêve secret.

Peut-être se fût-il complétement effacé, quitte à recommencer l’hiver, mais alors bien plus semblable aux préoccupations d’une fille à marier qu’au rêve d’une amante, sans un tête-à-tête qu’ils eurent un soir : c’était en septembre, au retour d’une campagne voisine de Boisvalliers, où l’on avait dîné. Les courtes vacances de Sidonie étaient tout près de finir, et elle y pensait avec tristesse. Il était environ dix heures, il faisait sombre : le chemin était bordé d’un côté par de grands bois, de l’autre, le terrain s’avalait vers des espaces indécis, creux, épais d’ombres, parmi lesquels une ligne plus noire marquait le cours des grands peupliers. Le pied glissait doucement sur le gazon, où çà et là craquaient de vieilles gousses de faiuca ; mais de temps en temps quelqu’une de ces racines de hêtre, qui percent le sol, tordues et jaspées comme des couleuvres, mettait en danger l’équilibre des promeneurs, et suscitait de petits cris de la part des dames. L’amphitryon et son fils étaient venus reconduire leurs hôtes. Le premier donnait le bras à Mme Favrart, le second à Léontine. Mme Jacquillat était accompagnée de M. Favrart, et Sidonie et Ernest fermaient la marche. Le jeune Moreau se taisait ; la tête penchée en avant, il semblait chercher à saisir la conversation de Léontine et de son compagnon, qui laissaient de temps en temps éclater des rires moqueurs. Un faux pas de Sidonie rappela son attention vers elle, et il serra le bras de la jeune fille contre sa poitrine.

— Il y a des gens, dit-il ensuite, d’une voix un peu amère, qui ne peuvent se passer de leur chien tant qu’ils n’ont personne ; mais dès qu’il leur vient du monde, ils le mettent à la porte à coups de pieds. Ces gens-là manquent de cœur, n’est-ce pas, mademoiselle Sidonie ?

— Oui, dit-elle d’une voix émue ; car elle comprenait l’apologue et ne se sentait pas elle-même exempte de tout blâme à cet égard.

— Eh bien ! reprit Ernest, quant à moi, je suis que c’est une jolie chose que l’esprit ; mais ce n’est pas tout, et je préfère qu’on ait du cœur, surtout pour une femme.

— Vous avez raison, murmura-t-elle.

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 6 janvier 1872

(10)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[7]


— Je sais bien, reprit Ernest, que je n’ai pas fait toutes mes classes comme ces messieurs, et que je n’ai pas autant qu’eux l’usage du monde ; mais pourtant ces choses-là ne sont pas tout, et le bon sens et l’honnêteté me semblent le principal. Je ne suis pas très élégant, c’est vrai, mais je ne fais pas de dettes que mon père ignore ; et puis, tenez, je commence à m’apercevoir que toutes ces fantaisies ne valent pas le bruit qu’on en fait. Rester chez soi, cultiver son bien, avoir une bonne petite femme qu’on aime et qui vous aime, c’est encore le meilleur de la vie, et il n’est pas besoin pour cela de vivre à Beauvais ni à Paris. Je suis sûr que vous êtes de mon avis, mademoiselle Sidonie ?

— Je crois, dit-elle d’une voix altérée, que le meilleur de la vie, comme vous dites, est au foyer. Qu’y a-t il de plus charmant que de beaux petits enfants ?

— Et le plaisir de s’aimer, mais les coquettes ne savent pas aimer. — Vous, reprit-il au bout d’un instant, vous, vous n’êtes pas coquette, vous êtes bonne.

Et à ce moment, fut-ce la rencontre d’une racine, ou tout autre cause, il pressa le bras de Sidonie.

Elle était si troublée qu’elle ne put répondre. Il lui sembla que c’était un aveu d’amour qu’il venait de lui faire ; en même temps, cette injustice dont il se plaignait, dont elle-même, pour une part, se sentait coupable, la touchait profondément. Elle revint à lui de tout son cœur et se fit une piété de cet amour, qui jusqu’alors n’avait guère habité que son cerveau. Cette peinture qu’il avait tracée d’un bonheur de famille paisible dans la simplicité d’un foyer de village, s’empara de l’imagination de la jeune fille et l’attendrit. Elle y vécut par avance. Il y avait bien, comme obstacle et inquiétude, l’opposition des parents Moreau, celle de Mme Jacquillat elle-même. — Mais quelques obstacles en amour ne font pas mal ; ils excitent la pensée et varient l’impression. Ceux-là ne semblèrent pas insurmontables à Sidonie. Déroger l’ennuyait un peu ; mais elle fit ce sacrifice à l’amour. Elle attendait quelque nouvelle rencontre, un aveu formel, une lettre peut-être. Rien de tout cela n’eut lieu. Elle en souffrit ; mais l’imagination d’une jeune fille, concentrée sur un intérêt d’amour, ne se déroute pas facilement.

— Il est honnête, se dit-elle, et ne veut me parler qu’avec la permission de ses parents.

Elle patienta, non sans mélancolie ; toutefois, ce rêve qu’elle portait en elle la nourrissait pour ainsi dire moralement, donnait pâture et satisfaction aux aspirations naturelles de la jeunesse.

L’hiver était venu ; les passagères distractions avaient cessé. Boisvalliers avait repris son calme ordinaire, et les jours s’écoulaient semblables, remplis aux mêmes heures par les mêmes faits, froids, automatiques sur ce rêve d’amour, qui palpitait sous leur uniformité comme l’eau courante sous la glace. La veille de Noël, au soir, Sidonie eut à faire un savonnage de linge fin. Elle venait d’achever en hâte un col et des manches brodées qu’elle voulait porter le lendemain, selon l’usage de province d’arborer aux grandes fêtes quelque toilette nouvelle. Elle n’avait pu terminer plus tôt ; mais elle devait se lever de grand matin, afin d’empeser et repasser ce col et ces manches. Le jour de Noël ! C’était un péché pourtant. Mais, entre la nature et le catholicisme, quand on a choisi jusqu’à donner son cœur à l’amour d’une créature, on est déjà en grande voie de perdition. Sidonie au fond n’en était fâchée qu’en songeant qu’elle serait obligée de s’en confesser.

Quand elle eut fini de savonner, il était près de neuf heures. Elle n’avait pas assez d’eau à la maison pour rincer ce linge suffisamment ; jetant sur ses épaules un petit châle, elle courut à la rivière. Le croissant de la lune jetait une faible clarté. Sidonie traversa le jardin silencieux et dépouillé, qui dormait de son sommeil hivernal en attendant l’aube printanière ; elle pénétra par la trouée de la haie dans le sentier, et se dirigeant vers la haute rangée des peupliers, qui maintenant profilaient sur le ciel leurs branches grêles et nues, elle prit à leurs pieds le sentier qui menait au lavoir des Moreau, cahute en planches destinée à abriter les laveuses, du froid et de la pluie. Au-dessus de sa tête, le branchage des peupliers faisait entendre un murmure sec, bien différent de ce doux chuchotement des baisers de l’air dans les feuilles, l’été. L’eau glacée, pâle sous le ciel gris, frémissait à peine. Au milieu de ces langueurs et de cette froidure, la jeune fille marchait d’un pas haut, léger, le cœur chaud, les yeux riants des visions que son imagination faisait éclore autour d’elle, et sentant à peine l’air glacial qui l’enveloppait, tant la vie, le travail, l’espoir, activaient le sang dans ses veines. Elle n’avait pas peur ; elle y songeait seulement, l’oreille inquiète, avec une sorte de curiosité demi-railleuse, et demi-effarouchée. Arrivée à quelques pas du lavoir, elle s’arrêta. Le croissant de la lune, qui se montrait entre deux peupliers, jetait une lueur sur le toit, et brillantait la paille étalée sur le bord de l’eau ; mais l’ouverture obliquement béante du lavoir semblait un nid de ténèbres, ces alliés bien connus du mal. Sidonie hésita. Cependant c’était à ce lavoir seulement et sur la boîte disposée pour recevoir les genoux de la laveuse, qu’elle pouvait facilement atteindre l’eau ; elle entra donc d’un pas résolu, mais aussitôt, ébranlée dans tout son être, elle jeta un cri terrible. Elle venait de sentir dans ces ténèbres l’impression d’un être inconnu ; un mouvement, un souffle arrivèrent à son oreille ; une main la toucha ; elle faillit s’évanouir.

— C’est vous, mademoiselle Sidonie ?

Ah !… ce ne fut plus la même peur, mais une confusion. Lui ! lui, Ernest !

Elle rêvait un aveu depuis deux mois, mais à penser que le moment en était venu peut-être, et qu’elle se trouvait là en face d’un pareil événement, elle frémissait des pieds à la tête, et elle eût voulu s’enfuir. Mais le jeune Moreau avait passé le bras autour d’elle et la retenait, ou plutôt la soutenait.

— Comment ! je vous ai donc fait bien peur, mademoiselle Sidonie ? Remettez-vous, pardon…

— Oh ! c’est que… je me croyais seule, et quand j’ai senti… Je venais pour passer à l’eau ce linge… et je l’ai laissé tomber par terre, je crois.

— Attendez, je vais le chercher.

Il se baissa.

— Mais l’on n’y voit pas.

— Si ; le voilà. J’y vois mieux que vous ; je suis ici depuis plus longtemps.

— Ah ! vous étiez là ?…

— Oui ; je songeais… à bien des choses… … Et tenez, je songeais aussi à vous.

— À moi ! dit-elle en tremblant,

— Oui…

Elle s’était retirée de l’ombre et se tenait au bord de la cabane, sous la faible clarté du ciel. Il vit son trouble, et se tut un instant ; puis sa voix prit un accent de tendresse :

— Pardonnez-moi de vous avoir fait si peur, dit-il, en prenant la main de la jeune fille.

Elle voulut, mais faiblement, la retirer. Il la serra davantage.

— Oh, monsieur Ernest ! balbutia-t-elle.

— Eh bien, dit-il, ému aussi, vous ne me pardonnez pas ?

— Mais… vous ne l’avez pas fait exprès.

— Oh non ! non, bien sûr, ce que je ferais exprès, ce serait de vous être agréable, si je pouvais ; car vous êtes si bonne, vous, mademoiselle Sidonie, et si charmante ! C’est vous qu’on doit aimer !

D’un mouvement subit, chaleureux, il l’attira vers lui du côté de l’ombre, entoura de son bras la jeune fille et lui donna un brûlant baiser.

Éperdue, elle ne trouva que l’instant d’après la force de s’arracher des bras du jeune homme, et bien, qu’ayant partagé l’émotion de ce baiser, sa délicatesse, froissée, la fit fondre en larmes. Lui-même parut désolé ; il se répandit en protestations, en excuses ; et tout à coup, il sortit de la cabane brusquement et disparut.

Elle resta confuse, étonnée, froissée, et pourtant ravie. Elle se disait : Il m’aime ! elle pensait avec délices qu’elle avait l’amour dans sa vie, à elle, enfin ! Cependant elle ne comprenait pas bien la conduite d’Ernest. Que n’était-il resté quelque temps encore ? Que ne s’étaient-ils expliqués mieux ? Mais elle ne resta pas longtemps livrée tout entière à ses pensées. Depuis déjà deux ans, un peu depuis toujours, le devoir la tenait sous son joug, pliée à toutes sortes de prescriptions minutieuses, constantes.

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 7 janvier 1872

(11)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[8]


L’absence de Sidonie ne pouvait se prolonger sans que sa mère fût inquiète ; elle s’agenouilla sur le lavoir, prit un à un les morceaux de linge ou de mousseline, et les passa plusieurs fois dans l’eau. La lune versait sur elle des clartés mélancoliques, et elle se sentait comme baignée d’amour. Plusieurs fois elle frémit, croyant le sentir derrière elle. Mais ce n’était que le bruit des feuilles au vent, ou le pas furtif de quelque animal rôdeur. Elle se releva, reprit son paquet sur son bras, interrogea l’espace d’un regard timide et revint à petits pas, le cœur plein, la tête en feu, gardant tout au fond le regret de ne l’avoir pas revu.

Quel sujet de commentaires pour ses heures de solitude ! et de distractions le reste du temps ! À peine retirée dans sa chambrette, Sidonie analysait le passé, forgeait l’avenir. Dans ces rêveries, l’imagination tient peu compte des faits ; elle vole à son but. Que de fois elle se vit couronnée de fleurs d’oranger, dans l’église de Boisvalliers ! Les parents Moreau la gênaient un peu ; mais elle faisait ce sacrifice à l’amour. À ses yeux, Ernest devint un héros de tendresse et de loyauté ; elle le faisait penser, parler, agir, puis elle l’adorait. Cependant, il continuait de se taire. Il était seulement plus respectueux depuis la scène du lavoir, et le respect n’excluait pas la tendresse.

Tout à coup une grande nouvelle retentit dans Boisvalliers : Mme Urchin se meurt ! Mme Urchin est morte ! Ce fut un étonnement profond. Quoi ! il n’y aurait plus de Mme Urchin à Boisvalliers ! Cette petite vieille sèche, hautaine, impérieuse, elle et sa canne, et ses chapeaux de forme si particulière, et son carrosse qui datait d’avant la Révolution, sauf qu’on lui avait plusieurs fois remis des roues, des essieux, des brancards, des portières et des capotes, mais dont il restait les panneaux peints et la lourdeur, cette petite vieille si dure et si respectée, qui composait à elle seule toute la bourgeoisie riche de l’endroit, et semblait partie intégrante de Boisvalliers, où tout le monde l’avait connue de tout temps, elle s’en allait de ce monde ! Grand événement ! Révolution véritable ! On mourait à Boisvalliers comme ailleurs, de loin en loin, mais entre paysans seulement ; les propriétaires bourgeois, non résidents, mouraient à la ville. De suite, les pensées se tournèrent vers les pompes de l’enterrement. On se raconta d’avance le drap noir, les gros cierges, les voitures ; car la campagne des Urchin était à deux kilomètres du village, et l’on y courut comme à un spectacle. Le fils Urchin avait fait les choses grandement ; la porte de l’église et le chœur étaient tendus de noir ; il donna le pain bénit, et figura dans une douleur convenable à l’enterrement de ses quarante ans de tyrannie.

Sidonie avait dû mener sa classe à l’église. Elle causait encore, le soir, avec sa mère, de la cérémonie funèbre, quand Léontine entra brusquement. Elle avait l’air important et concentré, causa beaucoup des Urchin, et quand Sidonie l’alla reconduire :

— Ah ! ma chère, lui dit-elle en passant le bras autour de sa taille, voilà une mort qui me marie ! C’est mon glas de noce !

— En vérité, dit Sidonie, si ce mariage vous paraît si triste, pourquoi le feriez-vous ?

— Pourquoi ? Voilà une étrange question. Est-ce votre vocation à vous de rester vieille fille ? Les femmes n’ont que le mariage. Il faut bien s’en arranger, n’importe avec qui. C’est à peu près convenu depuis longtemps entre M. Urchin et ma mère. Je n’ai pas dit non. Pourquoi le dirais-je ? Si je vivais dans le monde, j’aurais tâché de choisir ; mais ici ! Épouser Ernest Moreau, nos deux familles n’y consentiraient pas plus l’une que l’autre. Et moi-même, je suis trop fière pour cela.

Elle poussa un grand soupir et laissa l’institutrice toute froissée de son dédain pour Ernest. Trois mois après, Boisvalliers célébrait, en effet, dans la même église, ce mariage, que Léontine elle-même déclarait la suite de l’enterrement. Le jeune Moreau n’y assista pas. Il était allé faire un voyage à Paris.

Ce mariage accrut la solitude de Sidonie. La jeune Mme Urchin demeurant assez loin de Boisvalliers y venait rarement ; puis elle noua d’autres relations dans les communes voisines, et enfin elle prit des airs de femme riche et des falbalas qui rendaient ses visites cérémonieuses et sèches. En revanche, Mme Favrard, ne sachant plus que faire d’elle-même, depuis l’éloignement de sa fille, écrasa ses voisines à toute heure. Il en résulta des relations trop étroites, des froissements dont les causes seraient trop longues à raconter et paraîtraient peut-être insaisissables. C’était une série de petits faits et de menus propos, de répliques, d’interprétations, d’airs et de manières qui, aux yeux de ces dames, importaient beaucoup, mais qui n’eussent paru qu’insignifiantes à des esprits moins perspicaces. Mme Favrart avait observé ceci, à quoi Mme Jacquillat avait répondu cela, et c’étaient des choses énormes, bien qu’en écarquillant les yeux on ne vît trop rien ; mais peut-être la lanterne n’était-elle pas suffisamment éclairée. En pareil cas, les deux parties ne disent jamais le vrai fond — quand elles le savent. Cependant, de grands mots avaient été lancés : d’une part ingratitude, et de l’autre impertinence. Au fond, toutes les variétés de ces dissensions se réduisent à une seule espèce : deux comptes de doit et avoir, tenus par deux vanités, sur des bases différentes. De là, gros procès, le jour où les chiffres se déclarent. Ces dames, toutefois, conservèrent quelques relations, — par politique, disaient-elles, — par famine eussent-elles mieux dit ; car les Urchin à part et le curé, une brouille les eût réduites réciproquement à la solitude. Mais les mamours cessèrent ; on ne se visita plus qu’en cérémonie, plus rarement ; et Léontine, épousant la querelle de sa mère, et devenue décidément hautaine, honora seulement son amie d’un signe de tête de loin, le dimanche. Cette déception fut douloureuse pour l’institutrice, qui avait cru à l’amitié de Léontine. En se voyant quittée si légèrement, elle sentit qu’elle n’avait été prise que par besoin de distraction, et qu’elle était désormais inutile. Elle fut alors envahie pour la première fois par le sentiment de sa faiblesse et de son infériorité en ce monde. Entourée de gens dont chacun avait plus ou moins son importance, constatée par le nombre de ses champs, de ses prés, de ses maisons, elle, n’ayant rien, se sentit comptée pour rien, et cette impression lui serra le cœur d’un cruel pressentiment.

Mais lui, son secret, son rêve ? Ernest Moreau ? Il était de retour au village ; il était triste. Pourquoi ? Ce fut l’ardente question que Sidonie s’adressa incessamment ; mais sans réponse. Car maintenant elle ne le voyait presque plus. Il n’allait plus guère chez les Favrart. Il la saluait simplement, en passant près d’elle. Avait-il donc oublié ?… Oh ! elle ne pouvait le croire. Elle ne le voulait pas surtout ; c’était impossible : un acte si grave pour sa dignité, sa pudeur à elle, une émotion pour elle si profonde, aurait pu n’être pour lui qu’un incident passager ? Rien que cette pensée la faisait rougir jusqu’au fond de l’âme. Mais elle n’y croyait pas. Elle repoussait avec indignation, avec horreur, une telle supposition. À vingt ans, quand le sentiment et l’évidence ne s’accordent pas, c’est l’évidence qui a tort. Non, il y avait là un mystère, et ce mystère ne pouvait être que de l’amour. Sans doute, les parents d’Ernest s’opposaient à ce qu’il épousât une fille pauvre, et lui, souffrant de cet obstacle, se taisait… jusqu’au jour où il serait enfin parvenu à l’écarter. C’était loyal, noble, héroïque… elle eût préféré pourtant… N’aurait-elle pas dû avoir sa part de ces combats, de ces espérances, de ce tourment après tout si plein de douceur, enfin de cette vie du sentiment qu’elle n’avait pas encore abordée. Le cœur lui battait d’une ivresse charmante. Elle sentait bien que c’était pour cela qu’elle était née, que toute sa vie antérieure n’avait été qu’une préparation à ce but ; dès qu’elle était seule, sa tête se penchait sous le poids de ces douces pensées ; elle errait émue, tremblante, autour de l’Éden entrevu.

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 9 janvier 1872

(12)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[9]


Mais au milieu de ce rêve, l’attente, cette attente inexpliquée, ce lourd silence étaient le point douloureux, que l’événement de chaque jour, — un mot, son passage devant l’école, un rien, — grandissait ou effaçait momentanément. Un jour, il grandit et ne fit plus que s’accroître. Les Arnaux de Traissereux étaient venus rendre visite aux Moreau ; la jeune fille avait paru à l’église. C’était encore presque une enfant, assez gentille. Parée de ses 16 ans, de bijoux, de dentelles et de sa dot, on la trouva fort intéressante, et on ne parla que d’elle dans le village tout ce jour. Tous ces propos tombaient sur le cœur de Sidonie. Mais qui prouvait après tout ?…

Huit jours après, elle se trouvait dans la rue quand passa Ernest en cabriolet. Il la salua d’un air aimable, presque gai.

— Il a l’air content, dit-on à côté de Sidonie. Quand on vient de visiter son amoureuse !…

À partir de ce moment, la pauvre fille vécut dans une angoisse, pendant laquelle chaque jour, de plus en plus, l’espoir se retirait d’elle comme la vie d’un mourant. Enfin elle apprit que les bans devaient être publiés à l’église le lendemain. Elle se sentit écrasée, prétexta une fièvre et se coucha. Quelle nuit de larmes ! Il ne l’aimait donc pas ! il l’avait trompée ! Oh ! quelle ingratitude à lui !… N’être pas aimée ! son cœur se brisait de sanglots. Tout son rêve évanoui ! Depuis six mois, elle avait placé toutes les joies, toutes les espérances, tout le développement de son âme sur un mensonge ! Elle avait pris l’entraînement d’un désœuvré pour un serment d’honnête homme. Elle était non-seulement abandonnée, mais insultée…

Elle ne voulut pas le croire. Tout son cœur se souleva contre cette pensée. En perdant le bonheur, elle voulut au moins conserver l’illusion ; garder au moins le rêve, quand la réalité lui échappait. Se rappelant la tristesse d’Ernest, elle pensa qu’il avait souffert, combattu, qu’il n’était que faible. Ses parents avaient exigé de lui ce sacrifice. Ah ! aimer ! céder ! sacrifier l’amour ! elle ne comprenait pas cette faiblesse ; mais il l’avait aimée : elle en était sûre ; il avait souffert, et pour cela elle l’aimait, elle pouvait l’aimer encore.

Elle sut contenir et cacher sa douleur, comme elle avait fait de son espérance. Elle supporta, d’une apparence calme, tout ce qu’on dit devant elle des apprêts du mariage ; elle avait compris déjà combien d’écueils l’entouraient, que sa position d’institutrice la rendait serve de toutes les malignités, et la forçait d’être insensible et inattaquable, si peu que désormais elle eût de cœur à la vie, et il lui fallait garder son pain, sinon pour elle-même, du moins pour sa mère. Elles étaient invitées aux noces et n’avaient pas dû refuser. Mais il arriva, la veille au soir, au jardin, qu’une grosse pierre roula sur le pied de Sidonie. Elle déclara ne pouvoir marcher, enveloppa son pied de compresses et se tint à demi couchée. Et, tandis que la classe envolée courait voir le beau mariage, elle put rester seule et s’abandonner à quelques larmes, tandis que tintaient les cloches joyeuses, son glas à elle.

À dater de ce moment, l’insoucieuse gaîté de la jeune fille, que n’avaient pu vaincre ses précédentes épreuves, l’abandonna. Elle sentait sa jeunesse condamnée. Elle pressentait que l’amour, la maternité, destinée commune de toutes les femmes, ne pouvaient être pour elle qu’un hasard, une exception sur laquelle il ne fallait pas compter. Elle continua passivement cette vie morne de tous les jours, qui ne lui fournissait rien où se prît son cœur, excepté pourtant la solitude, quand, le soir, dans sa chambre, avant de s’endormir, elle pouvait regarder en elle-même et pleurer encore, Elle évita l’intimité du jeune ménage Moreau, et ne cessa pourtant de penser à Ernest, ou plutôt ce fut pour cela même. Elle ne pouvait se résoudre à faire son cœur vide. Un sanglot lui gonflait le cœur de temps en temps, quand elle se disait : Il n’a jamais su combien il était aimé !

Et sur tant de bonheurs, qu’elle eût voulu lui donner, sur tant de richesses enfermées dans son cœur, et qui devaient y rester enfouies et vaines, elle versait des larmes de regret.



CHAPITRE III

Les aspirations de la vie sont partout les mêmes ; mais dans les petits centres ruraux, où les jours passent en n’apportant que des heures, ces aspirations prennent un caractère de fixité qui les rend à la fois plus calmes et plus intenses ; leur énergie se concentre au cœur, et les détails vulgaires de l’existence les recouvrent, comme dans une forêt les lierres, les lichens, les pariétaires habillent l’arbre sans rameaux, où la sève s’endort.

Des années s’écoulèrent, simples agglomérations de jours semblables. Chaque soleil levant emplissait la petite classe de l’institutrice de Boisvalliers, et chaque soir, à l’heure où les moineaux inquiets cherchaient leur pâture et se rassemblaient dans les ormeaux de la petite place, en face de l’école, s’ouvrait la porte vitrée par où l’essaim bruyant et criard des petites sauvages s’échappait et se répandait sur la place, se divisait pour s’écouler en divers courants. Ce tumulte était un des sujets d’affliction de Mme Favrart et de beaucoup d’autres personnes comme il faut, pénétrées comme elle de cet idéal de l’éducation féminine qui consiste dans l’automatisme du corps et de l’esprit. « Mlle Jacquillat ne tient pas suffisamment ses élèves ; elle ne leur donne pas de bonnes manières, elle ne sait pas les rompre à la discipline ; elle ne s’entend pas à mâter cette vivacité, indécente chez de petites filles. » Tels étaient les propos qui se répétaient à Boisvalliers et aux environs. En revanche, on ne reprochait plus à Mlle Jacquillat ses excès de toilette ; son fonds de garde-robe était épuisé, et le besoin d’acheter une robe était devenu de sa part une ambition vaine depuis deux ans.

Sidonie souffrait assurément des gênes incessantes dont sa vie était semée. Cette pénurie qui allait jusqu’à ne pouvoir sucrer les tisanes de sa mère, jusqu’à manquer de souliers, de vêtements, de tout confortable, jusqu’à ne pouvoir secourir d’un sou le pauvre qui passait, lui était un souci constant, une épine dans sa chair, dont tout mouvement lui faisait sentir la piqure. Mais, depuis la déception amère qui l’avait frappée, elle vivait dans un abattement qui la rendait moins sensible à ces ennuis extérieurs. Elle les eût encore moins sentis, si sa mère ne les eût grossis et envenimés par ses plaintes, activés par la comparaison continuelle des anciens jours.

Par suite de la même disposition d’esprit, Sidonie avait à peu près abandonné, vis-à-vis de ses élèves, la lutte âpre qu’elle avait d’abord engagée pour le pouvoir. Elle était devenue tolérante, mais par lassitude plutôt que par volonté, bien moins par conviction que par indifférence. Qu’on la laissât, à ses heures, repliée sur sa tristesse, elle ne demandait rien de plus ; ce que devenaient au dehors ses élèves lui importait peu, et, pensait-elle, ne la regardait pas. Comme auparavant, c’était une tâche qu’elle remplissait ; mais avec l’affaissement général qui l’avait saisie, sa seule distraction était son jardin. La nécessité l’avait obligée de ne point l’abandonner et, après l’élan des premières douleurs, elle avait retrouvé le goût de ce travail. Cette féconde nature lui était amie, l’attachait, la consolait. Elle soignait ses fleurs avec tendresse, et — quand elles étaient bien seules ensemble — elle leur confiait ses larmes quelquefois.

N’ayant que l’instruction exigée par le diplôme, elle ne savait pas un mot de botanique, ni de chimie agricole. Un jour, pour une plante qui se mourait, elle demanda un conseil à M. Favrart, qui s’occupait aussi de son jardin, et qu’elle savait expert en ces choses. Jusqu’alors elle n’avait guère échangé que des monosyllabes avec l’ancien capitaine ; leur conversation au sujet de la plante dura plus d’une heure. Et Sidonie fut tout étonnée du monde nouveau de connaissances qu’elle entrevit ce soir-là. Dès lors elle rechercha les conseils et les entretiens de son voisin. Sous ce pantin presque ridicule, dont Mme Favrart et Mme Urchin tiraient les fils, dans ce figurant distrait des représentations de la vie officielle à Boisvalliers, Sidonie découvrit tout à coup un autre homme, un savant modeste, doux rêveur, amoureux d’étude et la cultivant sans bruit, pour elle-même. Le paisible capitaine s’y était réfugié des dégoûts de son métier, l’époux et le père de ses ennuis domestiques. En interrogeant M. Favrart, l’institutrice éblouie vit se dérouler à ses yeux des panoramas splendides. Elle se disait naïvement : « Il sait tout. »

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 10 janvier 1872

(13)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[10]


Le capitaine souffrait malgré tout de sa solitude ; cette élève le charma ; il s’empara d’elle, heureux de lui voir accepter ses leçons, que Léontine avait toujours refusées. Et bien qu’il n’y eut jamais entre eux aucun épanchement personnel, et qu’ils s’entretinssent uniquement des lois et des secrets de la nature, en peu de temps l’amitié mêla son charme à leurs travaux.

La douceur de ce sentiment, la confiance qu’il donne à l’âme et les saines joies de l’étude furent d’un grand secours à Sidonie : elles la relevèrent. Au fond, elle garda sa mélancolie, mais se prêta plus facilement aux impressions extérieures. À la surface, du moins, elle oublia, sourit, vécut, de l’existence commune. Par moments seulement, en considérant l’avenir qui se déroulait devant elle, semblable à une route aride et nue, elle frémissait de toute sa vie et tombait dans une crise de révolte et de douleur.

Deux ans après le mariage d’Ernest Moreau, une émotion nouvelle l’agita. Un jeune avocat, en vacances à Boisvalliers, avait pour elle des attentions marquées. Elle rougit, hésita, voulut se réfugier dans le rêve de ses regrets. Mais l’amour de l’amour l’emporta, elle voulait vivre, être aimée. Elle fut insultée par des espérances coupables et si grossièrement évidentes, qu’elle ne put s’y tromper longtemps. La douleur de ce nouveau coup fut profonde et lui fit sentir, dans toute sa force, la brutalité de l’arrêt qui la condamnait, bannie de la famille par sa pauvreté, à être dédaignée comme épouse, outragée comme femme.

Elle voyait à Boisvalliers la famille de l’instituteur, les Maigret. C’étaient de bonnes gens, mais dont les actes et les pensées, tout le train de vie, étaient commandés par les intérêts matériels. Entre Mme Maigret et son mari, l’union conjugale n’était autre chose qu’une association. Cette paysanne, assez grossière et dépourvue de toute éducation, élevait bravement ses enfants, soignait son bien et recommandait à sa fille de ne pas épouser un instituteur.

— C’est de l’eau à boire, disait-elle souvent. Sans mes lopins de terre ; jamais nous n’aurions pu élever notre famille.

Elle était pourtant assez fière de son mari ; mais lui rougissait un peu de sa femme.

Sept ans s’étaient écoulés depuis l’installation de Mlle Jacquillat à Boisvalliers, quand éclatèrent dans cette commune de grandes dissensions qui la partagèrent en deux camps ennemis. Ces deux camps, il faut le dire, avaient toujours existé ; la dérivation des eaux d’une citerne, dans un pré appartenant au cousin du maire, avait été un de ces incidents qui déchaînent les passions et mettent à jour les faiblesses humaines. L’autorité avait fortement compromis son prestige dans cette affaire. Et de là, une opposition s’était formée, composée de tous les esprits inquiets de la commune, qui s’élevait à grands cris contre le népotisme, les abus du pouvoir, et minait les bons principes par des théories subversives. Le parti officiel se détendait par des paroles bien senties, pénétrées et solennelles, où l’ordre était invoqué, où l’on faisait appel à la conscience des honnêtes gens, où l’on parlait de vues supérieures, et qui se terminait par l’expression d’un dédain suprême pour de vulgaires accusateurs. Cette pièce n’était pas du père Moreau, qui ne savait pas écrire ; elle n’était pas davantage du capitaine qui s’était réfugié dans ses livres et dans son jardin, pour échapper à cette campagne ; elle était d’un clerc d’huissier, qui promettait un homme politique.

Les commentaires de cette pièce durèrent quatre ans. On en parla dans toutes les soirées. Elle brouilla les amis, les familles ; elle suscita des médisances, des calomnies et des haines, qui achevèrent de mettre Boisvalliers sans dessus dessous. IL fallut prendre parti pour ou contre ; la neutralité fut considérée comme une lâcheté. Des rixes eurent lieu, et peu s’en fallut que la citerne, qui était petite heureusement, ne fût comblée de cadavres. Au moins y eut il des procès, et les gendarmes intervinrent à Boisvalliers. Cependant, comme une petite pluie abat de grands vents, quelques amendes, sagement distribuées, apaisèrent l’orage. On continua de se détester, mais plus silencieusement, et l’ordre régnait à Boisvalliers comme à Varsovie, lorsque vint l’époque des élections.

Deux candidats étaient en présence : un duc de Paris et un bourgeois de Beauvais. C’est le duc — à tout seigneur tout honneur — qui était soutenu par l’autorité. L’opposition prit naturellement le bourgeois, et chacun fit l’éloge de son candidat. On ne les connaissait ni l’un ni l’autre. On savait seulement que le duc possédait dans le département un château magnifique ; l’autre, deux usines occupant nombre d’ouvriers, une maison à Beauvais et une villa délicieuse. Cela prouvait assez leur mérite et leur droit à représenter le peuple. Au fond, ce droit, par sa nature, était à peu près égal ; cependant, le duc étant le plus riche et le plus titré, la balance penchait naturellement en sa faveur, parmi ceux qui d’avance n’avaient pas pris parti dans la querelle, et surtout parmi les pauvres.

Mais l’opposition ne voulait qu’une chose : battre l’autorité sur le dos de son candidat. Elle exalta donc le bourgeois, sans oser attaquer le duc, ce qui eût été trop d’audace chez des gens, après tout, amis de l’ordre et respectueux des grands. On se lança donc tout de suite dans les personnalités, qui étaient d’ailleurs le fond de l’affaire. Les haines assoupies se réveillèrent et la bataille s’engagea ; de toutes parts les propos sifflèrent comme des flèches ; il y eut de saignantes blessures ; en attendant le vote, on dépouilla la vie privée de chaque électeur, et les femmes, à cet égard, furent traitées en électrices, tant la logique et la force des choses dominaient les fictions légales dans cette mêlée.

On ne pouvait avoir habité Boisvalliers pendant sept ans, sans avoir pris parti pour ou contre la citerne. Sidonie s’était efforcée inutilement de louvoyer dans cette délicate affaire ; un mot imprudent l’avait rangée parmi ceux que révoltaient les façons impériales du garde champêtre, et ce mot augmenté et augmenté avait été rapporté au maire. Déjà les prétentions bourgeoises de Mme Jacquillat avait irrité l’orgueil de ces paysans parvenus à la richesse ; et, d’autre part, les attentions de leur fils pour Sidonie les avaient inquiétés pendant quelque temps. La riche mère Moreau se moquait volontiers à l’occasion de ces fiertés pauvres ; Mmes Jacquillat le savaient. Une antipathie secrète et une grande froideur extérieure existaient donc entre la maison du maire et celle de l’institutrice. Une autre circonstance avait aggravé ces dispositions.

Le personnel de l’école s’était accru, tant par l’effet naturel d’un accroissement de population que par d’autres causes. On reprochait, il est vrai, à l’institutrice de Boisvalliers le peu de discipline de ses élèves, et les mères elles-mêmes lui recommandaient avec insistance d’employer l’argument suprême de taloches vigoureuses, de temps en temps ; mais on appréciait cependant sa justice et sa patience ; et surtout elle enseignait certains tricots de couleur qui faisaient fureur dans le pays. Cette augmentation du nombre des élèves se traduisait en augmentation de revenu, et les deux femmes calculaient avec bonheur qu’elles allaient jouir enfin d’un peu d’aisance relative. Ce que voyant également le conseil municipal, dans sa session de février, sur la proposition du maire, il abaissa le taux de la rétribution scolaire et augmenta le nombre des gratuits.

C’était son droit légal ; mais quels sentiments durent en éprouver ces deux pauvres femmes qui voyaient écrasées de ce coup toutes leurs espérances, espérances sacrées, puisqu’elles s’appliquaient à des besoins ! Sans les considérer, ces besoins, sans pitié, sans scrupules, brutalement, au moment où elles se flattaient de triompher enfin, pour un peu, de leur misère, ces gens les y rejetaient. Déjà elles avaient tant parlé de ces robes, qu’elles allaient pouvoir acheter ! La couleur en était choisie, modeste, sombre, et l’étoffe un peu grossière, afin qu’elle durât plus longtemps et coutât moins cher. Sidonie, de plus, méditait l’achat d’une demi-pièce de vin pour sa mère, qui ne pouvait s’habituer au cidre et dépérissait visiblement… Eh bien ! non, il leur faudrait continuer d’épargner sur la santé, sur la vie, renoncer à tout, même à cette décence de l’extérieur, plus chère à certaines femmes que la vie et la santé. Cette déception eut pour elles toutes les duretés de l’imprévu, toutes les amertumes de l’injustice. Dans leur cachot de misère, un pauvre rayon venait luire, on l’éteignait ! Ainsi frappées, elles eurent l’audace de crier ; la révolte fut plus forte que la prudence. Il échappa à Mme Jacquillat de dire que c’était une honte d’ôter ainsi le pain à de pauvres femmes, et Sidonie regretta de n’avoir pas choisi une carrière où le fruit de son travail lui eût été moins disputé.

Ces propos séditieux furent, bien entendu, répétés à qui de droit, et ce fut au tour du maire et des conseillers municipaux de se sentir offensés.

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 11 janvier 1872

(14)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[11]


En France. — partout d’ailleurs dans notre monde encore entravé des langes monarchiques — tout homme en fonctions est un monarque. Eh quoi ! cette petite institutrice osait se permettre de contrôler les décisions des élus de la cité ! À peine avaient-ils songé si la chose lui pouvait être désagréable ; mais en tout cas, elle devait se taire. Leur indignation s’échauffait d’autant plus en considérant la dépendance et l’humilité de la chétive personnalité qui s’élevait contre eux, elle, serve à la fois de l’État et de la commune, esclave sur laquelle pesaient deux jougs, deux hiérarchies qui venaient s’abouter sur elle en l’étouffant. Précisément à cause de cela pourtant, elle en pouvait appeler de leur décision à l’autorité administrative, la faire modifier, casser, donner un dessous au conseil… Ils se promirent d’y mettre bon ordre, mais de ce moment ils furent décidément hostiles à l’institutrice. Auparavant, ils l’eussent écrasée sans y penser. Maintenant, ils l’eussent fait exprès, avec plaisir.

Sidonie, en effet, réclama près du recteur et fut soutenue par M. Favrart. Il s’était à peine aperçu, il faut le dire, de la délibération ; mais éclairé, il protesta. Malheureusement, il n’avait aucune influence, n’étant point au fait des petites intrigues du pays, qui lui restaient fort indifférentes. Il ne représentait guère que la grammaire au conseil.

La rétribution scolaire subit la diminution votée : à part une gratification de 20 fr. par laquelle on tempéra cette cruauté. Le conseil municipal eut gain de cause. On sait qu’il faut si peu de chose à une femme pour vivre ! si peu ! si peu ! qu’en retranchant, il en reste toujours assez.

Après tout, ce n’est pas vainement que la femme est pétrie par les poëtes de vapeur et de rosée et qu’on en a fait cette créature idéale, qui tient si peu de place au besoin. Et puis, si l’institutrice de Boisvalliers avait assez de cinq cents et quelques francs, quand l’instituteur en gagnait mille, c’est que l’homme, chef d’une famille, doit pourvoir aux besoins des siens. Mais alors, pourquoi M. Maigret, au lieu d’épouser quelque fille instruite et pauvre comme Sidonie, avait-il choisi une grossière paysanne avec sa dot ? Prétexte menteur ! Mensonge de nos mœurs, qui, fondées sur l’ineptie, aboutissent à l’hypocrisie. Pour un travail égal un prix moindre ! De quel droit ? Afin que la femme soit soutenue par un autre — arrangement arbitraire contre le droit — mais c’est à cause de sa faiblesse qu’elle ne l’était pas.

Au sein de cette épreuve et des réflexions qu’elle souleva, de nouvelles illusions tombèrent pour Sidonie. Elle sentait sa vie ainsi se dépouiller, feuille à feuille, comme un arbre flétri par un vent mortel. Non, jamais ces douces charges de la famille ne lui seraient imposées à elle ; et pourquoi ? Ce n’étaient pas les forces qui lui manquaient ; elle était jeune ; elle était vaillante ; elle n’avait pas encore trente ans ; elle eût ambitionné les joies de la lutte pour des êtres chers ; mais ses forces, on les limitait, on lui enlevait ce stimulant de l’intérêt personnel qui, dans des existences aussi dépourvues, a d’autant plus de puissance ; car moins la vie a d’objets, plus elle se concentre avec intensité sur ceux qui lui sont offerts.

Pour la première fois, cette jeune fille, élevée dans le respect de la tradition, fut conduite à demander compte à la vie sociale des douleurs qui lui étaient faites et à poser, en face des faits, son propre droit. Le sentiment de l’injustice dont elle était victime la porta à considérer d’un autre œil l’ensemble des choses ; et sans aller bien loin dans cette voie, le doute et la défiance succédèrent en elle au respect irréfléchi. Ce regard jeté autour d’elle la sauva de l’aigreur qu’inspire la souffrance aux égoïstes. Elle vit bien qu’elle n’était pas seule à souffrir, et son cœur, en même temps qu’il éprouvait les soulèvements de la révolte, en fut attendri.

Telles étaient les dispositions de Sidonie, quand la crise électorale éclata à Boisvalliers. Il n’y eut pas seulement, dans ces élections mémorables, assaut de haines, d’insultes et de morsures, les flatteries, les séductions, les promesses, le vin y coulèrent à flots. On alla jusqu’à promettre, grande concession ! le repavage de la citerne, sans compter l’embellissement de l’église, la création d’une route, la restauration d’un pont, et le curage d’un ruisseau. Toutes les faveurs enfin du budget devaient se répandre sur Boisvalliers, si le duc était nommé, sans compter la prospérité de la France et une floraison nouvelle de l’ordre qui devaient s’en suivre. L’autorité fit agir le ban et l’arrière-ban de ses féaux et vassaux. L’instituteur partit en tournée, bourré de bulletins officiels ; la femme et les petits du garde-champêtre servirent d’estafettes et d’éclaireurs au pouvoir, tandis que le père présidait les cabarets, que les pouliches se roulaient dans les prés en fleur, que les vaches tondaient les blés, et que les gamins s’initiaient dans les cerisiers aux douceurs de la politique. Et l’institutrice ? En sa qualité d’agent salarié du gouvernement, ne devait-elle pas aussi prêter son concours à la bonne cause ? Certains électeurs n’avaient que des filles. Le mercredi qui précéda le vote, après la sortie de la classe, le maire, accompagné du curé, entra chez Mlle Jacquillat.

Sans raisons bien précises, Sidonie n’était pas au mieux avec le curé. Il y avait de la froideur. Peut-être l’institutrice n’était-elle pas assez pratiquante, n’allant à confesse et à la communion que deux fois l’an, à Noël et à Pâques. C’était peu en effet pour une personne qui a charge de donner le bon exemple. Joint à ceci, que Sidonie ne brodait ni nappes, ni chasubles ; qu’elle continuait de laisser à sa mère le soin de parer l’autel ; qu’elle n’avait fait, en six ou sept ans, que deux vases de fleurs artificielles pour l’église ; certes ce n’était pas là du zèle. Ensuite, depuis quelque temps, M. le curé devenait maussade et quinteux. Il s’ennuyait à Boisvalliers.

Il y avait autre chose encore : sous l’œil noir et ardent de ce prêtre, la jeune fille ressentait une répulsion secrète. Derrière l’action réservée, distante, et sèche sinon froide, l’audace de la pensée se faisait sentir à elle, importune, mais magnétique et puissante. Elle sortait, le front rouge et baissé du confessionnal, et la crainte de se faire un ennemi l’engageait seule à y rentrer quelques mois après.

Le père Moreau et le curè trouvèrent Sidonie dans le jardin, près de la maison. Debout et penchée sur une petite table, elle s’occupait, sous la surveillance de M. Favart, à disposer des plantes dans un herbier. Ils causaient des propriétés de ces plantes, des diverses espèces du genre. Émue de la visite peu ordinaire de ces messieurs, Sidonie, sur leur refus d’entrer à la maison, alla chercher des chaises et les fit asseoir.

— Eh ! eh ! dit le père Moreau, avec un rire épais, pendant l’absence de la jeune fille, il n’est pas dégoûté, le capitaine, de venir voisiner comme ça ; on m’avait bien dit.

Et il lança un coup d’œil malin au curé.

— Mlle Jacquillat a de grandes dispositions pour la science, répondit M. Favrart.

— Cela n’a rien d’utile pour une femme, observa le prêtre.

— Pourquoi pas ? dit M. Favrart. La botanique, la physique, la zoologie ne sont autre chose que de la géographie complète. Nous étions tout à l’heure en pleine Amérique du Sud.

— Eh ! eh ! reprit le gros paysan, un joli voyage, en si gentille compagnie.

Le retour de Sidonie les fit taire. Ils déplièrent leurs bulletins et expliquèrent le but de leur visite. Le rouge monta au visage de la jeune fille.

— Moi ! s’écria-t-elle : moi ! mais cela ne me regarde pas.

— Vous êtes payée par le gouvernement, dit brutalement le maire. Vous devez le servir comme les autres.

— Puisque les femmes ne votent pas, dit-elle…

— Si leur sexe leur refuse le droit d’avoir une opinion, répliqua le curé, il leur impose le devoir d’obéir.

— Monsieur, s’écria la jeune fille blessée, quand j’ai reçu mon diplôme et mes instructions, je ne me suis engagée à rien de semblable.

— Laissez donc, dit M. Favrart, votre duc ou un autre, la belle affaire ! Mlle Jacquillat est dans son droit de ne pas se mêler de ces choses-là.

— Je doute que mademoiselle serve ainsi ses intérêts, observa le prêtre.

Le maire s’emporta grossièrement.

Le droit n’est rien encore en face du pouvoir, et l’institutrice comprit qu’elle se perdait. Elle prit donc les bulletins, presque en pleurant, et promit de les remettre aux gens désignés, en faisant valoir les promesses de M. le duc pour le village. Car, en tout ceci, ouvertement, il n’était question que d’intérêts matériels, et le gros maire y allait si naïvement qu’on l’eut étonné de lui parler d’autre chose.

ANDRÉ LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 12 janvier 1872

(15)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[12]


Sidonie fondit en larmes après leur départ, elle se sentait profondément humiliée, et, pour la première fois, déchargea son cœur en présence de M. Favrart. Quoi ! pour ce morceau de pain, payé par tant de travail, on venait encore lui prendre sa volonté, sa dignité, son indépendance ! Ouvrière, elle eût moins souffert.

Le capitaine était vivement ému. Ses yeux se rougirent et sa moustache grise trembla.

— Pauvre enfant ! pauvre enfant ! répétait-il. Dans les consolations qu’il essaya de donner, il mit à découvert sa philosophie. C’était celle des vieux initiés. Il convenait que le monde était absurde ; pour lui, la vérité consistait dans l’égalité, la fraternité des hommes, dans l’essor des penchants naturels du cœur ; mais la réalisation en était impossible, à cause des passions vulgaires et aveugles de la masse humaine. Les sages seuls pouvaient vivre par la pensée dans ce monde idéal entrevu par eux et s’y faire une retraite à part de la vie réelle.

L’institutrice écoutait et ses larmes s’étaient arrêtées.

— Pourquoi ne pas essayer de réaliser ces vérités dans la vie ? demanda-t-elle.

— C’est impossible. L’ambition des rois, la sottise des peuples, la cupidité, l’égoïsme détruisant sans cesse l’ordre réel, qui exige l’amour du bien, nécessitent l’emploi de la force et toutes les hiérarchies.

Elle ne répliqua pas ; mais dans ses yeux humides et rêveurs, où brillaient les espoirs de la jeunesse, il y eut une protestation.

Le lendemain, qui était son jour de congé, le jeudi, elle se mit en route, pour exécuter les ordres reçus. Elle se rendit chez diverses personnes, dit à contre-cœur sa leçon et laissa les bulletins.

La dernière maison où elle entra était celle d’un homme pauvre, mais intelligent, sabotier de son état, qui avait un peu fait son tour de France. Toute la famille, plus un apprenti, se trouvait à table. Les bulletins présentés, le sabotier les repoussa doucement.

— Voyez-vous, dit-il, je ne me dérange pas pour ça. Si je connaissais un vrai brave homme qui voulût faire les affaires pour le bien de tout le monde, à la bonne heure ! Mais autrement… Tenez, ces choses-là, ça n’est qu’une farce. Tout va comme auparavant. Ce duc et l’autre monsieur ne me sont rien et je ne suis rien pour eux. Je vois bien que ça leur ferait plaisir d’être nommés, et qu’apparemment ça fait leurs affaires ; mais les miennes, je n’en vois rien. Donc, mam’zelle, si vous permettez, vous garderez ça pour d’autres, puisque vous avez l’air d’y tenir.

— Moi ! dit-elle d’un air non équivoque, entraînée par un sentiment de confiance.

— Alors, ça vous est commandé ? — Il haussa les épaules. — Oui, faut toujours que les petits fassent les affaires des grands.

— C’est que les petits ne savent pas s’entendre, dit Sidonie, avec une certaine animation.

— Nous ne savons rien, dit l’homme.

— Il faut apprendre. Et pourquoi ne serait ce pas des vôtres que vous nommeriez, au lieu de prendre des gens qui ont des intérêts différents, et qui font leurs affaires au lieu des vôtres ?

— Sauraient-ils seulement par quel bout s’y prendre ?

— Pourquoi pas ? dit-elle. Avec un peu de patience et beaucoup de bonne volonté… Après tout, allez, le bon sens vaut l’instruction en bien des choses, et chacun sait mieux que tout autre ce qu’il lui faut.

Ils s’appesantirent sur ce sujet, convinrent que c’était une bonne idée, et que le peuple ferait mieux de faire lui-même ses affaires. Sa femme approuvait. L’apprenti et les enfants écoutaient de toutes leurs oreilles. Sidonie revint, l’âme rafraichie par cette conversation avec un homme simple et sensé, l’esprit tout occupé des idées qu’elle venait de soulever et qui lui étaient nouvelles, au fond, assez satisfaite d’elle-même. La pauvre enfant venait de se perdre. Cette conversation, rapportée, fit grand bruit dans le pays, où l’on railla fort l’institutrice et sa politique, sans vouloir songer que la pauvre enfant avait été poussée forcément sur ce terrain.

La colère du maire et l’indignation du curé furent extrêmes. Quoi ! voilà la propagande que faisait, sous leur égide, Mlle Jacquillat. Elle semait dans le pays des idées aussi détestables ! Elle excitait contre les riches et les gens considérés ! Elle arrachait au duc ces voix qu’ils se donnaient tant de peine, à rassembler ! Elle trahissait ainsi leur confiance ! Ils écrivirent au recteur et au préfet. Sidonie fut représentée comme une intrigante, imbue d’idées subversives, et dont le changement — ils voulurent bien ne pas parler de destitution — serait une satisfaction donnée à l’opinion publique. M. Favrart essaya vainement de conjurer l’orage. D’odieuses insinuations le réduisirent au silence. Mme Favrart elle-même prit une attitude pénible pour Sidonie.

À cette occasion, se produisit un certain phénomène moral : bien que l’institutrice fût généralement estimée et qu’on blâmât le maire de son animosité, dès que ce changement fut sur le tapis, la plupart le désirèrent secrètement, ceux même qui plaignaient et soutenaient Sidonie.

Le caractère humain recèle un besoin de spectacle, de nouveauté, d’émotion, qui a ses férocités secrètes. Les grandes villes l’assouvissent jusqu’à le blaser ; les campagnes l’affament jusqu’à la fureur. Là, tout accident, par cela qu’il prête aux émotions, gloses et commentaires, porte avec lui ses consolations. Il tend les ressorts qui souffrent de se rouiller ; il donne l’essor à cette éternelle courrière, l’âme humaine. Ces petites localités, contre l’esprit desquelles on proteste, non sans cause, sont des sortes de marais où, comme ailleurs, la corruption naît de la stagnation. L’ordre nouveau qui y portera la circulation, les courants de la vie intellectuelle, en élèvera du même coup le niveau moral à de subites hauteurs.

Une institutrice nouvelle à Boisvalliers ! Quel appât pour les imaginations ! On en vivrait au moins une quinzaine, un mois ! Le départ même de Sidonie était une autre source d’émotions et de préoccupations. Eût-on dû la pleurer, il aurait eu ses charmes ; car on n’a pas occasion de verser des larmes tous les jours.

— Ah ! madame, cette pauvre enfant, comme elle était pâle ! L’avez-vous vue ? Elle regrette tant Boisvalliers ! qui sait ?… On a été bien dur envers elle. Elle avait ses petits ridicules et ses défauts, mais… Avez-vous vu quand elle a dit adieu au chien des Favrart ? ça m’a fait venir les larmes. Après tout, ce n’étaient pas de mauvaises personnes : un peu fières au commencement ; mais depuis que les belles robes sont usées. Pauvres gens ! Et l’on ne sait pas encore qui on aura. Savez-vous ? Je tiens de bonne source.

Au chagrin d’une défaveur qui l’humiliait, à la peine de quitter des habitudes faites, des sympathies et des souvenirs toujours chers, à de secrètes souffrances, se joignaient pour l’institutrice les dépenses du déménagement, énormes pour un tel budget. Il fallut se priver, s’humilier, subir mille piqûres et enfin laisser une dette à Boisvalliers. Mme Jacquillat partit malade et Sidonie cruellement ulcérée. Une seule impression lui causa une douceur mêlée de poignant regret : c’était le sentiment qu’elle avait inspiré à M. Favrart et dont elle ne vit la profondeur qu’au moment de leurs adieux. Du jour où fut décidé le départ de Sidonie, ce vieil érudit au cœur d’enfant se montra bouleversé, mais resta silencieux. À la dernière heure, quand elle vint elle-même, vivement émue, lui serrer la main, une larme roula sur la joue du capitaine.

— Vous m’étiez nécessaire, murmura-t il.

C’en était trop pour la pauvre enfant ; elle fondit en larmes, et ce fut une scène bien touchante en vérité pour les voisins et voisines qui entouraient la charrette, lorsqu’elle y monta, le visage couvert de son mouchoir.

CHAPITRE IV

C’était seulement à quatre ou cinq lieues de Boisvalliers, dans le même département de l’Oise, que l’institutrice allait résider. Autre village, plus petit encore et moins riant, Messaux, dans un pays plat, marécageux et boisé.

La maison, un peu plus grande qu’à Boisvalliers, était moins jolie. Les murs de la classe étaient malprogres ; le papier de la chambre à côté tombait en lambeaux ; mais la commune refusait de faire des réparations.

L’institutrice osa dire à ce sujet quelques mots timides ; mais le maire lui ferma la bouche :

— On avait restauré l’année précédente l’école des garçons. C’était assez pour longtemps. Quant aux filles, on avait déjà assez de peine à faire voter au conseil pour l’institutrice ; beaucoup de conseillers disaient qu’on pouvait bien s’en passer et que les filles n’ont besoin que d’apprendre à coudre.

— Non, voyez-vous, ajouta le maire, d’un ton confidentiel, en posant la main sur le bras de Sidonie, il ne faut rien dire. Voulez-vous des sœurs ? Elles seront bientôt arrivées. Le curé ne demanderait pas mieux. Ces femmes-là font venir d’elles-mêmes l’eau à leur moulin. Elles ne demandent rien d’abord, mais ensuite, quand elles sont bien établies, elles se font donner par tout le monde. Le curé est pour elles, et les femmes, et les gens riches, et alors tout va comme sur des roulettes, tandis que pour vous, c’est tout le contraire. Notre curé a les religieuses en tête. Je vous conseille donc de ne rien dire et de ne pas bouger.

(À suivre) ANDRÉ LÉO.

Feuilleton de la République française
du 13 janvier 1872

(16)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[13]


Ce maire était un vieil officier de santé, qui n’y voyait plus guère, mais se souvenait encore un peu. Il paraissait bonhomme et bien intentionné ; mais s’il avait jamais pris des résolutions, il devait, sous le gouvernement de sa cuisinière, en avoir perdu l’habitude.

À côté de l’indignation et du chagrin que le délabrement de sa nouvelle demeure lui fit éprouver, Mme Jacquillat trouva une consolation : c’est que la pièce du bas, ayant une alcôve, put être disposée en salon et contenir tous les meubles dans un ordre convenable. Pour le reste, elle fit de la colle et retapa le papier comme elle put. Sidonie eut en haut sa petite chambre.

Quant au jardin, il ne ressemblait pas mal à la maison ; mais avec la différence des grâces que la nature donne aux vieux jardins et ne peut donner aux vieilles demeures. Il s’y trouvait de grands espaces vides et d’épais fouillis ; des vignes qui formaient des ponts aériens d’un arbre à l’autre, et s’abattaient, de là, rampantes, sur le sol ; de vieux pommiers, qui donnaient du gui ; un bosquet dont le sumac, sans façon, occupait tout l’intérieur ; un vieux cadran, dont la tête avait roulé dans les herbes et dont le piédestal servait de place publique aux lézards. Le mur s’écroulait, et les haies étaient déchirées. Sur les rosiers greffés, l’églantier mêlait ses branches folles au feuillage des Noisette ou des Bourbon.

Sidonie eut un long soupir en pensant au jardin de Boisvalliers, où elle avait tant laissé d’elle-même, de son travail, de ses créations, de son âme : douleurs ou rêveries. Ici, tout se trouvait à recommencer. Et quelle œuvre ardue ! Elle se sentit pourtant de la tendresse pour ces coins de sauvage exubérance, où tout s’entrelaçait en désordre et se promit d’en respecter la beauté. Assez lui restait à faire ailleurs.

Aussitôt après son installation, elle dut faire des visites dans toute la commune, en commençant par les notables du lieu. Comme à Boisvalliers, la bourgeoisie était rare, mais il s’en formait une nouvelle dans les familles de riches paysans, dont les fils allaient au collége et les filles au couvent. Au nombre de ces gros propriétaires, qui habitaient Messaux ou les environs, se trouvait — était-ce une fatalité de l’existence de Sidonie ? — Ernest Moreau, qui depuis la mort du père de sa femme était venu se fixer dans cette commune, où était situé leur domaine le plus important.

Sidonie ne pensait qu’à cela, depuis l’avis de son changement. Ferait-elle cette visite ? Mais comment s’en dispenser ? Comment justifier cette exception ? L’aimait-elle encore ? Elle voulait se dire que cela n’était pas possible : un homme marié !… Mais pourquoi le trouble profond dont elle était agitée à son souvenir ? Elle avait beau le nier : depuis le jour où cet homme était entré dans son cœur, il n’en était point sorti. L’image était là toujours, immuable, dans son asile. Il était là et ne le savait pas ! Qu’il est mystérieux et profond ce monde occulte des influences exercées par les êtres humains les uns sur les autres, en dehors des faits extérieurs !

— Eh bien, quand allons-nous donc chez les Moreau ? disait chaque jour à sa fille Mme Jacquillat, désireuse de revoir une vieille connaissance.

Il fallut bien s’y résoudre. Un jeudi du mois de mai, profitant d’une carriole qui passait non loin de la ferme des Moreau, elles partirent. C’était environ à cinq kilomètres de Messaux. La carriole les déposa sur la route, et elles prirent un sentier dans les champs. Sidonie éprouvait un saisissement qui la rendait oppressée et silencieuse. La lumière du soleil, les chants des oiseaux, les herbes et les feuilles, humides encore d’une pluie tombée le matin, elle ne voyait tout cela qu’à travers un voile. Près de la maison, elle pria sa mère de s’arrêter un moment, sous prétexte qu’elle ne voulait pas arriver toute rouge et tout essoufflée.

— Mais tu es pâle, au contraire, observa Mme Jacquillat.

Appuyée de la main sur un petit mur d’enclôture, Sidonie contemplait la grande porte, les bâtiments rangés autour de la cour, et, au milieu, la maison neuve qu’Ernest avait fait bâtir, une de ces maisons comme elles sont toutes : quelques marches, un rez-de-chaussée à contrevents gris, l’étage, les mansardes, le toit en ardoises ; sous les fenêtres du rez-de-chaussée, des plates-bandes où croissent les passe-rose et les giroflées ; rien de particulier, de familial, d’intime, demeure banale, patron vulgaire, article de confection bâti pour tous ceux qui peuvent en donner le prix. — Mais elle, habitante des masures allouées par la munificence de l’État à l’institutrice nationale, ne concevait rien de plus beau. Et d’ailleurs ce toit confortable, luxueux pour elle, abritait la famille, cet autre idéal, cette autre richesse qui ne lui était pas moins refusée. Là, vivait la famille de l’homme qu’elle avait aimé. Des larmes vinrent aux yeux de Sidonie, et elle eut peine à cacher son trouble aux yeux de sa mère.

À la rumeur que leur entrée excita dans la cour : aboiement des chiens, sifflements d’oies, gloussements de poules, une tête de femme parut à l’une des fenêtres et Mme Ernest accourut au-devant de ses visiteuses.

Était-ce bien elle ? avait-elle changé, cette épousée ! que poétisaient autrefois sa grande jeunesse et ses magnifiques toilettes ! Ce n’était plus maintenant qu’une petite femme noiraude et rouge, aux traits assez vulgaires, et sans physionomie. L’éclair qui embellit le masque le plus ingrat lui manquait absolument, comme en général à tous ceux qui vivent dans cette torpeur intellectuelle et morale de la vie campagnarde actuelle. Elle était presque salement vêtue et s’en excusa grandement.

— Que voulez-vous ? on ne voit jamais personne ici, fut son principal argument. — Nul autour d’elle n’en eût contesté l’excellence. À la campagne, on ne s’habille en effet que pour les autres, à l’exclusion de ses proches. Et même — l’exemple de Mme Ernest le démontrait — la toilette des mains et du visage se trouve comprise dans cette mise extraordinaire dont le public seul est honoré.

Mme Ernest, avec force compliments, fit entrer ces dames, les fit asseoir et jeta dans le corridor des cris perçants qui avaient pour but de rallier quelque domestique. Une fille de ferme accourue reçut l’ordre d’apporter des verres et d’amener les enfants.

— Après les avoir débarbouillés, ajouta Mme Ernest qui, si elle n’avait pas l’usage de la propreté, en avait au moins le sentiment.

En la voyant ainsi, à la fois lourde et maigrie, sans charme comme sans beauté, paraissant avoir au moins trente ans, bien qu’elle n’en eût pas vingt-quatre, Sidonie éprouvait un plaisir étrange, dont elle ne démêlait pas encore le motif. Au fond, elle se sentait vengée.

Les verres furent apportés, et, tandis que mesdames Jacquillat luttaient contre l’hospitalité débordante de leur hôtesse, qui tenait à montrer toutes les ressources de son buffet, on entendait les cris des enfants, qui résistaient au lavage comme à un supplice. Ils parurent enfin, encore larmoyants et rouges, maussades ; et tout en se refusant aux avances des étrangères, ils attachaient sur elles, en reculant, des regards curieux. L’aîné, un garçon, qui ressemblait à sa mère, était d’une taille et d’une force étonnantes pour son âge. À moins de six ans, on lui en eût donné huit ou neuf. Sa mère le contemplait orgueilleusement, ne s’occupait que de lui, et, pour lui seul, on vit s’allumer dans ses yeux une étincelle de ce feu, qui semblait leur être étranger. L’autre était une fillette de quatre ans et demi, toute maigre, petite et pâle, dont la ressemblance avec Ernest fit battre le cœur de Sidonie. Cela frappa Mme Jacquillat elle-même, qui en fit la remarque. Mais Mme Ernest eut un sourire dédaigneux.

— Elle ! ah pas du tout ! Je ne sais pas comment on peut dire cela. Son père est un bel homme, et elle semble une petite fouine. Je ne sais pas d’où elle vient ; car elle ne me ressemble pas non plus. Après ça, c’est une enfant qui a souffert ; elle est née quatorze mois seulement après son frère, et moi qui ne savais pas… ce gros-là a tété presque tout le temps. Pauvre Loulou ! Ce n’était pas de bon lait ; eh bien, ça ne lui a pas fait de mal, vous voyez, il est si fort !

C’était lui qu’elle plaignait en le regardant avec amour.

— Voulez-vous m’embrasser, mon beau garçon ? demanda Mme Jacquillat, acceptant les priviléges de Loulou.

L’enfant recula d’un geste maussade, et dans ce mouvement marcha sur le pied de sa sœur, qui fit un cri. Là-dessus, il se retourna furieux contre elle et la frappa.

— Oh ! que c’est mal ! ne put s’empêcher de s’écrier Sidonie, en se levant pour arracher la petite aux mains de son frère.

— Que voulez-vous ? dit la mère ; elle est toujours dans ses jambes. Cela l’ennuie, ce garçon.

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 14 janvier 1872

(17)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[14]


L’institutrice demeura stupéfaite. Elle avait la main tendue vers la petite ; leurs yeux se rencontrèrent. L’enfant la suivit et se laissa mettre sur ses genoux.

— C’est étonnant ! dit Mme Ernest ; elle est si sauvage !

La petite regardait Sidonie et jouait avec les fleurs de son chapeau.

— Elle va vous abimer, dit encore madame Ernest. C’est une petite sotte. Mettez-la par terre, et qu’elle s’en aille. Allons, va-t’en, Rachel. — Si l’enfant était privée de tendresse, au moins possédait-elle un nom distingué. — Sidonie insista vivement pour la garder et ne l’obtint pas sans peine. Évidemment Mme Ernest était jalouse pour son favori de l’attention qu’on accordait à la petite fille ; mais celle-ci décidément semblait se trouver à l’aise sur les genoux de l’institutrice, et bien qu’elle s’obstinât encore à rester muette, son regard vif, curieux, plein de lueurs soudaines, parlait. Ce n’était qu’au repos que ses traits reproduisaient le masque un peu lourd de son père ; l’expression de cette petite physionomie triste, intelligente et sauvage, effaçait la ressemblance par moments.

— Voici mon mari, dit Mme Ernest, en entendant un pas dans le corridor.

Un tremblement intérieur saisit Sidonie.

— Papa ! cria la petite Rachel, en courant au-devant de son père, qui, sur le seuil, la reçut et l’embrassa.

Il semblait prévenu de la visite des dames Jacquillat, et les accueillit avec sa rondeur accoutumée.

— Oh ! mademoiselle Sidonie, qu’il y a du temps que nous nous sommes vus ! Cinq ans pour le moins ! Eh bien ! ma foi, je vous trouve toujours la même, un peu maigrie seulement. Vous ne me direz pas la même chose, à moi ?

Elle ne sut que répondre ; un nuage couvrait ses yeux.

Quand, un peu remise, elle l’envisagea enfin clairement, ce lui fut une impression nouvelle, mais vive, mais horriblement pénible. Elle ne le reconnaissait plus. Cet homme de trente ans à peine s’était épaissi, avachi, n’avait gardé aucune des grâces et des élégances de la jeunesse. Au sein d’une vie de torpeur intellectuelle, sa constitution paysanne, gorgée de bien-être et privée de travail, s’était épanouie jusqu’à l’épatement. Ses joues grasses bouffissaient le bas de son visage ; sa taille s’effondrait, sous les plis d’une blouse, dans l’ampleur déjà remarquable du ventre ; ses vêtements exhalaient une forte odeur de tabac et ses souliers ferrés puaient le fumier. Seulement, il avait toujours cet air bon enfant qui avait touché Sidonie. Elle baissa les yeux, avec souffrance, sur l’image conservée dans son cœur, et qui se troublait.

Après une demi-heure de conversation, on alla visiter le jardin, la ferme. Rachel suivait ; sa mère lui ordonna de rester à la maison. L’enfant saisit la main de son père.

— Papa ! dit-elle d’un ton suppliant.

— Allons, elle peut bien venir, dit Ernest.

— Laisse-la donc, elle nous embarrasserait.

Ernest hésitait. Sidonie dit qu’elle se chargeait de la petite fille, et la porterait au besoin. La mère céda, mais de mauvaise grâce. Alors Ernest s’approcha de Sidonie :

— Vous êtes toujours bonne, dit-il.

Elle sentit son cœur se gonfler et ne trouva rien à dire. Ils marchèrent ensemble dans les allées avec la petite ; les deux dames étaient devant avec le petit garçon. Ernest se mit à parler du passé avec abandon, avec la douceur des souvenirs. Et cette conversation, souvent interrompue par les objets qui se présentaient, il la reprenait toujours. Ils se trouvèrent enfin seuls au bout d’une allée de charmilles, tandis que Mme Moreau montrait à Mme Jacquillat son potager. Il y avait un banc où ils s’assirent, la petite Rachel sur les genoux de son père.

— Et Léontine ? demanda Ernest tout-à-coup, y a-t-il longtemps que vous ne l’avez vue ?

Léontine ! Sidonie fut étonnée de cette familiarité, et sa physionomie le marqua probablement, car Ernest reprit :

— Que voulez-vous ? je ne puis pas l’appeler Mme Urchin. Et puis, c’est une habitude de cœur que j’ai gardée…… Elle m’a fait bien du mal…… Oui, j’ai eu bien de la peine à me consoler de sa trahison… Je vous dis cela à vous, parce que… il est impossible que vous ne vous soyez pas aperçue… On a un peu jasé dans le pays : pour moi, je vous jure que je n’ai pas eu à me reprocher un seul mot… Et pourtant, elle eût mérité… Mais je l’aimais, moi, et je me suis efforcé vainement pendant longtemps de la détester. À présent, cela m’est indifférent, quoique je ne sois pas fâché de savoir de ses nouvelles. Et comment vit-elle avec Urchin ? Il n’est pas patient, ni aimable. Mais elle est capable de lui faire voir la lune en plein midi, car c’est une fine mouche et une grande coquette.

Il avait parlé ainsi avec un peu d’embarras, les yeux fixés sur le sol. Ne recevant pas de réponse, il regarda son interlocutrice et s’écria :

— Qu’avez-vous, bon Dieu ! mademoiselle Sidonie, vous êtes toute changée ?…

Elle eut la force de sourire.

— Vous m’apprenez tout cela, dit-elle ; j’ignorais… Non, je ne croyais pas que Léontine…

— Vraiment ? Comment se fait-il ? vous qui étiez toujours avec nous ? Alors je n’aurais pas dû vous en parler. Quoi, cela vous fait tant de peine ?… Vous l’aimez donc toujours bien ? Je vous jure que je n’ai jamais parlé de ceci qu’à vous, mais il y a eu, je le sais, des clabaudages. On l’a vue se rendre le soir à notre lavoir, où nous avions nos rendez-vous. Une fois, vous rappelez-vous, quand je l’attendais, vous êtes venue et je vous ai prise pour elle au premier moment ? Je vous ai fait si grand’peur. Elle était pourtant bien prudente ; car elle me défendait presque de lui parler en public et voulait que j’eusse l’air de ne m’occuper que de vous… Ah ! si j’avais eu plus de bon sens !… Mais voilà, on laisse faire sa vie par les autres, et me voici maintenant, grâce à mes parents, marié et père de famille et encrouté dans une ferme. Ce n’est pas ce que j’avais rêvé. Bah ! mon père et ma mère trouvent que je suis heureux… C’est égal, c’est une drôle de chose que la vie. Il me semble être déjà vieux !

Il soupira longuement et resta rêveur.

L’enfant, qui avait quitté ses genoux, grattait à leurs pieds la mousse. Elle se releva soudain, en appuyant sa petite main sur les genoux de Sidonie, qui, peut-être pour cacher son trouble, la saisit et l’embrassa.

— Est-ce que vous la trouvez donc gentille, vous, cette petite ? On lui reproche toujours d’être laide et méchante. Elle n’est pas méchante avec moi, la pauvre enfant !

— Elle ne l’est pas, j’en suis sûre, dit Sidonie, en regardant Rachel.

— Non ; vous avez raison ; c’est qu’on n’est pas bon pour elle… vous l’élèveriez bien mieux, vous, dit-il, après un silence. Elle qui est si sauvage, on dirait qu’elle vous aime déjà.

Ces dames rentraient dans l’allée ; il fallut les suivre jusqu’au verger. Les forces manquaient à Sidonie, et cependant elle n’eût pas voulu pour tout au monde s’isoler ; car, seule, elle se fut abandonnée à une crise de douleur, dont elle n’eut pu cacher les traces. Sa pâleur, toutefois, frappa sa mère et M. Moreau, qui voulut absolument les reconduire dans son char à bancs jusque chez elles.

Ainsi donc, il ne l’avait pas même aimée autrefois ! Ce rêve si triste, où pourtant elle puisait des joies secrètes, n’avait pas même le peu de réalité que possèdent ces embryons du fait : les velléités du cœur, de la pensée ! Il n’y aurait eu dans sa vie de jeune fille déjà écoulée, pas une heure d’amour, même si incomplet ! Il n’y restait plus que le souvenir d’un outrage. Sur sa jeunesse aride, pas un souffle de printemps, pas une rosée. Ni poëme, ni bonheur : néant. Elle regretta cet abandon supposé, dont cependant elle avait tant souffert, et la sécheresse de sa vie lui fut encore plus amère qu’une trahison.

De tous côtés quelle ruine ! La religion, l’idole, tout avait croulé. Dans cet homme alourdi et déjà replié sur lui-même, pouvait-elle retrouver l’objet idéalisé de son culte ? Cet Ernest qui, dans son âme à elle, au contraire, avait grandi, qu’elle y avait orné de nouvelles vertus et de nouveaux charmes, il était bon, oui, de cette molle bonté qui tout en aimant le bien, ne sait pas empêcher le mal. On trouvait en lui le père, elle ne pouvait retrouver l’amant. Tout cela était mort, plus que mort, n’ayant jamais vécu. Elle éprouvait l’horrible souffrance du vide moral dans sa vie. Il lui semblait n’avoir plus de cœur ; elle eût voulu pleurer, mais elle n’avait pas de larmes, et restait l’œil fixe, attaché sur le désert de sa vie, se disant : Pas même un regret ! Pas même un malheur !

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 16 janvier 1872

(18)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[15]


Les jours qui suivirent se passèrent pour elle dans l’étourdissement qui suit un grand coup. Elle ballottait dans ses habitudes comme un courrier aveugle dans ses rêves, sans plus trouver à la vie aucune saveur, presque insensible, ne ressentant qu’un mortel dégoût. Elle se disait parfois : Peut-on vivre ainsi ? et frémissait à l’aspect de cette longue existence, simple suite de jours, qui s’étendait devant elle. Un soir, après la sortie des élèves, elle rangeait silencieusement la classe, elle entendit le bruit d’un char-à-bancs et vit passer Ernest Moreau, qui la salua. Cette vue l’émut, mais de souvenir seulement. Ce n’était plus lui.

Quelques instants après, assise à la fenêtre, où elle préparait pour ses élèves les ouvrages du lendemain, tandis que sa mère s’occupait du dîner dans la cuisine, elle vit entrer Ernest. Il s’assit, entama une suite de propos assez décousus, s’informa de la position de l’institutrice à Messaux, et tout à coup demanda à Sidonie si elle ne songeait point à prendre des pensionnaires.

— Non, dit-elle, on ne m’en a jamais proposé.

— Et si je vous en proposais une, moi, l’accepteriez-vous ?

Elle resta tout émue. Il poursuivit :

— Vous avez vu ma petite. Elle n’est vraiment pas méchante au fond, je vous assure ; j’ai idée qu’avec de la patience on s’en tirerait avec elle. Son frère est un petit diable et Mme Moreau le gâte un peu. Ce sont toujours des querelles entre eux. Moi, ça m’ennuie. Eh bien, qu’en dites-vous ? Voulez-vous prendre la petite ? Elle est un peu jeune pour être mise en pension ; mais il aurait toujours fallu en venant-là dans deux deux ou trois ans, puisque nous sommes trop loin de l’école.

— Mme Moreau consent ?… demanda Sidonie.

Elle ne savait trop pourquoi ; mais cette proposition lui causait une émotion très douce.

— Oui, ça lui fera même plaisir. Elle se trouve trop embarrassée de ces deux enfants ; la chose ne dépend que de vous.

— Alors… j’accepte, répondit elle. Oui, je crois que cette pauvre enfant…

Elle s’arrêta, ne pouvant achever sa pensée, qui était que la petite fille serait plus heureuse avec elle ; c’était peut-être ce qui lui causait du plaisir. Il n’y eut plus, dès lors, qu’à traiter des conditions ; ce fut un grand embarras pour Sidonie. Non, ce n’était plus lui, mais c’était son enfant, et stipuler de l’argent, l’argent la faisait souffrir. Heureusement Mme Jacquillat se chargea de débattre le marché. Car il fallut débattre. Ernest était paysan. — Et cela dura près d’une heure, au bout de laquelle il fut convenu que la petite payerait cinquante francs pour son institutrice et cent francs pour sa nourriture, plus tant de poulets, tant d’œufs, tant de beurre, vingt livres de porc et un sac de blé. Ernest jura que sa femme le blâmerait de concessions aussi grandes ; puis il partit en promettant qu’on n’aurait pas à se plaindre, et qu’il tiendrait plus qu’il n’avait promis.

Peu de jours après, la petite Rachel était installée chez l’institutrice. D’abord, elle pleura beaucoup, demandant son papa, son chat, une petite bergère qu’elle aimait, et repoussait les consolations, jusqu’à égratigner Sidonie, en échange des caresses que celle-ci lui prodiguait.

— C’est un petit mauvais sujet ! s’écria Mme Jacquillat, qui vit l’enfant dévouée d’avance aux flammes éternelles.

Sidonie elle aussi fut blessée de tant de sauvagerie, mais elle s’efforça de calmer sa mère et de patienter. Elle laissa Rachel tranquille, et se contenta de veiller sur elle. Au fond, elle eût été désolée de ne pas la garder. Elle se sentait attirée vers cet enfant, ou peut-être vers cette enfance. Il y en avait bien d’autres, mais c’était la plus petite, et puis les autres n’étaient là que pour étudier, et avaient ailleurs leur foyer, tandis que voir cette petite créature à table auprès d’elle, et la soigner, entendre la nuit sa respiration, était pour Sidonie quelque chose d’infiniment doux ; elle souffrait du chagrin de l’enfant, mais elle savait bien qu’il s’apaiserait et elle rêvait de la rendre heureuse.

La première fois que la petite fille vint d’elle-même lui prendre la main, pour l’accompagner au jardin, Sidonie eut un saisissement de joie.

Bien vite, d’ailleurs, il y eut un revirement complet, et l’enfant se donna à elle avec autant de confiance, qu’elle avait d’abord montré d’éloignement.

Ce fut pour l’institutrice une suite de joies ineffables. Quand elle pressait Rachel sur ses genoux, ou la portait, le soir, dans sa couchette, et qu’elle sentait le petit bras de l’enfant se nouer autour de son cou, il lui semblait que des sources de tendresse, jusque là cachées, jaillissaient dans son cœur. Elle avait peine alors à ne pas étouffer l’enfant de caresses ; mais elle avait observé que trop de démonstrations effarouchaient la petite sauvage ; elle se retenait donc, attendait, et recevait une à une les grâces qu’il plaisait à Rachel de lui accorder, comme un amant qui tremble d’être privé des faveurs qui lui sont faites, s’il les accueille par trop de transports. Au bout de huit jours, elles étaient en intimité parfaite, et Sidonie se sentait assez en possession de la confiance de l’enfant pour pouvoir entreprendre de réformer son caractère et ses habitudes. Cette réforme était nécessaire. Il eût fallu prendre là-dessus l’avis de Mme Jacquillat. Bon Dieu ! quelle enfant ! Elle avait tous les défauts ; Mme Jacquillat eût dit les vices volontiers : sale, paresseuse, criarde, gourmande, volontaire, menteuse, etc., La pauvre petite, en effet, abandonnée à toutes les incuries de l’éducation villageoise, qui reste aussi étrangère à l’hygiène qu’à la propreté, tyrannisée par son frère, brutalisée par sa mère, froissée en tous sens et harcelée de piqûres, était devenue irritable, nerveuse, fantasque ; ses instincts seuls s’étaient développés, et dans le sens fâcheux, de l’extérieur à l’intérieur, de ses cheveux mal peignés, et peuplés, hélas ! (comme d’ailleurs ceux de tout enfant de la campagne) aux spontanéités sauvages de son naturel aigri, c’était tout un monde à nettoyer, à refaire, et Sidonie entreprenait cette énorme tâche, sans guide, sans réflexions préalables, sans données précises, sans philosophie, comme sans notions psychologiques et physiologiques ; mais heureusement le cœur ému et après dix ans de souffrances, qui avaient affiné ses sens et développé ses intuitions.

Elle aima, ce fut tout. L’amour, qui nous transporte en un autre et nous le donne pour objet, exclut cette âpre personnalité qui fait le fond des systèmes inflexibles. L’amour est une foi ; mais une vraie foi, une bonne foi ; c’est pourquoi il contient le doute, et il donne, en face des grandes choses, ce tremblement de cœur, cette ardente recherche du vrai, qui y conduit. Quand Sidonie ne sut pas, elle attendit. Quelquefois, elle restait de longs moments, attachant des yeux rêveurs sur l’enfant qui jouait à ses côtés, observant cette nature sensitive et passionnée, s’en imprégnant, et cherchant dans cette nature même les indications nécessaires à l’heureuse direction de ses forces et de ses penchants. Sidonie en était ainsi arrivée, par la sincérité du sentiment, au dernier mot, — encore à peine formulé — de la science éducatrice, le droit moderne appliqué à l’enfant aussi bien qu’à l’homme : la grande et sainte liberté naturelle, dont l’exercice réfléchi et non-seulement la force, mais le devoir, puisqu’elle nous apprend par le nôtre le droit d’autrui.

Mais tout cela ne fut qu’instinctif au premier abord ; sentiment, et non connaissance. Contraindre sa chère enfant, ressembler pour elle aux tyrans qui l’avaient frappée, rudoyée, Sidonie ne pouvait s’y résoudre. Il fallait donc bien que Rachel comprît son devoir, qu’elle voulût elle-même. Mais quoi ? pour bien expliquer, il faut bien savoir, être certain soi-même… Pauvre Sidonie ! Après des semaines, des mois de difficultés, de doutes, d’angoisses, elle s’aperçut enfin que la vérité, la loi morale ne lui avaient pas été données, qu’elle ne les possédait pas et ne pouvait par conséquent les donner à sa Rachel.

Que disaient l’Église et l’État, le moniteur et le catéchisme, le curé et le recteur ? — Sacrifie à Dieu, obéissance aux puissants.

— Pourquoi ?

Pourquoi ? c’est ce que Rachel aussi, dans son naïf langage demandait, quand ces hautes prescriptions, se faisant petites, descendaient jusqu’à sa taille. Elle ne savait rien, cette Rachel, et déjà, pourtant, elle disait avec une conviction si puissante : — Je ne veux pas !

(À suivre)

ANDRE LÉO
Feuilleton de la République française
du 17 janvier 1872

(19)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[16]


Fallait-il combattre cette volonté ? Sans doute, si la première des vertus est l’humilité, si le devoir est le sacrifice et la vie une simple épreuve. — Mais d’où venait cette appréciation et quelle était sa valeur ? Sidonie se le demandait, en face de cette autre affirmation toute contraire et qui avait pour elle l’évidence, la réalité : la vie épanouie chez l’enfant dans toute sa force ingénue, heureuse d’elle-même, pénétrée de ses destinées, et faisant d’elle-même son propre objet. La vie doit-elle renier la vie ? Que peut-il exister en dehors d’elle ? L’être peut-il s’abdiquer ? L’esprit de Sidonie se perdait dans ces questions ; mais sa volonté n’hésitait pas : elle voulait que son enfant fût heureuse.

Et le paradis ! Ah ! sans doute… Mais avant, c’était le plus sûr. Qu’on interroge toutes les mères sur ce point, il n’y a pas de chrétiennes.

Heureuse, comment ? Cette petite fille, évidemment, ne pouvait l’être à la façon d’une sainte Thérèse. Plus tard, peut-être, elle saurait atteindre aux joies supérieures du dévouement, par le développement naturel de sa vie morale ; car de telles joies sont libres ou n’existent pas. Mais, en attendant, toute pénétrée de sa propre vie, comme sont, comme doivent être les enfants, elle ne pouvait être touchée que par ses propres désirs, éclairée que par ses propres aperceptions, stimulée que par ses aspirations actuelles. À lui imposer une loi étrangère à elle, qu’obtiendrait-on ? Elle la subirait et ne s’en pénétrerait pas. Elle en souffrirait seulement, et la nature et la loi vivraient liées l’une à l’autre, mais non point unies, se blessant mutuellement, dans ce désaccord où pour la première fois Sidonie vit clairement que vivaient à peu près toutes les créatures humaines. Non, ce n’était pas ce mélange hétérogène d’instincts et de préjugés, cette contradiction imbécile ou hypocrite, de l’acte et de la doctrine cette vie trouble, confuse, immorale et tourmentée, qu’elle rêvait pour son enfant. Ce qu’elle rêva, ce fut l’identité des sentiments et de la raison dans le vrai, ce fut l’accord du devoir et du bonheur. Croyante, parce qu’elle aimait, et l’objet de son amour étant humain, l’humanité même en germe, c’est-à-dire l’enfant, elle partait nécessairement du point opposé à celui de l’amour céleste. La vie, la nature devenaient pour elle sacrées. Elle devait les suivre, non les combattre.

Mais alors que devenaient la loi religieuse et la loi civile, qui, l’une et l’autre, recommandent à la femme l’obéissance, l’abnégation, en un mot l’immolation de sa volonté, de son caractère, de ses désirs ! L’immolation, à qui ? À une autre volonté ? — Mais laquelle ? Pourquoi ? Quels droits une volonté humaine a-t-elle de plus qu’une autre volonté humaine ? Et puis, la loi morale peut-elle ne pas être la même pour tous ? Or, si le dévouement est la loi, comment tous l’observeraient-ils ? Une moitié de l’humanité devra-t-elle, pour le salut de l’autre moitié, pratiquer l’orgueil et l’égoïsme ? Oui, en vérité, ce dévouement raffiné se rencontre, et même si violent et si acharné qu’on ne saurait le résoudre à céder la place. En somme, cet illogique système aboutit à une immense mystification, dont le double mot est, d’une part, la sottise, et de l’autre, l’hypocrisie. Le dévouement n’est le bonheur et la vérité, qu’à condition d’être spontané, magnifique élan, mais rare. C’est le grand irrégulier, c’est l’éclair, la foudre ; ce ne peut être la loi. La loi, c’est le droit de chaque être, assuré par le droit commun.

Quand elle en fut là, tout croula. Toutes les pierres du vieil édifice une à une se détachèrent, et Sidonie ne vit plus en face d’elle que la grande nature et sa Rachel, calmée, souriante et déjà tout embellie.

Une fois que M. Moreau avait passé un mois sans venir à Messaux, en voyant sa fille, il ne put cacher sa surprise.

— Mon Dieu ! dit-il, elle devient jolie. Que lui faites-vous ? Elle n’a pourtant que ses mêmes toilettes d’autrefois. Mais elle est si propre, si bien peignée, si mignonne ! Et ses yeux, vraiment ils s’agrandissent ! Et lui voilà de petites manières ! Ah ! mademoiselle Sidonie, je suis bien content de vous l’avoir mise entre les mains, j’en suis bien content !

Elle sourit, ses yeux s’humectèrent, et elle eut un pardon complet pour toutes les douleurs que cet homme, involontairement, mais imprudemment, lui avait causées.

Ne lui avait-il pas donné un bonheur plus grand ? Maintenant le vide si douloureux de sa vie n’existait plus ; cette enfant le remplissait sans doute, Sidonie donnait à la passion maternelle tout ce qu’elle n’avait pu donner à un autre amour ! Mais elle se trouvait heureuse, à la fois par sa tendresse et par le flot de vie, de choses, d’idées nouvelles dont cette tendresse était devenue la source. Son esprit s’élargissait comme son cœur. En même temps qu’elle faisait l’éducation de Rachel, elle refaisait la sienne. Émue, tendre, pieuse, un peu prosternée devant sa chère enfant, elle étudiait, écoutait, parfois recueillait quelque oracle tombé de ces lèvres enfantines.

Les premiers jours, on avait essayé de tenir Rachel dans la classe pendant le temps des exercices. Mme Jacquillat ne désirait point s’en charger ; et la laisser courir seule dans le jardin et dans la maison ; c’était, vu sa nature entreprenante, un danger, soit pour elle-même, soit pour les choses du logis. Mais une séance de quatre heures de suite, pendant laquelle on n’entendait que de monotones b a ba tomber dans le silence lourd de la classe, ou les plumes grincer sur le papier, ou le verbe dérouler ses litanies, ce fut pour l’enfant sauvage de la ferme, un supplice qui surexcita ses nerfs jusqu’à la révolte. Plusieurs fois, il fallut l’emporter hurlante et convulsionnée. Où la conduisait alors Mme Jacquillat ? En plein air, naturellement ? Allons donc ! C’eût été contre tous les bons principes. Elle ne pouvait supporter d’être renfermée. On la renfermait plus étroitement. Mme Jacquillat n’avait sur ce point aucune hésitation. Elle portait Rachel au cabinet noir. Elle croyait sincèrement qu’avec de la fermeté, on refait comme on veut le caractère des enfants. Affaire de sculpture et de pétrissage. Aussi resta-t-elle ébahie quand sa fille, un peu pâle, vint lui prendre l’enfant dans les bras, et la porter dehors, près de la pompe, où elle lui baigna le front et les yeux.

— Es-tu folle ? s’écria-t-elle.

Et voyant des larmes dans les yeux de Sidonie, elle resta stupéfaite et murmura :

— Elle est folle de cette enfant !

Oui, c’était un soulèvement de passion qui gonflait le cœur de Sidonie, toutes les fois qu’elle sentait Rachel blessée dans un besoin légitime de sa nature. Elle se sentait alors héroïque, et ces explosions de sentiments la conduisaient toujours à des raisonnements nouveaux et plus assurés. Maintenant seulement elle comprenait l’enfance, elle qui, depuis dix ans, mettait consciencieusement en action le système compressif et autoritaire, qui, à dater de la première théocratie a substitué le règlement à la loi, la discipline à la raison, le système à l’homme. Elle sentait son erreur, et elle eut souvent le désir de la réparer, à l’égard de ses autres élèves aussi bien que de Rachel. Mais comment faire ? Elle-même, comme institutrice, n’était pas la moins emprisonnée par le règlement. Elle osa seulement couper, par un quart d’heure de récréation, ces quatre grandes mortelles heures. Le conseil municipal n’y fit pas attention, et le curé, très occupé d’autre part, n’y prit pas garde. Les enfants, un peu rafraîchies par ce mouvement, qui détendait leur cerveau, comprenaient mieux pendant l’heure suivante.

Toutefois, tant par sentiment de son impuissance à établir de vraies réformes que par cet égoïsme qui se mêle à l’amour, Sidonie ne fit jouir que très secondairement ses élèves du changement qui s’opérait en elle sous l’influence de Rachel. Elle donna de plus en plus toute son âme à cette enfant, qui de son côté l’aima bientôt avec l’ardeur que mettent les enfants dans leurs préférences. Après la classe, pendant laquelle Rachel avait conquis le droit de se promener dans la maison, tout au travers des criailleries de Mme Jacquillat dont la petite d’ailleurs ne s’occupait guère, après la classe, la mère et l’enfant adoptive ne se quittaient plus, et alors commençait une classe nouvelle, toute composée de pourquoi et de parce que, où l’élève et la maîtresse apprenaient ensemble. On y faisait du dessin avec de la glaise, de la géographie et de la géométrie sur le sable de la cour, de la botanique au jardin, de la chimie à la cuisine, de la logique partout et de l’hérésie à faire frémir la Sorbonne et le Vatican.

— Commence-t-elle à savoir son catéchisme ! avait demandé Mme Moreau.

Et Sidonie, en soupirant, avait commencé le catéchisme. Mais, dès les premiers mots, l’enfant l’avait arrêtée en disant : Je ne comprends pas.

Sidonie alors avait essayé d’expliquer. Mais elle aussi, après l’enfant, dut se dire : Je ne comprends pas.

— Qui peut savoir ce qu’il a dit, le bon Dieu, m’amie, puisqu’on ne peut pas le voir, et qu’il ne parle jamais.

(À suivre)

ANDRE LÉO
Feuilleton de la République française
du 18 janvier 1872

(20)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[17]


Sidonie retrouva bien dans sa mémoire les messagers célestes, les songes, le buisson ardent ; mais, en face de ces yeux bleus naïfs qui attendaient ; au moment de graver sur cette imagination pure et fraiche les fantasmagories lugubres et folles des premiers âges humains, elle frémit comme d’un sacrilége et se tut.

Cependant le livre était là, inexorable, et derrière les parents, l’Église et la société, armées comme l’ange exterminateur d’une épée de feu.

À contre-cœur, Sidonie raconta la légende édénique, formule parfaite du dogme autoritaire, et modèle de toute la pédagogie future.

— Pour une pomme ! dit Rachel, pour une pomme ! Et pourquoi ça ne voulait-il pas ? Les pommes, c’est fait pour être mangées.

En arrondissant les yeux, elle ajouta :

— C’est mal de manger des pommes, dis ? Si j’en mangeais une, que tu m’aurais défendue, est-ce que tu me mettrais dehors, toi ?

Sidonie la serra passionnément contre sa poitrine.

— Jamais, répondit-elle, jamais !

L’enfant l’entoura de ses petits bras.

— Tu es meilleure que le bon Dieu !

Le catéchisme et l’histoire sainte furent décidément abandonnés.

Mais autour d’elle pourtant et incessamment, à propos de toutes choses, elles cueillaient la science dans la vie, tantôt à pleines mains, tantôt capricieusement, suivant les forces et le désir de l’enfant. De temps en temps, Sidonie adressait à M. Favrart de longues lettres, pleines de questions, auxquelles le savant répondait par des paquets de sa grosse écriture, accompagnés de livres, de cartons, de planches ou d’herbiers. Rachel, à six ans, sut le nom et les propriétés de toutes les plantes du jardin ; elle distinguait les principales substances minéralogiques : elle connaissait aussi l’anatomie des oiseaux et des mammifères, un peu de cosmographie et de géographie pittoresque ; l’histoire de ces bons amis de l’humanité qui lui ont fourni les moyens de se mieux nourrir, vêtir, loger et de ceux qui ont enseigné aux hommes à se mieux aimer et conduire. Elle-même ensuite racontait ces histoires aux petites filles de l’école, un peu succinctement peut-être, mais avec feu.

Pendant ce temps, elle avait grandi et s’était beaucoup fortifiée. Mais c’était dans sa physionomie surtout qu’un changement remarquable avait eu lieu. Ses traits, auparavant crispés, grimaçants, s’étaient épanouis, embellis. Ses yeux brillaient de confiance et de gaieté ; sa bouche avait des sourires délicieux de finesse et d’abandon, et sa taille toute l’élégance de cette force enfantine, qui fait penser aux grandes pousses humides de séve que l’œil voit croître, au printemps, dans les haies ou dans les bois. De toutes parts, on disait à Mme Moreau :

— Votre petite est superbe. Il faut que Mlle Jacquillat en prenne grand soin. Ma foi, elle sera aussi bien que son frère, si ce n’est mieux.

Mme Moreau était-elle flattée de cela ? Ne l’était elle pas ? On n’eût su le dire. Toujours est-il qu’elle commença de faire plus d’attention à sa fille, qu’elle fut mortifiée de voir ses caresses repoussées par elle, et dit avec humeur que c’était une drôle d’éducation qui ne lui apprenait pas à aimer sa mère.

Pauvre Sidonie ! Ce reproche lui causa un saisissement… Elle passa bien huit jours à se demander comment l’on pouvait apprendre à un enfant à aimer sa mère, et ne trouva pas. C’était évidemment l’affaire de Mme Moreau, et celle-ci ne l’avait pas faite.

Une fois en train d’examiner, Mme Moreau découvrit avec horreur que depuis près de deux ans que sa fille était en pension, elle ne savait pas encore lire.

Ernest, auquel Sidonie s’efforçait de faire comprendre ses idées à l’égard de Rachel, et qui se contentait de voir sa fille heureuse et bien portante, représenta à sa femme que les écoliers de la campagne mettaient généralement trois années pour acquérir des notions passables de lecture, et que Rachel avait encore du temps pour cela.

— Mais elle n’a pas commencé ! répliquait Mme Moreau courroucée. Si c’est ainsi que Mlle Jacquillat gagne l’argent que nous lui donnons…

L’institutrice avertie se hâta de mettre un abécédaire entre les mains de Rachel.

— Ça m’ennuie, dit la petite.

— Ma chérie, fais cela pour me faire plaisir.

L’enfant regarda son amie avec surprise.

— Ça ne peut pas te faire plaisir de m’ennuyer ! lui dit-elle.

Sidonie chercha à l’intéresser en piquant sa curiosité ; mais Rachel déclara qu’elle aimait mieux les contes de sa bonne amie que ceux des livres.

En effet, peu à peu, dans ces récits, coupés, à leur gré, de longues digressions, l’enfant puisait dans les yeux de son amie des émotions, des révélations que les livres ne pouvaient lui donner encore. L’enfant qui commence la science est comme l’enfant qui commence la vie, il lui faut une alimentation appropriée à sa complexion ; il faut que la parole, pour se verser en lui, ait passé, comme le lait, par le sein d’une autre nourrice.

Sidonie avait toute la tendre faiblesse des mères ; elle se rendit à la résistance de la fillette.

En attendant, leurs entretiens devenaient de plus en plus touchants et sérieux. En enseignant à sa chère enfant la bonté, le secours mutuel, la justice, sublime fraternité, Sidonie se sentait grandir. Elle découvrait un peu tout cela à mesure, et le coordonnait, le soir, en veillant le sommeil de son enfant. Dans cette tâche noble et pure, son cœur, gonflé d’enthousiasme, la soulevait. Elle marchait légère et forte dans cette vie jusque-là si aride pour elle : elle était heureuse.

Vers la fin de la troisième année pourtant, excités par de nouvelles observations, elle pressa de nouveau Rachel d’apprendre à lire ; même elle eût voulu exiger quelque assiduité aux classes ; mais le courage lui manquait pour astreindre à une longue immobilité, à l’étude aride du mot et de la formule, la jeune et féconde activité de sa chère enfant. Un jour que Rachel de nouveau refusait d’ouvrir l’abécédaire, Sidonie fondit en larmes :

— Si tu ne veux pas lire, dit-elle, ta mère sera fâchée et te reprendra. Veux-tu me quitter ?

L’enfant, toute saisie, se jeta dans les bras de Sidonie, cria, pleura et promit. Le lendemain, elle ne sembla pas se souvenir ; cependant elle assista à la classe pendant la leçon de lecture ; puis feuilleta longtemps son livre d’histoire naturelle, où les animaux étaient peints avec leurs noms et leur histoire. Quelques jours se passèrent, et Sidonie se disait avec chagrin que la vive émotion causée par sa menace n’aurait été que passagère, quand Rachel, un jour, vint à elle, tenant à la main son livre de zoologie, et, l’ouvrant, dit tout à coup.

— Vois-tu, m’amie, je sais lire.

Cette fanfaronnade fit sourire l’institutrice.

— Comment saurais-tu lire, méchante enfant, puisque tu n’as pas étudié ?

— Tiens, vois.

Et l’enfant se mit à lire, en effet, assez incorrectement, mais disant cependant la plupart des mots. Sidonie, sur le moment, crut à un miracle ; tous les enfants tous les enfants adorés en sont capables. Elle comprit ensuite qu’à force de traverser les classes et de voir des lettres assemblées, Rachel avait reçu d’elle-même, sans le vouloir, les notions de la lecture, et que quelques heures d’attention lui avaient suffi pour assurer ces notions éparses. Elle n’en fut pas moins charmée, reconnaissante, et combla l’enfant de baisers. Fière de son succès, Rachel consentit à se fortifier par de nouveaux exercices, et bientôt après, un dimanche, lors de la visite de sa mère, elle vint avec son livre et d’un ton sérieux, convaincu, même avec les inflexions convenables, car elle était fort intelligente, elle lut à ses parents l’histoire du lion d’Androclés. Quel jour de triomphe ! Comme le visage de Sidonie rayonnait ! Et comme elle avait peine à moduler sa voix que l’émotion entrecoupait. Mme Moreau pourtant ne parut satisfaite qu’à moitié.

— Maintenant, il faut apprendre à écrire, dit-elle.

Rachel se recula, interdite.

— Je le voulais, dit-elle d’un ton chagrin.

Maintenant, en effet, qu’elle avait gouté les joies d’un progrès, elle se sentait entraînée vers d’autres. La volonté réfléchie naissait ; aux faiblesses paresseuses de l’enfance, avide d’objets, bercée par les harmonies de la nature, allaient succéder les ardeurs de l’adolescence. L’être de combat, que renferme tout humain, venait de s’agiter chez l’enfant, pressentant confusément un monde nouveau, le monde du travail et de la conquête, moins doux mais plus vivant ; moins facile, mais dont les douleurs les plus aiguës sont plus chères aux fils de la pensée que les sommeillantes béatitudes. Déjà Rachel s’était dit secrètement :

— Je saurai bientôt écrire. Le Il faut de sa mère glaça la moitié de son ardeur.

(À suivre)

ANDRE LÉO
Feuilleton de la République française
du 19 janvier 1872

(21)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[18]


Dans le système d’éducation qui règne depuis le commencement du monde, l’humanité semble ne s’être jamais aperçue que toutes les grandes actions, que tous les progrès viennent de volontés libres, appliquées d’elles-mêmes à un but. Au lieu de ménager pour l’étude cette précieuse initiative encore plus nécessaire au travail de l’esprit qu’à celui du corps, on a fait de l’école un bagne et de l’écolier un forçat. Sans attendre les manifestations de la volonté de l’enfant, la volonté de l’homme pèse sur elle de tout son poids et l’écrase. Chose plus insensée dans l’ordre cérébral que partout ailleurs, puisque ici la force prétend contraindre l’insaisissable : On n’arrive qu’à figer l’esprit dans l’immobilité du corps, qu’à substituer des années de langueur à des heures d’activité, l’apathie du cerveau à son énergie, et il est permis de s’étonner que les résultats du système n’aient pas suffi par eux-mêmes à le renverser.

C’étaient le bonheur et la liberté qui de la petite fille criarde et farouche avaient fait l’enfant expansive et bonne, rayonnante de ces beautés qui sépanchent du dedans au dehors, de l’âme sur les traits. C’était le libre essor de ses initiatives qui avait rendu son intelligence si vive et déjà si ferme, qui lui donnait cette expérience enfantine pleine de grâce et d’habileté. Beaucoup s’extasiaient de ce changement, trop éclatant pour ne pas frapper tous les yeux, et l’on en félicitait, — par bonne intention peut-être, — Mme Moreau, qui recevait ces compliments avec une aigreur jalouse. Soit qu’elle fût maintenant touchée d’orgueilleuse tendresse pour cette enfant si négligée autrefois, soit qu’elle voulût faire sentir ses droits, elle s’occupa dès lors beaucoup de Rachel, s’enquit de tous les détails de sa vie et de ses études, et blâma vivement la liberté dont elle jouissait.

— Ce n’est pas comme cela qu’on élève ses enfants, dit-elle. Si vous lui laissez faire ce qu’elle veut, elle n’aura jamais un bon caractère. Il faut qu’elle s’habitue à la contrariété.

Et elle insista pour que Rachel assistât aux classes comme les autres et pendant aussi longtemps.

Ce fut, pour l’institutrice comme pour l’enfant, un grand tourment que ces exigences, et il faut dire que ni l’une ni l’autre n’eurent le courage de s’y soumettre. Il y eut les premiers jours une demi-assiduité ; puis Rachel reprit ses allures irrégulières. Quand l’indépendante enfant, presque suffoquée par l’air épais et le lourd silence de la classe quittait son banc tout à coup, et qu’en même temps se levaient toutes les têtes de ses compagnes, l’observant d’un coup d’œil jaloux, on voyait se peindre sur la figure de l’institutrice une hésitation pleine d’anxiété.

Elle aussi voulait bien que Rachel sortît. Déjà, depuis longtemps elle sentait sur sa poitrine l’oppression dont souffrait l’enfant ; mais elle sentait aussi le danger du mécontentement maternel et savait bien que cette sortie serait commentée, car au village il n’est point de faits indifférents ni trop puérils. Mais où trouver la force d’imposer à sa Rachel une souffrance ? Pourtant Sidonie se croyait au moins obligée de protester, d’une intonation toute chargée de maternité.

— Rachel ! disait-elle.

L’enfant la regardait avec le sourire doux et confiant d’un être aimé, sûr de son empire.

— M’amie, puisque j’ai fait ma page.

— Et la leçon de géographie ?

— Oh ! je reviendrai.

Mais le plus souvent elle s’oubliait, soit dans le jardin, en grimpant aux arbres ou soignant ses fleurs, soit au coin du feu, l’hiver, en lisant quelque histoire, ou dessinant le chat, ou cabriolant avec lui. Maintenant, elle aimait la lecture avec passion, et si elle eût eu des livres, simples, vivants, instructifs, elle eût, non-seulement sans fatigue, mais avec bonheur, appris bien des choses. Malheureusement, tous les livres des écoles primaires sont pétris, dans les officines cléricales, de mensonges historiques, de croyances moyen âge, de préceptes immoraux mêlés à des préjugés mondains, le tout enchâssé dans un style onctueux, plat, filamenteux, qui intercepte l’air et la pensée. La petite démêlait là-dedans ce qu’elle pouvait, en détachait la simple aventure, et s’y énervait. Cependant, l’habitude qu’elle avait prise d’observer par elle-même et le goût de savoir la portaient dès ses premiers pas au-delà des autres écolières. Dans ses études capricieuses, elle semblait effleurer à peine chaque sujet ; mais tandis que ses compagnes, appesanties sur leurs bancs et leurs pupitres, répétaient la lettre sans y songer, elle avait saisi le procédé et compris le sens. Pour la géographie, dont Sidonie avait rempli leurs jeux et leurs entretiens, cette géographie complète, qui joint au nom du lieu sa faune et sa flore, l’homme et l’histoire, la nature et la science, Rachel était monitrice des grandes. À côté de cela, elle refusait d’apprendre la grammaire, et l’institutrice ne l’y obligeait pas. Toutes ces immunités rendaient les autres jalouses. Le maire et le curé firent des observations. Quant à Mme Moreau, elle disait :

— Cette enfant est trop intelligente. Voilà pourquoi on ne l’enseigne pas comme les autres ! Elle saurait tout bientôt, et l’on n’aurait plus de raison de la garder. C’est un calcul.

Rachel avait neuf ans, quand Mme Jacquillat tomba malade. Arrachée brusquement, à quarante-cinq ans, au confortable de la vie bourgeoise, au sein de laquelle elle avait toujours vécu, soumise à des privations excessives, à l’heure même où sa vitalité languissante réclamait plus de secours, la mère de l’institutrice avait graduellement perdu ses forces et vieilli double en ces treize ou quatorze ans. Une fièvre qui régnait dans le village, tombant sur ce corps usé, eut une proie facile. Dès le début, effrayée du caractère que prit la maladie, Sidonie fit tout pour sauver sa mère. Ce tout, hélas ! pour elle, se réduisait à bien peu. Pendant quinze jours, ou plutôt quinze nuits (car sa tâche la réclamait la plus grande partie du jour), de ses élans d’imagination à la recherche du remède qui pouvait sauver sa mère, de ce désir invincible, ardent et sacré, sans cesse elle fut ramenée à l’horrible impuissance de sa misère. Pour infuser dans ce sang épuisé des principes de vie, pour rendre un peu d’élasticité à cet estomac devenu inerte, à force de souffrir, ce qu’il eût fallu désormais, c’étaient les sucs vitaux arrachés à la nature par la science et recueillis dans ces flacons précieux qu’on échange contre de l’or ; il eut fallu ces aises, ces douceurs, dont la vieillesse encore plus que l’enfance a besoin d’être entourée. Que pouvait-elle donner à sa mère de tout cela, cette pauvre fille, dont le long travail n’aboutissait qu’à gagner pain et abri, et pour qui les drogues banales et les fades tisanes prises chez le pharmacien de la ville voisine constituaient déjà une dette formidable. Mais, depuis quatorze ans, la mort de sa mère était commencée ; elle s’achevait, voilà tout, et il lui fallait voir cette œuvre s’accomplir sans qu’elle pût y mettre obstacle. Au chevet de ce lit parfois, elle se sentait presque mourir elle-même ; car sa mère était une part de sa vie, le chaînon qui la reliait au reste de l’humanité, sa compagne assidue depuis trente-quatre ans, d’abord nourrice et providence, et maintenant un peu son enfant. Hélas ! elle n’avait pu, elle autrefois si tendrement soignée par cette pauvre mère, l’empêcher de souffrir, et maintenant elle ne pouvait la sauver, et ses faibles mains, en vain crispées par le désespoir, la laissaient glisser dans la fosse !

Dès les premiers jours de la maladie, Mme Moreau avait repris Rachel. Sidonie ne l’avait point vue partir sans appréhension et sans peine ; mais elle s’était dit qu’il valait mieux pour l’enfant respirer pendant quelques jours le grand air de la ferme plutôt que les miasmes de la fièvre ; plus tard encore, elle s’applaudit de la voir éloignée de la scène funèbre. Mais quand, au retour du cimetière, elle se trouva seule, seule à jamais, privée de cette présence maternelle, dont ses yeux, son cœur, toute sa vie avait l’habitude, si bien que d’instinct, au milieu de son déchirement et de ses regrets, elle la cherchait encore, Sidonie ne vit plus dans ce naufrage qu’un secours, dans sa vie sombre plus qu’une lumière, et s’écria, les bras tendus vers l’image de son enfant adoptive : Rachel ! Rachel !…

Et elle l’attendit, trouvant les parents bien cruels de ne pas la lui renvoyer de suite. Enfin, elle reviendrait le dimanche au moins sûrement, et Sidonie la reprendrait à l’église. Elle s’y rendit, le cœur saisi, au milieu de sa douleur, par la joie de cette attente et frémissant d’avance, en songeant à l’embrassement passionné de la chère petite, quand elle verrait son amie triste et en deuil. Aussi se promit-elle d’être forte pour ne pas trop émouvoir l’enfant.

ANDRÉ LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 20 janvier 1872

(22)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[19]


Mais il n’y avait personne au banc de Mme Moreau, et ce fut seulement à la sortie de l’église, dans la rue, qu’Ernest aborda l’institutrice. Il paraissait embarrassé ; était-ce à cause des compliments de condoléance qu’il avait à faire, étant un peu gauche à ces choses-là ? Cependant il trouva des paroles chaudes et sincères, qui attendrirent Sidonie. Il ne parlait pas de Rachel, et ce fut l’institutrice qui dut s’informer pourquoi il ne l’avait pas ramenée. Ici, l’embarras d’Ernest revint. Il balbutia que sa femme désirait la garder encore un peu. Ils causèrent ensemble de la chère enfant. Le père aussi l’admirait, et l’aimait certainement ; toutefois une parole lui échappa qui étonna douloureusement Sidonie.

— Elle est si volontaire ! dit-il.

Sidonie se récria.

— Mais non, pas du tout ; nous nous entendons si bien, toutes les deux ! C’est qu’on ne sait pas la prendre.

— Ah dame ! Nous ne faisons pas comme vous toutes ses volontés. Il faut savoir se contrarier dans la vie.

Après cette conversation, un poids nouveau pesa sur le cœur de Sidonie, elle rentra bien triste ; le lourd couvercle de la tombe maternelle, un instant soulevé par la pensée de l’enfant, venait de retomber sur elle plus écrasant. Combien de jours encore allait-elle être privée de Rachel ?

Elle attendit. Elle attendit, seule, frissonnante, le soir, dans la maison solitaire, où elle n’entendait plus d’autre bruit que les battements de son cœur et ses soupirs. Oh ! l’on était vraiment sans pitié pour elle ! On ne savait pas combien l’enfant lui était nécessaire. Elle ne pensait plus qu’à Rachel et parfois il lui passa dans la tête une pensée qui la couvrait d’une sueur froide. Non ! Ah ! non, certes, on ne voulait pas… Pour tout au monde, elle n’eût pas achevé d’exprimer… Non, cela ne pouvait pas être.

Un jour, elle partit à pied pour la ferme des Moreau, sentant bien qu’elle commettait une inconvenance, puisque c’était à elle, dans sa situation, d’attendre une visite, et qu’on ne l’appelait pas, mais n’y tenant plus.

En entrant dans la cour et dans la maison, elle cherchait des yeux Rachel, mais ne la vit pas. Mme Moreau reçut l’institutrice avec une froide surprise, et s’excusa de n’être pas allée la voir sur de grandes occupations qu’elle avait.

— Et Rachel, madame, elle est ici, n’est-ce pas ?

— Rachel, elle est là-haut à apprendre son catéchisme. Vous sentez, cette enfant a maintenant ses neuf ans ; il faut songer à la première communion. Elle n’en sait pas un mot de son catéchisme, c’est bien étonnant. Vous ne lui en avez rien appris ?

— Oh ! nous avions le temps…

— Mademoiselle, c’est la première chose. Il faut qu’un enfant, surtout une fille, ait avant tout, de la religion. Voulez-vous que je vous le dise, en amie, parce que ça peut vous être utile, M. le curé n’est pas content ; il trouve que vous négligez beaucoup trop les choses religieuses.

Sidonie rougit sous cette attaque ; mais c’était la mère de Rachel, et elle répondit simplement.

— Je vous remercie, monsieur le curé… se trompe, et puisque vous le désirez…

— Moi ! je ne demande rien maintenant. Je vous suis obligée pour la petite, parce que vous avez eu bonne intention ; mais, voyez-vous, il ne faut pas gâter les enfants ; ils n’en sont que plus malheureux ensuite. Rachel a un très mauvais caractère ; on n’en peut rien obtenir.

— Rachel ! s’écria l’institutrice, Rachel ! ce n’est pas… Non ! non ! elle n’a pas un mauvais caractère !…

L’idée, le sentiment qu’on rendait sa chère petite malheureuse la fit fondre en larmes. Elle venait de sentir, en un moment, toutes les tortures qu’elle avait dû faire subir à l’enfant depuis trois semaines, par un traitement brutal, inintelligent.

— Mon Dieu ! reprit Mme Moreau, je suis fâchée de vous faire de la peine, ma chère demoiselle ; mais vous avez pourtant bien dû penser que ça ne pouvait pas durer toujours. Maintenant que la petite est grande et que son frère va partir pour le collége, je ne puis pas me priver d’elle plus longtemps.

Un cri échappa à Sidonie et, se levant, horriblement pâle, et tendant les mains vers Mlle Moreau :

— Rachel ! Oh, mon Dieu ! Vous ne voulez plus… est-ce possible ?

— Comme vous prenez ça ! Mon mari ne vous a-t-il pas prévenue ?

— Non ! non ! oh ! lui ne veut pas, j’espère, il ne sera pas si dur…

— Il s’en était chargé… Eh bien, mademoiselle, je vous remercie, je suis donc dure, moi ?… Il est assez naturel, pourtant… C’est notre enfant ; ce n’est pas la vôtre. Il y a vraiment des gens extraordinaires… Eh bien ! elle se trouve malade, je crois…

Oui, le coup était trop fort pour la pauvre fille. Sa seule joie en ce monde ! le dernier amour de sa vie !… Sa Rachel !… C’était vraiment lui retirer l’âme, et elle crut mourir.

En la voyant, toute blanche, osciller et se pencher vers le sol, Mme Moreau jeta de grands cris, la soutint et la replaça sur sa chaise ; on accourut de la cuisine, deux ou trois personnes, et bientôt Ernest.

— En voilà une scène ! criait Mme Moreau, mon Dieu ! suis-je saisie !

Et tandis que l’on secourait Sidonie en lui mettant sous le nez un flacon de vinaigre et en lui baignant les tempes, la jeune femme reprochait à son mari de l’avoir exposée à de tels ennuis en négligeant de prévenir l’institutrice. À ces aigres paroles, il répondit brutalement, et Sidonie, en reprenant ses sens, se vit le sujet d’une querelle conjugale. Sa délicatesse et sa dignité lui rendirent un peu de force. Elle se leva et voulut partir. Ernest lui donna le bras pour la reconduire. Comme ils sortaient :

— Seulement, lui dit-elle d’une voix brisée, laissez-moi l’embrasser…

— Assurément ! dit-il.

Et il demanda à une domestique où était Rachel.

— Oh ! toujours dans la chambre là-haut, puisque Madame la tient renfermée pour son catéchisme.

Ils montèrent. Des sanglots soulevaient la poitrine de Sidonie. Quand ils furent à la porte de la chambre où était Rachel, ils trouvèrent la porte fermée, et il fallut qu’Ernest descendit demander la clef à sa femme. Appuyée sur la rampe de l’escalier, Sidonie sentait son cœur se briser. On martyrisait son enfant, cette enfant, que si profondément elle sentait sienne ; et sa tête se montait et il lui venait des pensées d’enlever Rachel, de fuir avec elle…… N’était-ce pas son devoir de la sauver ?……

La petite était près de la fenêtre, assise dans une attitude accablée, la tête sur sa poitrine, les yeux rouges, les joues meurtries, Le livre gisait par terre, à ses pieds. En apercevant Sidonie, elle poussa un cri de joie et se jeta dans ses bras.

— Oh ! m’amie, chère m’amie, tu vas m’emmener ?

Et elle la comblait de caresses. La pauvre institutrice ne pouvait parler. Elle serrait l’enfant sur son cœur. Ernest n’y put tenir ; il s’esquiva brusquement.

— Allons-nous-en, répétait Rachel, allons-nous-en bien vite ! Pourquoi n’es-tu pas venue me chercher plus tôt ? Pourquoi pleures-tu si fort et que tu es comme ça tout en noir ? Est-ce maman qui t’a fait pleurer ? Si tu savais comme elle est méchante ! Elle s’amuse à me tourmenter. Eh bien ! moi, je ne veux pas lui obéir. Elle veut que j’apprenne des choses à quoi l’on ne comprend rien ! C’est bête, ça ! Oh ! m’amie, allons-nous-en ! Viens !

Mais elle n’obtint aucune réponse. Une horrible contraction serrait Sidonie à la gorge. Toutes les pensées qui du cœur lui montaient aux lèvres s’arrêtaient là. Elle étouffait. Ce n’était pas pour elle-même : elle n’y pensait plus ; c’était son enfant chérie qu’elle voulait sauver, défendre… et elle ne pouvait pas, elle qui se sentait dans le cœur des forces immenses. Oh ! qui dira jamais les révoltes de ces humbles, que le poids du monde écrase, à qui jamais le destin n’accorde une heure de pouvoir et qui étouffent de puissances vraies, refoulées ?

Elles commençaient à se parler un peu, quand Ernest revint. Il était toujours attristé, mais surtout embarrassé, comme un homme qui songe plus à se dégager d’une situation qu’à l’approfondir. Il sermonna Rachel, qui s’était mise à pleurer en comprenant qu’elle ne suivrait pas son amie, puis il s’excusa près de l’institutrice :

— Pour lui, ce n’était pas sa faute ; il lui eût laissé la petite encore volontiers ; mais, dame ! il ne pouvait pourtant pas tenir tête à tout le monde. Et il s’agissait aussi de l’intérêt de l’enfant. Certainement, elle était heureuse avec Sidonie ; mais ce n’était pas tout. Il fallait bien qu’elle fût élevée comme les autres, et qu’elle apprît à ne pas faire toutes ses volontés.

— Mon Dieu, que faut-il donc faire ? Elle le fera. N’est-ce pas, Rachel ?

— Oui, dit la petite.

— Eh bien voyons, le catéchisme, n’est-ce pas ? Et puis ?

— La grammaire, dit Ernest.

— Et puis la grammaire.

— Et l’histoire sainte.

— Et l’histoire sainte, je vous le promets.

— Que voulez-vous ? Ça ne dépend pas tout à fait de moi maintenant. C’est arrangé entre ma femme et M. le curé. Ma femme veut garder sa fille ; vous comprenez.

ANDRÉ LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 21 janvier 1872

(23)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[20]


Sidonie se sentit perdue. On entendait en bas la voix aigre et grondeuse de Mme Moreau. Ernest, on le voyait à son attitude, à l’expression pénible et ennuyée de ses traits, supportait impatiemment ce débat. Sidonie ne pouvait s’imposer plus longtemps à cette famille. Comme un condamné à mort, elle implora une grâce.

— Voulez-vous venir me conduire avec Rachel ?

Il se leva avec empressement, et proposa de faire atteler. Mais elle refusa, pensant que le trajet durerait plus longtemps, que peut-être ils viendraient assez loin !… Tant que Rachel serait là, Sidonie trouverait des forces pour marcher ; et après, qu’importe ? Elle se disait aussi que cette course ferait du bien à la chère petite sauvage, qu’on retenait prisonnière.

En chemin, soit pour justifier la manière dont elle avait élevé Rachel, soit par haine pour les préjugés qui la condamnaient sans appel, elle ne put s’empêcher de parler avec ressentiment du curé de Messaux et de ces idées soi-disant religieuses, qui s’imposent aux hommes pour les empêcher de penser et peut-être de trouver mieux…

— C’est donc bien vrai que vous n’avez pas de religion ? demanda Ernest.

Deux larmes coulèrent sur les joues de l’institutrice, et elle murmura :

— Je sais aimer.

Mais il entendit à peine et ne comprit pas.

— C’est singulier, reprit-il ; nous autres hommes, nous n’y tenons guère… Mais une femme !…

Elle n’eut pas le courage de répondre. Il reprit encore :

— Eh bien, je vous conseille de ne pas le laisser voir ; ça vous ferait beaucoup de tort. Je sais bien que tout n’est pas vrai, là-dedans ; mais après tout, la religion est utile.

— Vous croyez ? répondit-elle.

— Ah ! par exemple, et comment ?…

— Son Dieu est injuste et cruel. Comment les hommes ne le seraient ils pas avec lui ?

M. Moreau la regarda tout ébahi, presque effrayé. Aussitôt elle fut fâchée d’avoir dit cela. Mais dans l’état de désespoir où elle se trouvait, le lendemain lui importait si peu et tout autre malheur que celui de perdre Rachel lui semblait si indifférent, qu’elle en oubliait toute prudence ! Ernest prit congé d’elle bientôt après. L’adieu fut cruel ; Rachel, voulant suivre son amie, s’attachait à elle en pleurant. Il fallut, pour l’apaiser, que Sidonie trouvât la force de surmonter sa propre douleur.

Ernest, ému, promit de conduire souvent sa fille chez l’institutrice. Quand il eut disparu avec l’enfant, Sidonie s’affaissa derrière une haie ; sa tête pencha sur ses genoux ; ses mains se joignirent. Elle se sentait détachée du monde comme la feuille que chasse le vent. De quoi vivre maintenant ? — Et pourquoi vivre ? Une faiblesse la reprit ; il lui semblait descendre en tournoyant au fond d’un abîme. Ah ! si elle pouvait descendre jusqu’au point où se perd le sentiment de la vie ! Mais non, son cœur se reprit à battre, et elle l’entendait dans le silence. Oh ! pourquoi ce cœur lui avait-il été donné, à elle qui ne pouvait être ni amante, ni mère, à elle qui ne pouvait pas aimer ?


CHAPITRE V

M. Moreau tint parole à Sidonie. Pendant quelque temps, il lui amena sa fille à peu près tous les dimanches. Mais vint l’hiver : la pluie, la gelée, la neige rendirent les communications difficiles, et ce fut à peine si, une fois par mois, Rachel parut à Messaux. Ernest, d’ailleurs, avait à lutter sur ce point contre une opposition sourde, mais constante, l’opposition féminine, si puissante dans les détails d’intérieur. La bonne volonté de M. Moreau était sincère ; mais elle se fatiguait vite. Et puis, bien qu’il eût de l’attachement pour Sidonie, il n’était pas éloigné de la regarder comme une personne un peu singulière, une tête exaltée, ce qui, à la campagne, et surtout aux yeux d’un propriétaire rural, implique une déconsidération fatale. Depuis le jour où elle lui avait laissé voir ses opinions religieuses, il ne regrettait plus qu’elle n’eût pas la direction de Rachel. Il se permettait bien, quant à lui, de fronder les prêtres, et même s’y croyait obligé d’honneur, tout en étant plein de politesses pour son curé ; mais la religion elle-même, sans avoir d’opinion précise à cet égard, il pensait volontiers que c’était chose utile et respectable, et, quoi qu’il en fût d’ailleurs, ce n’était pas à une femme de penser autrement.

À ses yeux, Sidonie manquait sur ce point de convenance. Il se produisit donc, dans son estime pour elle, un abaissement marqué, et la sympathie s’en ressentit. Dès le printemps suivant, il ne pensait qu’à se délier d’un engagement qui le gênait, et il éloigna de plus en plus les visites. Quand Rachel venait avec sa mère, Sidonie ne la voyait qu’à l’église, et pouvait à peine échanger quelques mots avec elle et l’embrasser. Mme Moreau n’allait plus chez l’institutrice et lui témoignait une extrême froideur.

Peut-être Sidonie eut-elle moins souffert d’une séparation complète. Elle voyait sous ses yeux l’œuvre qu’elle avait faite se défaire, et pouvait constater à chaque fois les progrès de cette destruction. Rachel redevenait brusque, chagrine, emportée. Ses traits s’altéraient en même temps que son humeur. Vint un autre changement, que Sidonie refusait de prévoir, mais auquel ne pouvait échapper, hélas ! la nature de l’enfant, non plus que celle de l’homme. Dans leurs premières entrevues, c’était avec un emportement passionné que Rachel se jetait dans les bras de son amie, et leur séparation n’avait point lieu sans cris et sans pleurs ; scènes cruelles, mais qui pourtant laissaient au fond du cœur de l’institutrice l’âpre douceur d’être aimée. Peu à peu l’habitude se prit et l’enfant se résigna. La pénétration du regard, l’effusion de la tendresse s’affaiblirent. L’enfant devenait distraite et moins expansive. Un jour, grand jour de foire à Messaux, absorbée par les jouets brillants d’une loterie, elle se laissa froidement embrasser par Sidonie, qui rentra chez elle cacher ses larmes.

Pour elle, cette passion maternelle, qui s’était emparée de son cœur, était restée la même. Ce qu’elle souffrait chaque jour, en pensant aux duretés, aux inintelligences de l’éducation que subissait la chère enfant, était horriblement cruel. Quelquefois, dans ses rêves, elle voyait Rachel frappée par sa mère et se réveillait en criant. Le jour, elle ne se la représentait guère autrement que prisonnière, dans la chambre haute, comme elle l’avait trouvée avec son catéchisme, et repliée sur elle-même, tout endolorie de larmes et de chagrin. Et Sidonie elle-même vivait dans l’étouffement de cette chambre, de ce chagrin, de cette prison…

Oh ! comment y a-t-il des gens assez barbares pour contrister ces petits êtres, si doux quand on veut bien leur permettre d’être heureux ? pour comprimer les battements de ces cœurs, si expansifs, si joyeux de vivre ? pour refouler et troubler cette source vive qui s’épanche en gazouillant ? pour flétrir ce vivant sourire ? Elle les haïssait. Il n’était point de crime et de sacrilége qui lui parussent comparables à ce brutal dégât du bonheur de l’enfance et de ses facultés les plus précieuses. La pensée de Sidonie ne vivait point autour d’elle ; elle hantait la ferme, et là voyait par intuition ou imaginait des scènes qui la torturaient.

Mais tout cela se pouvait supporter encore, tant que le cœur de l’enfant lui restait fidèle. Il était permis de rêver une réunion, par suite de telles ou de telles circonstances, et Sidonie ne s’en faisait faute. Si faible que soit l’espérance, tant qu’elle subsiste, c’est le souffle de vie qui lutte contre la mort. Mais, en voyant Rachel, de plus en plus envahie par son milieu, perdre le souvenir des douces années dues à l’amour de sa mère adoptive, et se détacher, dans son égoïsme d’enfant, d’une tendresse désormais impuissante, Sidonie crut sentir aussi se détacher tout lien entre elle et ce monde humain qui la repoussait de toutes ses joies. Quel intérêt y avait-elle ? Quoi ! pour tout objet, pour toute destinée, vivre !… de pain !… Et c’était pour cela que depuis l’âge adulte elle luttait !

C’était là le but de tout son travail, de toutes ses heures ! Et tant d’énergies soulevées en elle n’aboutissaient qu’à cela ! Elle était née semblable aux autres pourtant. Elle portait en elle aussi toute la destinée humaine. Elle voulait, elle devait aimer. Elle avait besoin, elle aussi, d’êtres qui fussent les siens ; il lui fallait une œuvre à elle en ce monde ! Elle n’était pas une plante qui végète — et qui pourtant fructifie — mais l’être en qui se résument toutes les énergies de l’univers. Oh ! de quel droit, par quel pouvoir étrange et funeste se trouvait-elle ainsi détournée de son but, privée de sa part, écrasée sous les pieds de tant d’autres, qui jouissaient tranquillement des biens à elle refusés ?

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 23 janvier 1872

(24)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[21]


Sidonie avait vu sa jeunesse, année par année, s’écouler dans la solitude ; elle avait pleuré ces joies de l’amour qui devaient lui rester à jamais inconnues, et maintenant, quand elle demandait seulement à se consacrer au bonheur, au développement d’une autre, — elle, qui n’avait pas eu sa part de bonheur, — quand elle n’aspirait qu’à ces joies désintéressées, qui sont la dette de l’être parvenu à la plénitude de la vie, quand elle demandait à pouvoir donner ce qu’elle n’avait pas reçu, cela encore lui était refusé. Il n’y avait point d’enfant qui fût à elle ; n’ayant point été aimée, elle ne pouvait pas aimer ; parce qu’elle n’avait pas été heureuse, il ne lui était pas permis d’être utile. Du moins pensait-elle ainsi.

L’abattement s’empara d’elle, un mortel ennui, le dégoût de l’existence. Elle eût voulu échapper à cette souffrance, rompre avec le sort, fuir ailleurs, bien loin, nulle part peut-être, qui sait ? mais enfin cesser de souffrir. Elle en avait assez de ce vide douloureux qui l’épuisait, de cette faim non satisfaite, de cette existence qui n’était pas la vie, mais quelque chose entre la vie et la mort. Celle-ci valait mieux. Sidonie eut le désir, mais non l’audace. Nature douce, pliée dès l’enfance à la crainte de l’opinion, elle avait peur du scandale, jusqu’après la mort.

Puis, la nature humaine est ainsi faite, qu’arrivée à ce dernier seuil, elle se dit : J’ai toujours le temps, maintenant.

Dans ces dispositions, lorsque Sidonie apprit que Rachel venait d’entrer au couvent, chez les bonnes sœurs de la commune voisine, pour y faire sa première communion, ce fut à peine si sa douleur en fut augmentée. Elle savait déjà que l’enfant était perdue pour elle ; ce dont elle souffrait surtout, c’était de voir Rachel perdue pour elle-même. Cette nature spontanée, droite, vibrante, naïve, allait être soumise à cet enseignement purement littéral, sorte de lanterne magique non éclairée, si souvent absurde, et sciemment faux, qui soumet le cœur et la raison de l’enfant à un système de compression analogue aux bandelettes des pieds chinois. En se rappelant les vivacités charmantes de la chère petite, et ses reparties souvent profondes, et la vigueur de cette jeune intelligence qui ne demandait qu’à croître, Sidonie se révoltait comme devant un meurtre : alors, si elle était seule, elle pleurait abondamment, et même au milieu de la classe, bien souvent sa voix s’altérait, et de grosses larmes qu’elle se hâtait d’essuyer tombaient de ses yeux.

Chose étrange, elle ne comprenait guère tout cela qu’en vue de Rachel, et elle continuait, vis-à-vis de ses élèves, l’enseignement classique et réglementaire imposé par l’autorité, sanctionné par la punition. Il est vrai qu’en ceci le règlement l’obligeait. Mais elle n’y cherchait pas d’adoucissement. Toute son âme était ailleurs.

Elle faisait sa classe machinalement, en suivant le texte du livre, faisait réciter, parfois sans entendre, regardait les cahiers d’un œil distrait, expliquait peu ou point, et tandis que son esprit, tendu sur ses chagrins, les analysait et les creusait douloureusement, il lui échappait des distractions, des oublis dont les élèves riaient sous cape et dont bientôt elles s’avisèrent de profiter. Ainsi, le même devoir servit à plusieurs ; on se raconta des contes en ayant l’air d’étudier ses leçons ; on se fit des niches ; on en vint, enhardies par l’impunité, jusqu’à faire des grimaces à l’institutrice, sans crainte de ces yeux grands ouverts, mais voilés comme par un rideau, derrière lequel ils contemplaient d’autres scènes. Et les rires étouffés couraient dans la classe et la voix de l’institutrice n’obtenait plus le silence, et les punitions mêmes devenaient impuissantes à contenir une insubordination de plus en plus audacieuse et insolente.

Cette guerre, toujours prête à éclater entre l’élève et le professeur, qui n’est au fond que la lutte éternelle de l’esclave contre le maître. Sidonie la connaissait bien. C’est la plaie secrète plus ou moins douloureuse. — selon le caractère et le savoir-faire, — de tous ceux qui reçoivent actuellement, avec la mission d’enseigner, l’obligation de contraindre. L’enfant, plus près de la nature, obéit moins volontiers que l’homme, et se dérobe aussi plus facilement. Plus faible, plus malléable, plus fluide, il glisse, il échappe, il fuit. Son irresponsabilité est une force ; son inertie est invincible ; son rire est une arme qui frappe au cœur. La lutte en apparence est bien inégale ; ce petit être qu’une main soulève, ce mirmidon d’avance n’est-il pas vaincu ? N’a-t-on pas sur lui tout pouvoir ? Non, car d’un geste, d’un sourire, d’un silence, il dépose son maître. Pour l’esclave — un instrument — l’obéissance matérielle suffit, mais en éducation, qui ne possède point le respect n’a rien. C’est là le terrain le plus délicat et le plus âpre de la lutte entre la liberté et l’autorité, et le plus souvent vaincu c’est le maître. On n’a peint jusqu’ici que les maux de l’esclavage ; l’humanité pensante a versé toute sa pitié sur les opprimés. Qui peindra maintenant les douleurs, les solitudes et les amertumes du despotisme aura porté le dernier coup à ce vieil esprit de domination, que l’homme n’abjurera point sans doute, tant qu’il y croira trouver des joies.

C’était un jour de février, dans l’après-midi. Les enfants, après la récréation, venaient de rentrer en tumulte, et le bruit des bancs, des pupitres, des règles, et le froissement des papiers, et les récriminations à droite et à gauche, s’étaient prolongés plus que de raison. Plus d’une fois, l’institutrice avait élevé la voix et frappé sur son pupitre en réclamant le silence. Elle avait promené sur la jeune assemblée des regards sévères, et avait recueilli, çà et là, plus d’un geste insolent, plus d’un signe moqueur, trop peu accentué toutefois pour qu’il fût absolument nécessaire d’en tenir compte, assez pour porter au cœur de la maîtresse leur blessure. Enfin, le calme apparent se fit ; mais Sidonie, déjà douloureusement impressionnée, y sentait sourdre l’esprit de révolte. La lecture à voix haute des grandes commença, lecture traînante, nasillarde et toute pleine de mauvais desseins, de maximes de sagesse, pourtant fort chrétiennes. De temps en temps, l’institutrice reprenait, donnait le ton, après quoi l’élève immédiatement reprenait sa note particulière, sans la moindre amélioration. Le poêle ronflait, l’atmosphère de la classe, un instant renouvelée, reprenait peu à peu sa lourdeur, se remplissant, outre les haleines, des émanations tièdes et nauséabondes du sol, sur lequel étaient posés sans intermédiaire les carreaux de brique humides ; les cartes de géographie, muettes ou parlantes, étalaient leurs carrés mornes et leurs pâles couleurs sur les murailles sales, où des taches jaunâtres et des crevasses ébauchaient des figures fantastiques, et des caractères mystérieux ; un pâle soleil entrait obliquement dans la classe au travers des vitres et formait des ronds lumineux que ça et là quelque fillette, en regardant l’estrade du coin de l’œil, s’amusait à saisir de la main ; peu à peu Sidonie cessa d’écouter le nasillement de la lectrice, et retomba dans ses tristes pensées. Arriveraient-elles donc là-bas, à dompter, comme elles disaient, cette enfant ? Serait-ce par les terreurs de l’enfer, où par l’amour de ce Dieu qui demande pour encens l’immolation de sa créature ? Être seul, égoïsme immense qui veut le retour à lui de tout ce qu’il a créé… Lui aussi donc ambitionne l’amour ? Et ce besoin d’être aimé existe en lui comme chez tout humain ?

Des rires étouffés, partant de tous les coins de la salle, vinrent à ce moment frapper l’institutrice, et changer le cours de ses pensées. Son cœur, déjà si gonflé, bondit sous ce choc hostile, et elle lança deux ou trois punitions sur les nez les plus en l’air. Le silence reprit et la lecture continua. Cette fois, Sidonie resta attentive. À l’excitation des figures, à l’éveil des attitudes, aux rires muets, convulsifs qui agitaient la face de la plupart des enfants, elle devinait plus qu’un incident passager. Elle écouta donc, tout en feignant d’être absorbée comme auparavant, et bientôt elle entendit la lectrice, une des plus grandes, sans rien changer à son ton monotone, passer d’une phrase sur les devoirs des rois envers leurs peuples à celle-ci : Bah ! ça m’embête, et moi, j’aime mieux la crème et la gaieté que tout ça ; allons-nous en gambader dans le pré, en laissant Mlle Rabat-la-joie à ses songeries. Peut-être bien qu’elle rêve un mari. Je lui en souhaite, quoiqu’elle soit trop vieille. Ainsi soit-il.

Ce fut une explosion. Les enfants s’abattirent sur leurs pupitres en se cachant la figure de leurs mains, et, malgré leurs efforts, le rire bondit de toutes parts, allant, revenant, s’apaisant, recommençant, partant, ici en fusées, là par éclats contenus, et semblables à des sanglots.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 24 janvier 1872

(25)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[22]


Sidonie se voyait le jouet de ces enfants. D’abord, elle sentit au cœur un froid de glace, puis la réaction se fit, et elle devint tremblante de colère.

— Dix verbes à faire à chacune ! s’écria-t-elle, pendant les récréations ! Et quant aux petites, à genoux ! pendant une heure. Mademoiselle Marie — c’était la lectrice — me copiera trente fois la leçon qu’elle lit si bien.

Il y eut quelques murmures, et Mlle Marie observa, d’un ton impertinent, qu’elle en aurait pour trente jours.

— Et quand vous en auriez pour soixante, que m’importe ? répliqua l’institutrice d’un regard et d’une voix terribles. Pas un mot de plus !

En ce moment, elle était la force et ne sentait plus que cette ivresse d’orgueil qui porte à la tête de ceux qui commandent, lorsqu’ils voient leur autorité contestée. La classe s’acheva au milieu d’un silence triste et dur, que la voix irritée de l’institutrice hachait de questions brèves, sèches, auxquelles répondaient les élèves d’un ton lamentable. Les petites pleuraient, et la plus petite de toutes poussa même des gémissements qui trouvèrent un écho dans le cœur de Sidonie, si ulcéré qu’il fut.

— Qu’avez-vous, Marceline ? lui demanda-t-elle.

— Mademoiselle, c’est que ça me fait mal aux genoux.

Et l’enfant, attendrie par sa propre plainte, éclata en sanglots.

Sidonie fut vivement émue ; cependant elle crut devoir faire un effort sur elle-même et d’une voix sévère :

— Vous avez tant ri que vous pouvez bien pleurer maintenant.

Mais elle vit arriver la fin de l’heure avec impatience, pour lever la punition des petites, et ce lui fut un autre soulagement quand la classe fut achevée. Le départ de ces enfants lui fut une délivrance. Elle se sentait près de les haïr. Ne se jouaient-elles pas de sa douleur ? N’étaient-elles pas ses ennemies ? Cette idée fit verser des larmes à Sidonie, et, se sentant étouffer dans l’air de la classe, elle courut au jardin.

Là, elle prit l’allée la plus sombre, celle que séparait du chemin un mur demi-écroulé, demi-retenu par des lierres épais ; et, tandis qu’elle marchait lentement près d’une trouée, elle entendit de l’autre côté, une petite voix et vit Marceline, assise sur une pierre dans le chemin, qui rattachait le galon de son soulier. Sa sœur, plus grande, était debout auprès d’elle. Marceline avait encore le cœur gros ; elle poussa un soupir et relevant sa robe, elle montra son genou.

— Vois, dit-elle à sa sœur, il est tout rouge. Et puis encore là il est noir, et c’est ça qui me faisait si grand mal, parce que j’étais tombée ce matin. Elle était bien méchante aujourd’hui Mlle Jacquillat. Moi, j’ai ri, parce que les autres riaient.

— Oh oui ! elle est méchante, répondit la sœur ; mais nous lui revaudrons ça, va ! Elle ne s’occupe de nous que pour nous punir. Il n’y a que Rachel qu’elle aimait. Eh bien, on la lui a ôtée, ça n’est pas mal fait.

— Pourquoi ça est-ce qu’elle aimait Rachel plus que nous autres ?

— Je ne sais pas. Mais puisqu’elle ne nous aime point, nous ne l’aimons pas aussi.

— Ça serait bien mieux de ne pas envoyer les enfants à l’école, dit Marceline en prenant la main de sa sœur. Oh ! comme nous serions contentes !

Et elles s’éloignèrent toutes deux, la petite boitant un peu. Sidonie, pendant cette conversation, s’était arrêtée. Et elle demeura immobile après quelque temps encore. Puis, essuyant ses larmes, elle se mit à songer, en marchant lentement dans le jardin, la tête penchée sur sa poitrine, insensible à l’air frais du soir, qui rendait ses joues plus pâles et rougissait ses mains nues, ainsi qu’au brouillard fin qui noyait au-dessus d’elle le sommet des arbres, et distendait l’écorce des bourgeons.

Les paroles de l’enfant avaient touché vivement le cœur de l’institutrice. Tout à l’heure, elle souffrait avec amertume de l’inimitié de ses élèves. Et, à leurs yeux, elle passait pour un bourreau ! Elle sentait surtout la justesse de ce reproche, qu’elle n’avait aimé que Rachel. Oui, c’était bien vrai ; c’était pour elle seule, pour cette enfant adorée, que l’institutrice avait compris et redouté l’ennui, l’inutilité des études littérales et le danger des longues classes. Elle ne s’était occupée que pour Rachel de rendre la science agréable et vivifiante ; elle n’avait eu de pitié, d’amour et de soin que pour Rachel.

« On la lui a ôtée ; c’est bien fait ! » Ces paroles de la petite fille retentissaient à l’oreille de Sidonie comme une condamnation. Elle comprit alors combien d’égoïsme encore un grand amour peut contenir et entrevit comme on découvre de loin, dans le ciel, un horizon de montagnes resplendissantes, les hauts sommets de cet amour supérieur qui embrasse l’humanité tout entière et se donne sans exiger de retour. Elle en resta éblouie, tout émue. — Oui, les autres étaient aussi des Rachel. Elles avaient les mêmes besoins, les mêmes facultés, la même faiblesse et, par conséquent, les mêmes droits. Sidonie avait donc été bien coupable, concevant une méthode meilleure, de ne point la leur appliquer.

Mais il y avait des difficultés — sans doute ; mais il fallait les combattre, et l’institutrice n’avait rien fait pour cela. Était-ce donc seulement au recteur qu’elle devait compte de son enseignement ? N’était-ce pas avant tout à elle-même, à sa conscience ?

Revenant au souvenir de la scène du jour, elle ne trouva plus, à la place de sa colère, que le regret de son emportement et des dures punitions qu’elle avait infligées. Marie l’avait insultée, c’est vrai ; au fond du cœur de l’institutrice, pauvre, humiliée, vieillie sans amour, ce trait lancé par l’adolescente riche d’avenir, saignait encore : « Elle rêve un mari, quoiqu’elle soit trop vieille. » Elle voulut pardonner cependant, car ce mot était une attaque, moins qu’une vengeance, la vengeance de l’enfant contrainte dans sa liberté et négligée dans son développement, qui se sent doublement lésée.

Elle pardonna, et ne songea plus qu’au moyen de lever ces punitions, qui devaient ajouter aux heures de la classe la privation des récréations pendant plusieurs jours. N’était-ce pas une mesure inhumaine et fausse, puisqu’elle n’avait d’autre but que de frapper ?

Dans l’état de barbarie où nous sommes encore, les mœurs sociales sont des mœurs de guerre, tout se passe d’adversaire à adversaire et de vainqueur à vaincu. En éducation comme dans l’ordre juridique, le coupable est ennemi, le mal venge le mal ; la vie est une bataille.

La souffrance qu’éprouveraient Marie et ses compagnes d’une longue privation d’air et d’exercice aurait-elle pour effet de modifier leurs sentiments à l’égard de l’institutrice ? — Elles n’en pourraient éprouver que plus d’animosité ou plus de crainte, deux sentiments également dépourvus de moralité, par conséquent inféconds pour le bien, et seulement propres à produire des actions viles ou méchantes. — Cette méthode-là était donc fausse, et Sidonie, le reconnaissant, ne pouvait plus l’employer sans être coupable, sans se rendre indigne des fonctions qu’elle remplissait.

Toute la nuit, elle chercha comment elle pourrait s’y prendre pour opérer, sans trop d’éclat, sa conversion de système. Un moment, elle se crut bien habile en songeant à s’abriter derrière l’Évangile ; mais le pardon des injures dans l’Évangile va jusqu’à tendre la joue à l’outrage, et ce n’était point là ce que Sidonie voulait enseigner. Elle trouva dans l’histoire des vertus humaines de plus purs exemples.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 25 janvier 1872

(26)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[23]



Le lendemain, une demi-heure avant la récréation, ouvrant la Morale en action, elle lut aux enfants ce trait du duc de Bourbon, qui, de retour dans ses domaines, après avoir été retenu prisonnier en Angleterre, sollicité de tirer vengeance des torts que lui avaient faits ses vassaux, demanda : « Avez-vous aussi tenu registre des services qu’ils m’ont rendus ? » Et sur la réponse négative de son procureur : « Je ne puis donc juger… » Sidonie lut encore le trait du premier président Molé et quelques autres. Puis elle demanda aux enfants si elles trouvaient cela bien. Elles répondirent toutes ensemble que c’était beau, et leur physionomie attentive, éclairée de ce beau rayon que met l’enthousiasme sur le front humain, le disait de même.

— Et s’ils avaient fait le contraire ? demanda Sidonie. S’ils s’étaient vengés, auraient-ils bien fait ?

Il y eut un silence.

— Ils en auraient eu le droit, répondit alors une des grandes.

— Qu’en serait-il résulté ? Ces hommes seraient-ils devenus meilleurs ? S’ils avaient été mis en prison ou privés de leurs biens ?

— Ils auraient détesté le duc.

— Et ne pensez-vous pas qu’après sa généreuse action, ils l’auront aimé peut-être ?

— Oh ! oui, sûrement.

— Du moins nous devons le croire. Eh bien, il vaut mieux être aimé que haï. Les choses vont beaucoup mieux dans le bon accord que dans la colère. Ainsi, vous avez mal agi hier envers moi, et je vous ai fortement punies. Vous auriez certainement beaucoup d’ennui d’être privées de récréation pendant plusieurs jours, et, si j’étais disposée à prendre avantage de votre peine, je maintiendrais cette punition ; mais je ne crois pas que cela puisse avoir pour effet de vous rendre bonnes, ni de vous attacher davantage à vos devoirs. Tandis que, si je suis bonne pour vous, peut-être aurez-vous envie de l’être aussi ? Vous pouvez donc aller jouer comme à l’ordinaire, et quant aux petites, qui ont été punies dès hier, elles auront aujourd’hui une demi-heure de récréation de plus.

Les petites se levèrent avec enthousiasme et les grandes restèrent étonnées d’abord et assez confuses ; puis les unes murmuraient un remercîment, d’autres se mirent à pleurer, et quelques-unes vinrent embrasser Sidonie. La récréation fut moins bruyante qu’à l’ordinaire ; il se forma des groupes où l’on causa de l’événement et les enfants rentrèrent dans la classe d’un air doux et sage, qu’elles n’avaient pas eu depuis longtemps.

Ce soir-là, Sidonie leur fit une leçon de géographie dans le genre de celles qu’elle avait données à Rachel, et les laissa très intéressées par la variété des choses qu’elle fit passer sous leurs yeux. À partir de ce moment, elle s’efforça de rendre sensible et agréable aux enfants tout ce qu’elle leur enseignait ; elle varia peu à peu les exercices, réduisit ou étendit chaque sujet, suivant le degré d’intérêt qu’il pouvait offrir, écarta les difficultés, relégua dans un coin les définitions abstraites, et fit de la grammaire une conversation, de l’histoire un cours de morale pratique et de raison, de la géographie un voyage. On apprit la géométrie sur le sable de la cour, ainsi qu’autrefois Rachel ; on en fit aux récréations avec des balles, des cercles, des bâtons ; on joua des jeux où compter était nécessaire, et Sidonie obtint de la munificence du maire un boulier. On prit au jardin la leçon de botanique, et chaque jour, pendant la leçon de géographie — qui ne durait pas, celle-là, moins de deux heures pour les grandes, et qu’elles trouvaient toujours trop courte, on faisait la connaissance de quelque nouveau concitoyen de ce monde, éléphant ou fourmi, reptile ou oiseau. Après la leçon, le portrait du dit personnage, exposé à l’admiration publique, était reproduit par chaque élève et colorié. On riait beaucoup de ces dessins, dont la plupart étaient fort laids ; mais quand la gaieté menaçait de tourner en licence, l’institutrice priait les plus étourdies de quitter la classe ; on se taisait alors ; car le travail était devenu un plaisir. Il faut observer à ce sujet que les esprits les plus éveillés se rencontrant naturellement chez les natures les plus remuantes, c’était chez les tapageuses que le plaisir d’apprendre était le plus vif, et constituait par conséquent le frein le plus sûr. Les flegmatiques, si elles offraient moins de ressources, présentaient aussi moins de dangers. La nature a son équilibre, nous n’en doutons que pour l’avoir dérangé.

Maintenant, l’aspect de la vie avait changé pour Sidonie comme pour ses écolières. Celles-ci avaient passé de l’enfer de l’enfance, qui est l’immobilité et la compression, dans le paradis d’une activité joyeuse, d’une expansion normale et rapide. Elles devenaient bonnes en étant heureuses. Elles aimaient leur institutrice, et chez quelques-unes cet attachement devenait un culte. Quant à Sidonie, elle avait déjà trop souffert et trop de lacunes restaient dans sa vie pour qu’une profonde mélancolie ne se mêlât point à ses impressions les plus douces. Mais elle avait un but maintenant, elle ne se voyait plus inutile ; c’était un grand secours ; chaque jour, elle s’attachait à sa tâche par des liens plus profonds. Elle aimait ses écolières, non plus de cet amour exclusif et passionné que lui avait inspiré Rachel, mais d’une affection plus intellectuelle, à la fois plus vague et plus élevée. Elle arrivait peu à peu, par détachement personnel, à une sorte de tristesse contemplative et sereine, qui avait ses charmes et sa douceur. Parfois elle se reprochait d’oublier un peu Rachel. Cette maternité lui était si chère, qu’elle la voulait garder, à défaut de joie, comme une douleur. Et cependant, malgré elle, occupée de ses travaux, des progrès de ses élèves, au milieu des preuves naïves de leur affection et de ses propres études morales, cette vive blessure se cicatrisait.

Chaque semaine, la pauvre institutrice trouva moyen de consacrer quelques sous à l’achat de substances destinées à produire des phénomènes physiques ou chimiques. C’était la fête du samedi soir, le feu d’artifice du travail. D’autres substances, quelques tubes et cornues, lui furent envoyées par M. Favrart. Elle organisa, chaque jeudi, une promenade minéralogique et botanique dans la campagne. On s’y occupait aussi beaucoup d’agriculture. Cette promenade était pour les enfants un bonheur ! Elles couraient bien un peu plus qu’elles n’étudiaient ; on entendait rouler leur frais rire, à travers les champs et les bois ; mais c’était toujours un peu de science et beaucoup de joie et de santé.

Ce fut pourtant cette promenade qui donna le signal d’un chœur de remontrances et de récriminations à Messaux.

D’abord, ça ne se faisait pas, argument qui, dans les petites localités surtout, est le premier, le plus important, et peut dispenser de tous les autres.

Mais les autres ne manquaient pas, et, s’ils n’étaient pas nécessaires, on n’avait garde de les oublier :

1° Céleste Magnin avait déchiré sa robe dans les épines ;

2° Les enfants étaient revenues, un jour d’orage, avec leurs vêtements, mouillés et crottés ;

3° Elles ne marchaient pas en rang, deux à deux, posément, ainsi que l’exige le bon ordre ; mais à la débandade, à leur bon plaisir, courant, criant, sautant les fossés, comme de vrais garçons.

4° N’avaient-elles pas autre chose à faire que se promener, et leurs mères ne trouveraient-elles pas bien à les occuper à la maison, plutôt que de les voir vaguer à rien faire ? Car de ramasser de petites pierres, et de la terre, et de l’herbe, à quoi ça peut-il servir ? Il n’y a là rien de rare ; on en voit assez partout, et ce n’est pas pour s’occuper de choses si communes qu’on envoie les enfants à l’école.

Là se bornaient les principales observations contre la promenade du jeudi, si nous entendons négliger les querelles particulières, mais d’autant plus envenimées, au sujet d’un échalas brisé, d’une poire abattue, ou d’un poulain effrayé. Les garçons de l’autre école faisaient cent fois pis quand ils revenaient le soir par bandes, mais cela c’était dans l’ordre, parce que c’était dans l’usage ; on en maugréait bien parfois, mais sans fracas. Un verger tout entier, pillé par ces jeunes monarques, n’aurait pas valu un seul pépin de la poire abattue par la petite fille. Cette différence de jugement s’étend à d’autres sujets.

Plus lentement l’opinion s’émut des nouveaux procédés d’enseignement, mais le cri ne fut pas moindre. On alla répétant que les élèves de Mlle Jacquillat ne faisaient plus que s’amuser, chose au dernier point scandalisante et qui remua jusqu’aux entrailles de sa bourse chaque père de famille chargé de payer par mois sa pièce d’un franc cinquante à trois francs — sans compter les contribuables, intéressés dans la question, pour leur part de la subvention scolaire et les conseillers municipaux grands-prêtres du sacrifice.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 26 janvier 1872

(27)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[24]


Pour des populations nourries de catéchisme, le travail, c’est toujours la malédiction de Dieu sur le couple chassé de l’Éden ; c’est la punition, la souffrance, le dur côté de la vie. Travail et plaisir sont les deux pôles opposés. Travail et peine sont identiques. Donc, si les petites s’amusaient, c’est qu’elles ne travaillaient pas ; et si elles ne travaillaient pas, c’était de l’argent perdu, celui qu’on dépensait pour l’école. Il n’y avait pas à sortir de là, et ce raisonnement appuyait sur le point le plus sensible de l’âme du paysan, le seul qui puisse l’exciter jusqu’à la révolte, jusqu’à la fureur, et sur lequel, — il faut bien s’en rendre compte en ce temps, — doivent se fonder exclusivement ceux qui veulent perdre ou gagner une cause devant ce tribunal aveugle et souverain.

Imaginez donc une école où l’on ne faisait presque plus lire les enfants, à peine une demi heure, et encore pas tous les jours ! L’écriture en allait de même, et tout le reste du temps, ce n’étaient que babillages, amusements au jardin et conversations.

— Qu’importe ? répondait Sidonie quand on lui présentait, sous forme plus timide, quelque observation dans ce sens ? qu’importe si elles n’en savent lire que plus tôt et écrire que mieux ?

Elle expliquait alors comment une demi-heure de véritable travail, c’est-à-dire d’attention intelligente, profite plus que des heures d’inattention et d’ennui, et comment les enfants, entourés de livres, de notes, d’inscriptions, d’images, qui piquaient leur curiosité, arrivaient à lire d’elles-mêmes, sans effort, par le simple exercice de la vue et de la curiosité.

Les bonnes mères l’écoutaient bouche béante, et souriaient de voir l’entrain et les figures joyeuses des enfants ; mais, parties, le préjugé les reprenait en chemin et elles recommençaient à s’associer au blâme des fortes têtes du village, et surtout de la coterie du presbytère.

Car M. le curé se plaignait vivement de la méthode et du peu de dévotion de Mlle Jacquillat. Elle ne s’approchait des sacrements que pour satisfaire à la règle expresse édictée par l’Église sous peine d’excommunication, c’est-à-dire à Pâques, une seule fois l’an ; et, non-seulement les élèves négligeaient le catéchisme ! Mais ces enfants, — des filles ! — témoignaient des tendances les plus coupables et l’on citait trois d’entre elles, qui en passant sur la route, avaient dit, en présence du cantonnier, qu’à présent on ne faisait plus à l’école que ce qui plaisait, et que le catéchisme était embêtant !

L’orage s’amassait ; mais comme d’habitude, Sidonie n’en percevait que les grondements les plus affaiblis. Elle espéra le conjurer et se faire un parti dans le cœur des parents par l’influence des enfants eux-mêmes. Les vacances arrivaient.

— Mes enfants, dit-elle aux élèves, la veille du départ, nous avons depuis six mois changé de méthode. Laquelle des deux préférez-vous ?

Ce fut un chœur assourdissant.

— Oh ! mademoiselle ! la nouvelle ! Nous sommes très contentes à présent.

— Eh bien ! mes enfants, beaucoup de gens prétendent qu’elle n’est pas bonne, et que vous apprenez moins.

— Ça n’est pas vrai ! Nous apprenons beaucoup mieux.

— Oui, nous le savons bien, nous ; mais si les autres ne le croient pas, ce sera pour eux comme si ce n’était pas vrai. Et M. le maire, M. l’inspecteur, M. le recteur nous ordonneront de revenir à l’ancienne méthode.

— Oh ! mademoiselle ! par exemple, nous ne voulons pas !

— Nous y serions forcées. Savez-vous ce qu’il faut faire : il faut prouver à vos parents que vous savez quelque chose, et leur bien expliquer ce que vous sentez à merveille ; que lorsqu’on a du plaisir à apprendre, on apprend plus vite et mieux.

— Oui ! oui ! nous le ferons. C’est ça.

Elles partirent, pleines de confiance, et Sidonie resta seule pour un mois et quelques jours.

Après ce mouvement de pensée, de projets, d’efforts de combinaisons, d’essais fructueux, qui l’avait absorbée, emportée depuis six mois, elle n’était pas fâchée de se retrouver elle-même et ne savait trop encore ce qu’elle allait faire de son repos. Elle avait reçu des Maigret l’invitation réitérée de les aller voir et n’avait pas formellement accepté.

Mais combien elle se trouvait abandonnée, hélas, maintenant, dans cette maison, où ses pas seuls produisaient un peu de bruit, où sa seule compagne, la solitude, l’étreignait d’un froid de glace. Elle eût aimé revoir son vieil ami, M. Favrart, et ce Boïsvalliers, où elle avait fait l’apprentissage de sa vie d’ingrat labeur et de déceptions. Mais un autre désir plus fort la tenait au cœur, celui de rester à Messaux pendant les vacances de Rachel. L’amour nouveau qu’elle avait conçu pour sa tâche d’institutrice avait rendu ses regrets plus supportables, mais n’avait rien enlevé à cet amour maternel dont elle s’était fait un culte dans la douleur et l’absence, au point qu’elle se reprochait parfois les satisfactions qu’elle trouvait ailleurs. Elle attendit, tout en se livrant aux travaux d’aiguille, chefs-d’œuvre de patience et d’ingéniosité, que nécessitait le soin de sa garde-robe, le premier, dimanche qui devait amener Rachel à Messaux. Arrivée la première dans l’église, Sidonie vit entrer la chère enfant, conduite par sa mère et une religieuse. L’émotion si tendre qu’elle en éprouva fut pourtant un peu mélangée. Quelque chose d’étrange froissait ses yeux ; Rachel n’était plus tout à fait la même. Non, cette expression si vive, si confiante, que faussement on disait hardie, et qui baignait de lumière, ses yeux et son front, elle ne l’avait plus. Elle baissait la tête et avait quelque chose de cet air enfariné des petites filles élevées par les religieuses ; et quand ses yeux se relevèrent, presque furtivement, le regard se montra dur, fixe. Un frémissement de douleur, où se mêlait de la haine, parcourut le cœur de Sidonie. On l’avait donc bien fait souffrir, cette enfant !

Plusieurs fois, pendant la messe, les regards de l’institutrice et ceux de Rachel se rencontrèrent. La première fois, il y eut un mouvement dans les yeux de la petite fille, et une rougeur passa sur sa joue. Ce fut tout. Quand la messe finit, Sidonie se leva tremblante et s’alla placer en dehors du portail, tout proche, de manière que Mme Moreau ne pût l’éviter. Depuis un an, elles ne se visitaient plus, et même, pour ne pas saluer l’institutrice, Mme Moreau affectait souvent de ne pas la voir. Mais défendrait-on à Rachel d’embrasser une amie qui, pendant quatre ans, lui avait servi de mère ? Non, c’eût été trop odieux. Et pourquoi d’ailleurs ? Qu’avait-on à lui reprocher ? Sidonie savait bien que Mme Moreau avait beaucoup clabaudé sur leur dernière entrevue, qu’elle se prétendait injuriée par l’institutrice et lui reprochait même de chercher à brouiller son ménage, en accaparant l’esprit de M. Moreau. — Mais tout cela était faux et Mme Moreau elle-même ne pouvait le croire, et Rachel…

Elle restait là, inquiète, le cœur haletant, s’efforçant de causer avec deux ou trois personnes, mais sans songer à ce qu’elle disait ; et pendant ce temps, la foule, qui venait de l’intérieur de l’église, s’écoulait devant elle, et enfin il ne sortit plus personne, et le porche devint désert.

— Ne venez-vous pas ? lui dit enfin sa dernière interlocutrice. Que faisons-nous là ?

En voyant Sidonie jeter un coup d’œil dans l’église déserte, elle ajouta :

— Vous attendez les Moreau ? il y a longtemps qu’ils sont sortis par la petite porte ?

Elle ne la verrait donc plus ; elle ne l’embrasserait plus, elle ne pourrait plus lui parler… seulement de temps en temps… Était-ce possible ? N’était-ce pas trop odieux et trop cruel ? Ah ! c’était fini ! On lui arrachait l’âme avec ce dernier espoir, le plus douloureux à perdre, celui auquel se cramponne le sentiment, comme le mourant à la vie. Le lendemain, atteinte d’un mal de gorge et de fièvre, Sidonie ne put se lever. Elle fut malade quelques jours.

Pendant sa convalescence, elle reçut la visite de M. Maigret. Jamais elle ne l’avait vu si amical. Il insista pour qu’elle vînt les voir, et de telle manière, qu’elle dut promettre d’y aller à quelques jours de là, quand elle serait complètement rétablie. Cette promesse une fois arrachée, Sidonie fut bien aise de l’avoir faite. Elle souffrait tant de son chagrin, dans sa solitude, qu’elle avait besoin de mouvement, comme un noyé d’air.

M. Maigret vint la chercher au jour dit, lui-même, en voiture, et Mme Maigret la reçut d’un air agréable, qu’elle n’avait pas toujours. Sidonie n’avait pas cru que ces gens l’aimassent à ce point ; elle en fut touchée.

ANDRÉ LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 27 janvier 1872

(28)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[25]



Après les premières félicitations, voyant Mme Maigret occupée, l’institutrice, prenant la main d’un des enfants, se dirigea par les jardins, jusqu’à sa petite maison d’autrefois. Là, sept ans de sa vie s’étaient passés, et lui semblaient y être restés dans tous les coins, sous toutes les branches de ces arbres, sous ce pignon blanc, garni de ces chèvrefeuilles, qu’elle avait tant aimés ! Elle suivit le sentier qui descendait le long du jardin jusqu’à la rivière, et à chaque pas qu’elle faisait, les yeux dans ce jardin, elle voyait surgir toutes les images de sa vie d’autrefois, faits légers ou graves, mais tous mélancoliques et chers maintenant. Alors elle était jeune, fraîche et pleine encore d’espérance, du moins dans les premiers temps ; alors il y avait encore entre elle et la destinée sévère le doux rempart du sein maternel, Et maintenant, cette autre Sidonie qui marchait dans le sentier, pâle, maigre, vieillie, seule et triste, n’est-ce pas elle plutôt qui était le fantôme ?

Dans ce jardin, dans ce sentier, dans ces prés, dans ces bords de la rivière, tout lui parlait de cet amour qu’elle avait eu parce qu’elle voulait aimer, rêve étrange que maintenant elle ne comprenait plus. Elle retrouvait là cet Ernest imaginaire, qu’elle avait pétri à l’image de sa pensée.

Dans ce temps où elle se croyait aimée, elle avait été seule encore, toujours seule ; et pourtant tout ce qu’elle avait touché dans ce temps-là en était resté imprégné d’amour. Ces roseaux et ces peupliers en avaient gardé des murmures plus harmonieux ; l’air y était chargé de plus d’effluves ; l’eau semblait y frémir avec plus de mystère et de tendresse. Et tandis que l’enfant, qui accompagnait Sidonie, babillait, joyeuse, elle, sans s’entendre elle-même, lui répondait par monosyllabes, ne pouvait retenir des larmes silencieuses, qu’elle écrasait sous sa main.

Quand ils rentrèrent, la table était dressée ; des serviettes blanches, pliées en triangle, couvraient les assiettes de caillaux peintes, à côté des couverts d’étain ; et, dans la cuisine en face, Mme Maigret, aidée de sa fille aînée, allait et venait toute rouge, autour d’un grand feu. Dans l’embrasure de la fenêtre, à côté de M. Maigret, Sidonie vit un monsieur qu’elle ne connaissait pas, et qui la salua, en s’inclinant très bas, mais d’un air observateur. Dans les villages, on ne connaît point les présentations ; le nom de ce monsieur resta donc un mystère pour Sidonie, jusqu’à ce qu’elle l’eut entendu appeler M. Lucas. Elle se souvint alors qu’on lui avait parlé de ce monsieur comme d’un coryphée parmi les instituteurs du pays, et ce fut avec plus d’attention qu’elle l’examina.

M. Lucas pouvait avoir de 45 à 50 ans ; il était de taille moyenne et large de buste avec d’assez petites jambes. Il se tenait cambré, portait des lunettes et parlait dans sa cravate. Son visage, grêlé de petite vérole, offrait un front fuyant, un nez gros, une bouche mince, meublée de grosses belles dents, un menton de forte carrure. Ses cheveux étaient noirs et plats. De tout cet ensemble, qui, sans cela, n’eut pas été peut-être bien imposant, se dégageaient, en effluves pleines d’intensité, une satisfaction intime, une secrète complaisance, un aplomb d’homme qui sait ce qu’il vaut, toutes choses qui ne manquaient point leur effet et impressionnaient les gens. M. Lucas jouissait de la réputation d’un homme très-instruit ; instituteur au bourg de Gerbie, il donnait des leçons au fils du comte, qui le recevait à sa table. On ne pouvait rester dix minutes à côté de M. Lucas, sans entendre parler du comte de Gerbie, et Sidonie ne tarda pas à être instruite des nobles usages de cette maison. Elle entendit aussi le comte lui-même, cité par M. Lucas, et chaque fois que le comte parlait à M. Lucas, il disait : Mon cher ami. On aurait pu douter si c’était affabilité naturelle, on en raison du grand mérite de M. Lucas ; mais les commentaires de celui-ci ne laissaient à cet égard aucun doute. Le comte de Gerbie ne pouvait se passer de lui. Malheureusement, M. Lucas avait tant d’occupations !… sa classe à faire, ses filles à diriger…

— Vous savez qu’il est veuf… depuis deux ans ? murmura Mme Maigret à l’oreille de Sidonie. Il faisait bon ménage avec sa première. Une petite femme bien douce. Et il a deux filles. C’est un homme à remarier.

On se mit à table, et Sidonie fut placée à côté de M. Lucas.

Entre ces trois instituteurs — Mme Maigret ne comptait que comme cuisinière — la conversation tomba naturellement sur l’enseignement. Sauf la réplique nécessaire, M. Lucas en fit tous les frais ; il expliquait « ses idées » avec beaucoup de bonne grâce et de générosité, parlant de méthodes « très savantes » et de livres peu connus, qu’il estimait beaucoup.

— Voyez-vous, disait-il, l’essentiel, c’est de mettre de bonnes définitions dans la tête des enfants. Les définitions, c’est la science. Cela renferme tout, et tient peu de place. Quand un enfant possède cela, le maître peut se dire : Eh bien, il en sait autant que nous, et maintenant il ne tient qu’à lui de comprendre. Ça viendra plus tard. Il y a le livre de M. Logophilas, grand-officier d’Académie, chevalier de la Légion d’honneur, et membre d’un nombre considérable de sociétés savantes, qui renferme d’admirables définitions, par exemple celle du verbe : le verbe est l’expression qui signale les rapports directs ou indirects de mouvement, d’action, de manière, d’état, qui existent entre les êtres, ou entre les objets, ou entre les êtres et les objets, ainsi que les différentes modifications de ces rapports dans le temps et suivant leurs causes, ou sujets, aussi bien que le sentiment du but, ou objet, qui est contenu implicitement ou explicitement dans le verbe. — C’est un peu long, mais tout y est, et c’est plein de métaphysique. Plus on y songe, plus on y découvre de profondeur. Le fils du comte, mon petit élève, sait cela sur le bout du doigt. Je lui dis souvent : C’est de l’esprit condensé ; buvez-moi ça. Il est plein de mémoire et de facilité. Ah ! si les enfants voulaient travailler ! Ce seraient tous de petits savants, puisqu’ils n’auraient qu’à se mettre dans la tête le résultat des travaux de tous ces grands hommes qui résument leurs pensées et leurs découvertes en maximes et en définitions.

Sidonie écoutait M. Lucas avec un étonnement pénible. Elle se demandait par quel miracle des choses aussi étrangères à l’esprit de l’enfant lui pouvaient être de quelque utilité, et si l’ingurgitation suffit à rendre les substances assimilables. Cependant, elle n’osait se prononcer contre les assertions d’un homme aussi considérable que M. Lucas. En outre, l’habitude de vivre solitaire la rendait timide à exprimer sa pensée ; puis, la méthode qu’elle venait d’adopter, elle y était surtout arrivée par le sentiment, et ne l’avait pas suffisamment élaborée pour en bien rendre compte et surtout la soutenir par des arguments victorieux. Elle resta donc silencieuse, et quand le moment vint de se retirer, elle avait à peine prononcé vingt paroles dans toute la soirée.

— On doit me croire sotte, pensait-elle.

Pourtant, M. Lucas la salua d’un air de grande courtoisie, et qui semblait empreint d’une considération toute particulière. Et il resta debout, l’accompagnant de regards satisfaits qui brillaient derrière ses lunettes, jusqu’à ce qu’elle eut quitté la chambre. Il se rassit alors au coin de la cheminée (les soirées de septembre commençaient à être piquantes), écarta les jambes avec plus de désinvolture, prit les pincettes et se mit à tisonner d’un air composé.

— Eh bien, demanda M. Maigret, comment la trouvez-vous ?

— Pas mal ; un peu pâlotte, un peu maigrelette, mais… ma foi, pas mal du tout. Et distinguée, vraiment, tout à fait distinguée ! Je vous assure que Mme la comtesse — si elle n’était pas Mme la comtesse — n’aurait rien de plus comme il faut. Vous aviez raison, mon cher, c’est tout à fait mon affaire. Et vous dites qu’elle joue du piano ?

— Parfaitement ! affirma M. Maigret, qui savait le plain-chant à peine.

— En vérité, c’est tout à fait mon affaire. Elle a même de l’esprit.

— C’est-à-dire qu’elle n’a presque pas parlé ; mais si elle s’était un peu lancée, vous auriez vu qu’elle pense et s’exprime très bien.

— Mais elle a dit tout ce qu’il fallait. Elle écoute les personnes capables. C’est une preuve de bon sens. Je l’ai trouvée très aimable.

— Pourtant, dit M. Maigret, qui y tenait, elle n’a presque rien dit.

— Je vous répète que c’est mieux, et j’en ai d’autant meilleure opinion. Eh bien, mon cher confrère, je vous remercie. Je crois que vous avez eu là une excellente idée. Elle n’a pas de dot, c’est là le hic. Mais vous dites que le mobilier ?…

— Très beau, je vous le répète, comme chez un bourgeois de Beauvais.

— Après tout, je sais bien qu’avec mes deux filles, je ne puis pas… À moins, comme je vous disais, de trouver une veuve riche, mais, dame ! ça se rencontre difficilement. Et puis, vrai, Mlle Jacquillat me plaît. Je suis sûr qu’avec sa figure et ses manières, elle s’implantera de suite dans la faveur de Mme la comtesse, et qu’on lui confiera l’éducation de Mesdemoiselles. C’est là, je vous l’avoue, mon ambition.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 28 janvier 1872

(29)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[26]


En même temps, dans la chambre de Sidonie, entre elle et son hôtesse, un entretien analogue avait lieu.

— Comment le trouvez-vous ? dites.

— Qui ?

— M. Lucas.

Un pressentiment vint à Sidonie et la fit rougir un peu.

— Mais très bien pour…

Elle ne trouva pas. Heureusement, Mme Maigret n’était exigeante ni sur les termes, ni sur la pensée.

— Oh ! c’est un homme savant et joliment bien pour son état. C’est le plus huppé de tous nous autres, et m’est avis que ça ne serait pas un déshonneur, quoiqu’il soit veuf, que d’être sa femme. Hein ? qu’en dites-vous ?

— Sans doute, balbutia Sidonie.

Mme Maigret se répandit alors en détails sur M. Lucas, sur son mobilier, sur sa défunte femme, sur ses filles, dont l’une avait les cheveux rouges, et une foule d’autres particularités. Puis, elle laissa Sidonie à ses réflexions.

Il n’était pas difficile de comprendre, et Sidonie avait compris. Ce qu’elle éprouvait était de la surprise, du saisissement, et une immense amertume. Se marier ! elle ! C’était la première fois qu’une offre de ce genre prenait place dans sa vie et elle était bien aise que cela arrivât enfin ; mais épouser cet homme-là ! Était-ce possible ? Oh non ! non ! — Pourtant, se disait-elle, il y aura donc au moins un homme qui aura songé à moi pour épouse ! — Mais en même temps, elle se sentait blessée que ce ne fût que celui-là. — Sans doute, pensait-elle naïvement, c’est un homme instruit, respectable, mais… elle n’aurait trop su définir ce qu’elle avait à lui reprocher, et pourtant il lui déplaisait. Trop peu expérimentée pour analyser à première vue les défauts d’un homme, — et surtout d’un homme revêtu d’une couche d’importance aussi accusée, — son instinct, délicat au fond, n’en était pas moins averti de la vulgarité réelle du personnage. Cet instinct seul, en faisait la critique ; mais il la faisait sans pitié, et plus elle le considérait de souvenir, moins elle se sentait attirée.

Tout à coup, s’interrompant au milieu de cet examen :

— Et moi, se dit-elle : et moi, que suis-je maintenant ? Il me sied bien d’être difficile ! J’ai près de quarante ans ; je suis une vieille fille. Il me va bien d’avoir conservé l’idéal de ma jeunesse. Est-ce que je puis prétendre désormais à de l’amour ? Je ne puis plus faire qu’un mariage de raison, et beaucoup estimeraient encore que c’est une grâce de la destinée.

Cette pensée fit couler ses larmes.

— Oui, reprit-elle ; mais je ne suis pas obligée de me marier, et je ne pourrais pas avec cet homme-là ; non, je ne pourrais pas !

Mais alors toute une part de la vie humaine, celle dont tous les autres (à peu prés tous) autour d’elle vivaient, et que dans le secret de son cœur une voix timide, et à la fois énergique, avait toujours réclamée, cette part serait donc définitivement écartée de sa triste vie ! L’amour, hélas ! oui, sans doute, c’était bien fini ; mais le mariage eût été une garantie contre la solitude et la misère, qui l’épouvantaient pour sa vieillesse, et puis l’homme n’est pas tout, il y a les enfants !… Oh ! un enfant ! Elle ! peut-être avoir un enfant !

De nouveau ses larmes coulèrent avec abondance ; et ce fut dans l’agitation de sentiments confus et contraires qu’elle s’endormit.

Au réveil, en y songeant, elle se trouva un peu confuse d’elle-même.

— Voilà bien du tumulte pour rien, probablement, se dit-elle, une imagination de Mme Maigret.

Elle eut pourtant le désir de voir l’imagination prendre corps, et elle y pensa, tout en tressant ses cheveux devant le miroir de sa chambre, où elle contemplait son visage pâle, encore doux et pur, mais déjà creusé, au front et au coin des yeux, de lignes profondes.

Il n’y a plus moyen d’aimer un pareil visage, se disait-elle, en s’efforçant de sourire, tandis que son cœur, dont la soif d’aimer n’avait jamais été satisfaite, battait à coups redoublés.

Elle mit du soin à sa coiffure, donna un ton harmonieux à toute sa pauvre toilette, et, se regardant à deux pas du miroir, en clignant un peu les paupières, elle se plaisait à retrouver encore, au moins dans l’ensemble des lignes, la grâce pure et chaste de la Sidonie d’autrefois.

Avait-elle donc réellement envie de plaire à M. Lucas ? Oui, pour voir. Qui donc l’avait jamais demandée en mariage ? Une possibilité si étrange valait bien qu’on s’en occupât. Et puis, malgré son éloignement pour l’homme, ce choix considérable, immense, qui peut-être s’offrait à elle, de la vie de famille ou du célibat éternel, ce choix à faire l’oppressait et la tenait hésitante, par ce qu’il avait de décisif à jamais.

Quand elle descendit, elle trouva M. Lucas près du feu, le dos à la cheminée, et il lui sembla un peu plus gros, c’est-à-dire plus bouffi, et plus important que la veille. Une grimace d’amabilité qu’il fit en la voyant, et les politesses obséquieuses dont il l’accabla, confirmèrent les doutes de Sidonie. Étrange situation ! Plus l’idée d’un mariage lui paraissait possible et la séduisait, plus sa répugnance pour le prétendant grandissait.

Qu’y avait-il à la fois dans cet homme de raide et de mielleux ? de sec et de gluant ? Elle ne savait. Elle se disait : Il ne faut pas juger sur l’extérieur. — Maxime plus fausse que juste, et toute selon le dualisme chrétien, pour qui la matière ne compte pas. Pour ces partisans à tout prix de la cause, la matière, le visible, n’en a pas besoin ; cela ne vient de nulle part, n’a pas de raison d’être, n’est formé que de hasard. Cependant, quand la physiologie sera faite, ce visage humain, que d’instinct seul aujourd’hui nous épelons vaguement, deviendra une sorte d’imprimé vivant des qualités et défauts de l’individu, quelque chose comme la légende que le naïf moyen âge mettait dans la bouche de ses personnages. En même temps, l’interprétation perdra bien des préjugés classiques, et le type de beauté se modifiera. Mais, en attendant, on se trompe fort, en effet, sur le sens de la légende, faute de savoir lire. Celle que portait entre ses dents bien plantées M. Lucas, et dont Sidonie percevait le sens, sans y croire, c’était : — Je suis l’égoïsme, l’idiotise moral et la suffisance. — Mais comment aurait-elle osé lire de pareilles choses sur le visage d’un homme aussi recommandable, ami de M. le comte de Gerbie ? Elle n’avait pas, l’humble institutrice, assez de lecture pour cela.

Elle l’eût osé d’autant moins que tout le déjeuner fut assaisonné, par M. Lucas, d’un nouvel éloge de M. Lucas, auquel le bon M. Maigret donnait complaisamment la réplique, et son approbation la plus empressée. Il est rare qu’au premier abord cette faconde n’en impose pas à tout le monde. Nous prêtons de l’idéal à tout inconnu.

Après le déjeuner, M. Maigret proposa une promenade. On alla du côté de la rivière. Mme Maigret n’en était point. À la campagne, la femme n’est pas la maîtresse de la maison, mais la première servante du ménage, ce qui est d’ailleurs bien plus en accord avec le Code et les mœurs. Un seul des enfants accompagnait son père et les hôtes. Tout à coup, M. Maigret se souvint d’un mot qu’il avait à dire à quelqu’un du village, et laissa M. Lucas et Sidonie seuls avec l’enfant.

Celui-ci, qui allait de çà et de là, courant, sautant, lançant des pierres aux oiseaux, n’était pas un tiers. Sidonie se sentit en face de la décision, et s’en troubla. Sans doute, cette impression se peignit sur ses traits : car M. Lucas la regarda en souriant, d’un air vainqueur. Il avait cérémonieusement offert son bras à Sidonie, dès le début de la promenade, et continuait de causer de lui ou des siens. Ils se trouvèrent alors à l’entrée du chemin des peupliers. L’enfant s’y engagea, et ils le suivirent.

Ce lieu pour Sidonie était tout rempli de souvenirs, et il lui semblait qu’ils étaient restés là, habitants secrets des joncs et des herbes, et que, la reconnaissant dès qu’elle parut, tels que des lutins, ils se levaient tous, chacun de son poste, et accouraient fondre sur son cœur. C’était là qu’Ernest…, ici Léontine… Elle voulait cependant écouter M. Lucas et s’efforçait d’écarter les voix argentines.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 30 janvier 1872

(30)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[27]


M. Lucas racontait son enfance passée au séminaire. — Au séminaire, cela se sentait.

— Ah ! j’ai gardé de ce temps de bien bons souvenirs, et, ce qui vaut encore mieux, de bonnes connaissances. Je suis lié avec la plupart des curés de nos environs ; ils m’invitent souvent et me considèrent beaucoup ; et ça, voyez-vous, pour un instituteur, c’est comme les racines pour un chêne ; on n’est pas solide sans ça. Êtes-vous bien avec votre curé, mademoiselle ?

— Non, dit Sidonie ; cela est bien difficile. Ces messieurs veulent ordonner chez nous et nous transformer en sacristains. Je n’ai jamais aimé ces commérages d’église, et l’on m’en veut de cela.

— Oh ! mais, vous avez tort. Vous n’entendez pas vos intérêts. Vous m’étonnez, et c’est là, permettez-moi de vous le dire, une erreur de jugement. Moi, je ne suis pas cagot plus qu’un autre ; mais j’ai compris ça depuis longtemps, et quand je vois certains de mes confrères faire les voltairiens, j’en hausse les épaules. Qu’est-ce qu’ils croient gagner à cela ? des ennuis, à coup sûr, et pas un sou avec.

— Mais, dit-elle, nous ne dépendons pas de l’Église, mais de l’État.

M. Lucas leva les yeux au ciel et presque les épaules.

— Ah ! mademoiselle, en vérité, voilà bien le… comment dirai-je ? enfin vous m’excuserez, le peu de raisonnement des dames. Cette séparation-là, voyez-vous, de l’Église et de l’État, c’est de la plaisanterie. Ils peuvent bien avoir ensemble de petites piques ; mais ce n’est jamais sérieux. C’est comme un mari et une femme qui ne s’aiment pas ; ils sont toujours à se bougonner et à se regarder de travers ; mais ils restent ensemble, parce que, ayant les mêmes intérêts, ils ne peuvent pas se séparer.

Sidonie cherchait une réponse ; mais, à ce moment, l’image d’Ernest (l’Ernest d’autrefois) vint à leur rencontre du fond de l’allée, comme il était venu un jour qu’elle se promenait avec Léontine, et c’est ce jour-là qu’elle l’avait aimé. Une impression analogue, suivie d’une amère tristesse, lui serra le cœur.

— Quand je dis : un mari et une femme qui se bougonnent, reprit M. Lucas, ce n’est pas comme exemple de ce qui doit être, mais de ce qui est trop souvent, malheureusement. Car la femme ne devrait pas le prendre sur un ton d’égalité avec son mari. Et en ceci, comme en tant d’autres choses, l’Église et l’État ont la même doctrine. Ce n’est pas galant ce que je dis là ; mais moi, je suis pour les bons principes et vous êtes trop sensée pour m’en vouloir. Ma pauvre défunte était ainsi. Jamais un mot plus haut qu’un autre. Elle m’écoutait avec soumission et respect. Pauvre chère femme ! elle avait pour moi une si grande admiration ! Ce n’est pas modeste, ce que je dis ; mais enfin c’est vrai. Et si cette admiration était en désaccord avec mes faibles mérites, elle était du moins dans le caractère de son rôle d’épouse. Car, voyez-vous, ce qui doit nous engager à nous incliner devant l’Église, c’est qu’elle enseigne et soutient les principes nécessaires au bon ordre. Et nous autres, que sommes-nous, sinon des instruments de bon ordre et de discipline ? On peut penser ce qu’on veut de la religion, mais elle est nécessaire. Enfin, comme je vous le disais, notre intérêt n’est pas de nous mêler du ménage de ces deux puissances. Les sots qui le font en sont toujours dupes ; elles se raccommodent à leurs dépens. Le recteur et le curé finissent toujours par s’entendre ; mais le curé est ici et le recteur là-bas. C’est avec le curé surtout qu’il faut être bien.

— Mais le devoir doit passer avant l’intérêt, dit Sidonie. Notre devoir est de former la raison des enfants et…

— La raison ! Allons donc, ma chère demoiselle, et que voulez-vous raisonner avec ces enfants de paysan ? De petites brutes ! Apprenez-leur à lire, écrire et compter ; c’est tout ce qu’ils ont besoin de savoir pour faire leurs affaires, et même ils s’en passeraient très-bien. L’utilité de l’école, c’est surtout de discipliner un peu ces petits sauvages et de leur fourrer dans la tête qu’ils ont des devoirs à remplir. Le catéchisme est excellent pour cela. Pour les filles, la couture, afin qu’elles sachent au moins raccommoder les vêtements du mari et des enfants. Eh ! mon Dieu, tenez, j’en ai une qui ne demande qu’à apprendre ; elle a une intelligence étonnante. C’est tout mon portrait, d’ailleurs ; l’autre ressemble à ma pauvre défunte. Eh bien, elle a manqué sa vocation celle là, ç’aurait dû être un garçon. Enfin, nous en ferons une institutrice ; je ne vois que ça. Aimez-vous les enfants ? demanda-t-il, en se penchant vers elle, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre tendre et qui larmoya.

— Oui, répondit-elle, presque à voix basse.

— Pas beaucoup, peut-être ? reprit M. Lucas, avec une grimace d’indulgence. Eh ! mon Dieu ! cela vaut mieux : on ne les gâte pas. Il faut surtout dans l’éducation de la fermeté.

Prenant le ton de la confidence, il parla de son isolement, de sa situation difficile vis-à-vis de ses filles, qu’il ne pouvait surveiller suffisamment. Pendant qu’il faisait sa classe et pendant qu’il allait porter ses leçons au noble héritier des Gerbie, il avait besoin d’un autre lui-même qui appliquât à ses filles son système d’éducation, et tînt la main à l’exécution rigoureuse de ses ordres.

— En un mot, dit-il enfin, j’ai résolu de me remarier, et comme les qualités du cœur et de l’esprit sont les premières à mes yeux, je ne veux tenir compte ni de la fortune, ni même de la jeunesse. Il me faut une compagne douce et bonne et en même temps de manières distinguées ; car ma femme sera souvent invitée au château et devra fréquenter Mme la comtesse…

Il cessa de parler, et s’arrêta en même temps, penchant un visage amoureusement béat vers Sidonie, pour juger de l’effet de ses paroles.

Ils étaient arrivés au bout de l’allée, près d’un saule, dont les branches inférieures rasaient la terre. Là, souvent autrefois, Sidonie venait s’asseoir, quand elle se trouvait libre, le soir, un moment. Oh ! quels rêves elle avait faits là ! toute pleine encore d’espérance, oubliant tout, ou plutôt ne sachant rien, laissant de côté sa pauvreté, le monde, n’écoutant que son cœur, qui battait si haut, et sa jeunesse qui malgré tout croyait, rêvait et chantait, comme un rossignol dans la nuit. Là, en dépit des réalités, elle avait donné carrière à ses désirs ; elle avait été belle, aimée, heureuse ; elle avait fait du bien ; elle avait réformé la vie, la faisant, à ses souhaits, charmante, bonne et juste ; elle avait créé, dans ce petit coin de brume, des mondes étincelants ; là, pendant longtemps, elle avait cru de toute son âme, que tout ce qu’elle portait en elle d’amour, de croyances, d’aspirations, aurait son emploi, et qu’elle aussi, fille de cette grande nature, où tout marche vers sa fin, elle porterait ses fruits dans la vie humaine. Mais non ; son existence était demeurée stérile, et chaque année, au lieu de lui apporter de nouvelles fleurs et de nouveaux fruits, l’avait dépouillée une à une de toutes ses branches, de tous ses espoirs !

Elle sentit son bras pressé sur la poitrine de M. Lucas ; d’une voix emmiellée, qui sentait à la fois l’encens et la rhétorique, l’instituteur lui disait :

— Ne devinez-vous pas le vœu de mon cœur, ma chère demoiselle ?

Elle tressaillit et voulut retirer son bras.

— Voyons, dit-il en la retenant, avec un sourire plein de fatuité, il ne faut pas avoir peur de moi. Je ne suis pas méchant.

Et se penchant vers elle :

— Ne voulez-vous pas me dire que vous m’aimerez un peu ?

Sidonie se dégagea brusquement.

— Non, jamais ! murmura-t-elle, se parlant à elle-même ; non, jamais !

Elle regardait le saule, et son sentiment confus eût pu se traduire ainsi :

— Non, je ne donnerai pas cette ignoble fin à ma pauvre jeunesse, belle au moins de sa pureté. Je garderai du moins mon idéal d’amour, seule richesse de ma triste vie !

— Comment ! comment ! s’écria M. Lucas, en se rapprochant d’elle, — et un spectateur eût ri de l’ébahissement qui succéda tout à coup à cette fleur de contentement de soi, épanouie d’habitude sur son fade visage. Voyons, qu’est-ce que cela veut dire. Mademoiselle Sidonie ? Vous n’y pensez pas ; c’est de la folie ! Vous voulez faire l’enfant, hein ? Voyons, regardez-moi, il ne faut pas être effarouchée comme ça.

— Je vous remercie, monsieur, de vos bonnes intentions à mon égard, dit Sidonie, que la familiarité de cet homme rendit tout à coup imposante et calme ; j’ai renoncé au mariage.

— Bah ! bah ! reprit-il irrité, presque insolent, il faut qu’il y ait là-dessous quelque chose. Refuser ainsi un mariage honorable et un homme qui… sans me vanter, enfin, un homme comme moi, c’est étrange !… dans votre position. Enfin, je ne me charge pas de deviner vos raisons, mademoiselle. Je voulais faire votre bonheur ; c’est surtout ce qui m’engageait.… Vous ne voulez pas, soit ; je n’ai plus rien à dire. Mais je ne vous conseille pas de vous en vanter : tout le monde vous donnerait tort.

Il la salua sèchement, mit son chapeau sur sa tête avant de se retourner et, rouge de colère, il reprit seul, à grands pas, le chemin du village.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 31 janvier 1872

(31)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[28]



Sidonie le suivit d’un regard de mépris. Cette décision, qui l’avait, le matin, tant agitée, ne lui coûtait pas un regret. Elle s’assit sur la branche du saule, à la place autrefois accoutumée, et tomba dans une longue rêverie. Cet incident brutal avait remué toutes les amertumes de sa vie ; elles remontaient une à une jusqu’à ses lèvres, et, après y avoir déposé leur goutte de fiel, redescendaient, faisant place à d’autres, au fond de son âme. C’était bien fini ; le bonheur n’était pas pour elle ; elle le savait depuis longtemps ; mais il n’en fallait pas moins le répéter souvent ; car son cœur l’oubliait toujours.

Ah ! pourquoi, se disait-elle en ces moments-là, pourquoi suis-je venue dans la vie ? À quoi bon ? Et elle ne se sentait plus le courage de continuer cette longue succession de jours vides qui, selon toute probabilité, lui restaient à parcourir. Cependant, le souvenir lui vint de ses élèves qui l’aimaient, à qui elle était nécessaire, et elle se reprocha son égoïsme, et rassembla tout ce qu’elle avait au cœur de tendresse et de dévouement pour aimer pleinement et remplir cette tâche haute et sacrée, qu’elle avait enfin comprise.

Au bout d’une heure, pensant que M. Lucas avait eu le temps de partir, elle reprit le chemin de la maison. L’enfant, qui d’abord les accompagnait, s’était depuis longtemps échappé à travers champs. Sidonie rencontra au bout du chemin M. Maigret, qui la cherchait et l’aborda d’un air composé, où se lisait une secrète pitié. Ils rentrèrent. M. Lucas était parti. Mme Maigret était de mauvaise humeur. Si bien que Sidonie, se croyant blâmée par ses hôtes d’avoir refusé M. Lucas, voulut s’en expliquer le soir avec Mme Maigret.

— Je vois que vous êtes fâchée contre moi, chère madame Maigret, à cause de M. Lucas !

— Contre vous ? Eh bien, par exemple ! non, ça n’est pas contre vous que je suis fâchée. C’est contre lui d’abord, et puis contre moi, de vous avoir touché mot de ça, hier. Dame ! je croyais que c’était comme fait, moi.

— Que voulez-vous, on ne peut pas épouser quelqu’un qui ne vous plaît pas.

— Vous êtes joliment bonne de l’excuser comme ça. Moi, j’en suis en colère. Je ne dis pas que ce n’est pas un savant ; mais il n’en est pas plus beau ni plus amusant pour ça, et il fait aussi par trop le difficile. Oui, je vous dis, je lui en voudrai toute ma vie de cette affaire-là.

Sidonie regardait Mme Maigret d’un air étonné :

— Mais que vous a-t-il pu dire ? Je ne comprends pas.

— Ce qu’il a dit ? des bêtises ! Et si vous croyez que je vas vous répéter ça…

Elle céda pourtant, non sans peine, aux instances de Sidonie.

— Mais, cher ami, avait dit M. Lucas à M. Maigret, en rentrant à la maison, je ne puis vraiment pas me décider à ce mariage. Je viens de causer avec Mlle Jacquillat. Elle a sans doute ses qualités ; mais… elle n’est pas instruite du tout, d’abord ; elle fait des fautes de syntaxe, et puis elle n’a pas le jugement droit. J’en suis désolé ; car j’ai vu qu’elle s’attendait à ma demande ; et même elle a été au devant ; je n’aime pas ça. J’ai donné à la chose, à cause de vous, un tour favorable pour son amour-propre ; elle pourra dire, si elle veut, qu’elle m’a refusé ; je suis généreux, et bien au-dessus de ces misères ; mais enfin je me suis dégagé net.

— Et vous l’avez plantée là, comme ça, toute seule ? avait objecté M. Maigret.

— Elle avait un tel dépit ! c’est elle qui m’a ordonné de la quitter ; sans quoi, je suis trop galant…

Sidonie, indignée, raconta exactement ce qui s’était passé, et Mme Maigret la crut avec joie ; mais il n’en fut pas de même de son mari, et M. Maigret garda toute sa vie de grands doutes à ce sujet.


CHAPITRE VI

De retour à son foyer, Sidonie reprit sa tâche d’institutrice, en s’efforçant d’y consacrer tous ses sentiments et toutes ses pensées ; mais, pendant les vacances, ses ennemis n’avaient pas perdu leur temps. M. le curé avait fait deux voyages au chef-lieu ; certaines matrones avaient fort clabaudé dans le village sur l’étrange et nouveau système de l’institutrice, ne manquant pas d’employer cet argument redoutable, que jamais on n’avait rien vu de pareil. On était arrivé sans peine à inquiéter les parents, et les élèves avaient beau défendre leur institutrice ; au village non plus qu’ailleurs, et moins qu’ailleurs, on n’accorde aux enfants le droit de donner leur avis sur leurs propres intérêts ; même, selon la doctrine génésiaque de la sagesse obtenue par la compression et le châtiment, leur avis compterait plutôt en sens contraire.

— Pour y trouver tant de contentement à leur école, faut qu’on ne leu-z-y fasse rien faire, disaient avec conviction les sages du lieu ; puisqu’elles s’amusent, c’est donc qu’on ne leur apprend rien ?

Aux yeux de ces pauvres travailleurs sans trêve, le travail est toujours, comme dans la Bible, la punition, la douleur ; et le travail d’esprit, dont ils n’ont jamais surmonté les difficultés, leur paraît tel plus encore. Sur ce point, d’ailleurs, leur avis ne diffère pas de celui des universitaires et du monde entier ; la méthode, née de la conception, lui servant désormais de preuve.

L’opinion des sages du lieu devait pénétrer au sein du Conseil municipal ; elle y fut adoptée sans peine. L’orage grondait. Sidonie vit le péril et hésita. Mais si elle perdait l’amour de son œuvre, que lui resterait-il ? Elle osa donc soutenir la lutte et s’efforça de persuader ses adversaires et par le raisonnement et par les faits, c’est-à-dire par les progrès de ses élèves. De jolis ouvrages, de charmants dessins firent la gloire de quelques familles et le tour du village. Mais, d’un autre côté, la liberté des enfants, à la promenade, au jardin, amenait toujours quelque étourderie dont on faisait grand bruit. Avec le système des punitions et de la contrainte, il y avait toujours eu de ces escapades, que, du reste alors, les enfants cachaient avec plus de soin. Mais alors tout cela passait pour effet naturel de la perversité enfantine ; tandis que maintenant c’était uniquement l’effet du système de liberté. Toute innovation, tout novateur a cette impossible épreuve à subir : être parfait, ou être condamné, toujours condamné, il va sans dire. Le patient, heureusement, en réchappe souvent ; mais que de peine à vivre, hélas ! et à grandir !

Les mères, d’autre part, se plaignaient de l’indépendance de caractère de leurs filles. Ces enfants raisonnaient. Horreur ! On comptait sur l’école pour les rendre souples, passives, obéissantes ; et c’était presque le contraire ! Elles avaient des notions du juste et de l’injuste qui les faisaient s’indigner d’être battues, et grondées mal à propos ! Cela ne pouvait durer ainsi.

La pauvre institutrice tenait bon, faisant de son mieux, s’isolant le plus possible de ces commérages qui la désolaient, s’attachant de plus en plus à son œuvre, et heureuse et émerveillée de voir avec quelle rapidité se développaient les jeunes intelligences qui lui étaient confiées. Elle reconnaissait avec une joie profonde que ces natures populaires, paysannes, tant calomniées, contiennent des trésors de vie intelligente que l’éducation, pour peu qu’elle soit en accord avec la nature, met au jour ; tandis que, très instinctives et effarouchables, la lettre, le grimoire les effraye, les rebute et les jette dans un idiotisme apparent. Plus Sidonie étudiait cette science de l’éducation, qu’elle avait cotoyée si longtemps sans la comprendre, plus elle y découvrait de profondeurs nouvelles, qui l’attiraient et la charmaient. À force d’être rejetée en elle-même et bannie de toutes les joies normales de l’humanité, cette pauvre fille, née dans un milieu vulgaire, nourrie de traditions, bercée de préjugés, élevée dans le respect de l’usage, et la tête meublée seulement de ce bagage scolaire, que la momie universitaire dispense à ses élèves, elle en était arrivée, à force de solitude, d’amours résorbés, d’élans contenus, à concevoir l’amour supérieur des créations intellectuelles. Et elle sentait maintenant que celui-là pouvait remplacer les autres, qu’il était de tous le plus fécond, le plus vaste, qu’elle ne mourrait point stérile, et laisserait après elle, sur ce petit coin de terre, une postérité nombreuse, plus vivace que celle du sang, une race animée du rayon de Prométhée, qui le transmettrait à ses descendants. Elle vivait dans son rêve, oubliant le reste, réformant et élargissant chaque jour son plan, découvrant sans cesse quelque vérité nouvelle et rejetant quelque fausse formule, quelque vieille erreur ; démocrate et libre-penseur, sans le savoir, sans l’avoir prémédité du moins ; éprouvant au milieu de ces travaux une ardeur, des joies qu’elle n’avait point espérées.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 1er février 1872

(32)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[29]


Mêlés à tout cela, restaient encore plus d’un ennui, d’un dégoût. Le catéchisme, l’histoire sainte, qu’elle se voyait forcée de faire réciter à ses élèves, provoquaient chez ces enfants, maintenant habitués à tout comprendre, mille questions, mille étonnements. Là-dessus, Sidonie devait garder le silence. Elle avait dit une fois pour toutes, espérant qu’elles n’y reviendraient plus :

— Je ne me charge pas de vous expliquer ces choses. C’est l’affaire de monsieur le curé.

Mais l’enfant, questionneur et curieux de sa nature, si l’on ne décourage pas cette curiosité, l’étend de plus en plus, et l’élève bien vite jusqu’à la logique. Avec les révoltes du bon sens, les questions revenaient toujours.

Une après-midi, une des petites filles s’arrêta en récitant ce passage où il est dit que l’Éternel Dieu défendit à l’homme de manger du fruit de l’arbre de science, parce que, dit-il, l’homme deviendrait comme l’un de nous, sachant le bien et le mal.

— Il y a donc d’autres dieux, mademoiselle, demanda la petite, puisque l’Éternel dit : Comme l’un de nous ; et puis, pourquoi est-ce que Dieu défend la science, puisqu’il est bon de s’instruire ?

— Il ne voulait pas que l’homme fût aussi habile que lui, répondit, de son propre mouvement, une autre fillette au minois vif et rusé, dont l’air disait assez que pareille conduite lui paraissait plus que mesquine.

Il y eut à cette réponse des sourires parmi les enfants, et d’autres commentaires analogues. Parmi les élèves de Sidonie, se trouvait la fille du sacristain, grande fillette pâle, assez intelligente ; mais d’humeur jalouse et sournoise, commensale du presbytère, où régnait sa mère, comme gouvernante. Elle écouta les propos de ses compagnes, en pinçant les lèvres, et jeta sur l’institutrice un regard observateur.

Sidonie, les yeux attachés sur le livre, qu’elle ne lisait pas, restait absorbée par les réflexions qui l’avaient saisie. Cette interdiction de la science, placée au commencement du code religieux ; cet autel, dressé dès l’abord au privilége ; cette épée flamboyante qui garde l’Éden, contre l’humanité sujette, ignorante et pauvre ; ce mythe enfin qui pour elle, auparavant, n’était qu’une grossière légende, venait de prendre tout à coup à ses yeux un sens profond, terrible. Ce n’était pas une rêverie sans valeur, comme elle l’avait cru, conservée par l’habitude, la superstition et l’intérêt de la caste cléricale ; c’était la forteresse d’iniquité qui couvre encore la terre de son ombre, et que défend d’un soin jaloux, âpre, l’esprit toujours vivant qui l’a créée. Il n’était que trop réel, ce dieu aristocratique, ce maître jaloux. Sa malédiction sur le travailleur subsistait encore ; l’épée était toujours là pour écarter de l’Éden ceux qui gagnent leur pain à la sueur de leur front ; et depuis tant de milliers d’années, elle avait toujours force de loi contre la partie la plus nombreuse de l’humanité, cette défense odieuse : Il ne faut pas qu’ils mangent du fruit de l’arbre de science, parce qu’ils deviendraient comme l’un de nous.

N’était-ce pas encore, au dix-neuvième siècle, appliqué sur toute la terre ? La science n’est-elle pas vendue, c’est-à-dire interdite au pauvre ? là même où elle se donne, soigneusement mesurée ? restreinte à certains degrés ? L’héritage d’Ève est divisé en deux parts : la grande pour le petit nombre, et pour le grand nombre la petite part. Et pourtant, le trésor de sa nature est inépuisable, et plus on le répand, plus il s’agrandit.

C’est en vain que toute l’œuvre du génie humain tend de plus en plus à porter aux lèvres du peuple la grande coupe de la communion universelle ; en vain que surgissent Gutenberg, Estienne, Didot, Papin, Watt, Stéphenson. À chaque progrès, qui ouvre la voie, répond une barrière qui se construit ; à chaque plume qui pousse aux ailes de la presse, un poids est attaché qui en neutralise l’essor. Lois contre l’imprimerie, lois contre le journal, lois contre le colportage, lois contre l’écrivain, lois contre les presses à copier, lois contre la parole.

Non, ce peuple ne doit pas goûter le fruit de l’arbre de science, car il deviendrait comme l’un de nous, sachant le bien et le mal ; car il faut, au contraire, que le mal lui semble le bien, et le bien le mal. S’il faut qu’il lise enfin, il lira ; mais il n’aura que la lettre sèche et froide, qui rebutera son esprit, ne dira rien à son cœur et lui rendra l’étude vaine et impossible. Ce qu’il apprendra surtout, c’est la tradition qui le condamne ; il demande la vie, le mouvement, la réalité ; on lui donnera le mythe, l’immobilité, la mort. On lui offrira pour objet d’amour une momie de 4 à 5,000 ans, et il préférera le travail de la bête de somme, la vie au jour le jour. Voulût-il d’ailleurs autrement, il ne pourrait ; car la science est un luxe, réservé aux riches, avec l’or, la soie, le vélin.

Pourtant, quand le cri : La science au peuple ! deviendra trop fort, alors, on annoncera, à grand fracas, des lois sur l’instruction populaire ; puis, des ministres viendront, devant ce qu’on appelle des représentants du peuple, lire un amalgame savant, où le vide et le plein s’équilibreront dans une admirable neutralité, où chaque pas en avant sera racheté par une enjambée en arrière, où les écoles de hameau, bâties sur papier, n’apparaîtront que pour introduire la lettre d’obédience. Et les représentants du peuple jetteront les millions à l’armée, instrument de répression, bras du privilége, et gratteront les sous destinés à l’instruction populaire. Tout ce qui soutient le privilége est choyé, craint, respecté ; on donne des pensions aux veuves des gendarmes ; on n’en donne pas aux veuves des instituteurs. L’instituteur, valet de la sacristie, sujet de tous, reçoit à peine, pendant sa fonction, le pain nécessaire à l’existence, et meurt de faim dans sa vieillesse.

Mais ce cri formidable, glas du vieux monde, s’élève de plus en plus, retentit sans cesse plus fort : La science au peuple ! Bien, cela servira de marchepied, voilà tout, à l’ambition hypocrite. Réclame de candidat, orviétan politique. Tel s’empare de cette formule, l’écrit sur sa toque, monte par elle au pouvoir, et, quand il tient la clef du sanctuaire, ce n’est pas au peuple qu’il l’ouvre, c’est à l’ennemi. Et après avoir cantonné l’ennemi du peuple et de la science dans les postes de la science populaire, il déclare que la science continuera d’être, non pas un droit humain, mais une marchandise et sera offerte pour vente à qui ne la peut payer. Car il ne faut pas quil (ce peuple) devienne comme l’un de nous. Et il en sera de même tant que ce livre fatal, expression du vieil esprit aristocratique et autoritaire, pierre angulaire du privilége, sera dans l’école, chargé de détruire à leur source, chez l’enfant, le sens commun et le sens de la justice. Le jour où il disparaîtra, la science et la justice auront triomphé.

Et se disant toutes ces choses, l’horreur de ces iniquités séculaires fut si vive chez Sidonie, qu’elle repoussa le livre en murmurant, assez haut pour être entendue des élèves qui l’entouraient :

— Oh c’est odieux ! c’est infâme !

La pâle fille du sacristain tressaillit à ces paroles, et demeura un moment les yeux attachés sur l’institutrice. Ensuite, elle dit quelques mots tout bas à ses compagnes. Interrogée tous les soirs sur ce qui s’était passé à l’école, cette enfant était devenue attentive à tout. Pour Sidonie, elle avait pensé et parlé comme en rêve ; poussant un long soupir, elle se remit à faire sa classe comme auparavant.

Mais, dès le soir même, le curé se transportait chez plusieurs des élèves et leur faisait subir un interrogatoire. La plupart n’avaient pas remarqué l’exclamation de leur institutrice ; mais à force de questions, elles déclarèrent quelque chose. Celles à qui la fille du sacristain avait parlé, et cette fille elle-même, affirmaient positivement que l’institutrice avait dit, en poussant le livre saint : — On écrivit jetant, et vers la fin du rapport ce verbe se trouva changé en celui de fouler aux pieds. — C’est odieux, c’est infâme ! Tous les autres griefs reprochés à Sidonie, commentés, élargis, interprétés, furent groupés autour de celui-là. On l’accusa de lire Voltaire, et l’expression de lois naturelles, qu’elle employait fréquemment dans ses explications des sciences de la nature, devint une preuve de ses affinités avec Diderot, d’où l’on insinua qu’elle inspirait aux enfants l’immoralité. Ce fut un scandale, des commérages, des babillages à remplir tout le village, et bientôt les villages voisins. Une vieille dévote, en levant les mains au ciel, regretta qu’on ne brûlât plus les sorcières. M. le curé ayant écrit les dépositions des petites filles, en adressa un exemplaire au recteur de l’Académie, et un autre à l’évêché.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 3 février 1872

(33)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[30]


Instruite la dernière, Sidonie cherchait à conjurer le péril, quand un inspecteur tomba dans sa classe. C’était un jour d’orage. L’atmosphère lourde, énervante, jetait les enfants dans un malaise plein de surexcitation ; de grands éclairs sillonnaient le ciel ; le tonnerre grondait, et l’institutrice, afin de rassurer celles des élèves qui avaient peur, profitant d’ailleurs pour les instruire de toute occasion propre à fixer leur attention, donnait une leçon sur l’électricité. À l’aide d’une pile qu’elle tenait de M. Favrart, elle produisait des étincelles, expliquait le phénomène, racontait Franklin, et, sa montre à la main, faisait calculer aux enfants, après chaque éclair, la distance de la foudre. Les peureuses maintenant riaient, s’émerveillaient et prenaient au grand phénomène un intérêt, un plaisir extrême. Mais la fille du sacristain, plus pâle qu’à l’ordinaire, se signait.

— Qu’avez-vous, Marie ? Quoi ! vous avez encore peur ? Vous n’écoutez donc pas ce que nous disons. On vient de calculer que la foudre est encore à trois lieues de nous ; et puis, notre maison est basse et n’a point de hautes cheminées, ni d’arbres élevés tout près d’elle. Si le combat des deux électricités arrive à se produire sur notre village, c’est sur le clocher que la foudre tombera, ou sur les peupliers de la fontaine.

— Non, non, dit Marie, qui s’était levée, la figure altérée par l’épouvante, ça sera dans cette chambre où on insulte le bon Dieu, en voulant faire comme il fait. Je veux m’en aller !

— Oh ! s’écrièrent plusieurs des enfants, elle croit encore que c’est le bon Dieu qui fait du tapage là-haut, parce qu’il est en colère. Est-elle bête ! Puisqu’on te dit ce que c’est.

Sidonie, émue de l’incident, s’efforça de retenir Marie, de la rassurer, et recommençait pour elle, avec une nouvelle clarté, l’explication du phénomène, quand l’inspecteur parut sur le seuil. Il écouta un instant, puis, se voyant aperçu, il s’avança, droit, sec et hautain, vers l’institutrice.

— Oh ! oh ! on fait des hautes sciences, ici ; c’est fort beau ! Je vois que vous êtes une savante, mademoiselle ; mais le mieux est, dit-on, l’ennemi du bien. Les filles ont-elles besoin d’être des docteurs ? Il faut avant tout qu’elles sachent bien leur catéchisme, bien coudre, puis lire, écrire, compter, et avec cela, si possible, un peu de grammaire ; c’est l’essentiel. Or, en les occupant du superflu, il se pourrait faire que l’essentiel fut négligé.

— Pardon, monsieur, dit Sidonie ; mais il me semble, au contraire, qu’il est bon, et plus naturel, d’enseigner d’abord à l’enfant les faits du monde extérieur, qui attirent le plus son attention et sa curiosité. C’est, je crois, le moyen le plus propre à lui donner le goût de l’étude par le désir de connaître et……

— Je vois, mademoiselle, que vous avez vos idées, reprit l’inspecteur, en interrompant grossièrement Sidonie, et il est vraiment fâcheux que vous n’ayez pas été appelée au conseil de l’Université. Mais il serait inutile de m’expliquer tout cela, parce que moi, voyez-vous, je ne suis qu’un pauvre professeur retraité, décoré, qui sais le latin, le grec, la rhétorique, qui ai grisonné sur Cicéron et sur Tite-Live, et ce n’est pas moi qui me permettrais de toucher au programme et de donner des conseils au ministre ! Vous, ma chère demoiselle, c’est différent. Ah ! ah ! voyons donc un peu ce que ces petites savantes savent de grammaire ; car je suppose que vous la leur avez apprise avant la physique.

Il interrogea plusieurs élèves ; mais la plupart ne purent répondre ; d’autres se trompèrent ; car il ne voulait que le texte, et elles ne le savaient pas.

— En vérité, l’on dirait qu’elles n’ont pas appris la grammaire. Est-ce possible ?

— Monsieur, dit Sidonie, j’ai mis, en effet, de côté, du moins momentanément, l’étude des règles, pour la pratique du langage, par l’écriture et la parole, pratique raisonnée d’ailleurs. Avant de pouvoir faire avec fruit l’analyse d’une langue, il faut la connaître. Les enfants ne songent point à l’application des règles, et elles demeurent lettre morte dans leur mémoire, tandis qu’en appelant à propos leur attention sur leur propre manière de s’exprimer…

— Décidément, vous tenez à faire comme on ne fait pas. [l est pourtant singulier que vos élèves ne puissent pas me réciter la définition du verbe. Tenez, j’inspectais, avant-hier, la classe de M. Lucas, l’instituteur de Gerbie. Eh bien, mademoiselle, j’ai trouvé là de petits gaillards qui savent leur grammaire d’un bout à l’autre, et vous la débitent, à quelque page que ce soit, sans sourcilier. Et certes, une grammaire savante et complète, la grammaire de M. Rogophilas !

— Mais, monsieur, pensez-vous ?.…

— Je ne pense pas, mademoiselle, je remplis mon devoir, moi, tout simplement. Je vais, j’interroge, et quand on ne me répond pas, j’écris sur mes notes qu’on ne m’a pas répondu.

— Permettez-moi, monsieur, de faire devant vous un exercice de langage…

— Mille pardons, je n’ai pas le temps ; il faut que j’aille coucher ce soir à Latoure, afin d’y inspecter l’école dès le matin et de faire, s’il se peut, deux autres communes dans la journée. Dame ! je n’ai pas des appointements qui me permettent de flâner.

Il fit alors une ou deux questions sur la géographie, et cette fois parut satisfait ; mais non moins étonné quand les enfants lui donnèrent sur chaque lieu les conditions géologiques, le climat, la faune, la flore, les usages et les costumes.

— C’est fort bien, sans doute, dit-il ; mais tout cela doit venir plus tard. La nomenclature d’abord. Vous tenez vraiment à tout brouiller.

— Je tiens seulement à intéresser l’enfant à l’objet de son étude. Il lui faut la vie ; la simple nomenclature le rebute, parce qu’elle ne dit rien à son imagination. On a mis la science objective à la fin des classes ; c’est au commencement qu’elle devrait-être.

— Décidément, mademoiselle, vous êtes une philosophe ; une réformatrice ; il faudra vous faire nommer grand-maître de l’Université. Mais je ne suis moi, je vous l’ai dit, qu’un pauvre homme, et il faut que je remplisse mon devoir, tout simplement, c’est-à-dire que je vérifie si l’on sait le catéchisme. Les philosophes, en général, n’aiment pas le catéchisme, et peut-être vous êtes-vous dispensée de le faire apprendre par cœur ?

— J’ai dû me conformer à cette obligation, répondit Sidonie, irritée du persifflage de cet homme.

— Ah ! l’on voit assez qu’elle ne vous plaît pas. Et il est probable que vous avez inspiré le même sentiment à vos élèves. Nous allons savoir cela.

L’épreuve fut assez peu concluante. Celles qui allaient faire la première communion, savaient assez bien le catéchisme : les autres l’avaient négligé. L’inspecteur avait pris ses notes et allait se retirer quand, avisant une petite fille à la physionomie vive et spirituelle, dont les yeux noirs le fixaient avec une hostilité évidente, il lui demanda tout à coup :

— Mademoiselle, que pensez-vous de l’enfer ?

Cette enfant, une des favorites de Sidonie, était pleine de hardiesse et ne manquait pas de réflexion. Elle répondit délibérément.

— Oh ! je n’y crois pas. Le bon Dieu serait trop méchant.

— Il paraît qu’elles font aussi de la théologie, dit l’inspecteur, en se tournant vers l’institutrice. Permettez-moi maintenant, mademoiselle, de vous signaler une chose que vous auriez dû mettre sur votre programme avant beaucoup d’autres. C’est d’enseigner à vos élèves une tenue plus sérieuse, plus disciplinée et plus convenable. Depuis que je suis ici, ces demoiselles se permettent de parler entre elles, de remuer, de se lever, de se pencher à droite et à gauche : j’ai même entendu quelques rires, et je dois déclarer que c’est ici la première école où les enfants n’ont pas gardé devant moi l’attitude craintive et respectueuse que les enfants doivent avoir devant leurs supérieurs. Voilà précisément où conduisent les innovations : au mépris de toute règle et de tout respect. Il vaudrait peut-être mieux croire à l’enfer et se mieux conduire.

Il partit sur ces paroles. Sidonie se vit perdue. L’inspecteur, évidemment, était prévenu contre elle ; il était descendu tout d’abord au presbytère et avait déjeuné avec le curé, comme font, d’ailleurs, assez généralement les inspecteurs.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 4 février 1872

(34)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[31]


Sidonie écrivit au recteur une lettre justificative. Mais, à peu de jours de là, elle recevait cet arrêt :

« Mademoiselle,

Des témoignages accablants s’élèvent contre vous. Il résulte d’une enquête, de dépositions faites par vos élèves, que vous avez, dans votre classe, prêché ouvertement le mépris de la religion. Votre lettre nie ce fait. Je n’examinerai pas s’il a été exagéré ; je veux le croire. Peu importe, d’ailleurs ; des révocations ont été prononcées pour des cas moins graves. Vous devez savoir combien nous avons souci que vous viviez en bons rapports avec les ministres du culte ; votre devoir est d’inculquer aux enfants de solides principes de piété, gages de leur bonne conduite future ; et c’est aux institutrices qu’incombe plus strictement encore ce devoir, elles appelées à former les mères de famille, gardiennes des bons principes et de la foi des jeunes générations. Je ne veux pas m’immiscer dans les secrets de votre conscience ; mais, comme votre supérieur, chargé de faire exécuter la loi et les instructions ministérielles, je dois vous dire que, quelles que soient vos opinions particulières, vous avez manqué à votre rôle en donnant lieu seulement de suspecter vos sentiments catholiques.

» Je vois d’ailleurs qu’à Boisvalliers, où vous avez exercé précédemment, sans toutefois qu’aucun fait précis soit à votre charge sous ce rapport, vous vous êtes de même rendue antipathique au ministre du culte, qui, de concert avec le maire, demanda votre changement. Je ne m’arrête pas à certains soupçons d’une intimité fâcheuse, qui furent allégués alors, et qui, prétendait-on, conseillaient aussi ce changement, au nom de la moralité publique, mais je constate que dès lors vos opinions démagogiques étaient un sujet de scandale pour tous les gens bien pensants ; et il est évident que votre prétention actuelle de bouleverser le programme universitaire, se rattache à ces tendances. Je ne puis, à ce propos, que vous rappeler à votre rôle de subordonnée, et, qui plus est, de femme, rôle qui consiste avant tout dans l’observation des règlements, dans l’obéissance aux supérieurs et la modestie de votre sens. Je ne vous dirai rien de plus. Votre système de liberté, d’initiative de l’enfant, comme vous l’appelez, est trop conforme aux penchants de la nature humaine pour ne pas conduire tout droit à des licences, mortelles à la discipline et au bon ordre. Vous en êtes vous-même l’exemple. Au surplus, s’il vous plaît de faire des utopies, c’est au conseil de l’Université que vous devez les soumettre ; mais en aucun cas, il ne vous est permis de les appliquer sans son autorisation. Je doute qu’elle vous soit accordée.

» Pour tous ces motifs, mademoiselle, mon devoir strict eût été de vous révoquer ; vos idées et vos sentiments n’étant point ceux qui doivent présider à l’éducation de la jeunesse, et en particulier de la femme. Mais je sais que, fille d’un fonctionnaire honorable, née dans la famille universitaire, vous n’avez aucun moyen d’existence que la position que vous occupez. Ces considérations militent en votre faveur, et j’en tiendrai compte, pour autant toutefois que vous ne rendrez pas mon indulgence impossible. Vous ne serez point révoquée. Vous changerez simplement de commune, et dans celle où je vous envoie, vous aurez à cœur de faire oublier tous ces fâcheux précédents. Rappelez-vous que la stricte observation du programme, des règlements, et enfin et surtout du devoir chrétien, sont de rigueur pour toute personne revêtue du caractère enseignant. Songez bien qu’il vous faut encore dix ans d’exercice pour arriver à une retraite, qui sera la seule ressource de votre vieillesse, et ne mettez pas à une épreuve nouvelle la patience et la bonté de vos supérieurs.

» Le recteur de l’université,
» J. Marmiturus. »


CHAPITRE VII

La nouvelle résidence fixée à Sidonie était à l’extrémité du département, distante de plus de vingt lieues, et l’une des communes les plus pauvres. On lui donnait, après vingt ans d’exercice de sa profession, le lot ordinaire d’une débutante. Elle n’y pouvait compter que sur le minimum du traitement. Toutes ses relations, toutes ses amitiés se trouvaient brisées. C’était, à quarante ans, toute cette ingrate carrière à recommencer ; mais avec la jeunesse en moins, et, cette fois, sans aucune des illusions nécessaires à de pareilles destinées.

À vingt lieues de là ! Ordre de courir donné au paralytique ! Où donc la maigre bourse de l’institutrice puiserait-elle l’argent qu’il fallait pour mettre en route, durant deux longues journées, la vaste charrette de déménagement, les deux chevaux percherons, et le conducteur picard, si rapace et si habile à multiplier les petites dépenses, autour d’un prix convenu ? Sidonie se disait avec un sourire amer : — Quand le czar envoie en Sibérie, c’est lui du moins qui fournit la voiture au prisonnier.

Mais tout cela n’était rien encore. Les rigueurs de la vie lui étaient si familières ! Elle avait si souvent connu la faim, le froid, la misère sous toutes ses formes ! Tant d’humiliations, d’insultes, de duretés l’avaient frappée ! Tant de déceptions ! Toutes ces choses n’avaient rien qui la surprit. Elle était comme un de ces pauvres arbustes des haies, sans cesse émondé par le ciseau, qui voit toutes ses pousses enlevées et tous ses boutons joncher la terre avant d’être éclos ; mais qui pourtant vit, triste et noueux, concentrant au cœur sa sève, jusqu’au jour où la hache vient le frapper au cœur même. Tous ces grands espoirs, qui sont le fond de la vie aimante et intelligente, s’étaient successivement flétris pour elle, mais sans mourir ; et transformés, désintéressés de plus en plus, ils s’étaient enfin résumés dans ce dernier amour, le plus haut et le plus grand, celui de la race humaine. Il avait donné à Sidonie le bonheur d’être utile, bienfaisante, que font aussi goûter les autres amours ; mais avec plus d’échange, c’est-à-dire moins de grandeurs. À celui-là aussi, elle avait de nouveau donné toute son âme ; et c’était le dernier, et maintenant, quand, aussi bien que les autres, il lui était enlevé, que lui restait-il ?

Car la lettre du recteur était formelle : ce n’était qu’à la condition d’abdiquer sa propre pensée, de se faire l’exécuteur machinal du règlement, le répétiteur pur et simple de la méthode ; ce n’était qu’à la condition de mentir à ses sentiments, d’affecter des croyances qu’elle n’avait pas, et de cacher soigneusement ce qu’elle croyait conforme à la vérité et nécessaire au développement de ses élèves, ce n’était qu’à cette condition qu’elle pourrait recevoir 4 à 500 fr. par an, du pain, en échange de sa liberté, de sa vie morale, de sa conscience !

D’abord, elle recula d’horreur, d’indignation ; elle se dit que mieux valait tout de suite mourir ; elle caressa l’idée du suicide. Puis, elle n’osa pas ; sa conscience, là-dessus, n’était pas bien édifiée ; le scandale et le déshonneur, qui, à la campagne, surtout, s’attachent à cet acte, la faisaient souffrir, et surtout à cause des idées qu’elle avait soutenues et en quelque sorte représentées, elle ne voulut pas ; cette mort les eût condamnées avec elle-même, et M. le curé en eût tiré un parti trop beau. — Un instant elle eut la pensée de rester dans le village comme institutrice libre, de soutenir la lutte à tout prix. Elle ne manquait pas d’amis ; on lui était sympathique ; mais, chez les êtres peu intelligents, c’est-à-dire hésitants et faibles, la sympathie, l’amitié même souvent, est sujette à tant de retours ! Et quelle lutte ! contre le clergé et l’Université tout ensemble, — en y ajoutant la sottise publique, toujours peureuse en face de toute innovation. Non. Avec la méthode et l’esprit ancien, ce parti eût été déjà bien précaire, bien dangereux. Avec une méthode nouvelle à inaugurer, liant son sort à celui de l’esprit nouveau, ce Satan chargé de tant de foudres et de calomnies, elle était perdue d’avance. Ne voyant aucune résistance possible, elle s’abandonna à sa destinée.

Afin de pouvoir payer son déménagement, et le rendre moins coûteux, Sidonie dut vendre le mobilier de salon, auquel tenait tant sa pauvre mère, et qui, pour Sidonie, était le souvenir de la chère famille, de l’enfance heureuse. Tout cela fut étalé en vente publique, froidement et curieusement examiné, évalué, raillé, finalement acheté à prix dérisoire par les ennemis eux-mêmes de l’institutrice. Les fauteuils en tapisserie, brodés par sa mère, devinrent la propriété du curé, et la dévote qui regrettait les bûchers, eut l’ameublement de velours et les flambeaux.

Avant son départ, Sidonie eut la visite d’Ernest et de sa fille. Il était bon, mais calme, et l’enfant distraite. Pour elle, son cœur se brisait. Oh ! pourquoi la mort ne vient-elle pas quand les vrais liens de la vie se rompent ?

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 6 février 1872

(35)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[32]


Rochelande est un pauvre village de chaume, dominé par un vieux château, dont le parc est resté splendide, au milieu des ajoncs et des bruyères qui l’entourent. L’école est un petit rez-de-chaussée, sans autre plancher que la terre battue, divisé en deux compartiments inégaux ; le plus grand est pour la classe, et l’autre, sorte d’alcove sans air et sans jour, sert de chambre à l’institutrice. La population qui vit sur ce coin de terre aride est pauvre, laide, peu intelligente et peu soucieuse d’instruction. Mais elle est dévote, croyant aux cierges plus qu’aux bonnes œuvres, et aux loups-garous plus qu’aux saints. La principale fonction de l’institutrice est de parer l’autel le dimanche, et d’apprendre des cantiques à ses élèves, pour chanter à l’église, en chœur.

Là, pendant dix ans, l’existence de Mlle Jacquillat fut une sorte d’agonie, où le foyer de vie morale qui persistait à brûler en elle, jetait de temps à autre des lueurs désespérées, impuissantes, au milieu des ténèbres qui l’entouraient. Trop digne pour être hypocrite, elle fut, là comme ailleurs, malgré sa réserve, et son douloureux silence, devinée et tenue en suspicion. Ses actes toutefois ne donnèrent prétexte à aucune accusation. L’espérance était morte en elle ; elle savait qu’il était vain de protester et se renfermait dans une résignation étouffante et morne.

Toute force en ce monde a besoin d’action. Peu à peu, — il le fallut bien, — le foyer cessa de produire des étincelles et s’assoupit ; les ténèbres gagnèrent. La pensée, toujours prisonnière dans le cerveau, s’alanguit ; les battements de ce cœur généreux se ralentirent. La douleur devint tristesse ; la révolte abattement. Quelquefois encore, se réveillant sur un souvenir, elle pleurait de cette mort anticipée ; mais toute créature fuit une souffrance inutile, et Sidonie, lasse de souffrir, trouvait, au fond, que cela valait mieux ainsi.

Elle vieillit rapidement. Dès la première année de son séjour à Rochelande, ses cheveux blanchirent ; la crise qui survint dans sa santé, faute des soins nécessaires, devint plus grave ; son logement humide et mal clos lui procura des rhumatismes qui la courbèrent. À cinquante ans, elle paraissait en avoir soixante. Une toux opiniâtre, devenue chronique, lui rendait l’enseignement de plus en plus difficile. On la mit à la retraite. Après bien des démarches, suppliques, lettres et productions de certificats, elle reçut enfin de la munificence de l’État le brevet qui lui conférait une pension annuelle de — 40 francs. — Cela fut inscrit au budget de cette époque, entre la retraite de 10, 000 fr. d’un général qui avait tué pas mal d’hommes, un peu partout, mais surtout beaucoup de Français, et la pension de 20, 000 fr. de la veuve d’un grand dignitaire.

40 francs par an, cela faisait 10 centimes par jour, plus un dixième de centime. Il est vrai que si la veuve du grand dignitaire n’avait pu faire d’économies suffisantes sur un revenu de 100, 000 francs, l’institutrice, à moins d’imprévoyance coupable, avait dû prélever, sur ses appointements annuels de 4 à 500 fr., un petit capital pour sa vieillesse.

Il faut l’avouer, Sidonie avait eu cette imprévoyance. Aussi se voyait-elle condamnée, après trente années d’enseignement, à mourir de faim, à moins qu’elle ne vécut d’aumônes. Elle ne pouvait continuer son état, comme institutrice libre ; l’école, qui maintenant allait être tenue par des sœurs, suffisait amplement aux besoins de ce village. Que faire ? De la couture ? le village avait sa couturière, et puis les yeux de la pauvre institutrice n’y voyaient guère plus. Elle ne pouvait que tricoter des bas, ce qui lui fatiguait beaucoup la poitrine et augmentait sa toux, mais lui permettait de gagner à peu près dix autres centimes par jour, pourvu qu’elle eût suffisamment de commandes.

Et le logement ? Si petite que fut la chambre, dans ce misérable village, on ne la pouvait payer moins de 35 francs par an. Sidonie vendit un de ses matelas pour payer cette chambre. Mais, quand elle n’aurait plus de matelas ?

La malheureuse en était arrivée à la lie de son calice. Il lui fallut recevoir, de la pitié de ses anciennes élèves, de petits cadeaux en nature : un fromage, une livre de beurre, un peu de lard ; aumônes quelquefois trop mal déguisées, qu’elle ne pouvait refuser, qu’il lui fallut désirer, et souvent attendre en vain. Le presbytère aussi s’émut de sa détresse, et vint magnanimement au secours de celle qu’il avait toujours traitée en ennemie. Mais il lui fit entendre qu’elle devait s’approcher plus souvent des Sacrements ; et elle eut la tâche bénévole de faire répéter le catéchisme à celles des premières communiantes qui avaient la tête dure. Un jour enfin, on lui apporta des prières à dire pour quelques sous. Elle refusa. Ce fut un crime ; et ce pouvait être son arrêt de-mort.

Peu de jours après cet incident, par une froide journée de septembre, Mlle Jacquillat, glacée dans son taudis sans feu et sans soleil, s’achemina, toujours tricotant, vers le pied de la colline, sur laquelle était situé le château. Il y avait là, au midi, des plis de terrain, où les rayons, concentrés entre les rochers, donnaient la température des chaudes journées d’août. Frileuse par anémie, la pauvre fille voyait approcher l’hiver avec terreur. Elle ne craignait pas de mourir ; mais mourir de misère et de froid, cela est si dur ! et surtout si long ! Elle s’assit dans un enfoncement de rochers, sur un banc de pierre, au bord du chemin qui contourne la colline, et là, réchauffée par le soleil, un peu ranimée par la pureté de l’air, elle reprit, malgré la fatigue qu’elle en éprouvait souvent dans les muscles du dos, et qui, parfois allait jusqu’à la douleur, elle reprit l’exercice éternel de son tricot et celui de sa morne pensée.

Il y avait deux heures environ qu’elle était là, le soleil baissait, et la vieille fille se disposait à redescendre au village, quand elle entendit des voix monter le chemin et vit bientôt paraître une femme richement vêtue, donnant le bras à un jeune homme. Ils causaient sans la voir ; la dame s’appuyait languissamment sur son compagnon, et ils échangeaient de tendres regards. Cette situation révélait au premier coup d’œil une anomalie : le jeune homme n’avait guère plus de vingt ans ; la dame, à cette distance même, en avait certainement plus de trente ; elle était élégante autant que belle ; mais sa taille et sa démarche étaient empreintes de maturité. Les aventures étaient si rares dans la vie de Mlle Jacquillat que cette vue la troubla un peu.

Elle pensa que ce devait être la nouvelle propriétaire du château, Mme la comtesse Berthe de Néris.

Depuis un an, c’est-à-dire depuis qu’elle avait acheté cette terre, et fait réparer avec luxe le vieux château, il n’était bruit que de cette dame au village de Rochelande. On en disait à la fois beaucoup de bien et de mal. On disait — ces indiscrétions étaient venues de la ville voisine — que cette dame n’était ni comtesse, ni veuve, ni mariée, mais une femme galante, qui tenait sa fortune de ses amants, et qui, maintenant sur le retour, en avait encore, mais comme protégés, et non plus comme protecteurs. Cependant, elle paraissait être fort riche ; ses domestiques, s’ils souriaient un peu en parlant d’elle, ne s’en plaignaient pas, et, depuis quelques semaines seulement qu’elle habitait le château, elle avait déjà distribué, à droite et à gauche, assez de pièces de cinq francs pour conquérir le respect et l’admiration des gens du pays. Mlle Jacquillat ne l’avait pas encore vue ; car en deux mois Mme de Néris n’avait paru qu’une fois à l’église, et son banc se trouvait tout près du chœur, beaucoup au-dessus de l’humble banc, où la cordialité d’une famille villageoise ménageait une place à l’ex-institutrice. Malgré ce peu de ferveur religieuse témoigné par la châtelaine, le curé de Rochelande n’en était pas moins empressé à lui rendre ses devoirs. Il avait déjà dîné plusieurs fois chez elle, et en avait obtenu la promesse d’une cloche dont elle devait être la marraine.

— Vous avez beau me railler, Raoul, je suis lasse. Vous m’avez emmenée trop loin, et je ne sais plus comment je pourrai remonter à ce perchoir qu’on nomme mon château. Laissez-moi faire une halte ici, ou bien, si vous trouvez indigne de vous reposer près de moi, allez dire à Florent de m’amener la calèche.

Le jeune homme se penchant à l’oreille de la dame lui désigna Mlle Jacquillat.

— Qu’importe ? répondit-elle.

Et plus bas :

— Vous savez bien que j’aime à faire connaissance avec mes vassaux.

Ils s’avancèrent alors vers le banc de pierre où était assise Mlle Jacquillat, qui se leva.

— J’avais espéré, madame, ne pas vous déranger, dit Mme de Néris ; il y a place pour trois, et nous ne resterons qu’un moment.

L’excuse était d’autant plus gracieuse que le banc et tout le terrain environnant faisaient partie des terres du château.

(À suivre)

ANDRE LÉO
Feuilleton de la République française
du 7 février 1872

(36)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[33]


L’institutrice, intimidée, s’apprêtait cependant à se retirer, bien que Mme de Néris, avec sa bienveillance habituelle, cherchât à nouer un entretien ; mais en fixant les yeux une seconde fois sur la châtelaine, Mlle Jacquillat parut frappée d’une émotion toute nouvelle ; ce n’était plus de la timidité qu’exprimait son visage ; mais une vive surprise, une ardente hésitation, et il semblait qu’une question, qu’elle n’osait faire, errât sur ses lèvres.

— Qu’est-ce donc ? demanda Mme de Néris.

— Oh ! madame, pardon, c’est un souvenir… une ressemblance…

— M’auriez-vous connue autrefois ? dit Mme de Néris, en rougissant un peu.

— Oui, si vous êtes Berthe Josselin, et je ne puis m’empêcher de le croire.

Mme de Néris avait rougi tout à fait.

— Et si j’avais été Berthe Josselin, que me diriez-vous ? demanda-t-elle.

— Hélas ! vous auriez plus de peine à me reconnaître. Je suis Sidonie Jacquillat.

— Sidonie Jacquillat ! Est-il possible ? Vous, Sidonie !

L’étonnement de Mme de Néris, en considérant la pauvre femme qui se nommait à elle, était vif et pénible. Elle reprit vite cependant sa présence d’esprit. Mlle Jacquillat allait parler, s’expliquer ; elle lui ferma la bouche d’un air d’autorité douce, en posant la main sur sa main, et se tournant vers le jeune homme :

— Monsieur Raoul, décidément, il faut que vous soyiez assez bon pour vous rendre seul au château, et m’envoyer la calèche.

Le jeune homme acquiesça à cet ordre par un salut un peu ironique, et s’éloigna aussitôt.

— Vous, Sidonie ! reprit alors Mme de Néris. Vous, mon ancienne amie de pension, cette jolie Sidonie que j’aimais tant.

— Oh ! oui ! je ne suis plus même la pâle image de celle que j’étais. J’ai tant souffert ! On peut donc rester aussi belle et aussi jeune que vous l’êtes encore, vous ? Quelle différence entre nous, grands dieux !

Les yeux de Mme de Néris se mouillèrent de larmes.

— Je vous reconnais maintenant un peu, dit-elle. Vous semblez, en effet, plus âgée que vous ne l’êtes réellement ; car nous avions alors seize ans l’une et l’autre. Écoutez… il ne faudra pas le dire ; je tremblais tout à l’heure… Et c’est pourquoi j’ai renvoyé ce jeune homme… moi, ma pauvre amie, j’avoue à peine quarante ans ; il faut me pardonner cette faiblesse, mais si vous êtes toujours la même, mon secret est en sûreté.

— Je le garderai, dit l’institutrice, et personne en nous voyant ne pourra soupçonner que nous avons eu un point de départ commun.

— Pauvre Sidonie ! murmurait Berthe, en regardant le visage éteint et creux, le dos vouté, les haillons de son ancienne compagne. Oh ! oui, vous devez avoir souffert ! Racontez-moi votre vie.

Le triste récit fut court ; après l’avoir entendu, Mme de Néris serra les mains de son amie, et baissant les yeux :

— Oui, dit-elle à demi voix, voilà le sort des filles pauvres et honnêtes, celui qui m’était réservé, et dont je n’ai pas voulu ; car j’étais pauvre comme vous…

À ce moment seulement, les propos qui circulaient sur le compte de Mme de Néris revinrent à l’esprit de l’institutrice ; elle baissa les yeux aussi, et ce fut elle qui rougit. Elles restèrent l’une et l’autre embarrassées.

La calèche arrivait !

— Venez avec moi, je vous en prie, dit Mme de Néris.

Mais Sidonie refusa : elle s’excusa sur sa timidité, sur ses vêtements ; mais au-dessus de ces motifs, Mme de Néris sentit une répugnance invincible, et elle n’insista plus.

Le lendemain, un valet du château remettait à Mlle Jacquillat une petite boîte cachetée, contenant 100 francs et ce billet :

« Je n’ai pas dormi de t’avoir revue. Cruels souvenirs ! Ma pauvre Sidonie, rappelle-toi notre amitié. Rappelle-toi le doux accent avec lequel tu disais de moi, pour excuser mes folies d’enfant : — Elle est bonne pourtant, ma Berthe. Je ne puis t’exprimer combien ta situation me fait souffrir… et m’humilie !… Sois bonne pour moi ; accepte un peu de ce que je possède. Je devine tes répugnances ; mais écoute : Je n’ai ruiné personne, et l’eussé-je fait, ce n’aurait été que rendre à ceux-là ce qu’ils avaient fait à d’autres. Mon amie, ce monde est un horrible pillage : c’est à des travailleuses comme toi qu’est enlevé ce qu’on nous donne. C’est donc une restitution, et si petite !…

» Je me livre à toi, tu le vois. Ne me méprise pas trop, et aime-moi encore ; c’est-à-dire accepte. La première fois, du moins, j’aimais ; puis on m’a trompée, et ensuite… Sois bonne ; pardonne-moi. Quand veux-tu que j’aille te voir ? — Berthe. »

Sidonie pleura beaucoup après avoir lu cette lettre. Puis elle réfléchit, prit son parti en soupirant, et alla s’acheter un peu de lait avec l’argent envoyé par son amie. Depuis deux jours, le pain manquait à sa faim. Eut-elle accepté dix ans plutôt ? Peut-être. Son cœur altéré d’aimer avait depuis la veille retrouvé la vive amitié qu’elle avait eue pour cette compagne de ses belles années, et la crainte d’affliger Berthe devait être pour beaucoup dans sa décision. Le lendemain, à l’heure du soleil couchant, elle monta au château. Mme de Néris la reçut dans une petite pièce déjà sombre. Elles s’embrassèrent en pleurant. Quand, après une longue causerie, Mme de Néris alluma elle-même les bougies de la cheminée, Sidonie tira de sa poche le billet reçu le matin, et le lui montrant :

— Voici une allumette, dit-elle.

Et elle le brula.

— Merci, disait Berthe, merci d’avoir accepté. Je vois que tu m’aimes toujours.

Mais, quand, encouragée par cet essai, elle voulut multiplier ses bienfaits, sa ténacité se heurta à d’invincibles refus.

— Non, disait Sidonie, j’ai reçu ton premier don pour ne pas te refuser, et puis parce que peut-être n’ai-je pas le droit de mourir de faim, lorsqu’il m’arrive un secours. Mais je ne puis accepter que le nécessaire.

Ce nécessaire ne s’éleva jamais à plus de 200 fr. par an. Le tricot et les 40 fr. font le reste. Mlle Jacquillat va rarement au château. Quand elle y rencontre les tricornes des curés des environs, la voiture de M. le sous-préfet ou de maints autres notables, elle ne se sent pas humiliée de sa misère.

Cependant la vieille institutrice et son inséparable tricot sont un objet de raillerie pour les désœuvrés du château de Rochelande. Mme de Néris s’en occupe à un autre point de vue.

— Son tricot la tue ! s’écrie-t-elle, en retrouvant chaque été son amie plus vieille, plus toussante et plus courbée.

— Et quand ce serait vrai ? répond l’institutrice, avec un pâle et triste sourire, le beau malheur !

Ce reste de vie, usé dans un travail si stérile, et qui pouvait être si fécond ; si avili, et qui pouvait être si noble : ce reste de vie, si inutile aux autres, et si amer pour elle-même, lui pèse. Elle n’a plus d’illusions, et le monde n’a pour elle aucun prestige ; elle le méprise ; car elle à vécu dans les dessous de ce théâtre menteur, non pas en aveugle, comme tant d’autres servants du machiniste ; mais en clairvoyante. Ce qu’elle a encore d’amours et de croyances la fait souffrir : et quand elle rencontre dans les rues du village le troupeau des petites filles conduites par les sœurs, marchant d’un petit air hypocrite, les yeux baissés et les mains sur la poitrine, en rangs bien alignés, elle presse le pas et soupire. Elle aime Berthe de Néris, mais sans estime ; et tout en acceptant d’elle de quoi ne pas mourir, elle bénirait une mort qui affranchirait l’institutrice des aumônes de la courtisane.

ANDRE LÉO.


FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


 142
  1. Voir la République française depuis le 26 décembre.
  2. Voir la République française depuis le 26 décembre.
  3. Voir la République française depuis le 26 décembre.
  4. Voir la République française depuis le 26 décembre 1871.
  5. Voir la République française depuis le 26 décembre.
  6. Voir la République française depuis le 26 décembre.
  7. Voir la République française depuis le 26 décembre 1871.
  8. Voir la République française depuis le 26 décembre 1871.
  9. Voir la République française depuis le 26 décembre 1971.
  10. Voir la République française depuis le 26 décembre 1871.
  11. Voir la République française depuis le 26 décembre 1871.
  12. Voir la République française depuis le 26 décembre 1871.
  13. Voir la République française depuis le 26 décembre.
  14. Voir la République française depuis le 26 décembre.
  15. Voir la République française depuis le 26 décembre.
  16. Voir la République française depuis le 26 décembre 1871.
  17. Voir la République française depuis le 26 décembre 1871.
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